La destruction de la médecine

Gustav Klimt – La Médecine (détail)

par Jean-Michel Oughourlian

J’ai assisté au cours de ma longue carrière à la destruction progressive de la médecine que j’aimais et qui m’avait été enseignée par mes maîtres. Celle-ci a été rongée par un certain nombre de règlements, de normes, de précautions et d’idées « morales » politiquement correctes.

Par exemple, il faut que le médecin dise la vérité au malade ; c’est absurde, pour une raison simple : il ne connaît pas la vérité. En effet, ce que le malade considère comme vérité, c’est l’évolution de la maladie, c’est son avenir. Or, le médecin l’ignore. En médecine, en effet, la vérité est statistique : « Dans votre cas, Madame, vous avez 80 % de chance de guérir ». Ce que la patiente entend, c’est qu’elle doit guérir. Si elle se trouve dans les 20 %, elle pensera que le médecin lui a menti.

Le médecin n’est pas prophète et ne connaît pas l’avenir, et donc ne connaît pas la vérité que réclame le patient.

Il est également recommandé aux médecins de tout dire au patient. Mais en réalité, le médecin ne peut pas ou ne doit pas tout dire au patient, car le problème du médecin est de savoir ce que le patient est en mesure d’entendre. Il ne s’agit pas de lui asséner une « vérité » qui transfère sur le patient toute l’angoisse du médecin. Tel malade auquel le médecin avait « moralement » révélé sa tumeur au cerveau rentra chez lui et se tira une balle dans la tête.

On dit aussi que le médecin doit obtenir « le consentement éclairé du malade » au traitement qu’il lui prescrit.

Un éminent chirurgien me pria un jour de l’accompagner au tribunal : au bout de 14 ans de procédure, le jugement allait être prononcé.

Le Président s’adressa à la plaignante : « Le Professeur vous avait expliqué les bénéfices et les risques de l’intervention. Je vois qu’il vous avait prévenue que, suite à votre accident de voiture, votre épaule était écrasée et que malgré l’intervention, certains mouvements vous seraient impossibles. Je vois aussi que vous avez signé le formulaire préopératoire… »

« Oui, Monsieur le Président, le Professeur m’a expliqué, mais je n’ai rien compris ! »

J’ai moi-même vécu un drame du même type : la malade en face de moi est suicidaire, mélancolique, voulant mourir à tout prix et fébrile dans l’attente de la mort. Je suis très inquiet et finis par la convaincre d’entrer en clinique. Elle part pour la clinique en taxi, accompagnée de sa fille.

Je téléphone à la clinique et tombe sur une jeune interne soucieuse d’appliquer les règles et les procédures. Je lui explique la situation et lui dis : « Nous serons peut-être obligés de faire des électronarcoses à cette patiente, mais il ne faut pas le lui dire. Pour l’instant, elle vient pour des examens et j’arrive moi-même au plus tôt. »

La jeune interne, moralement rigoureuse, scrupuleuse, appartenant au camp du « bien », respectueuse des procédures et du protocole, considérant qu’il faut obtenir le « consentement éclairé du patient », ouvre la porte du taxi et dit à la patiente : « Madame, je dois vous dire que le traitement pourrait consister en des électrochocs. Je vous dois la vérité ». Cette jeune consœur, pleine de bons sentiments, avait oublié que si un malade mental est en mesure de donner son consentement éclairé au traitement, c’est qu’il n’est pas malade.

La patiente, choquée, remonte dans le taxi, claque la porte, rentre chez elle et se jette par la fenêtre.

Enfin, le médecin doit absolument appliquer le principe de précaution, au sens le plus strict et le plus étroit du terme. Or, en médecine et en psychiatrie, tout médicament a des effets secondaires. Ceux-ci d’ailleurs occupent plusieurs colonnes du feuillet contenu dans la boîte, alors que quelques lignes seulement décrivent les effets positifs que l’on peut en attendre.

On arrive alors à des inhibitions : le médecin a peur de prescrire un médicament qui pourrait guérir ou en tout cas améliorer, de peur des effets secondaires entraînant plaintes et procès.

Une patiente se présenta ainsi à ma consultation quelques années avant ma retraite. Elle était victime d’hallucinations auditives (insultée par des voix inconnues) et cénesthésiques : des appareils mystérieux lui envoyaient des rayons et des décharges électriques dans le corps, en particulier dans la région génitale, et elle souffrait beaucoup.

Elle avait matelassé ses fenêtres et se mettait des garnitures protectrices dans les régions les plus visées, mais les rayons et les ondes traversaient tous les obstacles. À son avis, seules des organisations étatiques, type KGB ou CIA, pouvaient disposer d’appareils aussi performants.

Je recommandais une entrée en clinique : refus de la patiente et de sa sœur qui l’accompagne, et qui me dit : « Donnez-lui plutôt un traitement et nous verrons dans quelques jours ».

Je lui prescris donc un traitement neuroleptique adapté à dose moyenne.

Le lendemain, je reçois un appel téléphonique d’un jeune confrère : « Je vois ce jour Madame X, votre patiente, que vous avez vue hier »

« Oui, et elle vous consulte aujourd’hui ? »

« Oui, car elle a vu sur Internet les effets secondaires de ce neuroleptique, en a été effrayée, a appelé son médecin traitant, qui me l’a adressée pour un second avis »

« Et qu’avez-vous fait ? »

« Évidemment, vous aviez prescrit le traitement approprié. Mais vous savez qu’il faut obéir au principe de précaution. J’ai donc prescrit un quart de Lexomil au coucher »

« Mais vous savez que cela ne changera rien »

« Oui, mais voyez-vous, sa maladie et ses symptômes sont à elle. Vous n’y êtes pour rien et moi non plus, mais si on lui donne un traitement approprié, tout ce qui pourra lui arriver sera dès lors de ma faute et je risque même un procès. »

« Merci, mon cher confrère. Vous m’éclairez beaucoup. Jusqu’à présent, j’ai essayé de soigner les malades. Visiblement, j’avais tort. Mais quel est le professeur qui vous a recommandé cette conduite à tenir ? »

« Ce n’est pas un professeur ni un médecin, c’est mon avocat ! »

Nous sommes arrivés au point que les malades et… les médecins redoutent dorénavant le traitement bien plus que la maladie.

Avec le débat sur la chloroquine, ils ont été rejoints par le gouvernement.

Une réflexion sur « La destruction de la médecine »

  1. J’apprécie cette dénonciation des dérives de la médecine moderne. Elle est juste. Cependant, constater que toute vérité n’est pas bonne à dire à un patient, est-ce une raison suffisante pour justifier de lui mentir ou de lui cacher la réalité de son état ? Je ne suis pas convaincu par l’argument que le médecin ne connaît pas la vérité, ou ne connaît que sa vérité personnelle. Il me semble qu’il y a là deux doctrines qui s’affrontent, et toute doctrine porte en elle ses limites. Tout en reconnaissant la pertinence de la critique des pratiques contemporaines, je ne suis pas nostalgique d’une médecine paternaliste qui considérait le patient comme un objet de soin, sans voix au chapitre.
    Je serais plutôt demandeur d’une relation entre le médecin et le patient qui permette une parole libérée des peurs et des calculs cyniques, une relation équilibrée qui tienne compte des forces et des faiblesses tant du soignant que du soigné. Mais en exprimant ce vœu pieux, je suis aussi conscient de ses difficultés : il faudrait des médecins qui acceptent de s’exposer émotionnellement dans des cas parfois dramatiques, et surtout des patients qui acceptent la possibilité d’une dégradation de leur état, et éventuellement d’une issue fatale. Il me semble que le principe des soins palliatifs répond à ces conditions, et prouve qu’il existe une voie médiane entre les deux doctrines, une voie profondément humaine.

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