par Hervé van Baren
Des chapitres 18 à 20 du second livre des Rois, et, dans une rare reprise, des chapitres 36 à 39 du livre d’Isaïe, la Bible nous parle du règne d’Ezéchias, roi de Juda. A l’époque, le peuple juif se répartit en deux royaumes, Israël et Juda, avec comme capitales respectives Samarie et Jérusalem.
Le roi de Juda, Ezéchias, nous est présenté comme un monarque éclairé, gardien rigoureux du monothéisme et de l’intégrité territoriale de son pays.
Ezékias mit sa confiance dans le SEIGNEUR, le Dieu d’Israël. Après lui, il n’y a pas eu de roi comme lui parmi tous les rois de Juda ; il n’y en avait pas eu de semblable non plus parmi ceux qui l’avaient précédé. (2 Rois 18, 5)
Malheureusement, il ne suffit pas d’être un bon gouvernant pour éviter les ennuis. Bientôt arrive la nouvelle de la chute de Samarie devant l’invincible armée assyrienne, suivie par la prise de toutes les villes de Juda excepté Jérusalem. Encore un temps et voilà la redoutable armée en marche vers la grande ville.
Nous n’entrerons pas dans les détails historiques. Ce qui nous intéresse, dans ces versets, c’est le parcours spirituel d’un homme au fur et à mesure que la crise se déroule. C’est aussi, croyons-nous, ce qui intéresse le ou les auteurs.
La première phase de la crise, c’est une menace encore lointaine, imprécise. On sent bien dans le texte la montée de l’angoisse au fur et à mesure que les mauvaises nouvelles d’Israël et des autres villes de Juda parviennent à Jérusalem, catastrophe inimaginable quelques temps plus tôt.
La Bible nous décrit un roi bien éloigné de son portrait officiel. Il commence par s’humilier devant son ennemi, et cherche à acheter sa grâce :
Ezékias, roi de Juda, envoya dire au roi d’Assyrie à Lakish : « J’ai commis une faute. Ne m’attaque pas ; ce que tu m’imposeras, je le supporterai. » Le roi d’Assyrie fixa à Ezékias, roi de Juda, une taxe de trois cents talents d’argent et de trente talents d’or. Ezékias livra tout l’argent qui se trouvait dans la Maison du SEIGNEUR et dans les trésors de la maison du roi (2 Rois 18, 14-15)
Bien entendu, cette couardise n’a aucun effet sur la volonté de l’Assyrie de s’emparer de la ville. Bientôt les armées ennemies se tiennent au pied des murailles. C’est la seconde phase de la crise. Le danger est à présent bien concret, bien qu’à ce stade pas une goutte de sang n’ait été versée. Le texte nous gratifie alors d’un extraordinaire morceau de guerre psychologique, avec la harangue de l’aide de camp du roi d’Assyrie, qui ne réussit que trop bien à saper le moral des assiégés, leur roi en tête :
[…] [Ezéchias] déchira ses vêtements, revêtit le sac et se rendit à la Maison du SEIGNEUR. (2 Rois 19,1)
Dans l’esprit d’Ezéchias, la ville est déjà perdue. Il se décharge de ses responsabilités en faisant appel aux super-pouvoirs du prophète de service, en l’occurrence Isaïe. L’intervention de celui-ci a pour résultat une pause temporaire dans la crise, mais bientôt celle-ci menace de plus belle. La seconde intervention du prophète frappe durement l’armée ennemie ; elle retourne en Assyrie, où le roi Sennakérib se fait assassiner par ses propres fils. Fin de l’épisode.
On aurait là une édifiante histoire prouvant la toute-puissance de YHWH et de son prophète, sans le chapitre suivant. Passons à la version du livre d’Isaïe.
En ces jours-là, Ezékias fut atteint d’une maladie mortelle… (Isaïe 38, 1)
Pour comprendre la teneur de ce début de chapitre, il faut réaliser qu’il raconte la même histoire suivant un autre point de vue. La « maladie mortelle » fait référence au désespoir du roi lorsqu’il réalise qu’il sera sans doute le dernier de l’histoire de son peuple. On notera, tout au long de l’épisode, le portrait plein d’autodérision que le prophète brosse de lui-même. On appréciera par exemple sa belle empathie et son tact lorsqu’il conseille au roi de régler ses affaires au plus vite…
… Le prophète Esaïe, fils d’Amoç, vint le trouver et lui dit : « Ainsi parle le SEIGNEUR : Donne des ordres à ta maison, car tu vas mourir, tu ne survivras pas. (Isaïe 38, 1)
Quelle sollicitude !
Ezékias tourna son visage contre le mur et pria le SEIGNEUR. Il dit : « Ah ! SEIGNEUR daigne te souvenir que j’ai marché en ta présence avec loyauté et d’un cœur intègre et que j’ai fait ce qui est bien à tes yeux. » Ezékias versa d’abondantes larmes. (Isaïe 38, 2-3)
Ezéchias en est au stade du deuil qu’on appelle la négociation.
Ensuite vient une prophétie d’Isaïe :
La parole du SEIGNEUR fut adressée à Esaïe : « Va et dis à Ezékias : Ainsi parle le SEIGNEUR, le Dieu de David ton père : J’ai entendu ta prière et j’ai vu tes larmes. Je vais ajouter quinze années au nombre de tes jours. Je te délivrerai, ainsi que cette ville, des mains du roi d’Assyrie. Je protégerai cette ville. Et voici pour toi, de la part du SEIGNEUR, le signe que le SEIGNEUR fera ce qu’il a dit : Voici que, sur les degrés d’Akhaz, je vais faire reculer l’ombre qui est déjà descendue : elle reculera de dix degrés. » Et le soleil remonta sur les degrés dix degrés qu’il avait déjà descendus. (Isaïe 38, 4-8)
Les quinze années gagnées compensent probablement les quinze perdues dans la phase dépressive. La liberté que le narrateur prend avec les lois de la physique décrit bien le vécu de la crise, l’abolition de toutes les perceptions habituelles du temps. La singularité, tout comme la poésie, permet toutes les libertés.
La même histoire nous est racontée une troisième fois, cette fois-ci du point de vue d’Ezéchias lui-même, sous la forme d’un psaume.
Poème d’Ezékias, roi de Juda, lorsqu’il fut malade et survécut à sa maladie.
Moi, j’ai dit : au meilleur temps de ma vie,
je dois m’en aller. Je suis assigné aux portes du séjour des morts,
pour le reste de mes années. (Isaïe 38, 9-10)
Le texte nous décrit la dépression comme un état sans horizon temporel. L’absence de Dieu correspond à la mort de toute relation, et le pays tout entier semble affecté par la maladie de son roi :
J’ai dit : je ne verrai plus le SEIGNEUR sur la terre des vivants.
Je ne pourrai plus voir un visage d’homme
parmi les habitants du pays où tout s’arrête. (Isaïe 38, 11)
Tantôt on est condamné à traîner sa carcasse éternellement, tantôt on ne passera pas la nuit :
…Je suis assigné aux portes du séjour des morts,
pour le reste de mes années. (Isaïe 38, 10)
Avant le matin, je serai réduit à rien.
Comme le lion, il a broyé tous mes os.
Du jour à la nuit,
tu en auras fini avec moi. (Isaïe 38, 13)
Mais bientôt la lumière réapparaît au loin :
« Le Seigneur est auprès des siens : ils vivront
et son esprit animera tout ce qui est en eux »,
aussi tu me rétabliras et me feras revivre. (Isaïe 38, 16)
Et finit par réchauffer à nouveau les jours d’Ezéchias :
Mon amertume s’est changée en salut.
Tu t’es attaché à ma vie pour que j’évite la fosse
et tu as jeté derrière toi tous mes péchés.
Car le séjour des morts ne peut pas te louer
ni la Mort te célébrer.
Ceux qui sont descendus dans la tombe
n’espèrent plus en ta fidélité.
Le vivant, lui seul, te loue,
comme moi aujourd’hui.
Le père fera connaître à ses fils ta fidélité. (Isaïe 38, 17-19)
Chute et relèvement, lamentation et chant de grâce, accablement et libération, tout cela a lieu au sein de la crise. Tous les prophètes de la Bible témoignent d’un événement qui a transformé leur vie, leur être, hors du temps et de l’espace. C’est bien une singularité anthropologique que ces versets décrivent, un lieu/instant où les lois qui régissent habituellement nos vies n’ont plus cours, le lieu de tous les possibles.
Cette description d’une crise est incomparable parce qu’elle met en parallèle le point de vue extérieur, sujet des premiers chapitres historiques, et le témoignage intime. Si nous avons été si longtemps incapables de voir qu’Isaïe nous racontait trois fois la même histoire, c’est parce que l’unicité des faits est masquée par la nature radicalement différente de l’observation selon qu’elle a lieu du dehors de la singularité ou du dedans.
La crise est donc simultanément le lieu de la perte et celui du salut. Comment ne pas citer Hölderlin, dont Benoît Chantre retrace le parcours spirituel similaire dans son dernier livre (1) :
Là où croit le péril croît aussi ce qui sauve.
Genèse nous raconte la mère de toutes les crises, le déluge, non sans avoir expliqué ses causes :
les fils de Dieu virent que les filles d’homme étaient belles et ils prirent pour femmes celles de leur choix. (Genèse 6, 2)
Les hommes choisissent les femmes selon leur bon vouloir. En prenant pour exemple le désir le plus puissant, Genèse nous décrit un monde dans lequel celui-ci n’est pas bridé par la loi. Cette absence de régulation des désirs conduit à l’emballement de la violence :
Le SEIGNEUR vit que la méchanceté de l’homme se multipliait sur la terre : à longueur de journée, son cœur n’était porté qu’à concevoir le mal, et le SEIGNEUR se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre. (Genèse 6, 5-6)
Une fois le déluge passé, dès la sortie de l’arche, Noé instaure un ordre sacrificiel :
Noé éleva un autel pour le SEIGNEUR. Il prit de tout bétail pur, de tout oiseau pur et il offrit des holocaustes sur l’autel. (Genèse 8, 20)
Ce qui a pour conséquence d’apaiser la colère divine :
Le SEIGNEUR respira le parfum apaisant et se dit en lui-même : « Je ne maudirai plus jamais le sol à cause de l’homme. Certes, le cœur de l’homme est porté au mal dès sa jeunesse, mais plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait. (Genèse 8, 21)
L’ordre légal et sacrificiel conduit à une alliance entre Dieu et les hommes :
« Je vais établir mon alliance avec vous, avec votre descendance après vous et avec tous les êtres vivants qui sont avec vous : oiseaux, bestiaux, toutes les bêtes sauvages qui sont avec vous, bref tout ce qui est sorti de l’arche avec vous, même les bêtes sauvages. J’établirai mon alliance avec vous : aucune chair ne sera plus exterminée par les eaux du Déluge, il n’y aura plus de Déluge pour ravager la terre. » (Genèse 9, 9-11)
La promesse de préserver la terre de tout nouveau déluge est, sans nul doute, conditionnée à la part humaine du contrat, préserver l’ordre légal et sacrificiel. En supplément, il y a cet engagement divin, redoutablement ambigu :
Dieu dit : « Voici le signe de l’alliance que je mets entre moi, vous et tout être vivant avec vous, pour toutes les générations futures.
« J’ai mis mon arc dans la nuée pour qu’il devienne un signe d’alliance entre moi et la terre. Quand je ferai apparaître des nuages sur la terre et qu’on verra l’arc dans la nuée, je me souviendrai de mon alliance entre moi, vous et tout être vivant quel qu’il soit ; les eaux ne deviendront plus jamais un Déluge qui détruirait toute chair. L’arc sera dans la nuée et je le regarderai pour me souvenir de l’alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant, toute chair qui est sur la terre. » (Genèse 9, 12-16)
La nuée, c’est bien la menace d’un nouveau déluge, mais à présent elle est éclairée par un arc-en-ciel. La crise change, par ce détail, entièrement de sens. Là où le déluge faisait passer de l’anarchie à la loi et au sacré, les nuées à venir feront passer de la loi et du sacré à l’Esprit, à la conscience. Nous ne sommes pas dispensés d’épreuves, mais celles-ci ont à présent un sens, un objectif qui n’est nullement la destruction de l’humanité. L’arc de lumière annonce une nouvelle alliance entre YHWH et les humains, la relation d’amour que Dieu établit avec nous et que nous avons si souvent tendance à oublier. L’arc n’apparaît, notons-le, que dans la nuée. Genèse suggérerait-elle qu’il n’y a que dans les crises que nous pouvons être éclairés par la lumière divine ?
Rien ne permet d’assimiler Dieu à la singularité de la crise, mais tous les témoignages bibliques désignent la singularité anthropologique comme le lieu de notre rencontre avec Dieu.
(1) Benoît Chantre, le clocher de Tübingen, 2019
Les extraits bibliques proviennent de la TOB.