par Jean de La Fontaine (avec quelques vaines élucubrations additionnelles de Jean-Marc Bourdin)
Jean de La Fontaine a de nouveau accepté notre invitation pour nous parler, entre autres car son propos va beaucoup plus loin et part de beaucoup plus tôt, de ce COVID dit neuf (sic), mais en réalité vieux comme Esope. Notre néo-blogueur Jean incarne sa réflexion dans la fable qu’il nous offre ce jour et qu’il a intitulée “Le Loup et le Chien”.
Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
À se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
« Il ne tiendra qu’à vous beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. »
Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ?
– Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse. »
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
« Qu’est-ce là ? lui dit-il. – Rien. – Quoi ? rien ? – Peu de chose.
– Mais encore ? – Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? – Pas toujours ; mais qu’importe ?
– Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.
Nous trouvons ici naturellement le débat entre santé-sécurité d’une part et d’autre part liberté, si bien imagé par la marque du collier qui fait qu’en ce lieu précis du corps de l’animal domestiqué le pelage est plus rare encore que sur les flancs de l’animal sauvage. Les lieux de prédation du Loup ont été largement rognés par l’empire des humains, lesquels utilisent avec succès leurs chiens pour protéger leurs troupeaux et, plus généralement, en faire des auxiliaires précieux du maintien de leur ordre propre (donner la chasse aux gens/ Portants bâtons, et mendiants) et des courtisans sans excès de dignité (Flatter ceux du logis, à son Maître complaire). Que valent la santé et l’abondance quand ils se payent du prix de cet ‘attachement, aux deux sens du terme ? La question posée par les mesures de santé publique actuellement imposées à une bonne moitié de la population mondiale privée de libertés fondamentales (dont certains sont même respectées dans les systèmes les plus autoritaires) est bien déjà présente chez Jean de La Fontaine.
Mais son propos ne s’arrête pas là. Quelques dizaines de vers lui suffisent pour ouvrir plusieurs portes.
Ainsi la prospérité est-elle également liée dans la fable à la domestication et donc à la renonciation à la liberté associée à la vie sauvage : des échos de la fin de la Fronde et l’assignation à la cour de Versailles de la noblesse française s’entendent et semblent réduire la portée de la fable à ses conditions historiques d’énonciation. Néanmoins, puisque cette porte a été poussée, entrons plus avant. Depuis Marshall Sahlins et son “Âge de pierre, âge d’abondance” (Folio Gallimard, 2017) et quelques autres essais d’anthropologues dits anarchistes comme James C. Scott et son “Homo domesticus” (La découverte, 2019), nous savons que les choses ne sont pas si simples, mais passons sur cette discussion qui nous mènerait trop loin. Situons-nous plutôt dans l’époque où nous vivons. Ce que nous estimons être la prospérité y a largement dépendu jusqu’à présent de la liberté du commerce et de l’industrie, de la libre entreprise et du libre échange, du laisser-faire et du laisser-passer, etc., toutes libertés qui sont dans la période de crise que nous traversons comme antinomiques du maintien de la population en bonne santé au moyen du confinement et de l’assignation à domicile généralisés. Nous assistons en effet dans les circonstances exceptionnelles actuelles (et présentées comme provisoires) à une association délibérée entre privation de liberté et garantie de bonne santé (comme le Chien de la fable en faisait le constat). Mais nous observons qu’en la circonstance, la privation de la liberté se paiera à moyen terme, aussi et peut-être surtout, d’une atteinte significative à la prospérité et, dans certains cas à la santé (incapacité à financer les soins aux niveaux actuels, prise en charge différée trop longtemps de malades du fait de la priorité quasi-exclusive donnée à la contention du COVID-19, etc.). Notre situation est ainsi moins schématique que celle présentée dans la fable. L’alternative n’est plus entre liberté d’un côté et prospérité-santé de l’autre : nous sommes entrés dans une logique systémique plus complexe où la liberté semble une condition de la prospérité, elle-même favorisant les progrès de la santé. Encore que, si la croissance n’était pas la clé de voûte du système au XVIIe siècle qui nous a permis d’associer pacification, progrès dans la santé, amélioration de la nutrition et augmentation de l’espérance de vie, la complémentarité des quatre chevaux de l’Apocalypse, symbolisant guerres, épidémies, famines et mort était encore d’actualité au Grand Siècle. Les paramètres diffèrent, voire sont à l’opposé de ce que nous avons connu dans la deuxième moitié du XXe siècle, mais la logique d’une combinaison entre ces faits sociaux a toujours été à l’oeuvre.
Au-delà et pour revenir à nos lunes habituelles, nous avons de la part du Loup un bel exemple de désir mimétique. Le gros Chien lui apparaît dans un premier temps comme un modèle enviable (un Dogue aussi puissant que beau,/ Gras, poli) : il interroge son cousin canidé pour découvrir les clés de sa réussite qui lui semble à première vue éblouissante. Il y met d’ailleurs les formes à mesure de la convoitise suscitée (Le Loup […] lui fait compliment/ Sur son embonpoint, qu’il admire), tant il est désireux d’obtenir des avantages identiques à ceux dont jouit le Chien. Mais le Loup est beaucoup moins vulnérable que nous au désir mimétique comme le montre son propos conclusif (– Il importe si bien, que de tous vos repas/ Je ne veux en aucune sorte,/ Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor). S’il n’a peut-être pas encore encore eu le loisir de lire Cervantès et Shakespeare, ce loup connaît bien à l’évidence le théâtre de Molière et les fables de son ami La Fontaine et en sait assez sur l’aveuglement qui nous pousse à céder à nos désirs si facilement. Bref, il n’est pas longtemps dupe de son envie : il a gardé la capacité de faire la balance entre les avantages vantés par le Chien et les inconvénients de la condition canine. Nous autres humains contemporains ne savons plus faire le rapport entre l’espoir de combler un manque dans notre existence et ce que nous risquerions d’y perdre. Pour le dire autrement et dans des termes qu’un loup sauvage pourrait employer, nous avons été domestiqués par nos désirs. Ce Loup restait capable il y a 350 ans de préférer les risques associés à l’état sauvage au confort procuré par une alimentation assurée : il devrait être un exemple dans l’évaluation des désirs qui nous animent, et pas simplement pour sa préférence pour la liberté d’aller et venir. Pour autant, ne soyons pas dupes à notre tour : la résistance du loup au désir de satiété ne prouve pas qu’il s’affranchit des contraintes du désir : il a un autre modèle en tête, celui de la noblesse qui ne travaille pas et se nourrit de ses proies, modèle que l’Etat de droit en cours d’instauration après avoir interdit les duels et la monarchie absolue imposant un seul modèle à toute la société condamnent. Et son désir est celui de conserver cette condition de moindre asservissement à son suzerain qui prévalait dans la société féodale.
Et puis, à bien y regarder, le Loup est aussi la parfaite victime émissaire d’un système fondé sur la domestication des plantes, des troupeaux et des humains. Il n’est certes pas mis à mort en l’occurrence, mais seulement exclu du système, du moins dans l’attente d’une prochaine battue. Les os à ronger de poulet et de de pigeon, espèces domestiquées elles aussi, sont réservés aux Chiens et inaccessibles au Loup, sauf à ce qu’il attaque poulailler ou pigeonnier au risque de sa vie. Les Chiens sont d’ailleurs les gardiens zélés de cet espace de domestication généralisé et l’interdisent au Loup (les chiens faisaient bonne garde). Le Loup est dans l’imaginaire occidental l’incarnation principale de la menace pour l’ordre domestique : les loups sont pratiquement les seuls prédateurs de grande taille (avec quelques ours) à avoir conservé un minimum de zones de chasse dans la nature européenne (espaces au demeurant longtemps en voie de réduction et tout juste de nouveau en voie de déconfinement). Par ailleurs, la préhistoire et la génétique nous ont appris que les chiens sont des loups domestiqués, premiers collaborateurs des hommes du Paléolithique : la question de la domestication est donc centrale non seulement dans la fable mais dans l’histoire des canidés. Ou les loups deviennent des chiens ou ils restent les responsables de nombre des maux dont les éleveurs de bétail ont à souffrir.
Jean de La Fontaine nous invite ainsi à nous interroger en cette courte fable non seulement sur la valeur que nous accordons à la liberté, mais aussi plus généralement sur la maîtrise de nos désirs et sur les exclusions toujours nécessaires à l’équilibre de notre système de domestication généralisé. C’est du moins la lecture que j’ai envie d’en faire en cette période si particulière de notre époque jusqu’alors privilégiée comme aucune autre en Europe occidentale, car en grande partie protégée sur son sol des guerres, famines et épidémies jusqu’à se prendre à rêver d’un éloignement grandissant de la perspective de la mort.
Le modèle suédois ( culture protestante) nous a montré qu’il y avait une autre voie possible : liberté et santé ne sont pas antagonistes et dans le même temps cela permettait d’éviter l’effondrement économique et social … pour cela il fallait résister à la vague mimétique de la mondialisation de l’enfermement : bref protester ….
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Merci pour la fable et ce très riche commentaire. « Entre chien et loup », l’état crépusculaire qui brouille nos perceptions évoque assez bien notre situation : tellement inédite que nous sommes là à scander qu’il y aura un « avant »et un « après », faute de pouvoir nous faire une idée claire de cet entre-deux que nous vivons au jour le jour.
« Entre chien et loup » : toute crise brouille les différences et nous désoriente au point de nous rendre conscients de ne plus pouvoir discerner l’utile et le nuisible, le secours et le danger, le vrai médecin et le charlatan (Platon emploie cette expression dans Le Sophiste pour mettre en garde contre une confusion possible entre le philosophe et le sophiste ; leur rivalité en fait des « doubles » préciserait Girard).
En d’autres temps, celui de ma jeunesse par exemple, on aurait interprété cette fable à la lumière de l’idéalisme hégélien, selon la « dialectique du maître et de l’esclave » : le chien est celui qui accepte de servir parce qu’il ne met rien au-dessus de la vie, tandis que le loup, en acceptant le risque de la mort (il survit « à la pointe de l’épée »), met la liberté au-dessus de la vie. La fable de La Fontaine est sans « morale », il s’agit d’un choix existentiel, mais le loup en sort tout de même magnifié.
Aujourd’hui, je distinguerai deux approches : l’une symbolique, l’autre réelle. Sur le plan symbolique, la figure du loup solitaire peut apparaître comme une figure du mensonge romantique. L’homme est l’animal le plus mimétique de tous, celui dont les « attachements » à ses congénères sont absolument vitaux ; son refus du contrat social en ferait moins un « héros » qu’un « hors-la-loi », un violent, potentiel candidat au terrorisme djihadiste. Par contre, en considérant le loup comme un « habitant de la planète » et la domestication de la nature comme une surexploitation éhontée de ses ressources, le choix du loup de vivre en marge, en plus de son panache, semble avoir acquis « droit de cité ». Ici, en Provence, il a son comité de soutien contre les bergers et leurs chiens.
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