par Thierry Berlanda
Dans l’histoire de la pensée, nous pouvons distinguer deux grandes lignées :
- celle des penseurs pour qui le réel, en tant que projet même de l’Histoire, apparaît inachevé par définition. Hegel ou Marx, de lointaine fidélité aristotélicienne, en relèvent.
- celle des penseurs de l’affirmation d’un réel déjà accompli, soit les penseurs de la plénitude, parmi lesquels nous comptons Epicure, Spinoza ou Nietzsche.
Or il existe (au moins) une troisième lignée, typique et pourtant mal identifiée comme telle, qui serait celle des penseurs du « surcroît ».
La tradition des penseurs du « surcroît »*, selon laquelle le réel n’est ni déjà là, ni un devenir, a produit un bourgeon terminal dont les contributeurs à ce blog se réclament : René Girard.
En effet, comme Kierkegaard ou Pascal avant lui, René Girard ne pense pas que l’accomplissement du réel puisse consister en un projet déterminé par et dans le monde, mais qu’il ne pourra(it) advenir que par saut qualitatif, et plus exactement apocalyptique, soit par surcroît (ou surabondance) de la grâce. Ainsi, chez Girard, le réel n’est pas la violence mimétique : il est le sentiment, opérateur de ce que Bernard Perret appelle la logique de l’espérance**, de notre déploration que cette violence ait cours, et de notre espérance qu’elle cesse. Il est aussi le sens du saut ayant permis, en droit en tout cas, l’abolition du sacrifice de l’autre, par la grâce du sacrifice de l’Innocent par lui-même.
Cette structure philosophique, loin de nous condamner à une attente passive, nous invite au contraire à agir dans le monde, mais en conduisant nos actions de manière conséquente bien qu’originale, et cela dans plusieurs domaines. Et par exemple celui de la santé.
En effet, à l’heure où l’augmentation des coûts de la santé paraît inéluctable, et sans que je veuille établir un lien autre que de concomitance entre ce constat et ce qui va suivre, demandons-nous ce que serait la Santé, comme état et comme institution, si elle était ordonnée au paradigme du surcroît. Ni les malades ni les médecins ne se la représenteraient alors comme une graduation homogène, de 0 à 100, sur laquelle serait étalonnée la « performance sanitaire », allant de la pleine forme (indice 100) au dernier râle (indice 0). Dans cette hypothèse, presque unanimement validée à notre époque, le passage de 0 à 100 demeure toujours possible car notre barème ne suppose pas de clivage générique entre 0 et 100. Or cette vision de la santé est une illusion. Pourquoi ? Parce qu’elle procède du principe de guérison. Est-ce à dire qu’il ne faudrait plus viser la guérison ?
J’ose dire que oui. Ce qu’il faut viser, c’est le soin, soit l’attention d’humain à humain, de vivant à vivant, la prise en compte, la prise en charge, le soutien (y compris thérapeutique). Le soin raisonnable, patient, chaque fois particulier, ne saurait avoir d’autre but que lui-même. Quant à la guérison, je vous invite à considérer qu’elle ne dépend pas finalement de nous, et qu’elle ne peut donc être la conséquence de la médecine, mais qu’elle nous est donnée par surcroît. En ce sens, elle ne relève pas d’un calcul ni d’un escompte, mais d’une espérance. « L’avenir, s’il y en a un, nous sera donné par surcroît », écrit Olivier Rey dans un texte sur René Girard.
J’en termine provisoirement par une comparaison qui me semble correcte. Tous nos politiques, depuis les années 70, n’ont que le mot « chômage » à la bouche. Le retour à l’emploi serait en effet devenu la finalité de toute politique possible. Là encore, c’est une erreur. Le but de la politique est plutôt de prendre soin de notre économie, c’est-à-dire de notre maison, de réunir les conditions de son amélioration, de favoriser ses mutations nécessaires tout en les réglant sur quelques principes intangibles (qu’aucun dogme ultralibéral de l’adaptation inconditionnelle ne saurait périmer). Croyez m’en s’il vous plait : le retour à l’emploi nous serait alors donné, plus certainement qu’aujourd’hui, par surcroît.
Thierry Berlanda, le 16 avril 2017
* Mathieu, 6, 31-33 ; Luc, 12, 31
** Bernard Perret, La Logique de l’Espérance, Presses de la Renaissance, 2006.
Pour moi, c’est aussi une pensée de « l’insuffisance d’être » à l’origine du désir mimétique et de la déception qui s’ensuit inéluctablement. D’où une issue satisfaisante et véridique qui ne pourra survenir que « par surcroît ».
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