
Depuis Aristote, nous savons que l’homme est un animal mimétique, mais ce n’est que récemment que cette condition a été théorisée par René Girard. Les points de vue inédits qu’offrent les perspectives mimétiques n’en finissent pas d’éclairer les comportements humains, jusqu’à expliquer les mécanismes les plus insondables qui traversent nos sociétés.
Aujourd’hui, je vais voir à l’œuvre ce caractère dans les replis de mes plus profondes intimités. Je le sais en fait depuis toujours, mais je feins de l’ignorer ou plutôt je m’oblige à le faire. Quel que soit mon métier, quelle que soit ma condition, complices d’un temps qui m’enchaîne, les arcanes du mimétisme opèrent en moi. C’est probablement la vieillesse qui m’indique aujourd’hui la triste réalité. L’heure tourne, le mensonge s’use et l’urgence oblige à la lucidité.
Soumis aux cycles du corps et aux périodes des astres, je n’avais jamais prêté attention au caractère répétitif de mes gestes, de mes pensées ou de mes désirs. Et pourtant je dois admettre mes routines et ma redondance. Eduqué à certaines compétences, j’évolue dans un univers où s’exercent leurs pratiques et ceux que je côtoie se ressemblent, baignés de culture ou de traditions communes.
Mais qu’en est-il vraiment de mes désirs ou de mes espoirs ? Oubliant un moment les leçons girardiennes, je sonde mes émotions. Des vies multiples que je tutoie, les sensations se rejoignent toutes. Artiste, mes performances à succès ont conquis leur public. Sportif, mes coéquipiers ou mes entraîneurs ont tous reconnu mes qualités techniques ou mon sens du jeu. Ecrivain, c’est avec bonheur que mon lectorat a signifié l’originalité de mon travail. Avocat, l’éloquence de mes plaidoiries m’a souvent servi à gagner des batailles.
Alors, de jour en jour, par récurrence, je recherche ces mêmes sensations gratifiantes, sinon pour les surpasser, du moins pour les égaler. Je recommence, je réitère, mais en fin de compte, je répète et je finis même par ne plus parvenir à retrouver les manifestations d’états autrefois si naturelles. Réalisant cela, je comprends que celui que j’étais est peu à peu devenu le modèle que je m’efforce à tout prix d’imiter.
Pour diverses raisons, ce mimétisme réflexif fonctionne de moins en moins bien. L’âge, la lassitude, la mienne, celle des autres, finissent par m’interdire les émotions que je m’acharne à retrouver. Non ! Mes œuvres ne touchent plus comme avant, mes réflexes et mon endurance ne portent plus mon équipe, mes rares lecteurs ne retrouvent plus la fougue des premiers romans, mes arguments n’ont plus la flamboyance d’autrefois et, au tribunal, les échecs se font plus nombreux.
Bien plus simplement, je ne reconnais plus l’éclat dans le regard aimé. Chaque cycle du quotidien éloigne mes proches d’une harmonie et d’une confiance que je croyais acquise.
« Il se répète encore et encore ; on ne le reconnaît plus ; il a changé ! Non ? »
Autant de formules lapidaires qui diffractent cet autre que je ne parviens plus à mimer. Me voilà donc obsédé par ce rival qui me refuse l’accès à celui que j’attends désespérément de redevenir.
Mes réflexes girardiens, intacts quant à eux, remontent à la surface. Non seulement pris dans une ou plusieurs médiations internes du triangle mimétique classique, je me vois enchaîné à un nouveau triangle, dégénéré, par lequel je me retrouve en lutte avec mon double à la recherche d’une disposition qui s’efface peu à peu lors d’un combat déjà perdu.
Comment renverser l’obstacle ? Quand une personne physique entre dans mon jeu de rivalités, je peux tenter d’agir et de me battre. Il peut même arriver que l’adversaire quitte de lui-même l’arène de mes désirs. Mais lorsque l’ennemi est en soi et qu’il n’habite plus le présent, comment lutter ? Et je vois mieux ici l’impact des temporalités sur ce mécanisme pervers. Plutôt qu’une construction spatiale, éventuellement dynamique, le nouveau triangle mimétique se structure dans le temps et fige l’un de ses sommets. Ce point fixe de mes obsessions est celui de mon identité passée, inaccessible à jamais. D’un point initial de confusion, le triangle se déploie et se déforme en m’éloignant toujours plus du pivot qui m’indique un état recherché que je vois s’évanouir lentement. Un duel par dualité se fait jour ; duel par lequel je tente vainement de me refondre en ce double que j’idéalise tout autant que je finis par détester.
Et le groupe est toujours là pour me signifier mes défaites. Les remarques ou les regards de l’entourage accentuent chaque fois davantage mes propres déceptions. Je deviens le point focal d’une forme de raillerie feutrée, sinon le centre de reproches plus virulents. Qui sait si je ne désire pas me retrouver moi-même au centre de ce feu ? Oui ! Car je me sens coupable. Ai-je eu un jour du talent, du génie, de la brillance ou simplement du charme ? Qu’importe, aujourd’hui, celui que je fus me confisque ces qualités que je ne parviens plus à convoquer. Je dois donc payer pour cette impossibilité ! Face à la noirceur des sentiments extrêmes qui montent en moi, n’écoutant plus ceux qui tentent de m’aider, je suis aveuglé par mes échecs.
N’espérer que dans la promesse d’un avenir déjà vécu, constitue une autre dislocation du temps et de ses méandres labyrinthiques. Il convient donc de viser d’autres soleils et retrouver l’amour de soi en commençant par redonner de l’amour aux autres. Et pour cela, quel modèle vertueux ? La puissance christique pourrait-elle délier de ces chaînes infernales ? Hors du temps, la foi réaliserait-elle ce miracle ? Et si conversion signifiait aussi effacement des doubles diachroniques et reconnexion de soi ?
Beau texte très inspiré qui redécouvre ce que le grand psychologue James Mark Baldwin avait exposé au XIXe déjà, à savoir, le fait que l’habitude est une imitation de soi. C’est son mécanisme que j’ai proposé dans ma thèse comme explication psychologique de la mimesis girardienne. J’ai ainsi imité Baldwin qui avait déjà proposé l’habitude (plus exactement ce qu’il appelait la « réaction circulaire » comme explication des phénomènes d’imitation généralisée étudiés par Gabriel Tarde.
Ce que la psychologie de l’habitude nous apprend c’est que la tâche est de savoir comment préserver sa liberté et dépasser nos automatismes mentaux. La chose amusante ici c’est que c’est justement le désir mimétique qui peut nous faire sortir de nous-mêmes. Seule l’imitation d’un désir qui nous est étranger peut nous faire sortir du cercle de nos habitudes, à l’exception de l’habitude consistant à désirer selon l’autre… 😉
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Olivier JOACHIM, j’ai beaucoup aimé votre texte, car sur la forme il est tout simplement beau. Mais aussi, parce qu’il illustre le livre fondateur de René GIRARD: Ce sont des textes littéraires qui révèle le mieux la vérité anthropologique de l’homme. Mais cette vérité
Il y a dans une théorie scientifique, toujours des exceptions. Après René GIRARD, le professeur OUGHOURLIAN applique la théorie mimétique et révolutionne discrètement la société. En marge de cette révolution, une phrase de son livre « Le troisième cerveau » m’avait beaucoup interpellé : (citant de mémoire, je ne mets pas les guillemets) Les autistes n’ont pas (ou peu) de neurones miroirs. Donc, l’homme est un animal mimétique, certes, mais comprendre le fonctionnement des cerveaux sans (ou avec peu) désirs mimétiques est une source de développement de la recherche mimétique, notamment tout ce qui touche la rivalité mimétique.
Pour ce faire, réciproquement, la compréhension par les autistes du désir mimétique aide leur capacité à faire comprendre l’essence de leurs différences. Votre article est précieux, il aidera cette compréhension. Merci
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