The Plague, film synthèse de Deauville 2025

Parmi les films qui composent la cartographie de Deauville, The Plague tient une place singulière et cruciale parce qu’il incarne, à l’échelle d’un camp de water-polo, la logique même que Deauville a choisi de scruter : celle de la contagion comme métaphore et comme procédure sociale ainsi que la crise des institutions. Ici, Charlie Polinger réduit le champ, resserre la caméra et transforme un bassin, des dortoirs et des douches en miroir. Ce choix formel permet d’expliquer pourquoi The Plague apparaît non seulement comme un bon film de la compétition, mais comme l’un des points d’observation les plus nets.

À première vue, il s’agit d’un récit préadolescent où Ben (Everett Blunck), doit trouver sa place dans un environnement où la hiérarchie des corps, la performance et l’appartenance sociale décident de tout. Dès les premières scènes, The Plague s’érige en fable scolaire (rite d’intégration, brimades, populisme junior) et en allégorie morale, via la « peste » qui n’est pas un pathogène extérieur mais la contagion sociale (peur, suspicion, violence) s’auto-entretenant dans les institutions. Polinger filme la mécanique de la stigmatisation et scrute la complicité passive des témoins. Formellement, il traduit ce basculement psychosocial en motifs aquatiques et corporels. Le projet est clair : montrer comment une institution censée éduquer et protéger devient aussi un laboratoire de stigmatisation où l’apprentissage de la vie en groupe passe par l’humiliation de quelques-uns.

Le camp de water-polo est une arène institutionnelle réduite : dortoirs, bassins, douches, popularité et hiérarchie forment un espace clos où se testent les normes de la masculinité. Rien ne s’y passe qui ne puisse être lu comme un rituel d’intégration ou d’exclusion. La mise en scène accentue cette dimension : les plans d’ensemble aquatiques cadrent les corps comme dans une arène et la répétition des scènes de douche ou du dortoir fait de l’intimité un espace d’exposition permanente. Même la bande sonore épouse la logique des corps sous tension : elle se construit comme une friction. Les bruits inhérents au water-polo et les cris du coach saturent l’espace auditif et imposent une forme de discipline. Quant à la musique, elle surgit par à-coups, souvent électronique et syncopée, comme pour traduire l’effort et la cadence imposée. La rugosité du son diégétique accentue l’impression d’un univers clos où l’oreille, tout comme le regard, est continuellement ramenée à l’effort, à la contrainte, à l’épuisement.

À l’inverse, les apparitions des groupes féminins fonctionnent comme des respirations idéalisées, presque irréelles. La mise en scène les filme baignées d’une lumière plus douce dans des plans qui se distinguent du régime visuel du camp. Ces figures féminines, peu caractérisées individuellement, condensent les fantasmes et projections des adolescents : elles incarnent une promesse de reconnaissance qui serait la résultante de l’arène masculine.

Polinger ne moralise pas et lire The Plague à la lumière de René Girard (anthropologue et philosophe connu pour sa théorie du désir mimétique et du mécanisme du bouc émissaire) est ici pertinent non parce qu’on y trouve un exposé théorique mais parce que le film visualise exactement ce que Girard a nommé : la recherche d’un bouc émissaire comme dispositif de stabilisation des tensions communautaires. Le camp fabrique sa normalité en sélectionnant un corps, en l’exposant, en le marquant ; la caméra, attentive et implacable, rend la banalité des gestes aussi insupportable que révélatrice. Ce qui choque n’est pas l’ampleur d’un acte unique mais la répétition quotidienne qui devient cruauté.

Le film interroge également ce que signifie « devenir un homme/appartenir » dans un milieu qui mesure la valeur sociale à la performance physique, à la résistance, à la conformité. Ben, le héros, est placé face à l’alternative : tourmenter pour appartenir ou refuser en risquant l’exil social. Le réalisateur fait sentir que ce choix est une machine à homologuer. Mais sa passivité a une limite. Incapable de rester indifférent face à l’exclusion, Ben laisse sa compassion l’emporter et choisit d’aider celui que le groupe rejette. Ce geste d’empathie, en rupture avec la logique collective, lui vaudra d’être, sans doute, à son tour mis à l’écart. Conscient des risques, il scrute son propre corps, cherchant les signes de ce qui scellera son sort. Et lorsque les premiers symptômes apparaissent, il devient la cible de l’isolement et de la cruauté, déplaçant le cycle qu’il avait tenté de briser.

Politiquement, le film cristallise la crainte centrale qui parcourt la sélection : l’abdication des adultes et des institutions. Les enseignants, les entraîneurs, les parents sont filmés non comme monstres exceptionnels mais comme sujets défaillants : paresse, lassitude, peur, autant de gestes par lesquels l’institution se délite. C’est ce diagnostic des micro-pratiques d’abandon qui rend The Plague exemplaire : il ne cherche pas à condamner des figures abstraites mais à montrer le point précis où l’institution cesse d’être protectrice et devient vecteur.

Mais ce qui distingue The Plague, c’est son refus de pointer du doigt ou de désigner un coupable unique. Le film ne construit pas ses méchants comme des figures univoques, mais comme les maillons d’une chaîne où chaque acte violent ou de passivité n’est jamais que la répercussion d’un mal antérieur. L’escalade de culpabilité devient le véritable moteur du récit : la cruauté que l’on croit gratuite se révèle nourrie par une blessure, une peur, une humiliation ou une incommunication. Ce choix de mise en scène et d’écriture refuse la simplification morale : il force le spectateur à voir que la brutalité n’est pas une essence mais une conséquence.

Si l’on en revient au festival, il faut souligner la fonction symbolique du film dans l’économie de la programmation. Là où The Astronaut (Jessica Varley) interroge la responsabilité technocratique et Sovereign (Christian Swegal) la manipulabilité du droit, Polinger concentre la question sur un terrain encore plus basique : qui protège nos enfants ? La réponse que le film documente est terrifiante de simplicité : souvent personne. Dans une sélection qui aime l’hybridation des registres, The Plague fait office de « nœud ». Il relie le documentaire de Tabatha (soin, survie), l’allégorie politique de Bugonia (Yorgos Lanthimos) (paranoïa et contagion idéologique) et les récits de désaffiliation institutionnelle (maison saisie, forces de l’ordre disqualifiées). Si nous avons déjà vu que Deauville trace une cartographie des fissures, ce long-métrage en indique le réseau capillaire.

Dire tout cela, ce n’est pas faire l’éloge d’un film qui aurait une réponse à la crise ; c’est reconnaître qu’il en donne la forme la plus claire. Et c’est pourquoi The Plague est une allégorie sur la facilité avec laquelle une communauté fabrique son propre mal, par peur et par désir d’ordre. Charlie Polinger filme la manière dont un espace formateur (le camp, le sport) peut, par des pratiques rituelles et des complicités passives, produire une « épidémie » de haine, de maux et d’exclusion. Le film, par sa forme et sa rigueur sociale, met le spectateur devant une évidence dérangeante : nous participons tous, à notre mesure, à ces contagions morales. C’est en cela que ce film dépasse son cadre adolescent : il parle moins d’un été 2003 que de nos défaillances sociétales, et de la manière dont elles fabriquent leurs exclusions sous couvert de protection.

The Plague, un film de Charlie Polinger, écrit par Charlie Polinger, avec Joel Edgerton, Everett Blunck, Elliott Heffernan (1h35)

Sortie en salles prochainement.

NdE : « the plague » signifie la peste en langue anglaise.

Faites-vous partie des 10% ?

Serge Tchakhotine, né en 1883 et mort en 1973, partage avec René Girard une pratique affirmée de l’interdisciplinarité : d’abord docteur en biologie, il devient un praticien et un théoricien des méthodes de la propagande.  Il est l’homme d’un seul livre, Le Viol des foules par la propagande politique, titre des plus sobres en matière d’euphémisme. La première édition (300 pages) date de 1940, la dernière (800 pages) de 1952. D’abord menchevik, Tchakhotine se rallie aux bolcheviks en 1921 et devient un activiste du régime soviétique dans divers pays européens.

Son livre comporte trois parties. La première décrit sa conception de l’être humain, héritée de son mentor Pavlov et cousine des behaviouristes américains. La psychologie y découle uniquement de la biologie, elle n’est que réponses aux stimuli externes. D’où la possibilité de façonner la psychologie des gens, à l’instar du fameux « chien de Pavlov ». Façonnage individuel  mais surtout collectif. La dimension collective s’appuie sur le comportement grégaire, qui ne serait qu’un réflexe. Tchakhotine déduit de cette conception ce qu’il considère comme les lois et principes de la propagande.

Dans la deuxième partie, Tchakhotine attribue à l’emploi efficace de ces principes l’arrivée des nazis au pouvoir. Il estime qu’Hitler avait une connaissance intuitive de ces principes, dont il qualifie la mise en œuvre de « viol psychologique ». Au début des années 30, Tchakhotine était devenu conseiller du SPD (le parti socialiste allemand) et proposa une contre-propagande fondée sur ces mêmes principes, mais qui ne fut pas mise en œuvre, sinon sporadiquement.

Dans la dernière partie, il expose pourquoi ces méthodes sont finalement légitimes, à condition d’être utilisées par des acteurs démocratiques et progressistes. Et en recommande même l’usage jusqu’à ce que le « viol psychologie » ne soit plus nécessaire, une fois que l’humanité entière aura été correctement « éduquée » (c’est moi qui ajoute ici les guillemets).

Serge Tchakhotine n’est en rien un pré-girardien, mais il frôle très souvent les concepts de la théorie mimétique. Pour lui, les masses sont amorphes et sans désir. Quand elles sont physiquement regroupées, elles deviennent une foule, également sans désir. Mais voilà qu’apparaît le « meneur », celui qui sait ce qu’il faut faire, et par cela même entraîne les foules ; nous ne sommes pas loin du médiateur de Girard. Les foules sont capables d’atroces violences, c’est pourquoi, selon Tchakhotine, le meneur doit être capable de contrôler leurs excitations et leurs inhibitions, en jouant sur l’agressivité et la peur.

Il n’aborde que sommairement la question de l’imitation, qu’il divise en deux catégories. D’un côté, l’imitation des comportements, où il voit un strict mécanisme idéo-moteur, dans lequel une image mentale déclenche immédiatement des réflexes musculaires, une gestuelle, des comportements. De l’autre, il reconnaît une imitation née de l’admiration, mais qu’il préfère requalifier d’émulation. Il affirme tirer cette distinction de Spinoza. Pas un instant, il ne songe que l’émulation peut conduire à la rivalité, que les rivalités peuvent se propager, se généraliser et mettre ainsi en danger la communauté. S’il décrit de nombreux rites sacrificiels, Tchakhotine les attribue à un emballement de l’excitation due à la pulsion d’agression (qui est l’une des quatre pulsions de son système). Mais il ne fait aucun lien entre mimétisme et crise généralisée dans la communauté.

Le point qui soulève question, dans son livre, est celui du chiffre de 10%.

Tchakhotine le présente comme le résultat d’une mesure en situation réelle. C’était pendant sa période de lutte politique contre le parti national-socialiste, au début des années 30, à Heidelberg puis dans d’autres villes allemandes. Il remarqua que seuls 10% de la population fréquentait les meetings des différents partis. Il désigna donc ces 10% comme les individus actifs, ceux « physiologiquement capables de résister à l’emprise d’autrui sur leur psychisme ».  Il classe ainsi les individus en deux catégories : les 10% et le reste de la population, passive et suiveuse. Et selon lui, une loi essentielle de la propagande est que ces 10% sont à convaincre, alors que pour les 90% restant, l’intimidation suffit.

Nous retrouvons là le concept de « leaders d’opinion » (aujourd’hui rebaptisés « influenceurs »), cher aux zélotes du marketing. Un ouvrage de deux consultants, Edward Keller et Jonathan Berry, The Influencials,  (2003), l’énonce tranquillement : « Un américain sur dix explique aux neuf autres comment voter, ce qu’ils doivent manger et acheter ».

Par ailleurs, en 2017, une équipe polonaise a repris l’expérience de Stanley Milgram 50 ans plus tôt ; elle a confirmé ses résultats : 90% des personnes envoient sur ordre des chocs électriques mortels quand une autorité leur en intime l’ordre. (cf. un précédent article de Christine Orsini dans notre blogue : https://emissaire.blog/2023/08/08/le-mystere-de-lobeissance-aveugle/)

Bref, ces fameux 10% se retrouvent un peu partout en psychosociologie. La question qui se pose alors au girardien du rang est évidente : la théorie mimétique intègre-t-elle cette proportion ?

Nous sommes tous soumis au mimétisme du désir, c’est bien entendu. Mais une règle peut s’offrir des exceptions : certains y seraient-ils moins soumis que d’autres ? Forment-ils un quota de 10% ? Que signifie précisément « y être moins soumis », est-ce échapper totalement au mimétisme du désir ?

Girard lui-même nous signale, dans Le Songe d’une nuit d’été, le personnage de Bottom. Il le qualifie d’extrêmement mimétique. Est-ce donc que nous pouvons l’être modérément ? Se trouve-t-il, au lieu de l’alternative, mimétique ou pas, un continuum croissant depuis le non-mimétisme jusqu’à ce mimétisme extrême ? Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout ?

Pourrions-nous être mimétiques à certain moments et pas à d’autres ? Et d’où viendrait que certains échappent au désir mimétique ? Serait-ce de naissance, serait-ce le fruit de l’expérience ? Serait-ce par esprit de contradiction ? Serait-ce de suivre un modèle qui prône de se garder du mimétisme (savoureux paradoxe) ?

 Et tous ceux qui ont eu conscience du mimétisme du désir, qui l’ont révélé ou ont tenté de le faire, de Cervantès à Girard en passant par Stendhal et Shakespeare, font-ils partie de ces hypothétiques  10% ?  Et les « girardiens », présents et à venir, en feraient-ils partie ?

Petit thème de réflexion automnal.

Le wokisme, l’indifférenciation et la logique inversée de la victime expiatoire

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La pensée de René Girard éclaire de façon pénétrante les dérives idéologiques du wokisme, ainsi que les dangers profonds qu’elles induisent. Le wokisme, entendu non comme simple vigilance éthique mais comme système idéologique visant à effacer toutes les différences perçues, peut être lu comme un épisode avancé de la dynamique mimétique. Ce que ce courant prétend combattre – la violence d’exclusion –, il la réactive, en l’inversant. Et ce faisant, il maintient une logique sacrificielle qui a jalonné l’histoire de l’humanité.

La théorie mimétique repose sur une découverte fondamentale : le désir de chaque humain n’est jamais autonome, quitte de tous les autres. Il ne préexiste pas au processus de socialisation de l’individu. Nous ne sommes pas nés en effet dotés de nos désirs, ni munis de nos courbes de préférence, comme le postulent certaines anthropologies individualistes ou écoles économiques. Nous désirons ce que l’autre désire, précisément parce qu’il le désire. Cet autre est envié et imité car l’on pense qu’il est, quant à lui, un être complet, sans manque. Alors que l’on ressent en soi-même un vide. Ce qui nous pousse à désirer ce que désire cet autre. Pour se définir soi-même. Pour être. Pour, en voulant ressembler à cet autre, en mimant ses désirs, tenter de combler son propre sentiment de vide. Ce caractère mimétique structurel du désir engendre des rivalités, puisque l’on désire ce que l’autre désire. Ce qui peut déclencher une violence qui est elle-même contagieuse. Elle peut se déchaîner au sein de l’ensemble du groupe humain et, dans sa phase paroxystique, provoquer l’auto-destruction de la communauté. 

Cette rivalité d’appropriation est d’autant plus forte lorsque les différences entre les membres du groupe s’estompent, car la logique mimétique s’emballe alors encore plus facilement et plus dangereusement. Chacun développe ainsi une volonté d’appropriation des objets convoités par l’autre ; l’autre, les autres, se comportant de même. Lorsque deux êtres se ressemblent trop, chacun devient en effet pour l’autre un modèle à imiter, un rival, d’autant plus redoutable que l’autre est presque identique. C’est la figure girardienne (et récurrente dans les mythes) du double mimétique, contenant intrinsèquement un fort potentiel de violence. L’indifférenciation accélère le processus mimétique et son issue violente.

Les différences – sexuelles, symboliques, culturelles – ne sont ainsi pas des obstacles à la paix. Elles n’entravent pas la prévention de la violence. Tout au contraire, les différences sont les conditions de cette prévention. C’est précisément là le nœud du paradoxe : l’égalisation forcée des conditions des humains, loin d’abolir les conflits, les attise.

Comment la « crise mimétique » qui se répand entre tous les membres de la communauté peut-elle, le cas échéant, ne pas conduire à l’auto-destruction du groupe ? Ce dénouement catastrophique peut être évité si la crise se résout par la désignation d’une victime expiatoire. Cette dernière, canalise alors la violence de tous contre tous en une violence unifiée de tous contre un. Le bouc émissaire fait l’objet d’un processus, lui-même mimétique, de désignation quasi-aléatoire et résulte d’un consensus soudain quant à sa culpabilité, alors même qu’elle n’a aucun fondement réel. La victime expiatoire emporte avec elle, par son sacrifice, la violence contagieuse qui s’était déchaînée entre tous et qui s’est polarisée sur elle. Dans les sociétés primitives, une fois la communauté ressoudée, la victime est sacralisée en tant que figure qui a permis de sauver le groupe. Le mythe naît de ce processus, dissimulant le mécanisme réel, tout en en permettant la lecture si l’on se donne les moyens de le déchiffrer. 

Le groupe humain, la société, met en place des stratagèmes afin d’éviter autant que possible la répétition de la logique destructrice de la crise mimétique. Dans La Violence et le sacré, Girard montre que les sociétés archaïques ont su contenir cette violence en instituant des différences, des rites, des interdits, qui contraignent le désir mimétique et limitent les possibilités de son développement catastrophique. À l’opposé de l’invention contemporaine du désir « libéré », supposé désaliéner les individus en les autorisant à échapper aux contraintes de la société. À l’opposé de la volonté de déconstruction des interdits. Ce « désir libre », autonome et sans entrave, est une illusion : il nie la structure mimétique de nos désirs. Donc le potentiel destructeur de ces désirs sans contrainte. C’est au contraire la civilisation, par ses médiations, ses règles et ses normes, qui peut entraver cette violence endémique.

Les différences – sexuelles, hiérarchiques, rituelles, symboliques – ne sont donc pas des vestiges archaïques. Elles sont, selon Girard, des instruments culturels de paix. Dans les sociétés modernes, ce rôle est repris par la loi, l’État -qui s’est arrogé le monopole de la violence- et les normes sociales. Les différences demeurent, notamment économiques ou statutaires. Mais, plutôt que causes d’oppression, ces différences, dans le monde contemporain qui est le nôtre, sont heureusement mobiles, évolutives, non figées, et deviennent ainsi moteurs du dynamisme économique, moteurs de croissance. Tout en jouant, dans une logique subtile, leur rôle de rétention de la violence mimétique. En outre, les rites et les interdits moraux dans la société moderne, bien qu’affaiblis, jouent encore un rôle utile et complémentaire dans la rétention de la violence.

C’est ici que se situe, en toute clarté dès lors, le paradoxe du wokisme. En visant l’effacement de toutes les différences quelles qu’elles soient, perçues comme discriminatoires, le wokisme cherche à déconstruire l’ordre existant pour refonder la société sur un égalitarisme absolu. Mais ce constructionnisme, fondé sur la recherche de l’indifférenciation, ne pacifie pas : elle intensifie le mimétisme. Elle attise l’envie, la jalousie et finalement la haine. Et chacun cherche à défendre, voire à incarner, la victime la plus pure et à la sacraliser. C’est la logique contemporaine de la concurrence victimaire, analysée par René Girard dans son livre Je vois Satan tomber comme l’éclair : « La victime est devenue le fondement absolu du jugement moral ». 

Mais si tous sont victimes, dans ce monde de l’indifférenciation artificielle, construite, les barrières qui permettaient d’endiguer la violence sont détruites. Il faut alors trouver des boucs émissaires pour canaliser sur eux la violence ainsi induite. L’oppresseur – figure floue mais nécessaire à la construction désirée – devient alors le nouveau bouc émissaire. L’homme, le blanc, l’Occidental, voire l’ancienne et séculaire victime expiatoire qui devient, par un renversement de l’histoire, une figure de proue de l’oppresseur, sont ainsi montrés du doigt. Le dominant symbolique est désigné à la vindicte. La logique du sacrifice revient ainsi en force, mais inversée. 

Le wokisme, dans cette perspective, devient un compassionnalisme mimétique ignorant de ses propres ressorts. Il désigne en nombre les victimes, les sacralise et les fige dans leur statut en les assignant à résidence. Il construit des hiérarchies inversées où la culpabilité écrase la responsabilité. Où l’identité remplace l’acte. Où le déterminisme absolu refuse la capacité d’évoluer et de changer de statut. Ayant mis à bas les barrières civilisationnelles à la violence mimétique, la nécessité de la victime expiatoire revient donc. Mais on ne sacrifie plus la victime pour sauver la communauté : on veut sacrifier le prétendu dominant, désigné par les nouveaux inquisiteurs, pour racheter une faute collective supposée. Les barrières s’affaissent et la logique sacrificielle perdure. Dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, Girard écrit que « le monde moderne est de plus en plus mimétique ». Le wokisme en est une illustration. Sous couvert d’une posture de pureté morale, il reproduit ce qu’il dénonce : jugement, exclusion, violence, sacrifice. La victime n’est pas abolie, elle est remplacée. Et plus cela se fait au nom du Bien, plus le mécanisme est dangereux. Le Mal – le principe de la victime expiatoire – prend ainsi l’apparence de la vertu.

Faut-il pour autant revenir aux anciennes hiérarchies ? Pas plus que Girard, nous ne le pensons. Nous devons reconnaître la dynamique du désir mimétique, contribuer à désarmer le scandale, à sortir du cycle de la vengeance. Cela exige de réhabiliter les médiations symboliques, les différences structurantes et légitimes, les institutions qui empêchent la généralisation de la rivalité. Sans jamais pour autant légitimer les injustices. C’est ce qui distingue notamment l’égalité des chances de l’égalitarisme. 

Sans différences, il n’y a que des rivaux. Et une société de rivaux, sans médiation et sans barrières culturelles, est une société prête à s’enflammer et à risquer l’explosion [1]. L’égalitarisme intégral, amenant l’indifférenciation généralisée, devient un ferment de défiance, d’envie mimétique décuplée et in fine de violence destructrice.

[1] Notons, toujours dans une lecture girardienne, le combat rivalitaire qui pousse à un impressionnant mimétisme des comportements, aux États Unis, entre les tenants du wokisme et ceux de l’ultra-conservatisme religieux. Les deux se jettent des anathèmes et expliquent qu’ils sont la victime de l’autre camp. La violence mimétique les fait interdire les livres de la partie adverse et définir les programmes d’enseignement en en supprimant ce qui contrarie leur vison du monde, avec une approche a-scientifique. Et les deux camps s’opposent ainsi avec une polarisation mimétique qui refuse tout échange, tout dialogue.

La mort en direct (nouvel épisode)

On pourrait croire que celui qui s’apprête à commettre un délit, voire un crime, cherche d’abord à se cacher. Il doit avant tout ne pas être pris, ne pas être jugé. Le coupable, par définition, ne veut pas être reconnu. Or aujourd’hui, il n’est pas rare de voir des délinquants criminels se filmer ou se faire filmer pour pouvoir retransmettre leurs méfaits sur les réseaux sociaux. La diffusion ─ suprême raffinement ─ peut même se faire en direct. Il n’est pas exclu que ce soit le seul fait d’être vu qui pousse les coupables au crime. Et immanquablement, la vidéo devient « virale ». Le scélérat a donc réussi son coup, il devient célèbre instantanément. Merci les voyeurs complices.

Le cas de Tyler Robinson, le meurtrier de Charlie Kirk aux États-Unis, est caractéristique en ceci que l’individu en question ne présente aucune caractéristique. C’est un citoyen sans histoire, un inconnu dans la masse des inconnus qui pullulent sur les réseaux sociaux. Il a juste voulu passer de l’autre côté du miroir et être vu au lieu de seulement regarder et liker les autres. De suiveur mimétique, il a voulu devenir « modèle ». Son coup d’éclat est de la pure violence, de la violence à l’état pur. Toutes les « motivations » idéologiques, les explications sociologiques, voire religieuses, sont secondaires. Il ne s’agit pas ici de la « banalité du mal » étalée sur la place publique, il s’agit de la « tentation du mal » dont l’individu ne s’est pas « délivré ».

Comment un sentiment de culpabilité peut-il se métamorphoser, s’inverser, en acte d’exhibition de sa faute ? Rappelons-nous les dernières phrases de L’Étranger d’Albert Camus : « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » Bien des lecteurs et critiques sont restés perplexes devant cette phrase énigmatique. Camus en donne pourtant la clé : « pour que je me sente moins seul ». Le roman a plus de 80 ans et il est brûlant d’actualité. Le drame de L’Étranger, c’est la solitude de l’homme moderne, autonome et parfaitement « libre ». Depuis 1942, la « philosophie de l’absurde » nous a complètement envahis. Face à la vacuité de l’être, sans attache, sans repère, l’individu en est réduit à se donner en spectacle, et il espère par-là « être moins seul ». C’est pathétique.

Ce que Camus, homme généreux, n’avait pas prévu, c’est que le délinquant, aujourd’hui, n’est pas accueilli « avec des cris de haine ». Il est applaudi, encensé, liké par des centaines de milliers, des millions de badauds benêts. Meursault avait donc encore une conscience, une forme d’intériorité. Nos décervelés d’aujourd’hui sont vides, stupides, ineptes. Ils n’ont pas d’âme. Ce sont des images sans rien au verso.

Michel Aglietta, économiste et girardien

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Ce que Michel Aglietta a apporté à l’économie : une discipline enrichie par les sciences sociales

L’œuvre de Michel Aglietta n’est pas celle de l’enseignant-chercheur surtout respectueux des codes du milieu académique. Bien qu’unanimement reconnue pour son parcours brillant, son œuvre est d’abord intellectuelle, inventive et captivante. Elle tient beaucoup à une constante curiosité pour aller plus avant, plus loin dans la compréhension de la dynamique du capitalisme, de ses crises et de ses régulations. Elle tient également à la volonté de Michel Aglietta de transmettre le savoir et de le faire fructifier, tel un « jardinier », où chacun aurait l’opportunité de cultiver son propre jardin, et incitant les autres à le faire.

Pour cela, le recours aux sciences sociales (histoire, sociologie et philosophie essentiellement) va lui permettre de mener ce chantier pendant plus de cinquante ans. Comme Michel Aglietta le reconnaissait lui-même dans une interview exclusive qu’il nous a accordée en septembre 2018 :

« De mon côté, je n’ai pas cherché à fabriquer une doctrine dogmatique. Ce qui m’a toujours intéressé, c’est le flux de la recherche nouvelle et permanente. »

Aux origines : la théorie de la régulation

Avec Robert Boyer, Alain Lipietz, Jacques Mazier et les économistes du Cepremap, Michel Aglietta est à la source de la théorie de la régulation qui, en France, ouvre un champ intellectuel nouveau vers la fin des années 1970. En économie, c’est une « nouvelle science » qui va faire école, si l’on reprend le point de vue de Yamina Tadjeddine. Robert Boyer rappelle que Michel Aglietta travaille à cette époque avec les économistes précités sur l’inflation et la modélisation macroéconomique, notamment au sein d’un groupe d’intellectuels critiques de l’Insee, du ministère des finances, de l’université et du Commissariat général du Plan.

« En 1975, j’ai organisé un séminaire sur ma thèse. La théorie de la régulation est née de la conjonction de ces deux événements. En ce qui me concerne, ce fut une aide précieuse à la rédaction du livre Régulation et crises du capitalisme ».

Le titre de cet ouvrage révèle une ambition intellectuelle plus grande forgée très tôt dans sa carrière. L’introduction du concept de régulation montre bien que Michel Aglietta propose une vision renouvelée des phénomènes macroéconomiques :

« Il fallait étudier le capitalisme en tant que formation sociale insérée dans l’histoire et contribuant à la faire. »

Un projet déjà présent dans sa thèse

Cette mobilisation de l’histoire pour « faire » de l’analyse économique est assumée dès sa thèse, encadrée par Raymond Barre et réalisée en partie aux États-Unis. Michel Aglietta avait pu y appréhender les premières réflexions des institutionnalistes américains sur le contexte d’après la Guerre de Sécession, notamment à partir d’un travail d’archives :

« Le développement des grandes entreprises à partir des années 1880 aux États-Unis est éclairant sur cette question des institutions. Il y avait beaucoup de réflexions sociologiques sur la gouvernance à l’époque. Mais, pour ne pas s’égarer, il faut avoir une expérience théorique d’économie politique et de politique économique ; les idées de régulation et de formes institutionnelles se sont appariées très rapidement dans ma tête. »

L’économie pure n’existe pas

Ainsi, pour Michel Aglietta, la référence à l’histoire comme science sociale s’impose par la nature même du capitalisme, qu’il est nécessaire d’analyser dans le long terme, à travers ses crises et ses possibilités de régulation notamment. Selon lui, cette ouverture à l’histoire comme composante fondamentale de la démarche de l’économie politique marque une séparation nette entre les économistes standards et les autres. En revenant sur Mai 68, il le rappelle :

« Puis il y a eu les évènements de 1968, qui ont été une surprise énorme et qui exigeaient pour les analyser des fondements théoriques autres que ceux qui étaient enseignés dans les écoles post-polytechniques, comme dans les départements d’économie des universités à l’époque. Il fallait, en effet, admettre qu’il n’existe pas d’économie pure […]. J’avais lu Marx, Keynes, Perroux et je connaissais les messages de l’École historique française, donc j’avais déjà une connaissance des conceptions alternatives de l’économie, et pas d’une seule. »

Mais si ce recours à l’histoire par l’économiste affirme un choix épistémologique, encore faut-il savoir quelles références historiques mobiliser. Michel Aglietta est clair sur ses ancrages :

« D’abord, l’importance de l’histoire dans le développement des transformations des régimes de croissance. La notion de régime de croissance m’est apparue quand j’ai fait ma thèse. L’histoire étant le guide de ma démarche, c’est Fernand Braudel qui a été un inspirateur essentiel. Puis j’ai tenté de formuler une hypothèse sur la compréhension du fait que les contradictions que Marx met en avant ont des capacités de dépassement par le changement institutionnel, qui lui-même est produit par les luttes sociales. Et donc c’est pourquoi je me suis focalisé à ce moment-là sur le changement institutionnel et sur ce que j’ai appelé les formes de régulation, j’ai formulé cette hypothèse de régulation à partir d’une confrontation de différents éléments empiriques. »

Complétant ce cheminement :

« Polanyi, c’est l’auteur qui m’a beaucoup inspiré parce qu’il étudie la révolution industrielle comme une transformation des rapports sociaux. Il étudiait la période de destruction des formes institutionnelles et des rapports organiques des sociétés civiles du passé par le capitalisme. Et moi, je travaillais sur la nécessité que d’autres formes institutionnelles se reconstruisent à partir des compromis politiques rendus possibles par l’organisation des travailleurs salariés. »

La nécessité du temps long

Ces propos recueillis confirment bien que l’étude macroéconomique des relations économiques ne peut, selon Michel Aglietta, se réaliser qu’à la condition de les inscrire dans le temps long. Ce dernier façonne durablement les rapports sociaux qui transforment aussi la dynamique d’une société.

Parce que comprendre et expliquer les rapports sociaux est un des objectifs de la sociologie, Michel Aglietta s’intéresse donc également à cette science sociale pour encore enrichir son analyse. Sur ce plan, le sociologue qui l’a marqué est Pierre Bourdieu :

« Bourdieu a été un peu une charnière pour moi à un moment donné, notamment pour comprendre comment se fabriquaient des formes institutionnelles, à partir du mouvement de la société. Ce que je voulais comprendre, c’était la négociation collective comme rapport fondamental de stabilisation du capitalisme. »

La monnaie comme objet de négociation

Or, un objet d’étude apparaît au cœur de la négociation collective comme rapport fondamental de stabilisation du capitalisme, et qui intéresse très tôt Michel Aglietta : la monnaie. Son analyse va être l’occasion de donner de nouveaux horizons à son approche en économie politique fondée sur l’ouverture aux sciences sociales.

« La monnaie est lien social fondamental des sociétés marchandes. C’est la vérité première de l’économie politique »,

rappelait Michel Aglietta, toujours lors de notre entretien.

La monnaie est en effet ce qui permet l’échange, mais c’est surtout à travers sa fonction d’unité de compte qu’elle se définit. En effet, l’institutionnalisation de l’unité de compte est le résultat de négociations collectives – donc d’un choix politique – relatives à la définition de la valeur, c’est-à-dire de ce que chacun est prêt à renoncer relativement à la possession de « choses », dans le but d’acquérir d’autres « choses ». De ce point de vue, l’unité de compte incarne à la fois les opportunités et les tensions entre l’universel et le particulier, entre la libération et la contrainte. Autrement dit, la monnaie a trait à la question de la régulation, car elle est « violente ». C’est cette dimension de la monnaie que Michel Aglietta, en compagnie d’André Orléan, révèle dans l’ouvrage novateur et fondateur, la Violence de la monnaie, publié aux PUF en 1982.

Ce livre est une vraie rupture par rapport à l’approche standard car, selon Michel Aglietta,

« ce qui manquait, c’était une réflexion théorique sur la monnaie. Il fallait arriver à une conceptualisation de la monnaie pour comprendre ce que Marx disait sur le renversement des formes de la valeur M-A-M, allant à leur retournement en A-M-A », c’est-à-dire à la logique de la finance ; faire de l’argent avec l’argent.

La monnaie, une clé de voûte du système social

Après avoir lu Georg Simmel et Max Weber, Michel Aglietta revient sur l’intérêt du rapprochement avec la pensée anthropologique de René Girard.

« André Orléan et moi sommes tombés sur la Violence et le Sacré, de René Girard, où l’on a lu la logique du processus endogène d’expulsion de la violence du désir de l’Autre dans la victime émissaire par la polarisation mimétique. Ce processus s’applique à l’expulsion de la liquidité du monde des marchandises, parce que la liquidité est ce que chacun désire parce que tous la désirent. On a été les seuls à rapprocher Girard de l’économie. La mobilisation de ce processus pour analyser la monnaie, en tant qu’entité collective résultant d’une polarisation unanime, définit une confiance collective résultant du modèle mimétique » […]

« Dans cette genèse de la monnaie, le lien à la sociologie était théorique. C’était tout à fait ce qu’il nous fallait. Or, cette forme d’expulsion n’est pas stable en tant que telle, puisque le point de convergence peut être arbitraire ; donc il peut se détruire par une polarisation sur un autre point focal. En effet, la monnaie a des crises d’existence. Mais, en même temps, ce que Girard nous montrait, c’était la possibilité d’institutionnaliser l’expulsion, et pour lui évidemment, c’était un autre niveau d’analyse anthropologique […]. Pour nous, cette expulsion dans les sociétés marchandes, c’était l’institutionnalisation par la souveraineté, c’est-à-dire par une entité qui légitime la monnaie en tant que bien public ; d’où la notion d’ambivalence. L’ambivalence de la monnaie permet de comprendre à la fois que la monnaie est vraiment une institution fondamentale, mais aussi qu’elle échappe à la discrétion politique, tout en étant légitimée par l’ordre constitutionnel. Ce “concept” de monnaie est efficace pour interpréter les débats sur la doctrine monétaire, les responsabilités des banques centrales, le rôle des règles et les limites de la discrétion des politiques monétaires ».

En somme, Michel Aglietta et André Orléan montrent que la monnaie est bien davantage qu’un phénomène économique. Depuis toujours clé de voûte du lien social, elle incarne donc, tour à tour, la violence mimétique mais aussi la confiance institutionnelle, percée théorique rendue possible en empruntant à Girard. Si ce lien fort à la pensée de Girard est connu, l’influence de Bourdieu sur Michel Aglietta l’est moins.

« L’avantage de gens comme Bourdieu, même si la monnaie n’était pas son objet, c’était de montrer comment la société fabrique des formes d’organisation qui dépassent chaque individu et permettent de faire aboutir des objectifs collectifs, des volontés de modifier certains rapports sociaux. »

Le rôle du Commissariat au Plan

Dès lors, la puissance de la pensée d’Aglietta sur la monnaie est justement de parvenir à intégrer la monnaie comme rapport social au cœur de l’analyse macroéconomique en reliant la modélisation et l’approche institutionnelle de la monnaie :

« La négociation collective a été dès le départ l’idée que j’avais, parce qu’en France on voyait comment ça marchait. […] Avec la planification des années 1960, il y avait des associations d’entreprises, des syndicats de salariés, tout cela se retrouvait autour d’une table dans un organisme qui s’appelait le Commissariat du Plan. L’avantage de l’Insee, au service des programmes, était de fournir les outils de modélisation des scénarios sur cinq ans qui permettaient de cadrer le débat. J’ai vu fonctionner ces dispositifs politiques de formation des compromis sociaux. C’est ça qui m’a mis sur la direction de formaliser, de théoriser la notion de formes institutionnelles intermédiaires, le rôle de l’intermédiation. Ensuite dans la finance, ça été très important. Quand je suis arrivé au CEPII, j’ai généralisé cela au cadre international. »

Aujourd’hui, cette approche méthodologique originale de Michel Aglietta montre son ampleur exceptionnelle et son incroyable pertinence dès lors qu’il s’agit de rendre intelligible les évolutions récentes du système monétaire international, du rôle du dollar américain ou du développement du capitalisme chinois :

« Je pense que la structuration par devises clés est une phase de l’histoire qui se clôt. Le remplacement du dollar par une autre devise clé ? Non, il faut penser multilatéralisme. Qu’elle va être la forme de la monnaie internationale compatible avec le multilatéralisme ? Ce qui est assez intéressant c’est quand même que j’avais écrit dans la Fin des devises-clés, dès 1987. C’était une intuition provenant de la théorie de la monnaie comme bien collectif. Dans un monde multipolaire, la confiance doit s’ancrer par une forme d’actif sûr, ultime, qui ne soit la dette d’aucun pays. L’idée n’était pas une nouveauté. Je relisais Keynes, 1941-1943, quand il préparait son rapport pour Bretton Woods. Lui, il le voyait évidemment par rapport aux conditions de l’époque dans la logique de systèmes où les capitaux étaient contrôlés. Mais on peut le faire dans un régime de globalisation complète. C’est pour ça que par ailleurs je travaille beaucoup sur les éléments factuels, empiriques qui montrent à quel point le monde devient multipolaire, à la fois avec des forces divergentes d’éclatement et des besoins de bien commun global requis par le financement du changement climatique. »

Le modèle indépassable de l’ingénieur économiste

Il n’est en définitive pas possible de restituer de façon exhaustive l’ampleur de la pensée d’un économiste tel que Michel Aglietta. Au travers du dialogue aussi spontané que fécond avec d’autres sciences sociales qu’il nous a retracé, il est cependant aisé de percevoir l’ampleur et l’inventivité des avancées qu’a réalisé ce producteur infatigable d’une économie politique résolument compréhensive. Il est le modèle emblématique de l’ingénieur-économiste français consacrant sa pensée à la compréhension de l’objet phare de la science économique auquel Marx ou Keynes se sont confrontés avant lui : offrir une compréhension du capitalisme et ses ressorts profonds. Une compréhension par une théorisation originale mais toujours soucieuse de normativité (comment réguler une économie ?) et de justice sociale que l’homme a toujours mises à la source de ses engagements.

Tout au long d’une vie consacrée à l’économie politique, Michel Aglietta a au fond incarné la « sagesse des grandeurs » par sa capacité à :

  • être un brillant macroéconomiste, sachant utiliser les chiffres mais surtout construire les modèles ;
  • tisser des liens avec d’autres sciences sociales, dans le but de renforcer la pertinence de son approche macroéconomique. Comme nous l’avons montré par ailleurs, l’emprunt à différents concepts et auteurs n’est en fait jamais opportuniste, mais toujours opportun car guidé par le souci d’accroître la force interprétative de l’analyse économique ;
  • être un intellectuel accessible et toujours soucieux de former et de valoriser les autres.

Dans son histoire de l’analyse économique, Schumpeter considérait qu’un économiste doit maîtriser les quatre méthodes de base de l’analyse économique : la théorie, les statistiques, l’histoire et la sociologie économique. À cette aune, Michel Aglietta est sans nul doute un très grand économiste. Un économiste français libre et ardent producteur d’une pensée théorique et appliquée à la fois. Une pensée exceptionnelle que les jeunes générations d’économistes auraient tout intérêt à connaître.

René Girard et Carl Schmitt, une lecture croisée du rôle de l’« ennemi » et du « bouc émissaire »

L’œuvre de René Girard, philosophe du désir mimétique et du bouc émissaire, et celle de Carl Schmitt, théoricien de la décision politique et de la dialectique ami/ennemi, se rejoignent en un point central : la compréhension de la dynamique du conflit au sein des sociétés humaines. Bien que ces penseurs ne s’inscrivent pas dans la même tradition intellectuelle ni ne partagent les mêmes visées, leurs analyses mettent en lumière une conception du conflit qui transcende le politique pour s’enraciner dans la structure même des relations humaines.

Cet article vise à explorer les correspondances et les apports réciproques que les théories de Girard et de Schmitt peuvent offrir à l’analyse des conflits contemporains, notamment en montrant comment la dialectique schmittienne ami/ennemi trouve un écho dans la dynamique mimétique girardienne. En particulier, l’analyse girardienne de l’ennemi comme bouc émissaire vient enrichir et compléter la compréhension de Schmitt sur la manière dont les sociétés construisent et désignent un « ennemi » pour assurer leur cohésion.

Carl Schmitt, juriste et théoricien politique allemand, a formulé dans son ouvrage La Notion de politique (1932) l’idée centrale que la politique est fondamentalement définie par la distinction entre amis et ennemis. Pour Schmitt, cette distinction est au cœur de la souveraineté politique : elle délimite les frontières de la communauté et représente l’acte politique par excellence, celui de désigner l’ennemi et de préparer la lutte contre lui.

L’ennemi n’est pas seulement un adversaire politique ou militaire ; il est, selon Schmitt, celui qui met en péril l’existence même de la communauté. Cette conception a un caractère existentiel : elle n’est pas basée sur des désaccords moraux ou économiques, mais sur une menace perçue envers la survie collective. Schmitt affirme ainsi que la politique n’existe vraiment que lorsque la possibilité de confrontation est réelle et que l’ennemi est désigné comme tel.

Cette vision de l’ennemi possède une dimension structurante pour la communauté politique : c’est dans la lutte commune contre un adversaire identifié que les membres d’une société trouvent une unité et que l’État affirme sa souveraineté. L’ennemi, ainsi conçu, joue un rôle fondamental dans la définition de la politique : il est à la fois le ciment de la cohésion interne et l’élément constitutif de la souveraineté.

René Girard, quant à lui, développe une théorie anthropologique selon laquelle la violence est inhérente à la nature humaine en raison de la dynamique du désir mimétique. Selon Girard, les individus n’élaborent pas leurs désirs de manière autonome, mais en imitant ceux des autres. Ce processus génère inévitablement des rivalités, car plusieurs individus se disputent les mêmes objets, places ou statuts.

Pour éviter une escalade de la violence au sein du groupe, Girard montre que les sociétés humaines ont recours à un mécanisme de bouc émissaire. En désignant un individu ou un groupe comme responsable de tous les maux, la société canalise et résout temporairement ses tensions. Ce bouc émissaire, souvent innocent, devient alors une victime sacrificielle dont l’exclusion ou l’élimination permet de rétablir une certaine paix sociale.

Girard voit dans ce mécanisme de bouc émissaire un fondement archaïque mais toujours actif des sociétés humaines, et il considère que le religieux (sous forme de rites et de sacrifices) a souvent été le cadre institutionnel de ce processus. Dans le contexte moderne, bien que la religion ait perdu de son pouvoir institutionnel, Girard estime que les sociétés continuent à projeter leurs conflits internes sur des « ennemis » symboliques ou réels, entretenant ainsi une logique de sacrifice qui permet de maintenir la cohésion sociale.

L’intersection entre les pensées de Schmitt et de Girard se situe dans cette dynamique de l’ennemi comme figure structurante de la société. En effet, Schmitt et Girard mettent en évidence le rôle crucial de l’ennemi pour préserver la cohésion interne d’une communauté. Cependant, alors que Schmitt insiste sur la distinction politique ami/ennemi comme acte souverain et nécessairement conflictuel, Girard, pour sa part, s’attache à montrer que cette désignation repose souvent sur une logique sacrificielle, dans laquelle l’ennemi est moins une menace réelle qu’une victime propitiatoire.

Pour Girard, l’ennemi dans le système schmittien se rapproche de la figure du bouc émissaire : il est celui sur qui la violence de la communauté est concentrée pour résoudre ses propres tensions internes. Ainsi, lorsque Schmitt affirme que la souveraineté consiste à désigner l’ennemi, Girard peut rétorquer que cette désignation est souvent une projection des propres conflits de la société. La dialectique ami/ennemi schmittienne, bien qu’éminemment politique, relève selon Girard de ce processus de délestage mimétique par lequel une société se protège de ses propres pulsions destructrices.

L’apport girardien à la pensée schmittienne réside alors dans la notion de victimisation rituelle. L’ennemi, tel que Schmitt le conçoit, n’est plus seulement une figure politique, mais un exutoire sacrificiel qui permet au groupe de se souder autour d’un adversaire commun. Ce processus, que Girard théorise comme étant à l’origine des rituels religieux archaïques, se poursuit dans le cadre politique moderne, où l’ennemi devient le catalyseur d’une forme de violence collective contrôlée.

L’intégration de la théorie girardienne du bouc émissaire à la dialectique ami/ennemi schmittienne permet une lecture plus nuancée des phénomènes politiques contemporains. En effet, dans un monde de plus en plus polarisé, les sociétés modernes, bien que se revendiquant rationnelles et détachées de tout rituel archaïque, continuent de désigner des ennemis pour préserver leur cohésion. Les groupes politiques, les médias et même les communautés en ligne mettent en place des mécanismes où la désignation de l’ennemi – qu’il s’agisse d’un groupe ethnique, d’une idéologie ou d’un leader – joue un rôle similaire au bouc émissaire décrit par Girard.

Par ailleurs, la pensée de Girard permet de comprendre comment le discours de Schmitt sur l’ennemi peut dégénérer en violence collective incontrôlée. Alors que Schmitt théorise l’ennemi dans une logique étatique et souveraine, Girard souligne que cette logique, sans contre-pouvoirs, risque d’aboutir à une escalade de la violence. Dans les régimes autoritaires, où l’ennemi est une figure essentielle de la légitimité politique, l’approche girardienne révèle comment la construction de cet ennemi est instrumentalisée pour détourner l’attention des divisions internes et légitimer des actes répressifs.

La dialectique ami/ennemi schmittienne, analysée à travers la grille girardienne, met en lumière un risque intrinsèque de radicalisation des sociétés modernes. Lorsque la désignation de l’ennemi est instrumentalisée de manière excessive, elle peut favoriser des conflits sans fin, car chaque « ennemi » éliminé peut être remplacé par un nouveau, dans une spirale sacrificielle où le désir mimétique ne cesse de se renouveler.

Les apports croisés de René Girard et de Carl Schmitt offrent une perspective enrichissante sur la question de l’ennemi dans les sociétés humaines. Schmitt montre comment la distinction ami/ennemi est au fondement de la politique, tandis que Girard révèle les dimensions sacrificielles et mimétiques sous-jacentes à cette dialectique. Ensemble, ces deux penseurs permettent de mieux comprendre les mécanismes de polarisation et de violence qui caractérisent les conflits sociaux et politiques contemporains.

En fin de compte, l’analyse girardienne invite à reconsidérer la construction de l’ennemi en politique, non seulement comme un acte de souveraineté, mais comme un processus mimétique et potentiellement sacrificiel. Cette relecture de Schmitt via Girard est donc précieuse pour penser la crise des sociétés modernes, où la figure de l’ennemi joue un rôle central, mais souvent dans un cercle vicieux de violence mimétique que seul un dépassement de la logique sacrificielle pourrait rompre.

La mort en direct : un sacrifice « moderne »

« Le streameur français Jean Pormanove, victime régulière de violences filmées, meurt lors d’un direct.

Le streameur français Jean Pormanove, de son vrai nom Raphaël Graven, est mort dans la nuit du dimanche 17 au lundi 18 août, a annoncé sur Instagram l’influenceur Naruto, qui apparaissait régulièrement dans ses vidéos en direct. Le modérateur de la chaîne Lokal, sur la plateforme Kick, qui diffusait les images mettant en scène Jean Pormanove et Naruto, a confirmé son décès auprès des internautes.« 

(Source France Info)

L’horreur se vend bien. Les jeux télévisés qui consistent à éliminer les candidats les uns après les autres ─ « You’re fired ! » ─ sont vraiment trop gentils. Sur les réseaux sociaux, des centaines de milliers de voyeurs se délectent des humiliations et des tortures infligées à un pauvre hère (une personne réelle, pas un clone ou quelque avatar) et les plateformes se font un argent fou avec ce spectacle, à proportion de l’audience. Jean Pormanove était un ex-SDF dont les revenus lui étaient assurés grâce aux séances de tortures, de souffrances physiques et morales qu’il subissait en direct. La chaîne avait échappé à la clôture sous prétexte que le « candidat » était consentant. Les tortures dans les prisons syriennes fermées ont ému tout le monde, mais un voisin tabassé, roué de coups, passé à la gégène, sous les yeux de spectateurs passifs et eux aussi « consentants », cela passe mieux. Il a fallu attendre la première mort médiatique pour que la Ministre déléguée à l’Intelligence Artificielle et au Numérique estime qu’il est temps de prendre des mesures.

Est-on revenu aux jeux du cirque romains ? On pourrait aussi rétablir la peine de mort et les exécutions publiques (télévisées, bien sûr). Les partisans de cette belle aventure médiatique ne manquent pas. Ce « retour du sacrificiel », si c’en est un, nous interroge et doit nous inquiéter. Ce reflux civilisationnel est alarmant. La « personne humaine », qui est la plus belle invention de notre culture, est niée, comme si elle n’avait aucune importance, aucune valeur. Qu’est-ce qu’un homme ? Rien. Étonnez-vous que des régimes totalitaires comme la Chine, la Russie, l’Iran prospèrent en toute tranquillité ! Étonnez-vous que les fous capitalistes libertariens nous vantent le transhumanisme et nous le présentent comme le progrès définitif de l’humanité ! « L’idéal » aujourd’hui est la disparition de l’homme. Il a déjà fait tant de mal à la planète. C’est d’ailleurs en ruinant la planète qu’il finira par ruiner ses chances de survie. Il y a là une certaine logique…

La violence et la mort nous fascinent tellement que nous allons droit devant, comme attirés par notre propre fin. René Girard s’interrogeait sur ce qu’il restait de sacrificiel en nous. D’évidence, tout le fond primitif est toujours présent. Nous découvrons avec horreur que le goût du sacrifice est aussi puissant aujourd’hui qu’aux temps archaïques.

L’événement a été perçu par les médias, et par le public en général, dans l’incompréhension la plus totale, comme s’il s’agissait d’une violence inédite, inconnue jusque-là, alors que nous avons là la manifestation de la « banalité du mal » dans toute sa matérialité. Mais nous ne voulons pas voir le mal. Le vocabulaire des commentateurs est révélateur. Ils parlent de « harcèlement » pour décrire des tortures morales et physiques. Ils en appellent à des formes de « modération » alors qu’il faudrait implorer un rétablissement de la morale. Et bien sûr, personne ne prononce le mot « péché » ─ ce que pourtant la torture à mort d’un être humain est fondamentalement ─, parce que le mot et la notion de péché sont complètement sortis des consciences modernes. Ce déferlement de méconnaissance est le signe de notre sidération devant la violence, et de notre aveuglement volontaire devant une haine insupportable, comme aux commencements de l’humanité. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ! » déplorait Albert Camus. Où allons-nous ?

La Mesias

La Mesias est une série espagnole. On pourra apprécier ou ne pas supporter cette série télévisée déconseillée aux moins de 12 ans par Arte (visible sur cette chaine, en replay), mais elle me semble digne d’être signalée pour plusieurs raisons, dont sa rare perfection formelle. Les images et la musique sont remarquables, le jeu de tous les acteurs, et en particulier les enfants, exceptionnel. Bien sûr, s’agissant d’une intrigue complexe qui se dévoile peu à peu, elle ne doit pas être divulgâchée, mais on peut néanmoins annoncer qu’il s’agit d’une mère abusive et manipulatrice qui devient le pivot d’une secte catholique familiale, qui est aussi un groupe pop dont les clips sont diffusés avec succès sur YouTube. Le mélange des genres est ici la règle, et c’est ce qui me semble tout à fait révélateur de la société espagnole actuelle, à la fois profondément imprégnée par le catholicisme traditionnel, représenté par l’Opus-Dei, ses liens avec la période franquiste et le rejet viscéral de ce passé si proche, l’attrait pour la modernité, les excès de la Movida (drogue, libération sexuelle, etc.)

Ce qui est le plus important sera peu à peu révélé au-delà des péripéties « haletantes » de la série, mais il faudra attendre le dernier épisode pour s’en assurer. Après plus de 7 heures qui retracent les vies de ces personnages, le christianisme – ou plus exactement : la révélation universelle d’un Dieu d’amour – parvient à tracer son chemin malgré tout, et c’est là ce qui élève cette série au-delà de toutes les satires et les visions simplistes habituelles sur le sujet. Je préfère le dire à l’avance au risque d’atténuer un peu l’intensité du suspense, car je prévois que nombre d’entre vous seront tentés d’abandonner au-delà du premier épisode, ce qui serait dommage. Cette série nous montre pourquoi et comment nous pouvons aimer l’Espagne en tant que Français trop habitués à la tiédeur, à l’anesthésie des sentiments, à l’oubli du phénomène religieux, car s’il est régulièrement perverti par les sectes et tant de politiciens, il peut surtout nous réconcilier, et c’est là sa fonction première, quelle que soit la façon nous nous envisageons le sacrifice (et la pensée de René Girard prend ici toute son importance). Nous avons encore beaucoup à apprendre de ce peuple franc et chaleureux.

Girard : le grand malentendu

On a rarement autant parlé de René Girard dans les médias français. Pour le meilleur ou pour le pire ?

Voyez : le 3 mars 2025 sur France Culture, Girard est qualifié de « Penseur catholique réactionnaire, pourfendeur de la bien-pensance ». Plus récemment, Le Figaro in English du 17 mai parle de l’étrange fascination que Girard exerce sur la droite américaine au pouvoir actuellement (https://www.lefigaro.fr/en/world/from-peter-thiel-to-jd-vance-the-american-right-s-strange-fascination-with-rene-girard-20250517). Un girardien « historique », Bernard Perret avait anticipé le mouvement en publiant dans la revue Esprit le 11 septembre 2024 un article intitulé « Le pessimisme est-il forcément réactionnaire ? » et sous-titré « Contre la récupération de René Girard par la droite américaine ». Un peu plus tard (4 mars 2025), le blog de l’ARM publiait, sous la plume d’Hervé van Baren : René Girard peut-il être récupéré ? (https://emissaire.blog/2025/03/04/rene-girard-peut-il-etre-recupere/). Cette célébrité hexagonale qui lui a tant fait défaut de son vivant, l’aurait-il acquise maintenant ? Au prix d’une aliénation de sa pensée ? Je faisais remarquer dans un commentaire de l’article d’Hervé van Baren que la perversion de la théorie mimétique […] a gagné les milieux intellectuels. Ainsi Martha Reineke, philosophe américaine qui présidait jusqu’en 2023 le Colloquium on Violence & Religion (COV&R) a-t-elle déclaré (rapporté dans le journal La Presse du 4 mars 2025) : « Il est crucial que les idées de Girard soient mieux connues dans la population, alors je crois que le financement de Thiel, au bout du compte, est une bonne chose. ». De quelles idées parle-t-elle ?

Selon Girard, le souci moderne des victimes est le masque laïque de la charité (Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset 1999, pp 249-261). J’aurais préféré qu’il dise que l’humanisme et l’idéologie universaliste des droits humains est un produit de la révélation christique, et donc la figure laïque de la charité.

Cependant, l’humanisme conduit à remettre en cause les inégalités sociales, et produit donc une forme de progressisme dans le domaine politique, que l’on peut appeler avec Tocqueville égalitarisme démocratique. Qui dit égalitarisme dit égalité des conditions, et donc risque d’indifférenciation violente. Dès lors, comme les barrières sacrificielles sont tombées, l’abîme de l’apocalypse s’ouvre devant l’humanité. C’est là que s’arrêtent Thiel, Vance & Co. Saisis par un saint effroi, en réaction, ils prônent un retour aux valeurs traditionnelles de la société chrétienne.

Pour Girard cependant, le choix est laissé aux Hommes de se réconcilier ou de se détruire. Christine Orsini nous rappelle dans son « René Girard » (Que sais-je ? 2018, p. 115) que : « Girard est un penseur apocalyptique qui refuse tout fatalisme. » J’en reviens donc à mes précédentes réflexions d’un girardien athée (ou agnostique, c’est la même chose pour ce qui nous intéresse ici) publiées sur ce blog (https://emissaire.blog/2024/06/18/a-propos-du-christianisme-reflexions-dun-girardien-athee/). Il faut rappeler encore et toujours le retournement extraordinaire effectué par Girard depuis sa lecture absolument non sacrificielle de la mort de Jésus qu’il nous livrait dans « Des choses cachées depuis la fondation du monde » (Grasset 1978), en faveur d’une réhabilitation pleine et entière de la lecture sacrificielle qui a été celle de l’Eglise chrétienne tout au long de son histoire, dans « Achever Clausewitz » par exemple (Carnets Nord 2007). Plus tôt déjà, dans ses entretiens avec le journaliste Michel Treguer (Quand ces choses commenceront…, Arléa 1994, p. 151), il disait : « Je fais confiance, globalement, à tous les conciles qui ont défini l’orthodoxie chrétienne pour les églises catholique, orthodoxe, luthérienne, anglicane, calviniste ».

Ce repli, peut-être anxiolytique, vers le conservatisme religieux ne reflète-t-il pas son doute quant au choix que fera l’humanité confrontée à sa possible destruction et même, peut-être, son pessimisme fondamental à cet égard ? On pourrait donc rapprocher le dernier Girard de Thomas Hobbes et de sa célèbre formule « l’Homme est un loup pour l’Homme » (Du Citoyen, 1642, puis Léviathan, 1651). Certains penseront certainement et diront peut-être que je m’égare. Sans doute ; et donc, sur le chemin du retour à la normalité girardienne, je rencontre un mathématicien et pasteur anglais, Thomas Bayes (1702-1761) dont le célèbre théorème a été utilisé pour résoudre « The Doomsday Argument », autrement dit « Le débat (ou le paradoxe) de l’apocalypse », dont la solution a été bien présentée par le mathématicien lillois Jean-Paul Delahaye dans « La Belle au bois dormant, la fin du monde et les extraterrestres » (Pour La Science n° 309 du 1er juillet 2013). Mais ce n’est pas le lieu ici de présenter des équations de probabilités conditionnelles !

Finalement, je rejoins largement l’analyse de Bernard Perret dans son article mentionné plus haut. Rappelant que Peter Thiel a bien lu Leo Strauss, philosophe juif allemand (1899-1973) émigré aux Etats-Unis avant la deuxième guerre, Perret écrit : « Dans cette ligne de pensée, on comprend pourquoi l’attitude critique de René Girard à l’égard de l’optimisme progressiste intéresse Peter Thiel : « Comme Schmitt et Strauss, Girard croit qu’il existe une vérité dérangeante sur la cité et l’humanité et que toute la question de la violence humaine a été occultée par les Lumières. » Un peu plus loin, Perret ajoute : « S’il [Girard] était indéniablement antimoderne, au sens où il ne partageait pas l’optimisme progressiste des courants politiques qui tenaient le haut du pavé au moment où s’est formée sa pensée, il n’était pas pour autant réactionnaire. Ne croyant pas à l’automaticité du progrès, il ne croyait pas davantage qu’il soit possible d’arrêter l’histoire et encore moins de revenir en arrière. »

J’en reviens au titre de ce billet qui parle d’un « grand malentendu ». Je l’ai dit plus haut, j’approuve ce qui a été énoncé très clairement par Bernard Perret et Hervé van Baren. J’ajoute simplement que le silence assumé de Girard sur la politique rend malheureusement possibles toutes les distorsions de sa pensée. « En général, pour les gens de gauche, je suis conservateur, tandis que les gens de droite me jugent révolutionnaire », répondant à M. Treguer dans « Quand ces choses commenceront… » (p. 124). Cette façon de botter en touche permet un nuancier très large, et ne fournit pas beaucoup d’outils conceptuels pour comprendre par exemple, les dérives illibérales actuelles de nos démocraties occidentales, et ce à quoi elles peuvent nous conduire.

Depuis que je fréquente assidûment la pensée de Girard et celle de certains autres intellectuels du présent siècle, j’ai proposé une vision historiciste du fait humain dans les quelques articles que le comité de rédaction du Blog l’Émissaire a bien voulu publier. Cette vision m’est suggérée par la théorie mimétique de Girard, et je continue à la nourrir grâce la réflexion d’autres chercheurs. Christine Orsini écrit d’ailleurs dans son « Que sais-Je ? » (p. 121) : « Il n’existe ni contradiction ni concurrence entre la version anthropologique et la version théologique de la révélation du mécanisme du bouc émissaire. » Cette conclusion, je la fais mienne, avec sa permission, j’espère.

La rumeur

Dans les relectures de l’été, comme le suggère Christine Orsini, je retrouve cette tirade pleine d’humour de Shakespeare, sur « la rumeur ». Shakespeare ne connaissait pas les fake news, mais il en savait long sur la calomnie, la médisance et la fabrique du mensonge.

La RUMEUR, portant un costume couvert de langues peintes, parle : 

Ouvrez bien les oreilles ! Qui d’entre vous voudrait
Se les boucher quand la Rumeur parle à voix haute ?
C’est moi qui, de l’Orient au couchant,
Prenant le vent comme cheval de poste, délie à l’envi
Les actions qui voient le jour sur cette boule de terre :
Sur mes langues chevauchent les calomnies incessantes,
Que je traduis dans tous les dialectes,
Et j’abreuve de fausses nouvelles les oreilles des hommes.
[…] La Rumeur est un pipeau
Dans lequel soufflent soupçons, jalousies et conjectures
Un instrument si facile à jouer et si maniable
Que le monstre imbécile à mille têtes ─
La multitude toujours discordante et chicaneuse ─
Peut en jouer. Mais ai-je besoin
De décrire ainsi mon anatomie
Au milieu des membres de ma famille ? 

Henry IV, deuxième partie, Introduction, l. 1-22.