« Pour un nouveau procès de l’Etranger »

En Girardie, l’étrangeté d’un étranger est inquiétante, menaçante, c’est un signe victimaire. Même sans connaître la théorie mimétique, les personnes interrogées au sujet du personnage de Meursault, l’Etranger d’Albert Camus, actuellement au cinéma, conviennent que s’il est finalement condamné à mort, c’est à cause de son étrangeté. C’est en effet la thèse du livre (1942) et aussi celle des deux adaptations filmées du roman, celle de Visconti (1967) et celle de François Ozon (2025). J’ai vu le film d’Ozon, c’est du bel ouvrage, le noir et blanc, la lumière, le casting, le scénario et les dialogues, tout semble attester de sa fidélité au best-seller mondial de Camus. Hélas, soi-disant pour adapter le récit de Camus à la sensibilité du public d’aujourd’hui, le réalisateur a fait des ajouts au roman ; il a voulu souligner par des paroles et des détails visuels l’emprise du colonialisme sur les esprits et, après Kamel Daoud (2), donner une famille, une tombe et un nom à l’Arabe que Meursault tue « par hasard ». Cela n’alourdit pas seulement le film (quand la perfection formelle du roman tient à sa brièveté), cela brouille son message : la lecture post-coloniale du roman est une trahison ; Camus n’a pas voulu faire commettre à son personnage un acte de « petit blanc » ayant une signification sociologique ou politique mais seulement, si je puis dire, une espèce d’acte gratuit, surréaliste (3).

Meursault serait donc, comme Œdipe, un « meurtrier involontaire« , sauf que ce n’est pas son père qu’il a tué (même si dans le roman, se trouve cette envolée du procureur selon laquelle un homme qui ne montre aucun sentiment filial pourrait par son exemple encourager le parricide et de ce fait « être plus coupable que le parricide lui-même » !) ; quant à l’avocat de la défense, commis d’office, les mots que lui fait prononcer le cinéaste pour encourager (en vain) son client à se faire bien voir du tribunal, sont une véritable trahison d’Albert Camus, l’auteur et l’homme : « ce n’est pas votre acte, dit l’avocat, vous n’êtes ni le premier ni le dernier à tuer un Arabe, c’est vous qu’on va juger« . Camus n’aurait jamais écrit cela ! (4) Cependant, le but avoué du livre, et aussi du film, est de faire ressentir le procès de l’Etranger comme une parodie de justice. Pourquoi les juges regardent-ils Meursault comme un monstre ? Pourquoi le condamnent-ils à mort ? Parce qu’il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Telle est la conclusion, paradoxale et provocante, de la préface de Camus à l’édition américaine de son roman : « Dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort ».

Cette sentence a inspiré à René Girard un texte tout à fait génial : « Pour un nouveau procès de l’Etranger » (1) que je voudrais signaler à l’attention des lecteurs de Camus (ça fait beaucoup de monde), particulièrement ceux que la thèse paradoxale de son chef d’œuvre a laissés perplexes. On ne condamne plus à mort, mais même du temps où la sentence de mort était recevable par un public civilisé, on n’aurait pas condamné à mort un homme au motif « quil ne pleure pas à l’enterrement de sa mère ».

Bien sûr, Albert Camus savait cela. C’est pourquoi son personnage, après la première partie du roman, dans laquelle son monologue intérieur nous permet, sinon de le connaître, du moins de nous familiariser avec son étrangeté, est amené, à la fin de cette première partie, par hasard en effet mais aussi par une espèce d’obscure fatalité, à commettre un meurtre. Dans son essai, Girard souligne le « défaut de structure de L’Etranger » : au lieu d’être un jugement a posteriori (obtenu d’après des faits et des témoignages), le jugement qui condamne Meursault relèverait d’un principe a priori (indépendant de l’expérience). Aucun juge, dit Girard, aussi féroce soit-il, ne peut condamner un homme inoffensif, un petit fonctionnaire sans qualités et sans responsabilités, dont la vie est réglée comme une horloge « parce qu’il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère« . Il faut un crime. Mais comment un homme pourrait-il commettre un meurtre et ne pas en être responsable ?

La seule raison d’accepter « le message ahurissant du roman« , écrit Girard, est de supposer chez l’auteur une intention, celle de soulever l’indignation du lecteur non envers l’assassin mais envers ses juges. « Il faut que Meursault soit innocent pour que les juges soient coupables« .  Camus avait besoin d’un « meurtrier innocent pour faire le procès des juges« . Et donc, le meurtre de l’Arabe est le fait du hasard, c’est « à cause du soleil » : un éclat de lumière aveuglant renvoyé par le couteau de l’Arabe déclenche l’acte meurtrier. Le président du tribunal va poser la question : « alors, pourquoi avoir ensuite tiré trois autres coups sur un cadavre ? » Meursault répond comme souvent « je ne sais pas ». A la barre des témoins, Marie, son amante, affirme qu’il ne sait dire que la vérité ; dans la partie « heureuse » du roman, quand elle lui demande, après l’amour, s’il l’aime, il répond « je ne sais pas ». Et quand elle lui dit son désir de mariage, il répond : « je ne sais pas » puis, si elle insiste, « pourquoi pas ? » Ainsi, Meursault ne mentirait jamais, ne jouerait pas un personnage. « Il ne faut pas jouer » dit-il. Voilà un homme qui n’exprime aucun désir, aucune ambition, aucun sentiment, qui ne croit qu’à ses sensations ; Camus l’aura voulu sensuel, aimant le soleil, la mer, les paysages, le corps souple de Marie sous ses robes à fleurs. De son anti-héros, qui n’est pas « une épave » ni un être à la dérive, l’auteur dit sobrement : « c’est un homme pauvre et nu, amoureux du soleil« .

Girard cite un critique, Albert Maquet, qui entre tout à fait dans les vues de Camus : « Le meurtre de l’Arabe n’est qu’un prétexte. Au-delà de la personne de l’accusé, les juges veulent détruire la vérité qu’il incarne. » Quelle est donc cette vérité ? Elle est formulée dans le film, quand on assiste à la colère finale de Meursault, ce moment de violence physique et verbale qui clôture l’entretien que le prêtre essaie d’avoir avec lui et qui correspond au passage du roman où le condamné à mort proclame qu’il a raison, qu’il a toujours eu raison, que « rien n’a d’importance ». Girard écrit : « Meursault est possédé par l’absurde comme certains, dans un tout autre contexte spirituel, sont possédés par la grâce. » La vérité que Meursault incarne, qu’on désigne par le mot d’Absurde, remet en cause les institutions et les valeurs sociales : au fond, les juges le condamnent à mort par un réflexe de défense mais la vérité tout au long du roman et dans le film, est du côté de l’accusé et de l’Absurde, le mensonge du côté des juges.

Girard applique à l’œuvre de Camus la méthode de lecture qui lui a permis de saisir la vérité ou si l’on préfère le savoir anthropologique qui se fait jour par exemple chez Dostoïevski et Proust. Très critique au sujet de la souveraineté esthétique d’une œuvre qui la rendrait intouchable, Girard refuse aussi qu’une discipline extra-littéraire (la psychanalyse par exemple), prétende nous expliquer une œuvre d’art. Dans Mensonge romantique… il montre que le grand romancier se charge lui-même de la tâche critique qui va permettre à son lecteur de progresser dans la connaissance de l’œuvre et surtout dans la connaissance de soi par l’œuvre, en partageant les vérités qu’elle révèle. Ainsi, les œuvres de jeunesse de Dostoïevski et de Proust seront critiquées et surmontées par les œuvres de la maturité. La vérité romanesque va ainsi triompher du mensonge romantique. Il a fallu, montre Girard, une rupture de l’auteur avec ses premières œuvres, fruit d’une conversion romanesque, pour qu’au lieu de simplement les refléter, les œuvres de la maturité révèlent les rapports de désir véritables qui structurent la vie sociale comme la vie intime.

Voici la thèse girardienne : « La Chute correspond, dans l’œuvre de Camus, à une rupture analogue à celle de Dostoïevski». Plus précisément, Clamence, l’avocat des causes perdues, le personnage central du roman, va remettre en question toutes les convictions de l’auteur de l’Etranger. Clamence est un avocat généreux, qui a toujours pris le parti des opprimés contre l’iniquité des juges. Jusqu’au jour où, par une introspection qui produit en lui une conversion, il découvre qu’être vertueux peut être un mensonge, que sa pitié pour les criminels était en réalité une arme secrète pour assurer sa supériorité sur tout le monde et surtout sur les juges, que l’avocat généreux n’est qu’une sorte de juge déguisé, puisqu’il se fait juge des juges. « Quand on se sert de l’anti-pharisaïsme comme d’une arme pour écraser les pharisiens, cela peut devenir une forme plus pernicieuse encore de pharisaïsme. » Ce qui frappe Girard est le fait que La Chute tourne en dérision la conviction bien ancrée chez Camus qu’une vie morale authentique repose sur une hostilité générale à l’égard de tous les juges. Le dernier roman publié de son vivant serait comme une autocritique ou un moment de rupture avec les œuvres antérieures. Et voici la lecture girardienne : « Il faut lire La Chute dans la bonne perspective, c’est-à-dire dans une perspective humoristique. L’auteur, las de la popularité dont il jouissait auprès des bien-pensants de l’élite intellectuelle, trouva une façon subtile de tourner en dérision son rôle de prophète sans scandaliser les purs parmi ses fidèles… La confession de Clamence, c’est celle, au sens large de confession spirituelle et littéraire, de Camus. »(5)

Girard, dans son essai, souligne comme d’habitude qu’il n’a rien inventé et que la vérité qui se cache derrière l’Etranger (on parle ici du roman) aurait été découverte bien avant la confession de La Chute si l’on avait soumis le drame de Meursault à une véritable analyse critique. On ne l’a pas fait et c’est encore Clamence-Camus qui explique pourquoi. Il avoue avoir choisi ses clients « à la seule condition qu’ils fussent de bons meurtriers, comme d’autres sont de bons sauvages. » Meursault, explique Girard, joue dans la littérature de son époque le rôle tenu par le « bon sauvage » dans la littérature du XVIIIème siècle. Sa seule présence suffit à révéler l’arbitraire des valeurs d’une communauté, mais lui, par essence, quoi qu’il fasse, il est innocent. Cela devait suffire pour qu’on accepte le postulat de départ : les juges sont coupables de condamner à mort un meurtrier innocent. Mais quelle vérité se cache derrière l’Etranger ?

Il faut l’affirmer en conclusion de ce billet, la « vérité » qui se cache derrière le roman a échappé à son auteur ; elle a échappé aussi à ses lecteurs et aux cinéastes de talent qui l’ont traduit en images. Elle n’est révélée que dans La Chute, dont Sartre a écrit que c’était de ses romans « le plus beau peut-être et le moins compris ». En un certain sens, L’Etranger et les romans qui suivirent ont été mieux que compris, au point de valoir le prix Nobel de littérature à leur jeune auteur. En un certain sens, L’Etranger semble contredire la théorie mimétique, théorie selon laquelle, au-delà de la sphère des besoins, le désir humain est toujours imité, emprunté à un « modèle » qui peut devenir un obstacle et un rival. Meursault est sans désir, sans modèle, sans rival, il n’a que des besoins et des sensations. Il surclasse « les autres » par sa lucidité et, au cinéma, par sa beauté. Il fréquente un malfrat (c’est la seule solution pour qu’il soit, un jour, par hasard, en possession d’un révolver) mais presque malgré lui, c’est un voisin de palier ; on sent de toutes façons que les autres, quels qu’ils soient, n’ont pour lui aucune importance. On semble très loin de l’homme du souterrain de Dostoïevski, dont le comportement erratique vient de son désir passionné d’être « intégré », remarqué, fêté, envié par ces « Autres » que par ailleurs il méprise. Et pourtant, serions-nous surpris que Meursault, dans sa prison ou lors de l’enterrement de sa mère, prononce ces mots : « Moi, je suis seul, eux ils sont tous » ?

Pour son créateur, Meursault n’est pas seulement un être de fiction, il est un héros métaphysique auquel le lecteur a eu plaisir à s’identifier. Voici un héros qui ne dépend de rien ni de personne, dont l’autonomie fascine. En réalité, selon Girard, Meursault se trouve à un stade plus avancé du désir métaphysique que le personnage de Dostoïevski ; ce désir le possède si complètement qu’il lui échappe, comme lui a échappé son acte criminel. Le jeune Camus, le Camus d’avant la Chute et le discours de Suède, croit à la Différence et à l’indifférence de son personnage, alors que Dostoïevski, quand il écrit le Souterrain, n’y croit plus et révèle le mensonge romantique de son anti-héros. Le génie de Girard est d’avoir vu que, dissimulée derrière le masque, étrange, de sa radicale et fascinante solitude, la vérité de L’Etranger est en réalité la même que celle de l’homme du Souterrain, c’est le ressentiment.

« On nous présente Meursault comme un solitaire totalement indifférent à la société, tandis que la société, elle, est censée s’occuper de près de son existence quotidienne. Ce tableau est manifestement faux : nous savons tous que l’indifférence est du côté de la société et que les préoccupations angoissées sont le lot du malheureux héros solitaire. » Pourquoi ce mensonge ? Girard a montré qu’à un stade avancé d’un désir mimétique qui ne cesse d’apprendre sur lui-même, sa lucidité porte le désir vers une ascèse : ce n’est pas en désirant plus intensément que les autres que l’individualiste moderne échappera à la malédiction d’être « comme tout le monde » ; au contraire, il se distinguera en désirant le moins possible, en ne demandant rien à personne ; ce qui revient à dire que le refus de communiquer est en réalité une tentative de communication.

Girard en apporte pour preuve l’exemple de l’enfant boudeur.  Voici un enfant empêché de satisfaire son désir : il va bouder, se retirer à l’écart pour échapper à ses parents. Mais si d’aventure, on l’oublie, il ne supporte ni la solitude ni de revenir quêter leur l’affection ; alors, comme Meursault s’empare d’une arme sans penser à rien, l’enfant s’empare d’une boîte d’allumettes comme ça, par hasard, et met distraitement le feu aux rideaux. Meursault, comme l’enfant, se sera persuadé que son seul désir était qu’on le laissât tranquille. Et pourtant, la dernière phrase du roman exprime son désir des autres, son besoin d’attirer toute leur attention : « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » Dans cette dernière phrase, écrit Girard, « Meursault admet pratiquement que la seule exécution dont il soit vraiment menacé, c’est l’indifférence des autres. » (6)

Notes :

1) Le titre de cet article « Pour un nouveau procès de l’Etranger » est le titre d’un essai écrit en anglais et paru aux USA en 1964 sous le titre « Camu’s Stranger Retried » ; cet essai a été primé aux USA puis traduit en français et édité (L’Age d’Homme, 1976), avec d’autres essais importants, dans un recueil intitulé « Critique dans un souterrain ». Existe en Poche, collection Biblio essais.

2) Kamel Daoud : Meursault, contre-enquête (prix Goncourt du premier roman en 2015).

3) On se souvient de cette phrase de Breton dans le Manifeste du surréalisme (1924), selon laquelle l’acte surréaliste le plus simple consiste à s’armer d’un révolver et à tirer au hasard dans la foule.

4) Le film a été tourné au Maroc, à Tanger. En cette période de tension entre la France et l’Algérie, un tel ajout au texte est politiquement irresponsable.

5) « Albert Camus est mort au moment où une carrière neuve s’ouvrait sans doute devant lui », écrit Girard dans Mensonge romantique…, p.326

6) Toutes les citations qui ne viennent pas du roman, sont tirées de « Pour un nouveau procès de l’Etranger ». J’ai trouvé aussi des informations dans la Biographie de Benoît Chantre, pp. 406 et suivantes ; pp.976 et 977. Ainsi, René Girard cite, comme exemple de l’influence exercée par l’Etranger, le film de Jean-Luc Godard, A bout de souffle (1960). Ces deux œuvres magnifient le « bon criminel », celui que Girard nomme avec justesse et ironie le « délinquant juvénile » ; c’est un hommage rendu à l’irresponsabilité surréaliste.

Notre manque d’être métaphysique peut-il être comblé ?

Lors du dernier colloque COV&R, qui s’est déroulé à Rome début juin 2025 et qui portait sur le thème “Spirituality, Religion,and the Sacred” (Spiritualité, religion et sacré), Jean-Marc Bourdin a présenté (en anglais) une intervention dont nous proposons ci-après une traduction française.

A titre préliminaire, je précise que je me méfie des termes d’esprit, d’âme ou encore d’inconscient freudien parce que je ne sais pas s’ils existent autrement que dans un registre métaphysique. Même si elles sont loin d’être négligeables, leurs manifestations dépendent exclusivement des croyances en leur supposée force agissante. Je parlerai donc ici plus volontiers de conscience et d’inconscience. C’est-à-dire une connaissance immédiate de sa propre activité psychique ou à l’inverse une ignorance de ladite activité : je sais à peu près ou bien je ne sais pas du tout ce qui se passe entre mon cerveau et ce que mes cinq sens lui transmettent. J’en ai conscience ou je ne suis pas conscient des mécanismes que les neurologues commencent à observer de plus en plus finement. Ainsi ai-je conscience grâce à René Girard de mes désirs mimétiques mais pas de l’activation de mes neurones miroirs quand ils me mettent en mouvement. Si donc la spiritualité se fonde sur la croyance en l’existence d’un esprit capable de s’élever au-dessus de notre condition d’être vivant et la religion sur celle d’une âme le plus souvent dotée d’une capacité à l’immortalité, mon propos se limitera à les regarder du point de vue de notre plus ou moins grande conscience des mécanismes qui agissent en nous et entre nous.

De ce point de vue, René Girard peut nous aider à élucider la question de la compétition actuelle entre spiritualité et religion pour la satisfaction de nos désirs les plus élevés, en raison de son insistance sur notre insuffisance d’être ontologique. Dans son sillage, nous pourrions dire de manière quelque peu paradoxale qu’être, c’est manquer d’être ! Il y voit l’origine de tous nos désirs, désirs qui sont probablement un des signes distinctifs les plus tangibles de notre humanité parmi l’ensemble des êtres vivants. Et il insiste dès 1961 dans Mensonge romantique et vérité romanesque sur la dimension métaphysique du désir. Le terme de “métaphysique” y apparaît plus de deux cent fois pour qualifier le désir, directement ou indirectement.

J’identifierai les mécanismes en jeu dans toute quête spirituelle avant de réfléchir à ses bienfaits et ses limites, voire ses impasses.

1 – Les mécanismes en jeu dans la quête spirituelle

Toute quête spirituelle conduit et se mène au-delà du physique, du matériel, du connaissable par nos sens. Ce désir peut alors être dit métaphysique en tant qu’il est désir d’être un Autre (avec un grand A), d’être autre ou encore d’atteindre son soi authentique, supposé différent de son soi actuel. Ce désir est aussi une espérance. Girard précise ainsi le rapport entre désirs particuliers et désir métaphysique : “Le désir selon l’Autre est toujours désir d’être un Autre. Il n’y a qu’un seul désir métaphysique mais les désirs particuliers varient à l’infini. […] A mesure que le rôle du métaphysique grandit dans le désir, le rôle du physique diminue.” [1] Que l’Autre à imiter soit désormais devenu son soi authentique à trouver est au demeurant un des marqueurs de l’individualisme moderne, une revendication d’autonomie sans précédent. Individualisme moderne qui est certainement un environnement propice à la prolifération de la spiritualité.

Toute démarche spirituelle, qu’elle soit menée dans un cadre religieux ou en référence à une spiritualité, se présente donc à mon avis comme une application des mécanismes du désir mimétique

a) La recherche d’un supplément d’être

 Qu’est-ce que la quête spirituelle si ce n’est la recherche d’un supplément d’être qui se cacherait en nous et pourrait y être trouvé par une pratique systématique d’exercices comme la méditation, l’introspection, le yoga, la prière, la transe ou l’extase activés par certains rituels, etc. ? Cette quête est ainsi une manifestation  par excellence du désir métaphysique, un désir qui, contrairement à ce que Girard désigne comme des “désirs particuliers”, assume le caractère métaphysique de son objet.

Pour reprendre les termes de Girard, c’est un désir où le rôle du métaphysique a tellement grandi qu’il ne laisse plus le moindre rôle au physique. Il dévoile ainsi en quelque sorte la signification métaphysique qui se cache derrière tous nos désirs particuliers, y compris les plus matériels d’entre eux.

Mais il s’agit aussi d’un désir dont Girard nous dit qu’il est le plus souvent dévié, distordu. Il s’en méfie et mobilise certains romanciers et dramaturges pour nous aider à redresser notre désir métaphysique en suivant le modèle que les œuvres de leur maturité nous offrent.

b) L’admiration d’un modèle

Conformément à la théorie mimétique également, les promoteurs d’une quête spirituelle invitent leurs adeptes à suivre un maître de sagesse ou se prétendant tel, qu’il soit dénommé gourou, lama, cheikh, directeur de conscience, chamane, mentor, voire aujourd’hui de manière significativement explicite, influenceur. L’aspiration spirituelle confirme la nature mimétique de tous les désirs.

Toutefois pour Girard, tout maître de sagesse qui n’a pas lui-même pris Jésus-Christ pour modèle dévie ou distord le désir en l’éloignant de sa vérité. Redresser son désir métaphysique consisterait donc à l’orienter vers Jésus ou vers ses sectateurs les plus rigoureux. Notons au passage que le psychiatre Jean-Michel Oughourlian se montre plus ouvert lorsqu’il suggère d’autres maîtres possibles, comme le théosophe indien Jidhu Krishnamurti. Sans exclure par principe le divin judéo-chrétien, les spiritualités suggèrent que le désir à l’origine de notre quête de sagesse peut emprunter d’autres chemins pour parvenir à ramener celui qui a suivi l’un de ces chemins vers soi-même, mais un soi-même transformé en profondeur, pour ainsi dire ré-engendré par son parcours.

Nous reconnaissons donc le tracé d’un triangle mimétique formé d’un sujet à la recherche d’un objet, à savoir la sagesse, qui prend pour modèle un maître qui semble déborder de cette sagesse tant convoitée. Il est même possible de parler ici d’un cas typique de médiation externe : en effet la supériorité postulée du modèle est telle que son disciple ne s’imagine pas apte à rivaliser. Contrairement au désir ordinaire qui passe par un objet le plus souvent matériel et est suggéré par un modèle supposé le posséder, le désir “spirituel” vise directement un objet métaphysique, à savoir sa propre élévation.

Le chemin vers la transformation et l’élévation personnelle proposé par les spiritualités s’apparente au demeurant à une conversion, souvent appelée “éveil spirituel”. Une fois encore, nous sommes proches des réflexions initiales de Girard. Pour autant, cette volonté d’être autre rapproche-t-elle de la vérité ou renforce-t-elle le mensonge ? Le caractère principalement autocentré de la spiritualité, y compris lorsque l’éveil est présenté comme la condition préalable à l’amélioration de sa relation aux autres et au monde, tranche avec les prescriptions immédiatement relationnelles de l’enseignement évangélique : miséricorde, amour, humilité, etc.

c) Le risque de déception

Comme tout désir, et tout désir métaphysique particulièrement, le désir d’élévation spirituelle est rarement satisfait ou, s’il est satisfait sur le moment, sa satisfaction paraît plus ou moins rapidement illusoire. Comme dans Le Rouge et le noir de Stendhal, la désillusion arrive très vite. Il est en effet dans la nature du désir métaphysique de ne pouvoir être satisfait complètement et durablement. Girard nous le dit avec une très belle métaphore : “Le héros va traverser l’existence de désir en désir comme on traverse un ruisseau en sautant sur des pierres glissantes.” Et il ajoute : “Deux possibilités se présentent. Le héros déçu peut se faire désigner un nouvel objet par son ancien médiateur ; il peut changer de médiateur. La décision […] dépend, comme tant d’autres aspects du désir métaphysique, de la distance qui sépare le héros du médiateur.”

Comme nous venons de le voir, le désir métaphysique est en quelque sorte le désir ultime, celui vers lequel tendent tous les autres. Quand le désir prend la forme d’une recherche spirituelle, il se débarrasse de tout objet matériel à convoiter et va droit au but pour ainsi dire. Est-ce pour autant un gage de succès dans l’entreprise ?

2 – Bienfaits, limites et impasses de la quête spirituelle

Derrière l’intitulé du colloque, -spiritualité, religion et sacré-, nous pouvons facilement trouver trois entités : esprit, âme et (moindre) violence. Ces trois mots ou locutions désignent trois manques d’être. L’esprit désigne ce qui nous différencierait de l’animal que nous sommes par ailleurs, ce supplément d’être qui fait des humains l’exception du règne animal. Il est entre autres le support de croyances selon lesquelles l’esprit des morts peut interagir avec les vivants : ce qu’on appelle le spiritisme au dix-neuvième siècle. Quant à l’âme, elle serait ce qui survit au corps et qui peut, suivant les croyances, gagner son salut, être damnée ou encore se réincarner. Enfin, le sacré serait, selon Girard, la première des institutions de la moindre violence qui permet à l’espèce humaine de persévérer dans son être, d’éviter que son être disparaisse dans la lutte de tous contre tous.

Je souhaite aborder les trois questions suivantes : Est-il raisonnable d’espérer combler son manque d’être par l’appropriation ? La spiritualité est-elle un vecteur de moindre violence à l’instar du sacré ? Et si l’âme et, a fortiori sa survie, n’existaient qu’en imagination ?

a) Est-il raisonnable d’espérer combler son manque d’être par l’appropriation ?

Nous avons vu dans la première partie que le manque d’être métaphysique est probablement un des marqueurs les plus sûrs de la spécificité humaine au sein du règne animal.

Dès lors, son comblement pratique peut emprunter différents chemins. L’appropriation matérielle et la puissance d’être qu’elle semble engendrer sont devenues les signes les plus fréquents d’une approche de la plénitude dans notre civilisation contemporaine. Mais une observation simple permet de constater que cette supériorité est bornée dans le temps par notre condition de mortel et dans l’espace par la rivalité que d’autres plus riches ou plus puissants semblent provoquer en permanence.

D’où l’orientation de la démarche vers le spirituel et le religieux pour passer des manifestations physiques ou manifestations métaphysiques de la plénitude.

b) La spiritualité est-elle un vecteur de moindre violence à l’instar du sacré ?

Comme toute croyance, qu’elle se considère ou non comme religieuse, la spiritualité entretient un rapport ambigu avec la violence. Elle peut permettre et légitimer un rapport de domination qui soumet, voire détruit les disciples placés sous l’emprise de leur maître en spiritualité. Pour être honnête, les différentes religions, y compris les différents avatars du christianisme, ont de tout temps fourni un support à des abus de pouvoir d’une extrême gravité. Le souci actuel des victimes, tout comme les lectures contemporaines de l’Histoire, le mettent si clairement et douloureusement en évidence qu’il n’est pas utile d’en énumérer ici les multiples manifestations.

De ce point de vue, une approche quantitative plaide en faveur de la spiritualité. Jamais la spiritualité n’a disposé de la puissance politique des religions et, par voie de capacité, n’a eu les moyens d’exercer des violences massives. Les sectes apocalyptiques, elles-mêmes empreintes de sacré, ont tué beaucoup moins que les grandes religions.

A certains égards, les spiritualités contemporaines qui fleurissent et prospèrent, comme le New Age ou la méditation de pleine conscience, apparaissent comme de doux et innocents divertissements. Ils offrent à leurs adeptes une impression de plénitude, au moins temporairement. Ils peuvent laisser croire, car il s’agit toujours ici de croyance, à la satisfaction du désir métaphysique d’être autre tout en restant soi-même.

Une approche qualitative amène à nuancer l’appréciation par les quantités. La quête spirituelle vise à conférer une supériorité aux initiés là où l’orthopraxie religieuse suggère en général une intégration plus ou moins égalitaire de l’ensemble des croyants adhérant à une même foi. Il est de ce point de vue notable que la spiritualité bouddhiste, qui inspire en grande partie les spiritualités occidentales contemporaines, est née dans une société organisée en castes et dominée par celle des brahmanes, c’est-à-dire la classe sacerdotale.

Par ailleurs, cette recherche de dépassement peut aboutir à un sentiment de supériorité qui s’affranchirait de l’humilité qu’induit toute croyance religieuse en un divin qui transcende l’humain.      

Il est ainsi possible de mettre en doute la fausse promesse d’une plénitude autocentrée et de s’inquiéter de la toxicité possible de l’admiration sans limite suggérée par le gourou ou son avatar occidental.

c) Et si l’âme postulée par le sacré ou l’esprit et, a fortiori sa survie, n’existaient qu’en imagination ?

Pour terminer, j’aborderai la question que tout sceptique radical est en droit de se poser. Et si l’âme postulée par le sacré ou l’esprit et, a fortiori leur survie au-delà de la mort des corps, n’existaient qu’en imagination ? Eh bien, il me semblerait regrettable que cette éventuelle confirmation d’un matérialisme absolu empêche la quête spirituelle, qu’elle soit d’inspiration religieuse ou séculière, distraction en définitive plus bénéfique que nuisible et traduction d’une ambition qui est aussi un des marqueurs de l’humanité au sein du règne animal.

En définitive, je considère que la quête spirituelle séculière contemporaine présente en règle générale un rapport bénéfices/risques suffisant, comme disent les médecins, pour n’être disqualifiée ni par les adeptes de croyances religieuses qui s’estiment de plus grande valeur, ni par les rationalistes les plus matérialistes. 

Conclusion

Notre manque d’être métaphysique, qu’il soit parfois conscient ou inconscient le plus souvent, oriente à l’évidence notre existence dans notre prétention à être ce que nous ne sommes pas complètement, y compris lorsque la vanité nous fait croire le contraire.

Si l’on excepte l’illusion de la satisfaction apportée par l’appropriation et l’accumulation de biens matériels, ce manque d’être est plus ou moins comblé par l’extérieur (la croyance religieuse et l’orthopraxie des fidèles) ou par soi-même (la pratique d’exercices spirituels), le cas échéant sous la direction d’un maître de sagesse ou supposé tel.

Au terme de la réflexion qui précède, je ne suis pas sûr qu’il faille disqualifier la quête spirituelle et privilégier par principe une croyance religieuse. Qu’elles se combinent ou se distinguent, elles risquent d’échouer à fournir une authentique plénitude mais aussi de faire, à des degrés divers, de multiples victimes. Peut-être parce que leur dimension métaphysique les condamne au sacré et les détourne de la sainteté. 


[1] Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961.

La dette publique, à qui la faute ?

Ces derniers mois, l’actualité nationale semble essentiellement centrée autour du budget de l’État, c’est-à-dire de l’organisation de ses dépenses et de ses recettes : faut-il diminuer les unes ou augmenter les autres ? Derrière cette question, c’est au fond celle de la dette publique qui se pose. En effet, la volonté d’un budget à l’équilibre entre recettes et dépenses exprime la crainte d’une dette publique estimée déjà trop importante et qu’il ne faut aggraver sous aucun prétexte 1. Cette problématique a toujours été centrale en économie mais elle semble se manifester de manière de plus en plus vive ces derniers temps, depuis que le monde dans sa globalité entre en récession économique. En effet, puisque la taille du gâteau se réduit, il devient nécessaire de réorganiser sa répartition. Problème : personne n’est prêt à accepter une plus petite part que celle à laquelle il s’est habitué. Alors, comme dans toute situation de crise, nous sommes à la recherche de boucs émissaires : de ceux qui seraient responsables de la crise économique et pour lesquels il serait légitime de diminuer leur part du gâteau.

Il est certain que les choix budgétaires de nos dirigeants ont parfois été particulièrement contestables, voire même parfaitement condamnables (avec des cas de conflit d’intérêts), et que ceux-ci jouent un rôle non négligeable dans l’état de notre dette publique. On peut par exemple avoir en tête la privatisation des autoroutes 2, ou plus récemment une « erreur de prévision des recettes » de l’administration de Bruno Le Maire, menant à une « perte brutale de recettes fiscales à hauteur de quarante-deux milliards d’euros » de son propre aveu 3 (résultat entre autres des jolis « cadeaux fiscaux » faits aux plus riches 4). Pour autant la crise budgétaire est bien plus profonde, liée à une récession économique et non pas seulement à une mauvaise gestion. Elle ne se laisse pas expliquer par des décisions locales, sans quoi ce ne serait pas un phénomène mondial.

La récession économique n’est en effet la faute de personne (ou alors de tout le monde). Comme l’explique très minutieusement Jean-Marc Jancovici 5, la production économique est aujourd’hui essentiellement conditionnée par l’utilisation des machines et donc par la disponibilité des énergies fossiles qui les font fonctionner 6. Or, les énergies fossiles ne sont pas des énergies renouvelables, elles sont consommées à un rythme bien plus important qu’elles ne sont produites par la planète et sont donc vouées à s’épuiser au bout d’un moment. Épuisement qui a malheureusement déjà commencé pour le pétrole. Depuis environ 2007, le pic de production mondial de pétrole conventionnel a été atteint, c’est-à-dire qu’il a cessé d’y avoir de plus en plus de barils mis sur le marché d’une année à l’autre. Comme par ailleurs la population mondiale n’a cessé d’augmenter et que les divers pays à travers le monde voient leurs besoins en pétrole s’accroître, nous connaissons depuis quelques années une diminution de l’approvisionnement par personne en Europe et donc une augmentation du prix de l’énergie (avec pour conséquence une inflation généralisée) qui s’accompagne d’une récession économique 7.

Ainsi pour des raisons purement physiques, l’humanité entre en période de récession pour une durée indéterminée, mais, cette réalité n’étant pas agréable, chacun préfère désigner un coupable afin d’avoir bonne conscience dans son refus d’une quelconque restriction matérielle, c’est-à-dire dans son refus de changer de mode de vie. Serait-ce la faute des riches qui ne contribuent pas suffisamment au bien commun alors même qu’ils en ont largement les moyens et que leur enrichissement n’aurait pas été possible sans le cadre offert par la collectivité – bien que leurs investissements dans notre économie semblent déjà vitaux et qu’aucune richesse n’est assez grande pour compenser indéfiniment un épuisement toujours plus important de nos ressources ? Serait-ce la faute des pauvres qui par leur nombre posent problème en ne travaillant pas suffisamment et en abusant de l’aide sociale – bien qu’ils soient ceux qui fournissent le travail sans lequel le capital serait parfaitement infructueux ? Serait-ce la faute des immigrés qui viennent profiter d’une part des nos richesses – bien que notre richesse se construise sur la base des matières premières importées de l’étranger ? Serait-ce la faute des « boomers » qui ont consommé sans réserve l’énergie qui vient à nous manquer, qui ont provoqué l’essentiel du réchauffement climatique et qui, aujourd’hui, soit monopolisent le pouvoir jusqu’à l’extrême fin de leurs jours, soit nous font crouler sous le coût collectif de leur retraite – bien que nous leurs devions qui nous sommes ?

Notre recherche d’un bouc émissaire va même plus loin puisqu’elle ne se limite pas à ce premier niveau du problème. Nous accorder sur le fait que cette récession est notre lot commun ne nous dispensera pas de savoir par où commencer nos efforts, autrement dit juger de (ce) qui est le moins utile à la société et dont nous pouvons nous passer le plus facilement. Faut-il en priorité diminuer le budget de la défense puisque faire la guerre et tuer son frère n’a jamais apporté rien de bon – alors même que la crise économique suscite des velléités croissantes chez les autres puissances ? Faut-il en priorité diminuer le budget de la culture qui semble un luxe comparé aux biens matériels vitaux qui commencent à nous faire défaut – alors même qu’elle permet d’élever son regard pour envisager une sortie de crise ? Faut-il en priorité diminuer le budget de la justice qui impacte essentiellement des personnes coupables de crimes ou de délits – alors même qu’elle doit être irréprochable pour légitimer l’ordre social qui est voué à être de plus en plus remis en cause sous l’effet de la crise ? Faut-il en priorité diminuer le budget de la recherche et des hautes technologies dont le retour sur investissement est très incertain au niveau pratique – alors même que seuls des progrès techniques importants pourraient nous aider à limiter l’impact d’un épuisement des ressources sur notre mode de vie ?

Cette recherche du parfait coupable est en réalité vouée à l’échec depuis la révélation de l’innocence de la victime collective. Nous devons tous accepter notre culpabilité sans quoi nous mettrons inévitablement en place un processus de montée aux extrêmes duquel tout le monde sortira perdant. Mais qui aujourd’hui pourra faire ce premier pas et entraîner à sa suite les autres hommes, sans devenir simplement un nouveau bouc émissaire consentant ?

P.-S. – La liste des potentiels boucs émissaires esquissée dans l’article ne se veut en aucun cas exhaustive. De plus, les lecteurs de mes précédents articles seront peut-être surpris de me voir présenter l’armée ou la technique comme de potentiels boucs émissaires, alors que j’ai déjà eu l’occasion de me montrer particulièrement critique à leur égard. J’ai pourtant toujours insisté sur le fait que pour Jacques Ellul, le problème n’est pas la technique mais bien la sacralisation de la technique et faire de la technique un bouc émissaire perpétuerait cette sacralisation. Nous devons toujours rester dans la complexité afin de pouvoir critiquer une chose sans en faire un bouc émissaire.

1 Notons au passage que l’estimation d’une dette trop importante ou non repose essentiellement sur un mécanisme de confiance des investisseurs pour l’avenir et donc sur un critère bien plus mimétique qu’objectif.

2 https://www.cgt.fr/sites/default/files/2019-06/2019_RIP_ADP_Fiche6_SR.pdf

3 https://lcp.fr/actualites/commission-d-enquete-sur-le-deficit-public-en-sept-jours-avec-la-censure-vous-avez-fait

4 https://france.attac.org/nos-publications/notes-et-rapports/article/rapport-la-dette-de-l-injustice-fiscale

5 https://jancovici.com/transition-energetique/l-energie-et-nous/lenergie-de-quoi-sagit-il-exactement/

6 Environ 85 % de l’énergie primaire que nous consommons au niveau mondial est d’origine fossile (gaz, pétrole, charbon).

7 Il est vrai qu’il existe des progrès dans le développement de l’efficacité énergétique (diminution la consommation d’énergie pour un résultat équivalent) et des nouvelles énergies renouvelables, mais Jancovici montre, preuves à l’appui, que ces progrès ne sont pas à la mesure du problème. Leur rythme de croissance est bien trop lent et bien trop conditionné par l’utilisation des énergies fossiles.

La franchise et le déni

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La franchise

Pour commencer, un court extrait d’un texte de Cornélius Castoriadis. Publiée en 1986, ce texte date en fait de 1974. Il est tiré de la discussion qui fit suite à son intervention dans une conférence intitulée « Développement et rationalité ». Le titre témoigne d’une époque qui n’est pas si éloignée où on se préoccupait encore de choses telles que le développement et la rationalité.

En politique, les « illusions » comptent autant que la réalité, sinon plus – et c’est évident : autrement il n’y aurait eu, par exemple, les deux grandes guerres. Or parler aujourd’hui du soi-disant modèle du soi-disant développement soi-disant socialiste et le dénoncer, ce n’est pas faire œuvre de philosophe, c’est faire œuvre de politique, c’est dénoncer et tenter de dissoudre ces « illusions » tellement importantes dans leur action « réelle » ; et c’est cela précisément que l’on voit lorsqu’on constate que tous ces mots et tous ces termes véhiculent des représentations, motivent des activités, justifient des réalités radicalement contraires à celles que nous avons dans l’esprit ou que nous serions – moi en tout cas – prêt à défendre. Jean-Marie Domenach demandait  : quelles sont les raisons pour lesquelles les pays en voie de développement adoptent le « modèle socialiste » ? Une de ces raisons, et non la moindre, se trouve précisément dans ces « illusions » et leur force. La même chose vaut pour la « nation ». [1]

La caractéristique première de la présente administration Trump, c’est l’abandon, le refus et même la dénonciation de ce que Castoriadis nommait des « illusions ». Le terme « illusions » dans le texte de Castoriadis est entre guillemets pour indiquer que ce n’est pas tout à fait le bon mot car les « illusions » s’apparentent assez à ce qu’il nomme, en d’autres circonstances, l’imaginaire social. C’est-à-dire à tout ce à quoi l’on croit, tout ce qui fait sens et donne à l’action de l’agent une signification qui va au-delà de son avantage immédiat. Ou, si l’on préfère, ce qui fait que le sens de l’action ne se réduit pas à son seul accomplissement. C’est ce qu’on peut nommer des illusions, des croyances, de l’idéologie, du rêve ou de l’imaginaire social, peu importe et peu importe pour le moment si ce sont des « illusions » qu’on approuve ou des « illusions » qu’on veut dénoncer.

Ce dont l’administration Trump non seulement manque, mais qu’elle refuse et rejette, ce sont ces « illusions » et représentations, et toutes les significations qu’on pourrait qualifier de transcendantes : le développement, la rationalité, la science, le droit, la vérité, la nation, l’égalité, la justice. Trump n’est pas un conservateur qui défend des idées de droite contre des valeurs de gauche ; ce qui se produit cette fois est très différent.

Le slogan « Make America Great Again » ne contredit en rien l’affirmation précédente. Il ne renvoie pas à une réalité transcendante, celle de la nation, parce qu’il se résume en un autre slogan qui en dit la vérité « America First ». C’est-à-dire « moi d’abord ». Ce qui est frappant, c’est la franchise avec laquelle l’administration Trump rejette toutes ces idées ou ces valeurs qu’elle qualifie, sans guillemets cette fois, d’illusions ou mieux, comme le dit de façon si élégante Pete Hegseth le secrétaire de la défense « All that shit » [2]. Ce sont les illusions avec lesquelles les démocrates ont trompé les Américain et les Européens exploité les États-Unis. Elles ont transformé l’Amérique en vache à lait du tiers monde et en terre d’accueil des criminels de partout. C’est pourquoi il faut les rejeter, non pas parce qu’elles sont fausses. Ce ne sont pas des idées fausses qu’il faudrait remplacer par des idées vraies. Que ces représentations soient vraies ou qu’elles soient fausses ne change rien à l’affaire. Penser que cela fait quelque différence, c’est justement succomber à une de ces illusions.

L’administration Trump propose une politique qui n’a pas d’autre valeur ou objectif que son propre intérêt. Elle l’affirme et le répète avec franchise, le monde, c’est « chacun pour soi » et c’est ce que nous allons faire. C’est ce que fait Trump en politique extérieure où il négocie des accords un à un avec les différents pays qu’il commence par menacer de droits de douane exorbitants. Partout la règle est la même, « America First », il n’y a pas de différence entre les alliés, les ennemis et les autres, tous sont des partenaires d’affaire potentiels et rien d’autre. Et en affaire, comme l’enseigne son livre, [3] le seul objectif est de s’en tirer mieux que les autres, de faire une bonne affaire.

En ce sens l’administration Trump, malgré les prières publiques et l’importance reconnue à la religion par plusieurs de ses membres, est foncièrement athée. C’est-à-dire qu’elle ne croit en rien d’autre qu’en elle-même. Trump a radicalement désacralisé la politique. Il a déclaré qu’elle ne contenait rien au-delà de l’intérêt personnel, rien d’autre que la recherche de l’avantage propre. Dès le premier jour, il a libéré les manifestants condamnés de l’émeute du 6 janvier et intenté des procès à ceux qui se sont opposés à lui. Vengeance et enrichissement sont les maîtres mots de son deuxième mandat et cela en toute transparence. Il n’y a aucun effort de sa part pour tenter de dissimuler le caractère intéressé, mesquin, cupide et vindicatif de ses comportements. Je le fais, mais je le fais ouvertement, clame-t-il et il ajoute, tandis que les autres, les démocrates, les woke et les Européens le font tout autant, mais ils le cachent. C’est pourquoi Trump peut mentir autant qu’il veut sans perdre la confiance de ses électeurs, parce que mentir ouvertement, ce n’est pas mentir. Les vrais mensonges sont cachés.

On se scandalise de cette façon de faire et on a du mal à la reconnaître pour ce qu’elle est. On y voit de la maladresse : Trump est trop bête, trop soupe au lait pour être capable de cacher son jeu. Ou au contraire, une suprême finesse : ses perpétuels revirements constituent une stratégie qui vise à dérouter l’adversaire, à l’empêcher de prévoir le prochain coup. On cherche à voir dans l’action de Trump autre chose que ce qu’elle est, à savoir, l’affirmation franche et brutale qu’il n’y a rien d’autre que l’intérêt personnel. Que toute la vie politique sinon se réduit, du moins est dominée par cela, et que l’idée selon laquelle la politique contient plus et autre chose que l’intérêt personnel des politiciens n’est qu’un rêve, une illusion trompeuse. Trump utilise les formes du droit pour poursuivre ses adversaires non pas tant afin de justifier son action, mais de telle façon qu’il soit clair que c’est lui qui commande.

Il y a une franchise de Trump. Lui ne raconte pas d’histoire. Il dit les choses telles qu’elles sont et, pourrait-on ajouter, il les fait tels qu’il les dit. Il faut voir dans ce qui précède autre chose que la critique classique de la tyrannie selon laquelle le tyran recherche essentiellement son intérêt personnel. Critique qu’on trouve déjà chez Xénophon, c’est aussi celle que Benjamin Constant adresse à Napoléon et dont de nombreux critiques accusent Staline et c’est elle qui est développée par des auteurs comme Léo Strauss ou Alexandre Kojève. Cependant si les critiques disent que c’est là ce que le tyran fait, que ce sont là ses véritables motivations, Staline ou Napoléon ont déployé des montagnes d’efforts pour convaincre leur sujets que l’enjeu était tout différent, et la fonction du critique est de percer le voile de ces illusions, de les dénoncer comme dit Castoriadis.

Or ici, au contraire, les platitudes sans âme de l’intérêt personnel sont la vérité clairement affichée. Comparé à Hitler, Staline ou Napoléon, Trump ne croit à aucune de ces « illusions », la société sans classe, la supériorité de la race aryenne ou la sanction divine de son droit de régner, et contrairement à Castoriadis, il ne croit même pas à l’action « réelle » de ces « illusions » ou plutôt il croit que leur « action réelle » est désastreuse. C’est ce qui est le plus étonnant. Un état qui abandonne toute prétention à un discours proprement politique, un discours normatif et inévitablement idéaliste. C’est, selon moi, la première caractéristique distinctive de la situation politique américaine.

Le déni de la réalité

La seconde caractéristique distinctive de la politique américaine actuelle est le déni, ou si l’on préfère, l’oubli de la réalité par ses acteurs principaux, et en l’occurrence pas seulement les membres de l’administration Trump, mais tout autant les démocrates. Un exemple frappant de cet oubli de la réalité est la réception de Zelensky qui eut lieu en février dernier dans la salon oval de la Maison blanche. On s’attendait à une rencontre diplomatique classique entre chefs d’état. Rencontre caractérisée par le protocole usuel et où l’on discute d’enjeux géopolitiques fondamentaux et urgents. Nous avons eu affaire à un spectacle, à une dispute de cours d’école dont l’objet était que le président Zelensky ne faisait pas suffisamment preuve d’humilité, n’était pas assez reconnaissant de l’aide reçue des Etats-Unis. Ce n’est pas la guerre, les morts et la destruction qui se sont retrouvés au centre de la discussion. Il n’était pas non plus question de l’agression russe, du danger qu’elle représente pour l’OTAN et l’Europe, ni même des avantages économiques que l’accord que Zelensky venait signer, donnait aux États-Unis. Tout cela avait, sinon disparu, du moins ne comptait plus et était secondaire comparé à ce crime majeur du président ukrainien, qui n’avait pas la bonne attitude, qui était venu rencontrer le président américain vêtu d’un simple chandail et manquait de respect envers ses hôtes, qui agissait comme un petit garçon mal élevé pas même reconnaissant des bienfaits qu’il avait reçus et qui manquait de savoir vivre.

Les enjeux réels fondamentaux avaient eux tout simplement disparus. Perdus de vue, oubliés et remplacés par ce qui semble une peccadille, au pire une maladresse de la part de Zelensky, et surtout par ce qui semble même une affaire montée de toutes pièces. Comme si venu signer un accord fondamental pour la défense de son pays, le président ukrainien avait été attiré par son premier allié dans un guet-apens. Mais dans quel but? Quel était le but de cette humiliation publique de Zelensky ? L’humilier publiquement tout simplement. Mais pourquoi ? Parce que Zelensky est un héros mondial qui fait ombrage au président américain.

Le déni de la réalité qu’illustre cette rencontre diplomatique devenue une dispute de cour d’école est une caractéristique centrale des politiques de la seconde administration Trump. À commencer par DOGE, le programme mené par Elon Musk visant à réduire le nombre des fonctionnaires afin de limiter les dépenses de l’état. Que le renvoi des fonctionnaires fut fait à l’aveugle est illustré, entre autres, par la mise à pied de nombreux employés de l’Administration Nationale de la Sécurité Nucléaire. En particulier, les spécialistes chargés d’assembler les ogives nucléaires, une fonction critique au sein de l’industrie des armes nucléaires et qui demande le plus haut niveau d’autorisation sécuritaire. Ce sont des travailleurs hautement compétents qu’on ne remplace pas du jour au lendemain et à moins d’une transformation radicale de la situation mondiale, il est clair qu’ils sont nécessaires.[4] Et certainement indispensables pour qui veut « Make America Great Again ».

Lorsqu’on a cherché à les réembaucher, cela s’est révélé difficile car DOGE avait dès le moment de leur renvoi effacé toutes leurs données personnelles : adresse, numéros de téléphone et adresse électronique personnelle, etc. et leur compte gouvernemental n’existait plus. On a renvoyé ces gens sans savoir, et sans se préoccuper de savoir, ce qu’ils faisaient, quel rôle ils jouaient dans la machine de l’Etat. Ce n’était manifestement pas nécessaire aux yeux de gens qui étaient persuadés que la plupart des fonctionnaires ne servent à rien ! Les gens de DOGE n’avaient donc aucune idée de ce que font ceux dont ils terminaient le contrat si brutalement, sans préavis. [5] La réalité du travail accompli par ces gens était sans poids ni valeur, inexistante.

L’anecdote est représentative du rapport de l’administration Trump à la réalité. Durant ses neuf premiers mois, elle a aboli plus de 200 programmes fédéraux qui sont essentiellement des programmes de recherche et de collecte d’information sur le climat, l’environnement, la santé, le droit civil, l’immigration, l’éducation ou des programmes de subvention de recherche scientifique. Trump a aussi renvoyé la directrice du Bureau des statistiques du travail, l’accusant de fausser les données, car elle a été nommée par Biden et les derniers chiffres publiés au sujet de l’emploi démentaient les affirmations du président. [6] Au-delà du caractère mesquin et partisan de cette décision, il y a aussi un refus de voir la réalité, car toute information n’est qu’une arme politique sans rapport avec autre chose que la lutte pour le pouvoir.

On pourrait sans peine augmenter les exemples de ce refus de la réalité, car ils sont légion, mais je crois que le cas est déjà clair. Cette administration voit tout sous l’unique jour de ce qui confirme ses politiques ou ce qui nuit (ou aide) ses adversaires. Elle ne s’intéresse en aucune manière à la réalité, à laquelle elle ne croit pas plus qu’aux « illusions ».

La théorie mimétique

Il y a selon Girard deux caractéristiques essentielles de l’évolution des conflits lorsqu’ils sont abandonnés à eux-mêmes. La première caractéristique est que les rivaux, au fur et à mesure qu’augmente l’intensité de leur rivalité, tendent à progressivement perdre de vue l’objet qui, à l’origine, en semblait la cause. Peu à peu, le conflit lui-même prend aux yeux de chacun plus d’importance que la raison, l’objet, qui en fut l’occasion. Car le désir de l’objet est toujours simultanément un rapport à l’autre, que son opposition fait passer au premier plan. Deuxièmement, au rythme où cette disparition de l’objet se produit, le comportement de chacun devient de plus en plus dépendant du comportement de l’autre. Une dépendance qui n’est pas évidente à leurs yeux, car chacun cherche au contraire à se distinguer de l’autre qu’il déteste, cherche à montrer qu’il n’est pas comme lui. S’ensuit une imitation négative où pour chacun ce qui est le plus important, c’est de faire le contraire de ce que fait l’autre.

C’est, je crois, ce à quoi nous assistons dans la destruction systématique des politiques de Biden par l’administration Trump. Le plus important n’est pas le contenu de ces politiques, mais le fait qu’elles aient été mise en place par son rival. Et il y a bien là une perte de vue du réel, car ce qui compte avant tout, ce ne sont pas les conséquences de ces décisions, mais de s’affirmer différent de ce qu’a fait l’autre. À Gaza où il s’agit de reconstruire, alors que Biden a détruit, en Ukraine où il s’agit de parler à Poutine plutôt que de s’opposer à lui comme le faisait Biden.

Selon Girard, la violence, les rivalités se nourrissent d’elles-mêmes. Au-delà d’un certain seuil rapidement atteint, elles n’ont plus besoin de cause extérieure. C’est pourquoi la violence constitue le premier problème auquel doit faire face toute société. Pris en lui-même, ce dernier point n’a rien de nouveau. C’est ce qu’affirmaient déjà les penseurs classiques du contrat social, Hobbes, Locke ou même Rousseau. La société est précédée d’un état de nature qui est un état de guerre générale et elle ne devient possible qu’en mettant fin à cette situation de violence universelle.

Il y a cependant deux différences fondamentales entre leurs positions et celle de Girard. La première est que Hobbes, Locke, Kant  et toute la tradition du contrat social jusqu’à Rawls, pensent que le problème peut être résolu une fois pour toute. Une fois le contrat social passé, il ne se pose plus. La question de la violence disparaît comme problème fondamental. Il ne reste que la violence ponctuelle de la criminalité et la violence extérieure de la guerre. La violence intérieure à la société cesse d’être une question politique pour devenir une affaire de police. D’où la difficulté de la philosophie classique à penser la guerre civile et à concevoir comme violence l’usage légitime de la force par l’Etat.

La seconde est que dans les théories du contrat social, la solution au problème de la violence fondamentale est rationnelle. Elle consiste plus précisément en un renoncement rationnel à la violence. Par un accord réciproque, rationnel parce qu’il reflète leurs intérêts bien compris, les hommes renoncent à la violence de l’état de nature et transfèrent au souverain leur droit à la vengeance, en échange de son engagement à les protéger les uns des autres de même que des ennemis extérieurs.

Selon Girard, il n’y a pas de solution définitive au problème que pose la violence, pas de solution qui mette fin une fois pour toutes au problème de la violence fondamentale. Ce qui implique qu’il n’y a pas de rupture absolue entre l’état de nature et l’état de société. Deuxièmement, toute tentative de renoncer rationnellement à la violence est vouée à l’échec et irréaliste. Les hommes ne renoncent pas à leur violence car cela équivaudrait à renoncer au mimétisme, donc au désir et à l’apprentissage.

Il n’y a que des solutions partielles et imparfaites, solutions qui sont elles-mêmes violentes, avant d’être, parfois, rationnelles. Nous nous protégeons de la violence par des « ruses », des mécanismes plus ou moins violents de gestion de la violence. L’équilibre de la terreur nucléaire sur lequel nous avons vécu depuis près de 75 ans en est un exemple typique, d’autant plus que nous avons tendance à oublier sa présence, même s’il semble sur le point de s’écrouler. Les sociétés sont donc toujours menacées de revenir à la violence essentielle dont elles ont émergé. Il n’y a pas de solution définitive, seulement un travail toujours recommencé.

Puisque la violence se nourrit d’elle-même et qu’il est impossible de renoncer à la violence, la seule chose capable d’expliquer qu’il n’y ait pas que de la violence est un mécanisme auto-régulateur de la violence. Mécanisme qui met provisoirement fin à la violence. L’hypothèse centrale est qu’il doit y avoir une résolution spontanée de la crise de violence qui autrement détruirait la société entière. De cette résolution surgissent par la suite, indirectement pour la plupart d’entre elles, l’ensemble des institutions humaines.

Toutes les institutions humaines proviendraient de là plus ou moins directement, suivant une histoire plus ou moins longue, même celles qui, comme l’état moderne, nous semblent les plus désacralisées, vivent « d’illusions ». Or, selon Girard, seule la révélation chrétienne échapperait à cette origine violente. La mort du Christ sur la croix révélerait l’innocence des victimes, arbitrairement désignées, sur lesquelles la paix est construite et, du même coup, elle ruinerait peu à peu la capacité des institutions humaines à nous protéger de notre violence. Depuis 2 000 ans, elle mine leur efficacité en révélant l’inanité des « illusions », du sacré sur lequel elles reposent. Cette action du Christianisme dans l’histoire est donc à double tranchant puisque d’une part il révèle l’innocence des victimes, s’oppose à toute forme de victimisation et d’autre part, il nous prive simultanément des mécanismes qui depuis toujours nous protègent de notre violence.

Le démantèlement du système judiciaire

Girard, dans La Violence et le sacré, affirme que le système judiciaire est l’institution qui plus que tout autre protège, les sociétés modernes du retour de la violence essentielle car il est avant tout un moyen de résolution des litiges. Les conflits, actuels, potentiels et passés, sont ce dont s’occupe le système judiciaire. Il cherche à les résoudre en minimisant la violence et en s’assurant qu’elle ne lui échappe pas, qu’il n’y a aucune violence « libre », aucune violence qu’il n’autorise pas. Il convient d’employer ici l’expression « le système judiciaire » plutôt que simplement le Droit ou la Justice, car ces termes évoquent premièrement des concepts abstraits, alors que ce dont il est question ici ce sont des juges, des avocats, des cours, des greffiers, des policiers et d’autres officiers de justice en tous genre auxquels les individus font appel ou vers lesquels ils sont dirigés de force, ainsi que des arrêts et décisions de ces personnes et institutions. La différence sacrée qui anime le système judiciaire est que la violence qu’il impose est radicalement différente de celle dont il cherche à nous protéger.

Or nous assistons aujourd’hui aux États-Unis – mais pas seulement là – au démantèlement de ce système. À la perte de cette différence. L’administration Trump poursuit et accélère un processus de délégitimation du système judiciaire qui, selon moi, est en cours depuis déjà longtemps. Deux phénomènes indiquent combien, avant Trump déjà, le processus de transformation et d’affaiblissement du système judiciaire comme moyen de résoudre les conflits était avancé. Le premier est la croissance du nombre de règlements hors cours, en particulier ceux dont les clauses demeurent confidentielles. Ils remplacent une procédure publique, dont le but est la justice rendue par un tiers, par une négociation directe et secrète entre les partis dont le résultat reflète inévitablement le rapport de force entre eux. Plutôt que la justice, il n’y a qu’un accord qu’il est toujours possible de dénoncer.

Le second est les « stand-your-ground laws » adoptées dans certains états américains et que le site Legalclarity décrit ainsi :

« Stand Your Ground laws are self-defense legislation that removes the duty to retreat before using force, including deadly force, in a confrontation. These laws apply as long as an individual is in a place they are lawfully present. » [7]

Ce n’est pas là une définition légale, elle indique cependant deux différences importantes par rapport à la règlementation traditionnelle de l’auto-défense. Ici, l’auto-défense n’est pas un dernier recours. Ces lois autorisent l’usage de force létale même lorsqu’il est possible de fuir sans danger. C’est-à-dire même lorsqu’il est possible de faire autrement que de recourir à la violence. [8] Deuxièmement, elles abandonnent la règle de proportionnalité, selon laquelle une personne ne peut pas utiliser une force létale pour se défendre contre une agression qui ne met pas sa vie en danger.

Ces deux exemples illustrent comment le système judiciaire abandonne son rôle et laisse aux citoyens le soin de régler eux-mêmes leurs conflits par l’usage de la force, force physique ou pouvoir économique. Lorsque Trump a récemment mis un terme à la peine de prison de George Santos – représentant de la chambre des députés condamné à 7 ans de réclusion criminelle pour fraude – il a simplement ajouté à la délégitimation du système, ce que font aussi ses accusations sans fondement ou le renvoi de procureurs qui l’ont poursuivi. Par ces actions, il déclare ce système non pas tant incapable de résoudre les conflits, qu’inutile.

La franchise de Trump montre à quel point l’institution judiciaire, ses normes et son autorité sont affaiblies. Trump peut dire et dit ouvertement : « Je fais ce qui me convient parce que c’est à mon avantage, je le fais cela parce que je suis le plus fort », sans que cela ne choque le moindrement, sauf ceux qui s’opposent à lui. Il n’a pas besoin de prétendre qu’il agit en raison d’une norme quelconque. Nul, ni les démocrates ni les républicains, ne doute que les accusations contre Comey, Letitia James ou Bolton sont premièrement motivée par un désir de vengeance et pour l’essentiel sans fondement légal. Trump ne couche pas sa vengeance sous forme légale afin de la dissimuler mais au contraire pour montrer qu’il est le maître de la loi. Le système judiciaire a alors perdu toute dimension sacrée ou normative et se révèle n’être que l’instrument du plus fort.

Conclusion

Trump n’est pas tant une cause qu’un symptôme, un révélateur de la disparition d’un ensemble « d’illusions » et de l’effondrement des institutions qu’elles soutenaient. La perte de contact avec le réel qui accompagne cet effondrement révèle ce qui est le moteur de cette transformation : le conflit. La lutte entre les démocrates et les républicains bien sûr, mais plus généralement l’ensemble des conflits sociaux caractéristiques de cette société profondément et structurellement divisée par le racisme, la religion, la question de l’avortement, la corruption, l’inégalité y compris face à la loi, l’immigration, la justice, en particulier les politiques d’incarcération et la violence ouverte, celle de la criminalité, celle de la police, les crimes de masse, l’accès aux armes à feu.

L’opposition politique entre les démocrates et les républicains est depuis des années animée, attisée par les frustrations engendrées par ces conflits continus et irrésolus. Si cette opposition a progressivement gagné en virulence sous nos yeux, depuis l’époque du Tea Party jusqu’à aujourd’hui, ce n’est pas parce que les deux partis cherchent à mobiliser ces frustrations à des fins politiques mais parce que leur opposition elle-même est devenu le moyen par lequel s’exprime la violence de toutes ces frustrations. La lutte politique entre les deux seuls partis est devenue le lieu mythique où chacun cherche et croit pouvoir trouver l’apaisement de ses frustrations. Mais en vain, et cela a transformé leur débat politique en un conflit entre ennemis jurés, forcés à leur corps défendant, d’occuper la même Chambre des représentants ou le même Sénat. Le blocage actuel de ces institutions illustre la perte de réalité que ce conflit entraîne, chaque parti étant plus soucieux de faire porter à l’autre l’opprobre de l’arrêt du gouvernement, que des dommages qui découlent de cet arrêt, tant pour les fonctionnaires sans emplois que pour les plus vulnérables privés d’aide sociale.

C’est l’opposition elle-même ici qui sert d’échappatoire, de moyen de détourner la violence du cœur de la communauté et d’empêcher son emballement mimétique. Cependant, plus la lutte croît en intensité et plus il faut que des victimes soient sacrifiées afin de pouvoir continuer à vivre ensemble. Ces victimes, ce sont les immigrants en situation irrégulière, brutalement raflés puis expulsés, expédiés dans des prisons étrangères et tous ceux sur qui retombe la violence arbitraire de cette administration. Pour les uns, ceux qui approuvent et trouvent justifiée cette violence d’état, ces victimes servent d’exutoire à leur propre violence, dont ils se libèrent en s’identifiant aux agents de l’état. Pour les autres, ceux qui s’opposent à cette violence et la rejettent, ces mêmes victimes, réduites au silence par le cri de ralliement « No King », deviennent l’occasion d’énormes manifestations, de défilés rocambolesques où l’on se déguise comme au carnaval, de fêtes joyeuses où se retrouvent tous ceux qui pensent de même. Rassemblements immenses dont l’étonnante non-violence dit uniquement qu’ils ne sont pas comme leurs adversaires. C’est-à-dire une opposition qui, comme ce fut déjà le cas aux dernières élections, semble n’avoir aucun autre projet politique que de s’opposer.

Et Trump, couronné au commande d’un avion de guerre, rassemble sur lui, par un geste dont le symbolisme dans sa vulgarité est d’une clarté évidente (I don’t give a shit and you are shit), la haine des uns et l’admiration amusée des autres. Il cumule dès lors les deux valeurs de la victime émissaire que se partagent entre eux ses ennemis et ses admirateurs : être à la fois ce qui sauve et la source de tous les maux. Ressemblant en cela aux rois des monarchies sacrés, qui sont à la fois premier sacrificateur et potentiellement la plus parfaite victime.


[1] Cornélius Castoriadis, « Développement et rationalité » in Domaines de l’homme, Paris : Seuil (1986) p. 210.

[2]  “Toute cette merde”.

[3] D. Trump & T. Schwartz, The Art of the Deal, New York: Random House, 1987.

[4] Ce en quoi elle rencontra de nombreuses difficultés car les zélés de DODGE avaient déjà effacé les dossiers des intéressés, adresse, téléphone, courrier électronique!

[5] Voir https://www.cbsnews.com/news/doge-firings-us-nuclear-weapons-workers-reversing/

[6] Voir https://www.pbs.org/newshour/politics/trump-seeks-to-fire-bureau-of-labor-statistics-director-after-release-of-weak-jobs-report

[7] https://legalclarity.org/stand-your-ground-law-the-pros-and-cons/ “Les lois ‘stand your ground’ (ne reculez pas) sont une législation de l’auto-défense qui retire l’obligation de reculer ou fuir avant d’utiliser la force, y compris une force létale, au cours d’une confrontation. Ces lois s’appliquent pour tout individu est dans un endroit où il peut légalement être présent.”

[8] Simultanément, elles sont d’une certaine manière plus restrictives car la clause « where they have a legal right to be” signifie qu’un voleur par exemple ne peut faire appel au droit d’auto-défense car il n’est pas dans un endroit où il peut légalement être présent.

Interview de Benoît Chantre en hommage à René Girard

Le 7 novembre dernier, pour marquer les dix ans de la disparition de René Girard, Radio Présence Toulouse diffusait une interview de Benoît Chantre par Eric Duprix. L’auditeur y retrouve, non seulement un rappel de la pensée de René Girard, mais aussi son actualité et les nombreux travaux et recherches qu’elle inspire. Benoît est président de l’association Recherches mimétiques, qui diffuse et poursuit l’œuvre de René Girard. Ami, éditeur et biographe de René Girard, Benoît Chantre publie, en janvier prochain chez Grasset, le « Désir de tyrannie », dans lequel de nombreux extraits de René Girard illustrent son rejet du despotisme.

Voici le lien vers cette émission :https://www.radiopresence.com/emissions/foi/vie-de-l-eglise/vivante-eglise/article/vivante-eglise-119395

Barnabé « fils d’encouragement »

Aux tout débuts du christianisme, Luc écrit que « la multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun ». Il est précisé que ce « commun » concerne les terres et les maisons, vendues afin que le prix de la vente soit distribué « à chacun suivant ses besoins [1] ». Les conséquences d’une telle situation posent question : cette « multitude » de croyants est-elle constituée de locataires et de nomades ? Certaines maisons devaient bien appartenir à des propriétaires chrétiens, où la communauté se réunissait à l’occasion des repas pris en commun. On y partageait le pain et le vin, on y enseignait : « Et chaque jour, au Temple et dans les maisons, ils ne cessaient d’enseigner et d’annoncer la Bonne Nouvelle du Christ Jésus [2] ». D’autre part, nous savons que les chrétiens se préparaient à quitter Jérusalem en raison des persécutions, mais surtout en prévision de la fin des temps, annoncée en particulier à travers l’Apocalypse de Jean. L’aboutissement de l’eschatologie judaïque et la catastrophe de 70 sont étroitement liés, et l’on sait que les chrétiens avaient tous quitté la ville assiégée, puis détruite. Vendre ses biens fonciers relèverait alors du simple bon sens ; le partage et l’entraide participent à ces préparatifs, à la nécessité de résister à l’adversité.

C’est dans ce cadre politique troublé, qu’intervient « Joseph, surnommé par les apôtres Barnabé (ce qui veut dire « fils d’encouragement »), lévite originaire de Chypre [3] ». Ce surnom est d’importance, il incarne ce que la théorie mimétique définit comme un modèle positif, à imiter sans réserve. C’est lui qui introduisit Paul auprès des apôtres, il fut également proche de Marc. Barnabé vendit un champ qu’il possédait, puis « apporta l’argent et le déposa aux pieds des apôtres. » L’introduction de ce disciple important à cet endroit dans le texte, la répétition des gestes (déposer l’argent « aux pieds des disciples ») indiquent que Barnabé encourage implicitement Ananie et son épouse Saphire à vendre à leur tour leur bien, c’est-à-dire à l’imiter. Pierre précise que ce geste n’est en aucune façon obligatoire : « Quand tu avais ton bien, n’étais-tu pas libre de le garder, et quand tu l’as vendu, ne pouvais-tu disposer du prix à ton gré ? » Mais le couple a laissé croire que la totalité du produit de la vente avait été déposé « aux pieds des apôtres », alors qu’ils en avaient conservé une partie pour eux-mêmes. Il est ici important de souligner le caractère non obligatoire de la mise en commun des biens immobiliers, ce qui différencie absolument le christianisme du communisme. On ne rejoindra donc pas une certaine idée paresseuse, si courante à notre époque chez les chrétiens de gauche, qui tend à confondre le christianisme avec un communisme idéal.

Ce qui s’ensuit a choqué plus d’un commentateur, qui accusent le chef de la communauté chrétienne de désigner un bouc-émissaire, voire de verser du côté totalitaire et criminel qui serait propre à un certain catholicisme institutionnel en cours de formation. Pierre décèle en effet le mensonge et déclare à Ananie : « Ce n’est pas à des hommes que tu as menti, mais à Dieu. » Le menteur s’effondre d’un coup en entendant ces paroles. Certains accusent alors Pierre d’avoir commis un meurtre, car la scène se répètera lorsque Saphire entre en scène, ce qui aggraverait sa responsabilité. L’épouse d’Ananie ignore alors ce qui vient de se produire, et Pierre l’interroge ainsi : « Dis-moi, le champ que vous avez vendu, c’était tant ? » Elle confirme le montant de la somme déposée aux pieds des disciples. Il poursuit : « Comment avez-vous pu vous concerter pour mettre l’Esprit du Seigneur à l’épreuve ? Eh bien ! Voici à la porte les pas de ceux qui ont enterré ton mari : ils vont aussi t’emporter [4]. » Précisons que toute la scène se produit en public, si bien qu’elle ressemble étrangement à un procès, ou plus exactement à une ordalie, ce qui est sensiblement différent. Mais faut-il en conclure que le chef de l’église se pose ici en juge de ses administrés, qu’il met en scène son autorité pour impressionner cette femme au point de provoquer un choc émotionnel assez puissant pour la tuer ?

Pierre connaît intimement ce qui a entraîné Ananie et Saphire à mentir, puis à les déstabiliser de façon si radicale. L’apôtre a traversé une situation équivalente dans la cour du Grand prêtre, alors qu’il suivait lui-aussi son modèle – Jésus – et un modèle intermédiaire ou médiateur – Jean [5]. En tant que prêtre judéen, Jean lui permet de pénétrer dans la cour, de s’approcher de Jésus aussi près que possible, avant de le laisser là, au milieu des gardes (on peut supposer qu’il a pu avoir accès à la salle où Jésus est interrogé), et c’est dans cette cour, alors que Pierre se réchauffe en leur compagnie autour d’un brasero qu’il déclare publiquement, à trois reprises, ne pas connaître Jésus. Mais contrairement aux époux foudroyés par leur mensonge, Pierre a survécu parce qu’il a immédiatement reconnu sa faute : « Il pleura amèrement [6] ». Il sera non seulement pardonné, mais cet épisode est mentionné dans tous les évangiles car il a valeur d’exemple. Quel chef d’une entreprise totalitaire pourrait ainsi témoigner de sa faiblesse et de ses mensonges ?

Je montrerai [7]que cette épreuve a été prévue et préparée par Jésus lui-même afin d’enseigner le chef de l’Église : « Schimeôn, Schimeôn, voici que c’est le Satan qui vous a réclamés pour vous secouer comme le blé, mais moi j’ai prié pour toi, afin qu’elle ne vienne pas à manquer la certitude de la vérité qui est la tienne, et toi, lorsque tu seras revenu, fortifie tes frères [8] ». L’enseignement de Jésus passe par la révélation de la puissance du mimétisme humain, et il ne peut être effectif sans qu’on l’ait éprouvé au plus profond de soi, et sans avoir été « secoué comme le blé », c’est-à-dire flagellé par un fléau. Le « reniement de Pierre » aboutit ainsi à la compréhension de la Passion et de la Résurrection du Christ, cette épreuve est en quelque sorte parallèle au drame qui se prépare. On conviendra que ce mystère n’a rien d’évident, qu’il exigerait quelques développements qui ne peuvent être donnés dans le cadre de cet article, mais on peut voir ici ce qui distingue Pierre et le couple menteur : Pierre croit en la résurrection ; il sait que nous sommes pardonnés si nous le demandons et que ce n’est pas l’adhésion ou l’exclusion par rapport à un groupe religieux qui décident de notre foi. C’est aussi le sens de « la joie parfaite » : ce dialogue si radical, si difficile, entre François d’Assise et frère Léon, alors qu’il faisait grand froid sur le chemin parcouru, sans feu de braises pour se réchauffer.

La différence entre le reniement de Pierre et le mensonge d’Ananie et Saphire, c’est que les époux ont prémédité le mensonge et qu’ils ne reconnaissent pas leur faute : c’est qu’ils ne croient pas au pardon de Dieu. Ils croient en quelque sorte que la communauté chrétienne est communiste, c’est-à-dire qu’elle contraint les adeptes à se dépouiller de leur propriété. Leur vision du monde est totalitaire, tout manquement à la règle implique punition, exclusion, mort. Ce n’est donc par Pierre qui les accuse, puisqu’il leur dit au contraire qu’ils sont libres de leurs choix et de leurs actes, mais c’est leur propre conception du religieux et du politique. Ils obéissent en réalité à un dieu violent, et c’est ce dieu-là qui les punit : ce n’est pas le Dieu des chrétiens ; c’est le dieu qui juge et agit dans les ordalies.

J’ai assisté par hasard à une ordalie, en pays Dogon (au village de Banani, au Mali). Un différend entre deux personnes, qui chacune accuse l’autre de mensonge sans que l’on puisse déterminer qui a raison [9], se réglait de la manière suivante : chacun boit du lait contenu dans une même calebasse, ce lait est troublé par le sang d’un poulet qui a été sacrifié à cet effet. Dans la nuit même, le menteur décède, quand celui qui dit la vérité survit. C’est du moins ce qui est affirmé, et ce qui permet d’apaiser les tensions et de régler le différend. J’ai vu cette calebasse entourée de terre, afin de la caler, et cela formait un petit tumulus à même le sol, masquant l’ensemble de l’appareil, car la calebasse contenant le lait était surmontée d’une seconde calebasse retournée, de façon à former une sphère creuse, percée en son sommet pour laisser filer goutte à goutte le sang d’un poulet égorgé, placé en surplomb. Les villageois m’ont donné ces explications alors que je leur demandais la raison de ce curieux dispositif, placé à la vue de tous, en marge d’un marché de village à peu près dénué de tout. Il régnait une sourde excitation, une sorte de joie mauvaise tout à fait palpable et inhabituelle. Par la suite, je n’ai pas eu l’occasion de vérifier le résultat de l’ordalie, c’est-à-dire la mort du menteur, ni bien sûr d’analyser le contenu du liquide (contenait-il un poison ?) Mais il me paraît plausible qu’une personne intimement persuadée de l’efficacité de l’ordalie, c’est-à-dire de l’action effective d’un dieu violent, puisse être entraîné dans la mort par le seul fait de ses croyances et de ses appréhensions. Il est évident que le menteur sera particulièrement terrifié dans un tel contexte.

Ce passage des Actes des Apôtres intéresse la théorie mimétique sous maints aspects. Il nous montre une situation toute paradoxale, où le simple fait d’imiter un modèle positif peut entrainer vers une situation mortifère : c’est une variante du concept girardien de modèle-obstacle. Ce concept s’applique à Simon-Pierre pleurant amèrement en quittant la cour, lui qui avait suivi ses modèles avant de buter sur l’obstacle d’un groupe menaçant. Et de cette épreuve, il retira une lucidité particulière sur ce phénomène. Il s’applique également aux époux Ananie et Saphire, foudroyés par leur propre mensonge, parce qu’ils pensaient que le groupe auquel ils veulent appartenir – indissociable du dieu en lequel ils croyaient – les condamnait et les excluait. 


[1] Ac. 4, 34

[2] Ac. 5, 42

[3] Ac. 4, 36

[4] Ac. 5, 9

[5] Il n’est pas nommé dans le texte, mais il s’agit très vraisemblablement de Jean.

[6] Lc. 22, 62

[7] Dans un livre en préparation : Le monde ancien a disparu, éditions lieu-dit

[8] Lc. 22,31 traduction Claude Tresmontant.

[9] C’est une situation équivalente qui préside au jugement de Salomon, mais la résolution est tout autre : ce qui mériterait un long développement, car la scène est d’une importance fondamentale pour ce qui concerne notre appréhension du sacrifice.

En hommage à René Girard

René Girard s’éteignit le 4 novembre il y a dix ans, dans sa quatre vingt douzième année. Comme tous les girardiens, je fus affecté par cette nouvelle. En février 2016, se tint une messe à sa mémoire en l’église de Saint Germain-des-Prés, organisée par Benoît Chantre. Un moment très émouvant de cette messe fut l’interprétation des Sept dernières Paroles du Christ, de Joseph Haydn, par un quatuor à cordes constitué de nièces et neveux de René Girard ; les textes intercalaires étaient signés et dits par Michel Serres.

De ce moment me vint l’idée d’écrire, en tant que compositeur, un hommage en musique à René Girard. Ce que je réalisai dans les semaines suivantes. Je l’intitulai Le Tombeau de René Girard, la composition d’un « tombeau » à la mémoire d’une personnalité étant l’une des traditions de la musique française. Puis je gardai le morceau par-devers moi jusqu’en juin 2023, où il servit de musique-repère lors du colloque qui se tint à Paris à l’occasion du centenaire de la naissance de René Girard.

Compte-tenu des circonstances de sa composition, cette pièce peut aussi trouver sa place parmi les commémorations qui marquent actuellement le dixième anniversaire de sa disparition.

Dans le Tombeau de René Girard, je n’ai pas seulement cherché à transmettre la tristesse que les admirateurs de René Girard ont pu ressentir à son décès. J’ai également cherché à traduire en musique les idées principales de son anthropologie : le mimétisme comme facteur prédominant du comportement humain ; les rivalités qu’elle engendre ; les crises que ces rivalités déclenchent dans la communauté ; ces crise surmontées par le sacrifice d’un bouc émissaire ; la naissance des institutions et de la culture par ce lynchage fondateur ; la révélation chrétienne qui dénonce et rejette la pratique sacrificielle et la violence.

Le Tombeau de René Girard est une pièce pour piano. Après une introduction dans laquelle des accords appogiaturés expriment l’affliction, voici un petit motif qui se développe par imitation (terme technique de la composition musicale, qui, en l’occurrence, tombe fort bien). Ce petit motif se heurte ensuite à un contrepoint, figurant  ainsi les rivalités. Ces heurts entre le motif et son contrepoint permettent de construire un grand crescendo en trois vagues, dont l’intensité croissante évoque la généralisation et l’amplification de la crise. Au climax, surgissent des doubles glissandi à la main droite, c’est la lapidation. Le sacrifice du bouc émissaire ramène la paix dans la communauté : voici donc une cantilène, presque immobile, sur une pédale de tonique. Une série d’accords de quinte et quarte, très hiératiques, suggère l’apparition des piliers institutionnels. La naissance de la culture est figurée par une reprise de la cantilène, cette fois-ci animée par une harmonie mouvante accompagnée de trilles. Beaucoup reconnaîtront sans doute le choral que je cite ensuite, dans une harmonisation bien différente de celle de Bach. La pièce se conclut après une reprise de l’introduction, sur la question : « Quand donc renoncerons-nous à la violence ? » L’ultime accord, absent de l’introduction, est en majeur, volonté d’espérance.

Voici le lien vers ce Tombeau de René Girard, sous la forme du clip vidéo qui a été diffusé lors du colloque de 2023. J’ai le plaisir d’être au piano :

La contagion du rire : quelques notes sur Dostoïevski, avec René Girard

https://www.rene-girard.fr/actualites/la-contagion-du-rire-quelques-notes-sur-dostoievski-avec-rene-girard

Présentation de la conférence

René Girard, dès son tout premier essai inédit de 1955, « Naïveté du rire » (Grasset, 2025), notait que le rire est contagieux. Mais de quelle contagion s’agit-il, et de quel rire ? Les personnages de Dostoïevski sont ici d’un grand secours, parce qu’ils nous incitent à distinguer le rire de la dérision de celui de la gaieté, à mesurer leurs implications respectives dans une société risquant la dissolution. Le rire de dérision induit un surplomb, mais le rieur se voit menacé de l’arrivée d’un autre rieur, qui se moquerait de lui à son tour. Qu’est-ce que le nihilisme sinon l’expérience de ce rire poussé à l’extrême, jusqu’au point où tout devient risible, jusqu’au dernier surplomb où le contrôle que le sujet transcendantal voulait exercer par la pensée sur le monde et sur lui-même se brise, comme autant d’éclats de rire ? La situation du nihiliste est tragique. En effet, la dérision le sépare non seulement d’autrui, mais de lui-même, si bien que son identité se disloque dans le rire. L’autre, qu’il avait expulsé par le rire, lui devient nécessaire pour retrouver un surplomb, de sorte que le nihiliste prêche et appelle de ses vœux une contagion du ricanement, tout en méprisant quiconque ricanerait avec lui. Mais cette contagion ratée ne trahit-elle pas surtout le vœu de briser l’orbe du solipsisme, l’aspiration nostalgique à communier dans le rire de la gaieté ? Ce rire-là seul, expansion du sourire, comme le dit René Girard dans son essai de 1955, rend possible une contagion du rire qui tire la conscience souterraine de sa solitude.

Il sera principalement question des Carnets du sous-sol, de L’Idiot et des Frères Karamazov.

Les IA en entreprise : entre médiateur et bouc émissaire

par Bertrand Jouvenot

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Les IA deviennent des entités sociales en entreprise : médiateurs, boucs émissaires ou confidents, elles transforment nos relations de travail et bousculent les rôles humains traditionnels.

L’irruption des intelligences artificielles sous forme de « chatbots » dans nos environnements de travail a profondément modifié notre rapport à la machine. En dialoguant avec elles comme avec un collègue, nous avons franchi un seuil : celui de l’anthropomorphisation. Ce glissement culturel et cognitif a ouvert la voie à un phénomène inattendu mais irréversible : l’IA est en train de devenir une entité sociale à part entière au sein des organisations. Et, à ce titre, elle commence déjà à occuper des rôles que ni les RH, ni les DSI, ni les sociologues du travail n’avaient anticipés.

L’interaction conversationnelle, ou l’anthropomorphisation programmée

L’introduction massive des IA conversationnelles a légitimé une illusion : celle d’une machine avec laquelle on parle. Cette simple modalité d’échange, si naturelle à l’humain, a suffi pour lui prêter des intentions, une personnalité, voire des sentiments. En UX design, c’est une stratégie bien connue : le « chat » crée une proximité émotionnelle avec la machine. Mais dans le monde du travail, cette familiarité engendre une mutation plus profonde : nous n’utilisons plus l’IA, nous cohabitons avec elle. Et ce changement de posture prépare l’émergence de nouvelles dynamiques sociales.

L’IA comme médiateur neutre

Dans certaines entreprises technophiles, des IA sont déjà utilisées comme médiateurs de conflits internes. L’exemple d’AffectivaBot, un assistant RH déployé dans une grande entreprise américaine de services, est édifiant : en analysant les échanges écrits et oraux entre deux collaborateurs en tension, l’IA identifie les points de crispation, suggère des reformulations, et propose des scénarios de résolution. Sa neutralité apparente la rend paradoxalement plus « crédible » qu’un manager humain. Les collaborateurs déclarent se sentir moins jugés, plus écoutés, mieux compris — même par une machine (1).
Cette fonction de médiateur algorithmique pourrait se généraliser : imagine-t-on demain une IA siégeant en comité d’éthique, arbitrant les priorités entre équipes, ou modérant les tensions dans un groupe projet ? L’analogie avec un traducteur simultané d’émotions et d’intentions n’est pas exagérée. L’IA devient ici un tiers social stabilisateur, capable de fluidifier les échanges là où l’humain échoue souvent à rester impartial.

L’e bouc émissaire algorithmique

À l’inverse, d’autres organisations détournent les IA à des fins moins nobles. Lorsque les décisions deviennent impopulaires (changement de planning, non-promotion, refus de formation…), certains managers invoquent l’algorithme : « Ce n’est pas moi, c’est l’IA de gestion des ressources qui l’a décidé ». Ce phénomène, déjà documenté chez Amazon ou Uber (2), repose sur une stratégie de déresponsabilisation. L’IA est ici utilisée comme un écran ou un fusible : elle encaisse les frustrations à la place de la hiérarchie.
Ce glissement est dangereux. Car il transforme l’IA en objet sacrificiel. Plutôt que d’assumer les tensions inhérentes au management, l’humain délègue les mauvaises nouvelles à la machine. Or, cette pratique affaiblit la confiance des collaborateurs envers les processus décisionnels, tout en brouillant la répartition réelle des responsabilités.

Le confident invisible

Au-delà des usages encadrés par l’entreprise, certains collaborateurs développent spontanément des interactions personnelles avec leur assistant IA. Des études internes chez Microsoft (3) ont montré que des salariés utilisent leur Copilot comme un « journal intime professionnel » : ils y formulent leurs frustrations, leurs doutes, voire leurs projets d’évolution de carrière.
Cette émergence du rôle de confident numérique pourrait paraître anodine, mais elle soulève des questions éthiques majeures : que fait l’IA de ces confidences ? À qui sont-elles accessibles ? Et surtout, qu’est-ce que cela dit de l’appauvrissement relationnel dans l’entreprise, si le seul interlocuteur sûr devient un agent sans conscience ?

Une mutation systémique des rapports humains-machines

Ces rôles — médiateur, bouc émissaire, confident — ne sont que les premiers avatars de ce que deviendront les IA dans les organisations. Ils témoignent tous d’un même phénomène : l’IA n’est plus perçue comme un simple outil, mais comme une présence au travail. Une présence qui façonne les relations, redistribue les pouvoirs, et redéfinit la manière dont nous interagissons — non seulement avec elle, mais aussi entre nous.
Ce glissement appelle à une refonte des cadres de régulation, de formation et d’analyse du travail. Si l’IA devient un acteur social, elle devra aussi être traitée comme tel : avec des droits, des responsabilités, une gouvernance. La question n’est donc plus si cela arrivera, mais comment nous encadrerons ce basculement.

Vers une anthropologie des IA dans l’entreprise ?

Cette transition ouvre un champ de recherche fécond pour les sciences sociales. Il ne s’agit plus seulement d’évaluer l’impact technologique de l’IA, mais de comprendre son intégration symbolique dans les cultures organisationnelles. En devenant des figures sociales — parfois tutélaires, parfois diabolisées — les IA mettent au défi notre conception du collectif, de l’altérité, et de la régulation sociale au travail. Et si l’avenir du management ne se jouait plus seulement entre humains, mais aussi avec des entités non humaines ?

Notes et sources :

(1) Bailenson, Jeremy N. The Infinite Conversation: AI and the New Social Contract at Work. Stanford University Press, 2023.
(2) Rosenblat, Alex, and Luke Stark. “Algorithmic labor and information asymmetries: A case study of Uber’s drivers.” International Journal of Communication, vol. 10, 2016.
(3) Microsoft Research. “The Copilot Diaries: Unexpected Uses of Workplace AI.” Internal white paper, 2024.

Sens et violence du sacrifice chez Adorno et Girard

Victor Frangeul Baron est doctorant en philosophie (Ecole Normale Supérieure de Paris et Goethe-Universität de Francfort). Il a publié en avril 2025 une analyse comparée entre René Girard et Theodor Adorno sur la question du sacrifice.

Voici le lien vers cette étude, sur le site Open Edition :

https://journals.openedition.org/trajectoires/11919

Nous reproduisons ici le résumé, l’introduction et le paragraphe conclusif de cette étude.

*****

« La thématisation du sacrifice, bien qu’importante chez Adorno, y est le plus souvent sous-jacente, développée indirectement et dans l’interprétation de l’Odyssée. Nous cherchons à contribuer à mieux révéler ses modalités, son historicité et ses enjeux en la confrontant avec la théorie mimétique de René Girard, chez qui est décisive la conversion du mécanisme de désignation de la victime en un sacrifice à l’origine de la société. Après avoir présenté la réflexion qui pose le sacrifice comme une violence nécessaire, du fait de son sens social, nous restituons la place du sacrifice chez Girard avant d’esquisser la manière dont cela peut préciser l’historicisation et la recontextualisation sociale qu’Adorno en fait. »

(…)

« À l’exception d’un passage de la Dialectique de la raison1, le sacrifice n’est chez Adorno qu’un thème sous-jacent, ponctuel et indirect. Pourtant, il revient dans son œuvre et se révèle crucial pour formuler le problème du lien entre la violence et la raison. Le concept de sacrifice et l’intérêt pour sa transformation permettent exemplairement de suivre la thèse adornienne suivante : la rationalisation des activités humaines, loin de les émanciper du mythe (défini comme « rituel de la répétition » subie), s’enchevêtre avec l’individuation. Cette intériorisation du sacrifice par la rationalisation est dénoncée en tant que standardisation et mutilation de l’individu. Or, la souffrance psychique déclenchée par ce renoncement pulsionnel aide à rendre compte de l’extériorisation de la conflictualité sociale sous la forme d’une projection paranoïaque contre un bouc émissaire individuel ou collectif.

Cela ne manque pas de rappeler la monographie de Girard (Le Bouc émissaire, 1982). Pourtant, si la littérature secondaire adornienne sur le sacrifice est déjà restreinte, il ne s’y trouve aucun rapprochement avec Girard. S’il n’y a certes pas eu d’influence entre les deux œuvres, elles sont pourtant travaillées par des proximités catégorielles (la notion de mimésis) et référentielles (Nietzsche) importantes, malgré des différences de sensibilité, de méthode et de teneur. En précisant ces contrastes, le caractère explicite et systématique de la conceptualisation girardienne du sacrifice contribue à délinéer celle d’Adorno.

Après une introduction à la notion de sacrifice comme questionnement sur la conjonction du sens et de la violence (1), nous présenterons comme origine de la culture la compréhension girardienne du sacrifice (2) afin d’esquisser en quoi s’en distinguent la conception et l’histoire qu’en donne Adorno (3). »

(…)

« Là où l’axiologie girardienne distingue deux modes historiques du sacrifice, dont le premier, idéologique, justifie la domination en innocentant les coupables, et dont le second serait révélateur et réparateur, l’axiologie adornienne différencie plutôt deux modes psychiques contigus. Alors que la projection perceptive saine projette dans le monde de quoi y agir sans abandonner la réflexion par laquelle elle garde en mémoire la différence entre l’intérêt du sujet de la projection et la réalité de son objet, la projection pathologique qu’est la paranoïa opère un transfert sans réflexivité. En éradiquant la différence entre projection et réalité, la paranoïa exacerbe la logique sacrificielle et revient dialectiquement à l’animisme, que Freud caractérise comme croyance en une surpuissance de la pensée. C’est la réflexion sur les causes sociales de la subjectivité appauvrie et du mimétisme conflictuel qui, désamorçant la pente de la perte de contact avec la réalité et de la projection paranoïaque, serait, selon Adorno, en mesure de fortifier chaque individu contre l’hostilité du monde social et d’épargner ainsi des victimes, à commencer par soi. »