Disputatio : sociabilité et coronavirus

Jean-Marc Bourdin attire notre attention sur un article de Fabienne Martin-Juchat sur le site The Conversation : https://theconversation.com/maintenir-la-distance-tristesse-a-venir-dune-socialite-sans-contacts-135736

S’ensuit la « disputatio » suivante.

Jean-Marc Bourdin

René  Girard fait quelques développements bien sentis sur la politesse et rêvait plus largement d’une science des rapports humains. Voici un panorama très large des théories sur les rituels de politesse et une amorce de questionnement sur les conséquences des normes de distanciation que nous risquons d’avoir à subir durablement. De quoi réfléchir avec notre angle d’attaque préféré. 

Thierry Berlanda 

Je répondrais très poliment, et avec toutes les attentions que je vous dois et que volontiers je vous porte, que la codification nous décharne… et qu’il n’y a point de vivants s’ils ne sont de chair. Cela dit, cher Jean-Marc, ce que tu nous invites à lire me rappelle la sagesse de la décence (« common decency »), telle que décrite par Orwell, et que je traduirais par « savoir éthique immédiat », c’est-à-dire phénoménologiquement « d’avant le monde », c’est-à-dire immanent à la vie : une sorte de retenue, qui contraint de soi-même et par soi-même l’énergie expansive de cette même vie. Comme souvent, il ne s’agirait donc pas « d’implanter » cette sagesse dans la prétendue terre sauvage de nos psychés (ah, ravages du nominalisme anglais !), mais de la révéler à elle-même car elle est toujours déjà constitutive des dites psychés.

Christine Orsini

Chers amis, je ne crois guère pour ma part à une science des rapports humains dans le style de la réflexion de la professeure en communication…. Bon sang, quel jargon pour pas grand-chose ! Je crois en l’anthropologie girardienne pour l’essentiel, parce qu’en plus de faire progresser notre connaissance des autres, les très  lointains et les trop proches,  elle nous ramène à nous-mêmes, aux illusions dont doit se délivrer le « moi ». Aussi le commentaire de Thierry dit, en termes très savants, que c’est en soi et non dans des sciences du comportement qu’il faut aller chercher le vrai « savoir vivre ».

Et puis, cette « crise » sanitaire, même si elle doit durer un peu, est une « crise », je ne vois pas pourquoi nous devrions après son passage, modifier de façon significative nos relations. Si le bisou avec n’importe qui cesse d’être obligatoire, pour moi, ce sera un progrès.

Hervé van Baren 

Dans Huis clos, une fois les protagonistes informés sur leur sort (confinement !), Sartre met dans la bouche d’un de ses personnages quelque chose comme : « il va falloir être très poli ». Il me semble que la politesse participe de ces artifices que nous mettons en place pour contenir la violence, comme beaucoup de conventions. Elle est dans l’ordre de la loi, pas de la spontanéité. Elle me force à sourire et à souhaiter « bon jour » à cet infect individu que ma légitime ire me porterait plutôt à gifler. En ce sens, elle est très girardienne.

Pourtant, la pièce montre bien que la politesse ne retient que bien imparfaitement notre violence. Il est parfaitement possible d’humilier ou de blesser quelqu’un tout en gardant l’apparence de la civilité.

Même paradoxe, donc, que pour le sacrifice, et que vous exprimez si bien : la politesse en soi jamais ne vaincra notre violence, mais sans elle les portes de « l’enfer, c’est l’autre » sont ouvertes.

Thierry Berlanda

Hervé, je te contesterai amicalement sur un point. M’appuyant sur l’argument de mon précédent mail, si bien reformulé par Christine, je dirais que si la loi est extérieure à nous, et s’impose donc à nous en fixant des limites qui nous sont tout autant extérieures, la politesse et/ou la civilité, la « common decency » d’Orwell, ou disons la retenue, sont des principes immanents à la vie elle-même et nous sont donc complètement intérieurs. En revanche, je t’accorde volontiers que « intérieur » ne signifie pas « spontané ». Il m’étonnerait fort, d’ailleurs, qu’au détail près de la précision ci-dessus, nous ne soyons parfaitement d’accord.

Bernard Perret

Merci, Jean-Marc, de nous avoir branchés sur ce sujet. Une bonne occasion d’inviter à lire Norbert Elias, dont les analyses de sociologie historique s’interprètent bien à la lumière de l’anthropologie girardienne. La question de l’endiguement de la violence physique – par une combinaison d’autocontrôle (le savoir-vivre, la politesse) et de développement de formes non sanglantes de compétition (telles que, par exemple, la compétition pour assister en bonne place au coucher du roi) – y occupe une place centrale. Et j’ajoute un auteur, Charles Taylor, que j’ai eu besoin de relire ces dernières semaines. Dans l’âge séculier, il apporte à mon avis un complément intéressant à Elias en montrant que les processus sociologiques décrits par ce dernier (y compris bien sûr le développement des échanges marchands) se sont accompagnés d’un travail d’éducation morale (on pourrait même dire de formatage moral des individus) mené à l’origine au sein du christianisme (surtout en Occident, grâce à l’éducation et à des pratiques spirituelles de masse telles que la confession…) et qui a abouti au fil du temps à la laïcisation et à l’intériorisation d’une morale des devoirs à l’égard d’autrui, rendant possibles l’idée d’une morale rationnelle, l’anthropologie optimiste des Lumières (Rousseau, Kant, Adam Smith), puis un humanisme athée qui, sans cela, aurait été impensable. Par rapport à Girard, Taylor est intéressant car il montre que l’influence du christianisme sur les relations sociales ne se limite par au dévoilement des processus victimaires, il faut aussi prendre en compte une entreprise systématique et institutionnalisée de transformation morale dont les effets ont été considérables (mais qui a aussi rencontré des limites, c’est évident).   

Thierry Berlanda

 Bernard, j’ai bien sûr été très intéressé par ton mail. Je suis convaincu, comme toi, que l’humanisme athée, s’il n’avait été nativement que lui-même, c’est-à-dire s’il n’avait été un avatar décoloré de christianisme, n’aurait pu fonder aucune politesse, aucune civilité, aucune décence (au sens d’Orwell) ni d’ailleurs aucune éthique. J’adhère donc complètement à ton analyse du mix historique d’une retenue spontanée (ce que j’appelle avec Henry « les savoirs immédiats de la vie ») et, en gros, l’éducation. Mais je voudrais insister sur un point : il faut bien que l’éducation elle-même, humaniste athée ou non, soit précisément fondée dans et par les savoirs immédiats de la vie, sinon, en vertu même de ce que tu montres excellemment, comment pourrait-elle avoir cours ? Il reste donc qu’une des « choses cachées depuis la fondation du monde », et peut-être même en raison de la fondation du monde (car selon les phénoménologues de la vie, le monde est l’autre de la vie) soit cette décence même.

Ainsi, et pour cette même raison, je fais une différence entre exercer un pouvoir et l’effectuer. De ce point de vue, on parlera aussi bien des pouvoirs extérieurs (institutionnels par exemple) que des pouvoirs intérieurs, phénoménologiques, c’est-à-dire mes « je peux » : marcher, voir, prendre, caresser, frapper, etc. Or exercer mon pouvoir, c’est justement ne pas l’effectuer, mais le retenir. C’est vrai en politique internationale, en théorie de la dissuasion nucléaire, en quoi que ce soit d’autre et aussi en… amour. Ah ! Quel grand pouvoir exerce Roxane tant qu’elle n’effectue pas son pouvoir de dire oui ou non ! Mais dès qu’elle l’effectue, elle le perd, n’est-ce pas ? Je n’appelle pas pour autant les belles à nous faire languir indéfiniment (languir est précisément la preuve et l’épreuve de l’exercice d’un pouvoir), ni inversement les beaux à faire de même, mais cette structure fondamentale des pouvoirs humains me semblent cohérente à ton propos, et je voulais donc t’en faire part, et aussi aux amis présents. Comment y articuler Girard, je ne sais, mais je pressens que c’est jouable.

Bernard Perret

Dans tes réflexions, Thierry, il me semble que ce que tu dis sur le pouvoir qui s’exerce par la retenue n’est pas sans rapport avec les analyses de la coquetterie chez Girard, au moins dans le cas de l’amour (celui ou celle qui feint de ne se référer qu’à lui-même pour mieux fasciner et dominer l’autre).

Mais il faudrait regarder cela de plus près, car tu ne te places pas sur le plan du désir. Le pouvoir, qu’il s’exerce ou qu’il s’effectue, n’est-il pas toujours la réalisation d’un désir de domination ?

Thierry Berlanda

Merci Bernard pour la référence à la coquetterie chez Girard, j’irai y regarder de près. Quant aux pouvoirs, il se peut que les pouvoirs que j’appelle extérieurs, c’est-à-dire les pouvoir institutionnels ou socio-économiques, procèdent d’un désir de domination (je ne suis pas certain que ce soit toujours le cas), mais les pouvoirs intérieurs, c’est-à-dire les « je peux » dont mon corps et mon esprit sont la somme, ils ne sont que l’expression de ce que la vie veut dans et par les vivants : vivre. C’est-à-dire marcher, sentir, ressentir, etc. bref toutes les occasions de se sentir vivant.

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