Par Jean-Marc Bourdin, le 19 août 2017
À la recherche des Origines de la culture, en particulier dans La violence et le sacré ainsi que Des choses cachées depuis la fondation du monde, René Girard avait mobilisé l’éthologie, citant Konrad Lorentz, pour évoquer les comportements d’agressivité et les mécanismes d’exclusion observés dans certaines espèces animales. Cette approche relevait plus de l’analogie et de l’homologie que d’une phylogenèse, les animaux étudiés par Lorentz étant des oies, espèce très éloignée des hommes.
Depuis les années 1970, la primatologie (voir en particulier les travaux de Frans De Waal) et la paléoanthropologie ont considérablement progressé, offrant de nouvelles perspectives aux réflexions consacrées à l’hominisation : remontant à plus de deux millions d’années, l’évolution du genre homo est désormais mieux connue, de même que l’ancienneté de l’homo sapiens récemment réévaluée à au moins 300 000 ans ainsi que ses relations de coexistence et d’interfécondité avec d’autres espèces comme les Néanderthaliens en Europe et les Dénisoviens en Asie. D’un autre côté, notre parenté avec les grands singes, et notamment les chimpanzés et les bonobos avec lesquels nous partageons 99 % de nos gènes et un ancêtre commun il y a moins de six millions d’années, ainsi qu’avec les autres singes (ceux dotés d’une queue) a été étudiée de manière de plus en plus systématique depuis plusieurs décennies.
Pascal Picq, maître de conférences au Collège de France, vient de publier un curieux ouvrage aux éditions Odile Jacob intitulé Qui va prendre le pouvoir ? et sous-titré Les grands singes, les hommes politiques ou les robots. Curieux, car il mêle données scientifiques et réflexions sur la situation politique de la France contemporaine (en particulier l’élection présidentielle de 2017 en cours au moment où il écrivait son essai), se permettant des rapprochements humoristiques, au risque d’ailleurs d’entraîner chez ses lecteurs quelques confusions. Néanmoins, la mise en évidence d’une proto-politique simiesque reste très suggestive pour qui s’intéresse au processus de l’hominisation et aux questions relatives à la prise, à la conservation et à l’exercice du pouvoir.
En dehors de l’observation de meurtres collectifs intraspécifiques, de suicides en vue d’éviter un assassinat et d’exclusions de mâles anciennement dominants, de constitutions de clans, d’appropriation d’attributs et d’occupations de situations de pouvoir, de divisions entretenues pour mieux régner, de tyrannicides, de guerres entre groupes adverses et d’enlèvements de femelles parmi les chimpanzés, tout cela faisant étrangement écho à des pratiques « politiques » humaines, le panorama dressé par Pascal Picq suggère aux tenants de la théorie mimétique un renouvellement de l’approche sur plusieurs points dont quatre au moins me semblent fondamentaux.
En premier lieu, René Girard a traité principalement de deux cas de figure de la violence humaine : d’une part, le un contre un, qu’il s’agisse de personnes ou d’entités allant jusqu’aux États, à partir de Mensonge romantique et vérité romanesque et jusqu’à Achever Clausewitz qui généralise le duel à de multiples formes de conflits mimétiques ; d’autre part, le tous contre un / un pour tous du mécanisme du bouc émissaire. Il a en revanche laissé assez largement de côté le plusieurs contre un et le un face à plusieurs, situation on ne peut plus habituelle en politique. À la réflexion, peut-être s’agit-il d’une des explications les plus simples à l’absence d’intérêt de René Girard pour la science politique et à sa préférence pour l’anthropologie. Pour autant, sa volonté de favoriser l’émergence d’une « science des rapports humains » aurait dû le conduire à examiner les mécanismes de coalition, si fréquents chez les singes et… parmi ces autres primates que sont les hommes : les singes peuvent ainsi offrir de l’épouillage (précurseur du langage sociopolitique de séduction), des aliments recherchés, voire l’accès à des femelles pour obtenir et maintenir l’adhésion de leurs coalisés. Dans le chapitre XIII du Léviathan, Hobbes évoquait d’ailleurs ce cas de figure très clairement : « Car, pour ce qui est de la force du corps, le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s’unissant à d’autres qui sont menacés du même danger que lui-même. » Nous pourrions ajouter : ou qui convoitent le même objet, au moins le temps de sa conquête. Entre les « uns » de l’interdividuel et le « tous » du lynchage, il y a bien souvent le « plusieurs » de l’attaque ou de la défense face au dominant. Au vu de notre proximité avec les autres primates et au regard de l’Histoire, il me semble que la théorie mimétique aurait avantage à traiter des mécanismes de coalition, ce qu’elle n’a pas fait de façon approfondie (à ma connaissance). Au demeurant, nous retomberions probablement très vite sur nos pieds : ceux qui se mettent ensemble (avec) le font en s’opposant à un autre (contre), en convoitant une position (pour) dont ils sont jusqu’à présent exclus (sans), soit les quatre sommets du triangle (!) mimétique, retracé par le mauvais géomètre que je suis. Un même désir unit ceux qui convoitent la souveraineté plus ou moins étendue qu’un autre détient. Et une fois le souverain délogé, le mâle (ou la femelle) alpha défait(e), un nouveau jeu de coalition, voire un duel, peut advenir pour la conquête de la prééminence. Reste à mieux appréhender les mécanismes constitutifs des coalitions.
La deuxième question a trait à la chasse collective et à ses implications sociales parmi la horde des singes qui s’y adonne. Même si ce n’est pas le cas de toutes les espèces de singe et si les gibiers que les singes traquent ne sont pas aussi gros que ceux auxquels les hommes se sont attaqués (des chasses à l’antilope ont néanmoins été observées), la question de la chasse collective ne peut être mise de côté. Elle a d’ailleurs fait l’objet de débats avec Walter Burkert à propos de son rôle dans l’hominisation qu’il imagine premier dans Homo necans (Paris : Les Belles lettres, 2005). René Girard et lui en ont débattu dans Sanglantes origines (Paris : Flammarion, 2011). Un autre intervenant à ce débat, Renato Rosaldo avait au demeurant remarqué que si la chasse aux têtes n’est pas un sacrifice proprement dit, elle y ressemble, ainsi que l’ont pointé Lucien Scubla et Paul Dumouchel. Par ailleurs Eric Gans considère que cette chasse suffit à faire naître le langage et la culture au moment où le partage de la proie fait naître une crise mimétique, s’épargnant ainsi la nécessité fondatrice du meurtre. Le rapport à la chasse au gros gibier ou à l’homme au meurtre fondateur et au sacrifice est donc probablement plus complexe que ce que le noyau dur de la théorie mimétique en retient aujourd’hui.
La troisième question que je souhaite aborder ici est celle de la différence entre les sexes dont l’importance est manifeste dans la structuration de la vie sociale des singes. Or René Girard, sans doute désireux de faire naître toutes les différences du meurtre fondateur a largement fait l’impasse sur cette question, ce que Lucien Scubla déplore dans Donner la vie, donner la mort (Lormont : éditions du Bord de l’eau, 2014), le titre de son essai signalant l’importance que ce dernier lui accorde : faute de donner la vie comme les femmes, les hommes donnent la mort et font (re)naître les jeunes à l’occasion des rites de passage. Insistant sur les différence sexuelles, Scubla nomme ainsi loi de Testart le constat que l’impureté supposée des femmes liée à leur cycle menstruel leur confère un rôle systématiquement en retrait des hommes dans la chasse, quel que soit le degré de participation que leur culture leur reconnaît. Cette lacune de la théorie mimétique est d’autant plus étonnante que La violence et le sacré repère l’importance du sang menstruel. Alain Testart propose plus largement une anthropologie de la division sexuelle du travail (voir L’amazone et la cuisinière, Paris : Gallimard, 2014). Il préexiste à l’évidence aux différenciations culturelles des différences biologiques (sexe et âge notamment) et de capacité qui conditionnent les dynamiques sociales à l’œuvre chez les singes (et dans beaucoup d’autres espèces). L’anthropologie girardienne doit faire une place plus grande à la différence des sexes que celle qu’elle lui a réservée jusqu’à présent.
Enfin, contrairement à René Girard qui doute de la possibilité d’un contrat social qui interviendrait au plus fort de la crise mimétique et ironise volontiers sur cette scène improbable, Pascal Picq qualifie de contrat social les accords de dominance qui interviennent entre chimpanzés après des négociations : il constate chez les chimpanzés « l’acceptation d’une perte de liberté en échange d’une sécurité, réelle ou illusoire » ainsi que l’octroi de certains privilèges aux dominants. Il estime qu’il n’est pas besoin de langage pour contracter et que de tels accords peuvent apporter une certaine stabilité. Il y aurait donc une possibilité de fixer des règles parmi les groupes de chimpanzés sans qu’il soit indispensable d’en passer par une mort fondatrice et la stupéfaction qui s’ensuivrait : un ordre social pourrait s’établir sans unanimité ni crime, même s’il est produit après une expulsion d’un dominant par une coalition de plusieurs et l’accord tacite des femelles concernées et des mâles non coalisés, ce qui se rapproche, il faut bien l’avouer, d’une expulsion fondatrice par l’ensemble du groupe. Quant au renoncement à une part de liberté en vue d’une plus grande sécurité, il ne fait qu’un avec le respect des interdits et des obligations émanant de la sortie d’une crise mimétique. La différence entre le contrat social de la philosophie politique et le mécanisme du bouc émissaire de l’anthropologie girardienne a probablement été exagérée de part et d’autre. Demeure une question : a-t-il fallu, aux origines, une crise mimétique et un meurtre par une foule unanime pour permettre l’émergence d’institutions, ou bien celles-ci ont-elles pu naître d’affrontements ne concernant que plusieurs primates suivi d’un consensus reprenant sur le mode de la servitude volontaire les schémas de dominance instinctuels observables dans la plupart des espèces animales ?
N’hésitez donc pas à lire Pascal Picq. Nul doute que ses travaux, produits délibérément dans une forme légère, nous ouvrent de nouvelles perspectives. Il confirme la pertinence de l’intérêt porté en son temps par René Girard à l’éthologie, la paléoanthropologie (et l’archéologie) en rapprochant, grâce à la primatologie, le point de départ animal et le point d’arrivée humain de l’hominisation, y compris pour les questions politiques de conquête, d’exercice et de conservation du pouvoir. C’est de surcroît un livre doublement apocalyptique : pour le singe dont l’extinction de nombre d’espèces est attendue avant 2050 et pour les hommes dont l’oisiveté mal maîtrisée et la régression intellectuelle encouragée par les progrès des robots et de l’intelligence artificielle pourraient les y asservir en autorisant une « passivité musculaire et neuronale » fatale.
Merci pour votre beau texte et l’intéressante idée de lecture que vous nous proposez. Les questions que vous soulevez me paraissent toutes fort intéressantes. Celle qui pourtant m’interpelle le plus, à chaud, immédiatement après vous avoir lu, est la troisième. Je pense qu’il est exagéré de parler d’une « large impasse » chez Girard sur la question des différences sexuelles. Je crois au contraire que Girard nous fournit des éléments extrêmement intéressants, peut-être même la clé pour penser ce phénomène. Ce ne sont pas tant les différences en tant que telles que Girard fait naître du meurtre fondateur, mais bien plutôt les différences spécifiquement culturelles. Or la différence entre les sexes est fondamentalement une donnée naturelle. Il y a dans la nature (chez les singes notamment) le sexe femelle et le sexe mâle, dont les schémas comportementaux respectifs sont clairement différenciés et ajustés naturellement de manière à permettre la perpétuation plus ou moins harmonieuse de l’espèce. C’est là une donnée à laquelle Girard n’aurait rien à redire. N’évoque-t-il pas à plusieurs endroits quelque chose comme un « réglage naturel » ? Mais avec l’avènement de l’humain, à l’instar des autres différences, les attributions comportementales deux sexes respectifs sont remis en cause par le mimétisme. Le mimétisme coupe l’homme de la nature. L’un des témoins le plus frappants de ce phénomène d’« indifférenciation » est l’apparition, chez l’homme, de sexualités alternatives. Girard en parle notamment dans Des choses cachées. Il n’est pas invraisemblable que le groupe subodore dans une pareille évolution un début de menace pour sa survie. Dans ces conditions, quelle réponse apporter ? C’est à la culture engendrée par le meurtre fondateur qu’incomberait la tâche de rétablir quelque peu arbitrairement la différence sexuelle, à travers ce qu’il faudrait plutôt appeler la différence des genres. La femme sera censée se superposer à la femelle, l’homme au mâle. Je n’ai plus en mémoire l’ouvrage de Scubla (que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt voici quelques années), mais ne pourrait-on pas voir une origine culturelle plutôt que naturelle aux phénomènes que vous en tirez ? Une différence stricte entre les genres (dont l’essence est purement normative, mais qui finit par devenir une « seconde nature » en vertu du pouvoir sacré du bouc émissaire devenu source de l’ordre social) contribuerait à organiser les désirs humains de façon à prévenir tant soit peu le chaos qui toujours menace la société humaine de désintégration. La culture essaie ici d’imiter la nature. Car force est de constater que dans la nature, les choses « marchent », même si la nature elle-même est mue par la violence et marquée par la mort. Et bien plus même, la culture prétend être nature. D’un comportement qui contrevient à notre sens du décorum, l’on dira qu’il n’est pas « naturel ». Un mensonge au sens girardien que le monde contemporain est en train de faire voler en éclats. Pour le meilleur et bien sûr pour le pire.
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La question de lâhominisation, très présente chez Girard et fort emprunte de la pensée théologico-scientifique de Teilhard de Chardin, me semble trop relever du dessein intelligent, bien que Girard sans doute nâen ait pas été un partisan déclaré. De même le comportement des grands singes ne doit-il pas nous laisser penser que notre propre et présente condition humaine préfigurerait celle qui serait la leur dans quelques temps. Les singes ne sont ni les témoins de ce que nous aurions pu rester, ni nous-mêmes ne sommes les éclaireurs de leur propre mutation. Ainsi il est probable que ce quâon observe aujourdâhui chez ces animaux nâétait pas moins observable il y a 300 000 ans ; câest notre Åil qui change, et aussi nos lunettes, sans doute pas ce que nous observons.
Le primat de lâévolutionnisme surdétermine à leur insu les plus éminente pensée, on le voit. Je ne mâen prends dâailleurs pas à lâévolutionnisme : il est bien possible que nos comportements modernes produisent en effet les dégâts que tu écris à la fin de ton passionnant article.
Sur le reste, et le plus important jâen conviens : un contre tous, tous contre un, plusieurs contre un ou un contre plusieurs, je mâen remets à toi ; ma connaissance de Girard nâest pas assez étendue pour que je discrimine entre ce qui sây trouve et ce qui y manquerait.
Amitié.
Thierry
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