
par Jean-Michel Oughourlian
L’histoire de l’humanité se confond avec l’histoire des guerres. Il suffit d’ouvrir un livre d’histoire pour s’en convaincre.
Nous sommes, paraît-il, en guerre contre le Coronavirus, un ennemi redoutable, sournois, invisible et tueur.
Depuis toujours, la guerre est la responsabilité suprême du Politique : c’est au Politique de prendre la responsabilité de faire tuer ses enfants et de tuer les enfants des autres. Tout le monde reconnaissait ce privilège du Politique et sacralisait la Violence en la personne des grands conquérants et chefs de guerre : Alexandre, César, Napoléon et plus près de nous Clemenceau, Churchill ou de Gaulle.
Mais le sacré a disparu de la sphère publique, politique, aussi bien que religieuse, dans notre civilisation occidentale, ainsi que Luc Ferry l’a bien montré.
De nos jours, le Politique se sent coupable de faire tuer ses propres soldats tout en continuant à se glorifier de tuer ceux qu’il désigne comme ennemis. Le Politique a encore le privilège de choisir ses ennemis et de les massacrer, mais il n’a plus le droit de risquer la vie de ses propres soldats : c’est la philosophie dite du « zéro mort ».
Le développement technologique permet cette politique grâce aux avions, aux fusées et aux drones. La bravoure, le courage, le sacrifice sont réservés aux peuples moins bien armés et victimes des bombardements. Les premiers bombardements, les plus spectaculaires, ont été ceux d’Hiroshima et de Nagasaki visant à épargner la vie de millions de soldats américains. Aujourd’hui, les attentats ciblés sont confiés à des drones sophistiqués.
Le Politique a donc perdu, avec le sacré, le droit de faire tuer ses propres enfants. On pourrait voir cela comme un progrès de l’humanité si cela résultait d’un surcroît d’humanité et de sagesse. Mais ce n’est pas le cas : si le Politique n’a plus ce droit, c’est qu’il a peur des réactions de son peuple. En Occident aujourd’hui, on considère la perte d’un de nos soldats au combat comme un scandale et on lui rend hommage solennellement.
C’est cette peur qui aujourd’hui paralyse le Politique dans sa guerre contre le virus, et celui-ci a agi comme révélateur de cette dévalorisation et de cette désacralisation du Politique auquel personne ne croit plus. La peur se généralise : peur des plaintes judiciaires qui vont pleuvoir aussitôt la crise passée. Ces plaintes seront basées sur le non-respect du principe de précaution et envahiront toutes les juridictions possibles depuis la Cour de justice de la République jusqu’au plus petit tribunal de province.
À la peur du Politique s’ajoute l’angoisse des catastrophes psychiatriques et surtout économiques qui résulteront du confinement et du principe de précaution, paralysant et biaisant toute décision. Il n’est en effet pas impossible que les dégâts économiques et psychosociaux soient aussi dévastateurs que le virus lui-même.
Pris entre ces deux peurs, ces deux angoisses, terrifié par le pouvoir qu’il a abandonné au système judiciaire, le Politique, quel qu’il soit, est paralysé dans son action et tergiverse pour la moindre décision. Il cherche à conjurer par avance la menace judiciaire en se couvrant de l’autorité scientifique, elle-même divisée, et révélant le plus souvent son ignorance.
Le pouvoir des juges, amplifié par la presse et les réseaux sociaux, a tourné à la chasse au bouc émissaire : dès que la justice accuse, la presse et les réseaux sociaux condamnent. C’est le principe même du bouc émissaire : il est coupable, parce qu’accusé ! C’est un retour au mécanisme primitif de la mise à mort d’un coupable supposé et accusé d’être responsable des catastrophes que l’on subit et que l’on ne s’explique pas. C’est en fait une inversion de la justice, une perversion d’une institution judiciaire, qui s’était peu à peu affranchie de ce mécanisme qui guidait encore son action au temps de l’inquisition : plus besoin de jugement ni d’avocat, un accusé est coupable et « il n’y a pas de fumée sans feu ».
Cette instrumentalisation de la justice, et la peur qu’elle engendre, efface tous les progrès qu’elle avait faits au cours des siècles et ramène notre civilisation au mécanisme mis en œuvre par les sociétés primitives pour conjurer la violence.
Le confinement est le comble du principe de précaution : « Ne prenez aucun risque. Restez chez vous. Lavez-vous, purifiez-vous, ne sortez pas, ne voyez personne, gardez vos distances ». Enterrés vivants, vous ne risquez plus rien !
Les vieillards confinés sont ainsi invités à attendre la mort et le langage devient paradoxal : on est mort que si l’on est décédé !
Un grand merci à Jean-Michel Oughourlian qui nous fait l’honneur de publier un billet dans notre blogue. J’en profite pour signaler qu’il avait publié en 2010 un ouvrage d’entretiens avec Trevor C. Merrill intitulé « Psychopolitique » aux éditions François-Xavier de Guibert qui traitait de façon originale du Politique et de la guerre. Ce n’est pas son plus connu, mais j’en conseille la lecture, comme du reste de son oeuvre d’ailleurs. Nous avions chroniqué ici « Cet autre qui m’obsède » paru en 2017 aux éditions Albin Michel.
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Votre réflexion est remarquable, comme toujours. J’y vois cependant, une limite. Je pense, à mon avis, qu’elle décrit une « civilisation »: Occidentale. L’ Asie et l’Afrique ont géré autrement cette crise. Je ne veux pas rentrer ici dans une comparaison/rivalité avec contestations des chiffres….Simplement, la perception (et le symbole est très important) qu’ont ces peuples (et qu’ils auront dorénavant) va changer. La venue et l’acceptation des ONG (du moins certaines) sera de plus en plus mal acceptée…….Et les conséquences de ce simple constat suivront
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Le sacré ne fonctionne plus, cela ne signifie pas qu’il ait disparu, et la célébration des soldats morts malgré le principe du zéro-mort sont l’objet de rituels républicains où ils sont célébrés comme des héros même s’ils ont été victimes d’un accident d’hélicoptère. Je pense au contraire que l’incapacité à créer de nouveaux rituels hors sacrifice, les humains n’ayant pas assez la connaissance du propitiatoire pour s’en passer, les comportements à risque, addictions diverses, violences domestiques ou routières, remplaçent la fête archaïque en continuant néanmoins à sacrifier ses enfants comme sont sacrifiés les politiques, la justice jouant alors effectivement le rôle du grand prêtre sacrificateur, le politique étant encore incapable de passer du sacré au saint, ce qui ne sera possible que quand l’édification de chacun permettra à tous de consentir au pouvoir régulateur de l’État.
La corruption de toutes les institutions, notamment religieuses, aboutit à cette contradiction apocalyptique où on jette l’évangile avec l’eau discriminante de ces institutions perverties, se privant du trésor qu’il contient qui est l’établissement de la nouvelle justice, appuyée sur la nouvelle loi, qui est renoncement au sacrifice.
On peut dire en ce sens que l’apocalypse a commencé dès le vendredi saint, et tant que nous n’admettrons pas que la vie éternelle ne concerne pas nos vies personnelles, mais cette potentialité extraordinaire à reconnaitre l’impeccable dans la personne du plus simple jardinier, nous n’accèderons pas à la résurrection de Pâques, celle qui retourne la mimésis d’appropriation en transmission mimétique apaisée, nous permettant d’admettre notre fin personnelle par l’amour du prochain, renonçant à faire de notre propre mort un sacrifice, de notre petite personne une divinité, reconnaissant pour divin le message transmis par celui dont le corps a déserté le tombeau, indiquant le chemin de la victoire sur la violence et la mort sacralisée.
Tant que l’individu n’admettra pas cette loi semblable à un loi physique, la parole sera laissée à l’accusateur et non au Paraclet, à la haine plutôt qu’à l’amour, à l’admiration de la force plutôt qu’au soin aux plus petits, à la servitude plutôt qu’à la liberté, liberté dont nous sommes encore incapables de supporter, comme le soulignait Dostoïevski, le terrible fardeau, nous continuerons à répliquer ces codes inopérants du sacré archaïque dont nous ne sommes toujours pas réellement débarrassés :
« Frères, vous avez été appelés à la liberté, seulement ne faites pas de cette liberté un prétexte de vivre selon la chair; mais rendez-vous, par la charité, serviteurs les uns des autres. 14Car toute la loi est accomplie dans une seule parole, dans celle-ci: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. 15Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde que vous ne soyez détruits les uns par les autres. »
https://saintebible.com/lsg/galatians/5.htm
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La guerre ? J’aurais assorti ce mot de points d’interrogation ou de suspension, bref d’une pointe de suspicion. Le mot a été martelé par le chef de l’Etat lors de sa première intervention télévisée à seule fin, me semble-t-il, de resacraliser le politique à un moment crucial : le mot « confinement » , qui manque de panache, n’a pas été prononcé, mais nous avons appris ce soir-là que nos droits les plus fondamentaux seraient suspendus pour une durée illimitée ; en chef de guerre, le président lançait la mobilisation générale contre l’ennemi : « restez chez vous ! »
Les politiques qui n’ont pas lu « Achever Clausewitz » restent persuadés que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». La guerre serait une institution destinée à « contenir » la violence sous le contrôle de l’Etat ou de ceux qui parlent en son nom. L’auteur de cet article entend dissiper cette illusion.
L’Etat ne contrôlerait plus rien, il ne ferait que tergiverser entre deux peurs : la peur des réactions de sa population et la peur du pouvoir des juges. Je me demande si ces deux peurs n’en font pas qu’une seule, puisque le pouvoir judiciaire serait lui-même sous l’emprise des médias. La peur, drapée dans « le principe de précaution »qu’elle tend à pousser à l’extrême, nous transformerait en morts vivants. La paralysie du pouvoir politique s’étendrait au corps social tout entier.
Je ne ferai qu’une remarque : de cet ennemi, un virus, invisible et tapi dans la population comme un terroriste, on ne sait pas grand chose sinon qu’il s’attaque de préférence aux personnes fragiles, à nos « aînés » en particulier. Michel Serres voyait la guerre comme la décision prise par un aréopage de vieux d’envoyer leurs enfants s’entre-tuer à leur place. Il semble que notre drôle de guerre actuelle contraste infiniment avec les guerres historiques sur ce point : les forts ont décidé de protéger les faibles, quel qu’en soit le prix. Et ce coût est « incalculable », selon ceux qui ont métier de le calculer. Alors, même si cette décision est l’effet de la peur, même si l’on peut douter qu’elle représente « un surcroît de sagesse », n’est-elle pas « humaine, trop humaine » ?
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A la fin de son livre posthume, Michel Serres décrit l’intelligence comme bloquée au purgatoire, et n’aide en rien pour accéder à la transcendance, illustrant la différence infinie entre les ordres pascaliens de l’esprit et de la charité.
Sans l’outil démonétisé du sacré, nous ne saurons qu’en perpétuer le mensonge si nous ne cheminons pas vers le renversement radical et individuel auquel nous invite le Christ, acceptant ce saut rationnel de la foi qui, depuis Girard, permet de faire du pari pascalien un choix dont les termes sont clairement définis.
Or, ce choix n’est toujours pas opéré collectivement, et la paix qu’il propose n’est que guerre de moins en moins déguisée, la vérité qu’il formule toujours empêtrée dans les paradoxes dialectiques rimbaldiens où, ne sachant s’exprimer sans paroles païennes, nous préférons nous taire ou faire taire ceux qui osent encore s’exprimer, et le constat que fait avec Luc Ferry Mr Oughourlian de l’absence du sacré ne revient qu’à en décrire la métastase de l’Antéchrist, si bien décrite par Girard dans « Je vois Satan tomber comme l’éclair », qui radicalise le souci des victimes pour mieux le paganiser, et revenir au sacré.
Nous nous retrouvons donc avec Ivan Karamazov dans la cellule où nous enfermons celui qu’il a fait revenir, pour mieux, face au doux regard qui ne peut que se taire, lui signifier notre refus, la justice n’ayant encore jamais réellement trouvé sa liberté face aux pouvoirs, ne s’étant jamais émancipée des inquisitions qui tentent encore de produire du sacré inopérant, réitérant le cycle désespérant d’ un chemin apocalyptique inversé qui mènera de la pandémie à la famine puis à la guerre, pour encore célébrer la volonté de domination.
Aurons-nous le courage d’incarner ce qui, aujourd’hui encore, n’est que fiction littéraire ? Saurons-nous, suivant les justes, ces poètes qui tentent d’inverser notre processus mental, plaçant le mouvement du cœur selon Proust, avant les orgueils de l’intelligence ? Oserons-nous admettre que notre mort personnelle sait échapper au sacrifice, admettant que notre petite personne n’est pas une divinité, reconnaissant pour divin le message transmis par celui dont le corps a déserté le tombeau, indiquant le chemin de la victoire sur la violence et la mort sacralisée ?
Simone Weil doutait que ce fût pour bientôt, tout nous indique aujourd’hui que c’est maintenant que nous y sommes, la foi est un choix raisonnable, où les peuples d’Europe retrouveront le génie épique, sachant ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas mépriser les malheureux, osant enfin avec Girard définir le mot religion, cité par Michel Serres lors de sa réception à l’académie :
« Au cours de réunions où je regrettais que vous n’assistiez pas, notre compagnie hésita, récemment, à définir le mot religion. Vous en dites deux familles : celles qui unissent les foules forcenées autour de rites violents et sacrés, générateurs de dieux multiples, faux, nécessaires ; celle qui, révélant le mensonge des premières, arrête tout sacrifice pour jeter l’humanité dans l’aventure contingente et libre de la sainteté, pour lancer l’humanité dans l’aventure contingente et sainte de la liberté.
Je veux finir par ce que sans doute peu de gens peuvent ouïr de leur vivant ; que je n’ai encore prononcé devant personne : Monsieur, ce que vous dites dans vos livres est vrai ; ce que vous dites fait vivre.
Le sacrifice épuisé, nous ne nous battrons plus que contre un ennemi : l’état où nous désirions réduire l’ennemi lorsque, jadis, nous nous battions. Alors, seul adversaire en ce nouveau combat, la mort, vaincue, laisse place à la résurrection ; à l’immortalité. »
http://www.academie-francaise.fr/reponse-au-discours-de-reception-de-m-rene-girard
Oui, le choix est radical et froidement rationnel, Girard n’a su que dégager par l’étude des textes ce qui depuis deux mille ans est proposé à l’humanité, qui a la liberté de n’y pas consentir et d’en rester au trop humain, l’amour ou la destruction :
« Frères, vous avez été appelés à la liberté, seulement ne faites pas de cette liberté un prétexte de vivre selon la chair; mais rendez-vous, par la charité, serviteurs les uns des autres. 14Car toute la loi est accomplie dans une seule parole, dans celle-ci: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. 15Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde que vous ne soyez détruits les uns par les autres. »
https://saintebible.com/lsg/galatians/5.htm
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