par Joël Hillion
Nouveau contributeur de notre blogue, Joël Hillion est l’auteur de plusieurs essais : Shakespeare et son double, une traduction et des commentaires des Sonnets de Shakespeare, Le désir mis à nu et dernièrement L’alter de mon ego, .
Dans la définition du « prochain », il y a souvent erreur de perspective, nous tombons sur l’éternelle inversion des valeurs chrétiennes. Mon prochain n’est pas celui à qui je fais du bien – ça, c’est la définition de la charité. Mon prochain est celui qui me fait du bien ! C’est celui dont je dépends. La référence unique et fondamentale au prochain se trouve dans la Parabole du bon Samaritain, telle qu’elle est rapportée par saint Luc au chapitre 10. La question posée à Jésus est explicite : « Qui est mon prochain ? » demande un disciple. La réponse l’est tout autant : « Celui-là qui a pratiqué la miséricorde à [ton] égard. » On peut traduire aussi : « celui qui t’a aimé ». Je suis donc censé aimer celui qui m’a assisté, celui qui m’a soutenu, celui qui « ne s’est pas écarté de moi ». C’est pour cela qu’il est impossible de ne pas aimer sa mère. C’est toujours l’AUTRE qui fait que je suis JE. Ce n’est pas ma dépendance que j’aime. Mais, de ma dépendance peut naître un amour bon. Le seul amour que j’ai à manifester, c’est ma reconnaissance. Attention encore à la tromperie des mots. Reconnaissance ne signifie pas seulement remerciement, même si Françoise Dolto la définit comme une « dette d’amour ». Il faut comprendre la reconnaissance comme « se » reconnaître dans l’AUTRE, et connaître qu’on est aimé ! À voir comment vivent les habitants de notre planète, cela paraît la chose la plus improbable. Pourtant Françoise Dolto précise : « L’amour vrai ne crée aucune dépendance. » En effet, c’est le contraire qui est vrai, la dépendance crée l’amour. Encore une « inversion des valeurs chrétiennes » qu’il faut manipuler avec précaution.
La charité, c’est le bien que je fais quand je donne. L’amour du prochain, c’est le bien que me fait l’autre quand je reçois. L’empathie ne dit rien sur le don. Elle nous éclaire beaucoup sur le recevoir.
Pour autant que nous comprenons cette vérité, la question demeure : pourquoi cette injonction à « aimer son prochain » paraît-elle aller si peu de soi alors que l’empathie, nous le savons, est naturelle et spontanée ? Précisément parce qu’aimer son prochain n’est pas naturel du tout. La théorie mimétique (autant que l’Histoire depuis le début de l’hominisation jusqu’à aujourd’hui) a montré que la rivalité, la compétition, la guerre ont presque toujours prévalu sur l’empathie. La concurrence économique est la même chose. Le désir mimétique défait souvent ce que l’empathie a fait. La rivalité l’emporte sur le partage, le « goût de la différence » sur l’évidence de nos ressemblances. Et l’indifférenciation est vécue avec effroi, comme une perte d’identité. Nous ne voulons pas être l’Autre. Si nous savions mieux ! Les civilisations se sont toutes construites sur le mode du rejet, voire du sacrifice de l’Autre. Les différences culturelles, sous toutes leurs formes, sont des affirmations plus ou moins violentes de la séparation des humains en genres, en catégories, en classes, en « races ». Quand les différences n’existent pas, on les invente ! « Tire-toi, t’es pas d’ ma bande ! » Dire que « mon prochain » est exactement égal à moi-même, que je dois l’aimer comme moi-même, est scandaleux. Et saint Paul a enfoncé le clou en disant (Galates, 3, 28) : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme. » Si nous prolongeons la liste de saint Paul, nous pouvons dire : il n’y a plus ni Blanc ni Noir, ni Caucasien ni Arabe, ni hétérosexuel ni homosexuel, ni trisomique ni enfant normal… Reconnaissons que cette unité de l’espèce, ainsi proclamée, nous dérange. Nous avons toujours privilégié nos différences, aujourd’hui beaucoup revendiquent « le droit à la différence ». Les leçons de l’empathie devraient nous apprendre à revendiquer « le droit à l’indifférence ». Mais, cela n’est pas facile. René Girard a montré que l’indifférenciation pousse à la rivalité, à la violence mimétique sous toutes ses formes. Il va donc falloir s’habituer, sur notre planète rétrécie par la mondialisation, à nous ressembler les uns les autres. Il y faut évidemment un gros travail de conscience. L’empathie ouvre la voie. L’éducation y trouve là une mission universelle !
Je vous rejoins sur votre vision de l’empathie comme la base de l’amour du prochain. L’empathie ne serait-elle pas justement une différentiation ? L’empathie me permet de reconnaître l’Autre comme un être de même nature que moi, mais en tant que remède à la rivalité mimétique et à l’indifférenciation, elle est justement séparation, reconnaissance du je et du tu, là où le mimétisme est confusion. D’après Carl Rogers, l’empathie est la capacité à se mettre dans la peau de l’autre pour voir le monde par ses yeux, mais Rogers ajoute une condition : avoir conscience que cette expérience est la sienne, distincte de la mienne. Faire coexister deux êtres dans mon esprit, moi et l’Autre, plutôt qu’un seul être hybride et indifférencié.
Il y a une tension entre l’empathie et l’identité, comme vous le dites. L’identité est une différenciation artificielle (je suis catholique, blanc, français, homme…) rendue nécessaire par notre tendance mimétique à la confusion de l’être, notre manque d’empathie. Dans le monde globalisé d’aujourd’hui, la tentation est de ressembler à l’Autre, mais il n’y a là nulle fatalité. L’empathie permet la différenciation sans les conséquences néfastes de l’identité (communautarisme, sexisme, racisme…). Les personnes très empathiques n’ont pas besoin de se définir culturellement pour se différencier (Gandhi).
Dans un monde empathique, nul risque de tous se fondre dans le même moule. Dans l’empathie, nous sommes qui nous sommes et nous nous réjouissons de la différence de l’Autre, sans la convoiter.
« Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. » (Mt 8,20)
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Bien sûr, vous avez raison dans un certain sens, mais l’empathie que vous décrivez comme une reconnaissance d’une altérité différente est, à mon avis, problématique dans une perspective girardienne.
Le mécanisme sacrificiel, en effet, est une machine à fabriquer des différences. Lorsque cette différences sont « bonnes », tout va bien (pardon pour cette théorie un peu ad hoc, je m’exprime terriblement mal, mais ce blog est un peu un laboratoire d’idées et votre texte me stimule!), l’empathie peut déployer son action bienfaisante. Mais le système sacrificiel — qui est le nôtre, à mon avis — fabrique aussi des différences « mauvaises ». C’est ce qu’exprime le « Tire-toi, t’es pas de ma bande » de l’auteur (dont je partage l’idée générale). Celui qui est ainsi rituellement, institutionnellement expulsé (sur le plan social, ce seront le Camar des Indiens, le pauvre, le juif, l’homosexuel et de manière la plus fondamentale et particulièrement pernicieuse, la femme; mais l’expulsion sera aussi individuelle, chacun ayant ses victimes personnelles: ses rivaux) est marqué par une différence spécifique, qui est justement, de manière paradoxale, l’indifférencié! Les Camar, les femmes etc. sont institutionnellement des monstres (cf. le récent ouvrage d’Olivia Gazalé, « Le mythe de la virilité », qui vraiment se lit très bien). Ils sont différents en ce sens qu’ils sont dépourvus d’identité, ou au mieux cette identité prend l’aspect d’un oxymore: on est à la fois homme et bête, homme et femme (qui elle même est homme et bête) etc. Ces catégories de personnes sont assignées à une identité paradoxale, assimilable au fond à une non-identité. On est femme certes, c’est bien là une identité, une différence, mais dans le fond ce terme de femme recèle une réalité perçue dans une certaine mesure comme monstrueuse.
Cependant cette monstruosité des monstres n’est pas une fatalité. La différence mauvaise peut être érigée, à force de luttes pour la reconnaissance, en bonne différence. C’est ce que nous observons dans notre société avec les femmes, les juifs, les homosexuels… L’affaire Weinstein est en fait le témoin, non pas tant de l’oppression des femmes, que du fait que cette oppression millénaire est en voie de démantèlement.
Le problème avec le système sacrificiel, c’est que, puisqu’il est basé sur les différences, il a tout autant besoin de bonnes que de mauvaises différences. La différence a elle-même besoin du différent d’elle. Le différencié ne peut se définir que par opposition à l’indifférencié. Il faut toujours des victimes. Ainsi, tel groupe social, respectivement tel individu, une fois ayant accédé à la reconnaissance de sa différence, laissera un vide à combler. Il faudra trouver un autre groupe, respectivement un autre individu, à qui on imposera de jouer le rôle du monstre. Chez nous, il s’agira des perdants de l’économie de marché, les sans-emploi, ce qui n’ont pas d’argent. Voilà les victimes de notre sacrificialisme moderne.
En clair, la faiblesse de votre théorie tien à mon avis au fait que la bonne différenciation que vous décrivez se fera toujours, tant aux plans social qu’individuel, aux dépens d’un tiers qui n’en bénéficiera pas et qui devra « mourir ». D’où la pertinence de la position de Joël Hillon, qui prône un droit à l’indifférence. Cette position correspond du reste peu ou prou à l’imitatio Christi prônée par Girard et à la « médiation intime » de Benoît Chantre. Pour que l’empathie puisse être générale, il faudrait commencer par voir que les sans-identité, les monstres, les hommes sans qualités, ce sommes d’abord nous-mêmes. Mais c’est là un vaste programme, et le moins qu’on puisse dire c’est que, comme le dit l’auteur, ce n’est pas là chose facile.
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Commentaire de Christine Orsini
Je suis d’accord avec le commentaire précédent. Il me semble déjà que si le prochain est celui qui me fait du bien, le commandement de l’aimer n’est pas si difficile à suivre. La bonne réciprocité existe même si ce n’est pas d’elle que Girard s’occupe en priorité. Par contre, l’empathie, c’est tout autre chose. C’est la capacité de se mettre à la place de l’autre. On peut très bien aimer quelqu’un sans partager ni même pouvoir imaginer sa propre vision du monde. On peut aussi haïr un alter ego, comme l’a montré Girard en lisant Shakespeare : le meilleur ami qui devient le pire ennemi. Et Proust décrit l’étrange complicité qui lie le bourreau à sa victime : « Au moment où il redouble de brutalité, il ne peut s’empêcher de se reconnaître dans l’autre souffrant » (Mensonge romantique… p. 243, Poche Pluriel). Voir aussi l’analyse du masochisme, la victime qui cherche un bourreau.
Il me semble de plus que le terme d’indifférenciation ne convient pas pour désigner ce qui nous fait « semblables ». Que ce n’est pas l’indifférenciation qui pousse aux rivalités mimétiques mais l’inverse. Celles-ci abolissent les différences et produisent cette crise sacrificielle d’où surgit la foule lyncheuse. Entre cette perte des différences qui nourrit la violence d’une part, et la ressemblance de tous, hommes, femmes, grecs, juifs, maîtres, esclaves, tous « frères en Jésus Christ », de l’épitre de Paul, d’autre part, il n’y a pas de rapprochement possible. C’est pourquoi je ne comprends pas pourquoi pour se rassembler, il faudrait se ressembler.
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N’est-ce pas le mécanisme victimaire la source primordiale de toutes nos différences ( rites , institutions , religions … ) et Saint Paul ne tire-t-il pas toute la conséquence de la ruine de ce mode de gestion de la violence par la Passion , dans son épitre , ne nous laissant comme alternative pour en sortir que l’ « apocalypse » ou l’avènement du Royaume ? Cette connaissance ne serait-elle pas la seule vraie différence qui vaille ?
J.Legouy
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