« Pour un nouveau procès de l’Etranger »

En Girardie, l’étrangeté d’un étranger est inquiétante, menaçante, c’est un signe victimaire. Même sans connaître la théorie mimétique, les personnes interrogées au sujet du personnage de Meursault, l’Etranger d’Albert Camus, actuellement au cinéma, conviennent que s’il est finalement condamné à mort, c’est à cause de son étrangeté. C’est en effet la thèse du livre (1942) et aussi celle des deux adaptations filmées du roman, celle de Visconti (1967) et celle de François Ozon (2025). J’ai vu le film d’Ozon, c’est du bel ouvrage, le noir et blanc, la lumière, le casting, le scénario et les dialogues, tout semble attester de sa fidélité au best-seller mondial de Camus. Hélas, soi-disant pour adapter le récit de Camus à la sensibilité du public d’aujourd’hui, le réalisateur a fait des ajouts au roman ; il a voulu souligner par des paroles et des détails visuels l’emprise du colonialisme sur les esprits et, après Kamel Daoud (2), donner une famille, une tombe et un nom à l’Arabe que Meursault tue « par hasard ». Cela n’alourdit pas seulement le film (quand la perfection formelle du roman tient à sa brièveté), cela brouille son message : la lecture post-coloniale du roman est une trahison ; Camus n’a pas voulu faire commettre à son personnage un acte de « petit blanc » ayant une signification sociologique ou politique mais seulement, si je puis dire, une espèce d’acte gratuit, surréaliste (3).

Meursault serait donc, comme Œdipe, un « meurtrier involontaire« , sauf que ce n’est pas son père qu’il a tué (même si dans le roman, se trouve cette envolée du procureur selon laquelle un homme qui ne montre aucun sentiment filial pourrait par son exemple encourager le parricide et de ce fait « être plus coupable que le parricide lui-même » !) ; quant à l’avocat de la défense, commis d’office, les mots que lui fait prononcer le cinéaste pour encourager (en vain) son client à se faire bien voir du tribunal, sont une véritable trahison d’Albert Camus, l’auteur et l’homme : « ce n’est pas votre acte, dit l’avocat, vous n’êtes ni le premier ni le dernier à tuer un Arabe, c’est vous qu’on va juger« . Camus n’aurait jamais écrit cela ! (4) Cependant, le but avoué du livre, et aussi du film, est de faire ressentir le procès de l’Etranger comme une parodie de justice. Pourquoi les juges regardent-ils Meursault comme un monstre ? Pourquoi le condamnent-ils à mort ? Parce qu’il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Telle est la conclusion, paradoxale et provocante, de la préface de Camus à l’édition américaine de son roman : « Dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort ».

Cette sentence a inspiré à René Girard un texte tout à fait génial : « Pour un nouveau procès de l’Etranger » (1) que je voudrais signaler à l’attention des lecteurs de Camus (ça fait beaucoup de monde), particulièrement ceux que la thèse paradoxale de son chef d’œuvre a laissés perplexes. On ne condamne plus à mort, mais même du temps où la sentence de mort était recevable par un public civilisé, on n’aurait pas condamné à mort un homme au motif « quil ne pleure pas à l’enterrement de sa mère ».

Bien sûr, Albert Camus savait cela. C’est pourquoi son personnage, après la première partie du roman, dans laquelle son monologue intérieur nous permet, sinon de le connaître, du moins de nous familiariser avec son étrangeté, est amené, à la fin de cette première partie, par hasard en effet mais aussi par une espèce d’obscure fatalité, à commettre un meurtre. Dans son essai, Girard souligne le « défaut de structure de L’Etranger » : au lieu d’être un jugement a posteriori (obtenu d’après des faits et des témoignages), le jugement qui condamne Meursault relèverait d’un principe a priori (indépendant de l’expérience). Aucun juge, dit Girard, aussi féroce soit-il, ne peut condamner un homme inoffensif, un petit fonctionnaire sans qualités et sans responsabilités, dont la vie est réglée comme une horloge « parce qu’il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère« . Il faut un crime. Mais comment un homme pourrait-il commettre un meurtre et ne pas en être responsable ?

La seule raison d’accepter « le message ahurissant du roman« , écrit Girard, est de supposer chez l’auteur une intention, celle de soulever l’indignation du lecteur non envers l’assassin mais envers ses juges. « Il faut que Meursault soit innocent pour que les juges soient coupables« .  Camus avait besoin d’un « meurtrier innocent pour faire le procès des juges« . Et donc, le meurtre de l’Arabe est le fait du hasard, c’est « à cause du soleil » : un éclat de lumière aveuglant renvoyé par le couteau de l’Arabe déclenche l’acte meurtrier. Le président du tribunal va poser la question : « alors, pourquoi avoir ensuite tiré trois autres coups sur un cadavre ? » Meursault répond comme souvent « je ne sais pas ». A la barre des témoins, Marie, son amante, affirme qu’il ne sait dire que la vérité ; dans la partie « heureuse » du roman, quand elle lui demande, après l’amour, s’il l’aime, il répond « je ne sais pas ». Et quand elle lui dit son désir de mariage, il répond : « je ne sais pas » puis, si elle insiste, « pourquoi pas ? » Ainsi, Meursault ne mentirait jamais, ne jouerait pas un personnage. « Il ne faut pas jouer » dit-il. Voilà un homme qui n’exprime aucun désir, aucune ambition, aucun sentiment, qui ne croit qu’à ses sensations ; Camus l’aura voulu sensuel, aimant le soleil, la mer, les paysages, le corps souple de Marie sous ses robes à fleurs. De son anti-héros, qui n’est pas « une épave » ni un être à la dérive, l’auteur dit sobrement : « c’est un homme pauvre et nu, amoureux du soleil« .

Girard cite un critique, Albert Maquet, qui entre tout à fait dans les vues de Camus : « Le meurtre de l’Arabe n’est qu’un prétexte. Au-delà de la personne de l’accusé, les juges veulent détruire la vérité qu’il incarne. » Quelle est donc cette vérité ? Elle est formulée dans le film, quand on assiste à la colère finale de Meursault, ce moment de violence physique et verbale qui clôture l’entretien que le prêtre essaie d’avoir avec lui et qui correspond au passage du roman où le condamné à mort proclame qu’il a raison, qu’il a toujours eu raison, que « rien n’a d’importance ». Girard écrit : « Meursault est possédé par l’absurde comme certains, dans un tout autre contexte spirituel, sont possédés par la grâce. » La vérité que Meursault incarne, qu’on désigne par le mot d’Absurde, remet en cause les institutions et les valeurs sociales : au fond, les juges le condamnent à mort par un réflexe de défense mais la vérité tout au long du roman et dans le film, est du côté de l’accusé et de l’Absurde, le mensonge du côté des juges.

Girard applique à l’œuvre de Camus la méthode de lecture qui lui a permis de saisir la vérité ou si l’on préfère le savoir anthropologique qui se fait jour par exemple chez Dostoïevski et Proust. Très critique au sujet de la souveraineté esthétique d’une œuvre qui la rendrait intouchable, Girard refuse aussi qu’une discipline extra-littéraire (la psychanalyse par exemple), prétende nous expliquer une œuvre d’art. Dans Mensonge romantique… il montre que le grand romancier se charge lui-même de la tâche critique qui va permettre à son lecteur de progresser dans la connaissance de l’œuvre et surtout dans la connaissance de soi par l’œuvre, en partageant les vérités qu’elle révèle. Ainsi, les œuvres de jeunesse de Dostoïevski et de Proust seront critiquées et surmontées par les œuvres de la maturité. La vérité romanesque va ainsi triompher du mensonge romantique. Il a fallu, montre Girard, une rupture de l’auteur avec ses premières œuvres, fruit d’une conversion romanesque, pour qu’au lieu de simplement les refléter, les œuvres de la maturité révèlent les rapports de désir véritables qui structurent la vie sociale comme la vie intime.

Voici la thèse girardienne : « La Chute correspond, dans l’œuvre de Camus, à une rupture analogue à celle de Dostoïevski». Plus précisément, Clamence, l’avocat des causes perdues, le personnage central du roman, va remettre en question toutes les convictions de l’auteur de l’Etranger. Clamence est un avocat généreux, qui a toujours pris le parti des opprimés contre l’iniquité des juges. Jusqu’au jour où, par une introspection qui produit en lui une conversion, il découvre qu’être vertueux peut être un mensonge, que sa pitié pour les criminels était en réalité une arme secrète pour assurer sa supériorité sur tout le monde et surtout sur les juges, que l’avocat généreux n’est qu’une sorte de juge déguisé, puisqu’il se fait juge des juges. « Quand on se sert de l’anti-pharisaïsme comme d’une arme pour écraser les pharisiens, cela peut devenir une forme plus pernicieuse encore de pharisaïsme. » Ce qui frappe Girard est le fait que La Chute tourne en dérision la conviction bien ancrée chez Camus qu’une vie morale authentique repose sur une hostilité générale à l’égard de tous les juges. Le dernier roman publié de son vivant serait comme une autocritique ou un moment de rupture avec les œuvres antérieures. Et voici la lecture girardienne : « Il faut lire La Chute dans la bonne perspective, c’est-à-dire dans une perspective humoristique. L’auteur, las de la popularité dont il jouissait auprès des bien-pensants de l’élite intellectuelle, trouva une façon subtile de tourner en dérision son rôle de prophète sans scandaliser les purs parmi ses fidèles… La confession de Clamence, c’est celle, au sens large de confession spirituelle et littéraire, de Camus. »(5)

Girard, dans son essai, souligne comme d’habitude qu’il n’a rien inventé et que la vérité qui se cache derrière l’Etranger (on parle ici du roman) aurait été découverte bien avant la confession de La Chute si l’on avait soumis le drame de Meursault à une véritable analyse critique. On ne l’a pas fait et c’est encore Clamence-Camus qui explique pourquoi. Il avoue avoir choisi ses clients « à la seule condition qu’ils fussent de bons meurtriers, comme d’autres sont de bons sauvages. » Meursault, explique Girard, joue dans la littérature de son époque le rôle tenu par le « bon sauvage » dans la littérature du XVIIIème siècle. Sa seule présence suffit à révéler l’arbitraire des valeurs d’une communauté, mais lui, par essence, quoi qu’il fasse, il est innocent. Cela devait suffire pour qu’on accepte le postulat de départ : les juges sont coupables de condamner à mort un meurtrier innocent. Mais quelle vérité se cache derrière l’Etranger ?

Il faut l’affirmer en conclusion de ce billet, la « vérité » qui se cache derrière le roman a échappé à son auteur ; elle a échappé aussi à ses lecteurs et aux cinéastes de talent qui l’ont traduit en images. Elle n’est révélée que dans La Chute, dont Sartre a écrit que c’était de ses romans « le plus beau peut-être et le moins compris ». En un certain sens, L’Etranger et les romans qui suivirent ont été mieux que compris, au point de valoir le prix Nobel de littérature à leur jeune auteur. En un certain sens, L’Etranger semble contredire la théorie mimétique, théorie selon laquelle, au-delà de la sphère des besoins, le désir humain est toujours imité, emprunté à un « modèle » qui peut devenir un obstacle et un rival. Meursault est sans désir, sans modèle, sans rival, il n’a que des besoins et des sensations. Il surclasse « les autres » par sa lucidité et, au cinéma, par sa beauté. Il fréquente un malfrat (c’est la seule solution pour qu’il soit, un jour, par hasard, en possession d’un révolver) mais presque malgré lui, c’est un voisin de palier ; on sent de toutes façons que les autres, quels qu’ils soient, n’ont pour lui aucune importance. On semble très loin de l’homme du souterrain de Dostoïevski, dont le comportement erratique vient de son désir passionné d’être « intégré », remarqué, fêté, envié par ces « Autres » que par ailleurs il méprise. Et pourtant, serions-nous surpris que Meursault, dans sa prison ou lors de l’enterrement de sa mère, prononce ces mots : « Moi, je suis seul, eux ils sont tous » ?

Pour son créateur, Meursault n’est pas seulement un être de fiction, il est un héros métaphysique auquel le lecteur a eu plaisir à s’identifier. Voici un héros qui ne dépend de rien ni de personne, dont l’autonomie fascine. En réalité, selon Girard, Meursault se trouve à un stade plus avancé du désir métaphysique que le personnage de Dostoïevski ; ce désir le possède si complètement qu’il lui échappe, comme lui a échappé son acte criminel. Le jeune Camus, le Camus d’avant la Chute et le discours de Suède, croit à la Différence et à l’indifférence de son personnage, alors que Dostoïevski, quand il écrit le Souterrain, n’y croit plus et révèle le mensonge romantique de son anti-héros. Le génie de Girard est d’avoir vu que, dissimulée derrière le masque, étrange, de sa radicale et fascinante solitude, la vérité de L’Etranger est en réalité la même que celle de l’homme du Souterrain, c’est le ressentiment.

« On nous présente Meursault comme un solitaire totalement indifférent à la société, tandis que la société, elle, est censée s’occuper de près de son existence quotidienne. Ce tableau est manifestement faux : nous savons tous que l’indifférence est du côté de la société et que les préoccupations angoissées sont le lot du malheureux héros solitaire. » Pourquoi ce mensonge ? Girard a montré qu’à un stade avancé d’un désir mimétique qui ne cesse d’apprendre sur lui-même, sa lucidité porte le désir vers une ascèse : ce n’est pas en désirant plus intensément que les autres que l’individualiste moderne échappera à la malédiction d’être « comme tout le monde » ; au contraire, il se distinguera en désirant le moins possible, en ne demandant rien à personne ; ce qui revient à dire que le refus de communiquer est en réalité une tentative de communication.

Girard en apporte pour preuve l’exemple de l’enfant boudeur.  Voici un enfant empêché de satisfaire son désir : il va bouder, se retirer à l’écart pour échapper à ses parents. Mais si d’aventure, on l’oublie, il ne supporte ni la solitude ni de revenir quêter leur l’affection ; alors, comme Meursault s’empare d’une arme sans penser à rien, l’enfant s’empare d’une boîte d’allumettes comme ça, par hasard, et met distraitement le feu aux rideaux. Meursault, comme l’enfant, se sera persuadé que son seul désir était qu’on le laissât tranquille. Et pourtant, la dernière phrase du roman exprime son désir des autres, son besoin d’attirer toute leur attention : « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » Dans cette dernière phrase, écrit Girard, « Meursault admet pratiquement que la seule exécution dont il soit vraiment menacé, c’est l’indifférence des autres. » (6)

Notes :

1) Le titre de cet article « Pour un nouveau procès de l’Etranger » est le titre d’un essai écrit en anglais et paru aux USA en 1964 sous le titre « Camu’s Stranger Retried » ; cet essai a été primé aux USA puis traduit en français et édité (L’Age d’Homme, 1976), avec d’autres essais importants, dans un recueil intitulé « Critique dans un souterrain ». Existe en Poche, collection Biblio essais.

2) Kamel Daoud : Meursault, contre-enquête (prix Goncourt du premier roman en 2015).

3) On se souvient de cette phrase de Breton dans le Manifeste du surréalisme (1924), selon laquelle l’acte surréaliste le plus simple consiste à s’armer d’un révolver et à tirer au hasard dans la foule.

4) Le film a été tourné au Maroc, à Tanger. En cette période de tension entre la France et l’Algérie, un tel ajout au texte est politiquement irresponsable.

5) « Albert Camus est mort au moment où une carrière neuve s’ouvrait sans doute devant lui », écrit Girard dans Mensonge romantique…, p.326

6) Toutes les citations qui ne viennent pas du roman, sont tirées de « Pour un nouveau procès de l’Etranger ». J’ai trouvé aussi des informations dans la Biographie de Benoît Chantre, pp. 406 et suivantes ; pp.976 et 977. Ainsi, René Girard cite, comme exemple de l’influence exercée par l’Etranger, le film de Jean-Luc Godard, A bout de souffle (1960). Ces deux œuvres magnifient le « bon criminel », celui que Girard nomme avec justesse et ironie le « délinquant juvénile » ; c’est un hommage rendu à l’irresponsabilité surréaliste.

Le besoin de vérité

C’est l’été : le temps du farniente propice pour beaucoup d’entre nous aux lectures et relectures à l’ombre des grands arbres. Simone Weil (1909-1943) fut pour René Girard, comme pour Michel Serres et tant d’autres, une lecture de jeunesse, ce type de lecture qui laisse sur l’esprit une empreinte définitive. Dans ses derniers écrits, Simone Weil revient instamment sur l’opposition de la vérité et du mensonge : cette opposition est complètement girardienne. Dans sa Biographie, Benoît Chantre signale p. 227 qu’instruit et fasciné par les Cahiers écrits par la philosophe pendant l’Occupation, René Girard, avant sa propre conversion, « ne veut pas se priver des ressorts de la théologie chrétienne dans son enquête sur l’essence du roman. » Et nous savons par René Girard que Simone Weil a vu dans les Evangiles non un discours sur Dieu, une théologie, mais un discours sur l’homme, une anthropologie. Elle écrit en effet : « L’Evangile contient une conception de la vie humaine, non une théologie. » (Cahiers, tome VI des Œuvres complètes, p.191)

Cela va bientôt faire dix ans (c’était juste après la première élection de Trump) que j’ai écrit mon premier billet sur ce blogue : « l’ère de la post-vérité ». Loin d’être éphémères, la désacralisation de la vérité, voire sa profanation, ont acquis droit de cité et peut-être sommes-nous entrés en effet dans une ère nouvelle où ce qui est décisif pour tout discours, qu’il soit politique ou scientifique, ce n’est pas son rapport au réel ou son degré de vérité mais son coefficient de réussite. Les stoïciens pensaient qu’il était plus important de bien viser une cible (cela dépend de moi) que de l’atteindre (chose plus aléatoire) ; les décideurs d’aujourd’hui semblent penser au contraire que ce qui compte, c’est de réussir, par tous les moyens. Y compris des petits et des gros mensonges !

Alors qu’elle aspirait, à Londres, à quelques mois de sa mort, à être parachutée en France, Simone Weil travailla à des tâches administratives et ainsi qu’à réfléchir sur une nouvelle déclaration des droits de l’homme et une réforme de l’Etat, voulues par le général de Gaulle. Elle avait pleinement conscience que pour régénérer un peuple vaincu, déraciné, cela ne suffirait pas ; il fallait le ré enraciner spirituellement, travailler à abolir ce qui broie les âmes, l’injustice, le mensonge et la laideur, poser les bases d’une civilisation nouvelle orientée vers le bien pur que sont la justice, la vérité et la beauté. Et ce sont là, pour elle, des aspirations vraiment chrétiennes et universelles.

Ainsi écrit-elle dans la 1ère partie de l’Enracinement : « La première étude à faire est celle des besoins qui sont à la vie de l’âme ce que sont pour la vie du corps les besoins de nourriture, de sommeil et de chaleur. Il faut tenter de les énumérer et de les définir. » Dans le paragraphe suivant, elle précise qu’il ne faut pas confondre les besoins de l’âme avec les désirs, les caprices, les fantaisies, les vices ! Donc, c’est avec l’ordre, la liberté, l’égalité, la sécurité, la propriété, le châtiment, le risque,  etc., que la vérité ferait partie des besoins de l’âme. Voici le texte, actuel, inactuel, utopique ? A méditer. A l’ombre d’un grand arbre.

« Le besoin de vérité est plus sacré qu’aucun autre. Il n’en est pourtant jamais fait mention. On a peur de lire quand on s’est une fois rendu compte de la quantité et de l’énormité des faussetés matérielles étalées sans honte, même dans les livres des auteurs les plus réputés. On lit alors comme on boirait l’eau d’un puits douteux.

Il y a des hommes qui travaillent huit heures par jour et font le grand effort de lire le soir pour s’instruire. Ils ne peuvent pas se livrer à des vérifications dans les grandes bibliothèques. Ils croient le livre sur parole. On n’a pas le droit de leur donner à manger du faux. Quel sens cela a d’alléguer que les auteurs sont de bonne foi ? Eux ne travaillent pas physiquement huit heures par jour. La société les nourrit pour qu’ils aient le loisir et se donnent la peine d’éviter l’erreur. Un aiguilleur serait mal accueilli en alléguant qu’il est de bonne foi.

A plus forte raison est-il honteux de tolérer l’existence de journaux dont tout le monde sait qu’aucun collaborateur ne pourrait y demeurer s’il ne consentait parfois à altérer sciemment la vérité.

Le public se défie des journaux, mais sa défiance ne le protège pas. Sachant en gros qu’un journal contient des vérités et des mensonges, il répartit les nouvelles annoncées entre ces deux rubriques, mais au hasard, au gré de ses préférences. Il est ainsi livré à l’erreur.

Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l’organisation du mensonge, il constitue un crime. Mais on croit que c’est un crime impunissable. Qu’est-ce qui peut bien empêcher de punir une activité une fois qu’elle a été reconnue criminelle ? D’où peut bien venir cette étrange conception de crimes non punissables ? C’est une des plus monstrueuses déformations de l’esprit juridique.

Ne serait-il pas temps de proclamer que tout crime discernable est punissable, et qu’on est résolu, si on en a l’occasion, à punir tous les crimes ?

Quelques mesures faciles de salubrité publique protégeraient la population contre les atteintes à la vérité.

La première serait l’institution, pour cette protection, de tribunaux spéciaux, hautement honorés, composés de magistrats spécialement choisis et formés. Ils seraient tenus de punir de réprobation publique toute erreur évitable, et pourraient infliger la prison et le bagne en cas de récidive fréquente, aggravée par une mauvaise foi démontrée.

Par exemple, un amant de la Grèce antique, lisant dans le dernier livre de Maritain : « Les plus grands penseurs de l’antiquité n’avaient pas songé à condamner l’esclavage », traduiraient Maritain devant un de ces tribunaux. Il y apporterait le seul texte qui nous soit parvenu sur l’esclavage, celui d’Aristote. Il y ferait lire aux magistrats la phrase : « Quelques-uns affirment que l’esclavage est absolument contraire à la nature et à la raison ». Il ferait observer que rien ne permet de supposer que ces quelques-uns n’aient pas été au nombre des plus grands penseurs de l’antiquité. Le tribunal blâmerait Maritain pour avoir imprimé, alors qu’il lui était si facile d’éviter l’erreur, une affirmation fausse et constituant, bien qu’involontairement, une calomnie atroce contre une civilisation tout entière. Tous les journaux, quotidiens, hebdomadaires et autres, toutes les revues et la radio seraient dans l’obligation de porter à la connaissance du public le blâme du tribunal et, le cas échéant, la réponse de Maritain. Dans ce cas précis, il pourrait difficilement y en avoir une.

(…)

La deuxième mesure serait d’interdire absolument toute propagande de toute espèce par la radio ou la presse quotidienne. On ne permettrait à ces deux instruments de servir qu’à l’information non tendancieuse.

Les tribunaux dont il vient d’être question veilleraient à ce que l’information ne soit pas tendancieuse.

Pour les organes d’information, ils pourraient avoir à juger, non seulement les affirmations erronées, mais encore les omissions volontaires et tendancieuses.

Les milieux où circulent des idées et qui désirent les faire connaître auraient droit à des organes hebdomadaires, bimensuels ou mensuels. Il n’est nullement besoin d’une fréquence plus grande si l’on veut faire penser et non abrutir.

La correction des moyens de persuasion serait assurée par la surveillance des mêmes tribunaux, qui pourraient supprimer un organe en cas d’altération trop fréquente de la vérité. Mais ses rédacteurs pourraient le faire reparaître sous un autre nom.

Dans tout cela il n’y aurait pas la moindre atteinte aux libertés publiques. Il y aurait satisfaction du besoin le plus sacré de l’âme humaine, le besoin de protection contre la suggestion et l’erreur.

Mais qui garantit l’impartialité des juges ? objectera-t-on. La seule garantie, en dehors de leur indépendance totale, c’est qu’ils soient issus de milieux sociaux très différents, qu’ils soient naturellement doués d’une intelligence étendue, claire et précise, et qu’ils soient formés dans une école où ils reçoivent une éducation non pas juridique mais avant tout spirituelle, et intellectuelle en second lieu. Il faut qu’ils s’y accoutument à aimer la vérité.

Il n’y a aucune possibilité de satisfaire chez un peuple le besoin de vérité si l’on ne peut trouver à cet effet des hommes qui aiment la vérité. »

« Plus identique que tous les autres »

Ce billet a pour objet une actualité brûlante, l’investiture du nouveau président américain. Mais pour comprendre d’un coup d’un seul le titre que j’ai choisi de lui donner, il faudrait avoir écouté attentivement à Toulouse ou ici-même, la conférence de Benoît Chantre et plus précisément sa définition girardienne du bouc émissaire.

Souvenez-vous, la victime émissaire est « comme l’arbre qui cache la forêt », puisqu’elle est tenue pour seule responsable des maux qui affectent une communauté ; tout à coup, on ne voit plus que son identité monstrueuse à elle, qui en réalité est celle de la communauté tout entière, déchirée par ses luttes intestines ; le bouc émissaire incarne donc à lui tout seul la perte des différences. C’est Œdipe substitué à la cité de Thèbes, accusé d’y avoir semé la peste, la peste, c’est-à-dire : l’identité mortelle du tous contre tous. La monstruosité du bouc émissaire est donc qu’il semble, contre toute logique, « plus identique que tous les autres ». Cette « identité accusée » dit Benoît Chantre, qui insiste sur les deux sens du verbe, attire sur elle un rejet unanime. La communauté croit pouvoir expulser loin d’elle une identité menaçante. Cette solution bancale fait du bouc émissaire un être à la fois maléfique et bénéfique : maléfique parce qu’il est le monstre à l’origine de la perte des différences ; bénéfique parce que son expulsion a miraculeusement fait revenir l’ordre dans la société.

« Plus identique que tous les autres » : cette définition obscure du bouc émissaire m’a semblé parfaitement claire appliquée au président singulier qu’une démocratie moderne vient de se choisir ; ce n’est évidemment pas comme « victime » qu’en ces jours d’intronisation, ses partisans comme ses adversaires se représentent le nouveau « maître du monde » ! Et pourtant, il n’y a pas si longtemps, nul ne pouvait douter que le candidat républicain, soit se présentait lui-même comme une victime (on avait tenté de le destituer, on lui avait volé sa réélection, une justice corrompue s’acharnait contre lui après avoir mis ses partisans en prison, etc.) soit en était objectivement une, menacé de mort lors de ses meetings : il attribue aujourd’hui à la volonté divine le miracle d’en avoir réchappé. Le candidat républicain s’est lui-même présenté comme « bouc émissaire » devant l’opinion, même si bien sûr, son incroyable énergie et ses ressources « médiatiques » lui ont assuré de jouer d’autres rôles et, en particulier, lui ont permis aujourd’hui, au milieu des acclamations de la foule, d’apparaître comme un sauveur tout puissant.

Un homme persécuté qui finit en « sauveur de l’Amérique », il ne serait pas tellement paradoxal d’attribuer au nouveau président des Etats-Unis le prestige de la victime émissaire selon René Girard. Nous ne savons pas comment tout cela finira, l’oiseau de Minerve ne prend son vol qu’à la nuit tombée (1), mais nous savons comment cela a commencé. C’est la seconde fois que les Etats-Unis auront choisi d’être gouvernés par un candidat antisystème, qui en actes et en paroles provoque stupeur et tremblements (2). Il reste pas mal de questions sans réponse, tant l’événement est sidérant : il m’a semblé que les analyses de René Girard et la théorie mimétique pouvaient nous aider à leur donner du sens. On a souvent tort, en comparant le présent au passé, de chercher le sens d’un événement dans l’idée que l’histoire se répète, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Cependant, on peut repérer sous la réelle nouveauté des événements historiques des « invariants » qui remontent aux origines : certaines vérités anthropologiques sont pourvoyeuses de sens, tel est le cas de la mimesis et du mécanisme victimaire.

Le mécanisme victimaire, puisqu’on a commencé par lui ; comment serais-je la seule lectrice de Girard à y avoir pensé : le candidat républicain a plus d’un trait de ressemblance avec le roi en sursis d’immolation des « monarchies sacrées » analysées dans la Violence et le sacré (3). Les institutions dérivent toutes du mécanisme victimaire ; en toutes, il s’agit de reproduire, par l’intermédiaire de nouvelles victimes, cette fois rituelles, un lynchage réconciliateur. S’efforçant de répéter le lynchage fondateur, les premières sociétés ont fait commettre à leurs victimes sacrifiables toutes les transgressions possibles et ce faisant, leur ont conféré un prestige (sacré) terrifiant. C’est dans ce prestige qu’il faut chercher le principe de toute souveraineté politique aussi bien que religieuse.  Il n’est donc pas interdit de penser que les invraisemblables provocations et outrances du candidat républicain lors de ses campagnes, les passions contraires qu’il suscite, (il est soit adoré soit exécré), le fait même qu’il soit le premier présidentiable américain à avoir été condamné en justice, tout cela fait de lui un « double » moderne du roi sacré. Il incarne aussi le « skandalon » biblique, l’obstacle fascinant. Il y a bien quelque chose d’idolâtre et de scandalisé dans l’emprise que le « maître de la violence », le grand chef, exerce sur ses administrés et sur une partie de la planète, sur ses adversaires comme sur ses partisans.

On sait que seule une violence sacralisée peut tenir en respect la violence ; en tous cas, tel est le mensonge collectif sur lequel reposent les « ordres » institués, « les royaumes et les principautés » que la Révélation évangélique a profondément fragilisés. Le grand atout électoral du Président à qui l’on doit sans doute l’ère de la postvérité, a été de s’opposer, avec une énergie qui a séduit l’opinion, à la déconstruction, comme on dit aujourd’hui, de toutes les « valeurs » ancestrales ayant fait leurs preuves ; ces valeurs tournant le dos à l’amour de la vérité, privilégient le domaine de l’action sur celui de la connaissance (faisant des sciences elles-mêmes des moyens d’action ou des voies d’accès à la technologie), et ce sont elles qui ont permis de construire le monde d’aujourd’hui. La vérité n’est pas une « valeur », elle ne dépend pas du fait d’être désirée ou pas. En plus, elle n’a souvent rien d’aimable. Par contre, un certain nombre de vertus rendent la puissance d’agir aimable : la détermination, l’endurance, le courage surtout ; ces vertus, attribuées aux Pères fondateurs, ne sont-elles pas celles de leur actuel successeur ?

On dénonce volontiers l’immoralité du Président et de ses « fans » et leur absence de « culture » (au sens qu’on donne à ce mot quand on distingue une personne cultivée d’une brute ignare). Non seulement la victoire présente des MAGA (4) a été assurée par toutes les couches de la société et par une partie de l’élite la plus riche et la plus influente du pays, mais il semble tout à fait évident que la « révolution » en cours, le « nouvel âge d’or » qui commence, relève d’exigences morales. La théorie mimétique a montré l’irrésistible passage, dans les sociétés modernes, de la médiation externe (l’admiration de modèles inégalables) à la médiation interne (la haine impuissante pour des modèles devenus obstacles, la rivalité des égaux). Pour les électeurs du candidat républicain, c’est d’une réaction morale dont l’Amérique a besoin :  ils dénoncent la « société ouverte », fondée sur l’hypocrisie du « politiquement correct », une société amorale, car seule, une société close rend possible une vie morale authentique ; celle-ci est faite de la conscience permanente des sacrifices auxquels une société doit son existence ; il faut donc renouer avec les vertus ancestrales et la médiation externe. Le véritable culte voué au grand chef par sa base électorale, les MAGA, est significatif d’une réaction qu’on peut qualifier d’anti-démocratique mais qui relève aussi d’une exigence morale.

Le discours d’investiture du nouveau Président a pu sembler plus revanchard que rassembleur. Il ne faut pas oublier la mimesis, le moteur de nos histoires individuelles comme de la grande histoire.  Aussi individualisé que soit un individu, il se dirige vers les objets ou les objectifs que lui désignent ses modèles. Aussi « imprévisible » soit ce Président hors-normes, faute d’être au service d’une cause ou d’une idéologie, on peut s’attendre à ce qu’il s’empare des armes ou des arguments de ses rivaux mimétiques pour les retourner contre eux. Ainsi, c’est une évidence pour les Démocrates les plus lucides, la victoire du camp républicain est d’abord une défaite du camp démocrate. Tout a été fait chez les démocrates, à commencer par le choix de leur candidat, puis l’absence de choix de la candidate, pour encourager l’adversaire et affronter l’adversité. Le refus des excès d’un certain progressisme de gauche ou d’extrême gauche, est alors apparu comme un simple « retour au bon sens ». N’est-ce pas là aussi un retour à l’ordre républicain, mis en danger par un excès de « démocratie » ? C’est encore la rivalité mimétique qui force ce Président tout-puissant à ne pas se contenter d’une victoire sortie des urnes mais à se comporter en victime assoiffée de vengeance, à vouloir l’emporter sur ses adversaires face à l’histoire et même à l’éternité, en menaçant des foudres de la justice son prédécesseur et en se plaçant lui-même sous la protection divine, élu par Dieu en quelque sorte, défenseur du camp du Bien ?

« Plus identique que tous les autres », comment cet excellent paralogisme mis au jour par Benoît Chantre peut-il convenir à un homme dont tout le monde souligne la différence ? S’il diffère en effet de ses prédécesseurs à la tête des USA, il incarne quelque chose qui transcende le domaine du politique. Notre difficulté à comprendre les Américains vient de ce qu’ils sont restés assez profondément religieux, surtout en matière politique. « In God we trust », le nouvel élu prête serment sur la Bible. Le prestige et la victoire d’un  candidat auquel les oubliés comme les nantis ont pu s’identifier, et enfin, d’une manière ou d’une autre,  toutes les couches de la population américaine, ne relèvent pas d’une analyse politique traditionnelle ; cette victoire va bien au-delà de la réprobation d’une politique migratoire ou inflationniste, au-delà du ras-le-bol du wokisme et des théories du « genre », au-delà d’un « populisme » né de l’abandon de la classe ouvrière par les élites mondialisées, etc. Elle relève de la résurgence de « croyances ancestrales », en particulier de la conviction qu’il faut être l’élu de Dieu pour incarner une communauté à soi tout seul et ouvrir une ère nouvelle, qualifiée d’âge d’or, comme au chapitre 19 de l’Apocalypse de Jean.

Depuis la plus haute antiquité, les grands chefs se sont mis sous la protection des dieux. Le jour de l’investiture du nouveau grand chef, des « fans » portaient des T-shirts proclamant Daddy’home (Papa est de retour) représentant le nouvel élu devant la Maison Blanche, les bras en croix. Des responsables de l’église évangélique sont allés jusqu’à rapprocher le nouvel élu du roi David, dont il porterait la chevelure dorée, ce qui a l’avantage de faire oublier ses frasques sexuelles : le roi David a tué le mari de Bethsabée dont il attendait un enfant ; à part le fait d’avoir échappé courageusement à la mort, ces deux « élus de Dieu » ont en commun de n’être pas des saints.

En juillet 2024, en Floride, un discours du candidat républicain a marqué les esprits : « Encore une fois, chers chrétiens, sortez de chez vous, allez voter, juste cette fois-ci. Vous n’aurez plus besoin de voter à l’avenir, je vous aime, (…) Dans quatre ans, vous n’aurez plus à voter de nouveau, nous aurons tout arrangé, si bien que vous n’aurez plus besoin de voter. » On a vu là surgir une menace sévère pour la démocratie, bien entendu, un projet dictatorial. Un chef qui dit « je vous aime », il y a confusion des ordres, prévient Pascal, « la tyrannie est de vouloir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. » (Lafuma 58) Mais il faut penser à l’hypothèse religieuse. D’après le médiéviste Joël Schnapp, le président aurait fait allusion à la Parousie biblique : « S’il dit qu’il sera inutile de voter dans quatre ans, il sous-entend peut-être que le retour de Jésus est imminent et rendra caduque l’organisation politique telle qu’on la connaît aujourd’hui. » Nous voilà fixés : le discours d’investiture fait référence à la fin du monde, au retour de Jésus ainsi qu’au mythe de l’âge d’or de l’Apocalypse de Jean ; la référence à la ville assiégée de Gog et Magog (20, 8) par des hordes coalisées contre le camp des saints : les auditeurs comprennent qu’il s’agit de leur pays, menacé de l’extérieur par les migrants et de l’intérieur par la pensée « woke ».

Pour conclure, d’abord une question : Trump serait-il, à son insu, la sage-femme qui aide à la naissance d’une époque nouvelle ? C’est peut-être le pari très risqué qu’ont fait les génies imaginatifs et conquérants de la « Tech » qui l’ont rejoint. Ensuite une citation : « La lecture non sacrificielle de l’Ecriture judéo-chrétienne et la pensée de la victime émissaire peuvent assumer la dimension apocalyptique du présent sans retomber dans les tremblements hystériques de la « fin du monde » DDC, p. 467. La fin d’une époque n’est pas la fin du monde. René Girard avait dit à Michel Serres qu’il aurait vécu assez vieux pour voir l’américanisation de l’Amérique. L’élection d’un homme plus américain que le président Obama et même « plus américain que les Américains » pourrait bien signifier la disparition de l’Amérique comme « modèle », celle de « Monsieur Smith au Sénat », qui nous a tant fait rêver.

*****

1) C’est la métaphore proposée par Hegel dans la préface des « Principes de la philosophie du droit », pour dire que le philosophe n’est pas un prophète, il ne trouve du sens qu’à ce qui est effectivement réalisé. Dans ce billet girardien et non hégélien, je ne cherche nullement à « justifier » l’aventure politique de Donald Trump, seulement à lui donner une signification anthropologique, mais sans entrer dans des considérations politiques ou géopolitiques qui feraient planer un doute raisonnable sur ses chances de réussite.

2) Stupeur et tremblements, c’est le titre d’un roman d’Amélie Nothomb dont l’action se situe au Japon. Il paraît que le protocole imposait au visiteur de l’Empereur, considéré jusqu’en 1946 comme un dieu vivant, de lui manifester sa vénération avec « stupeur et tremblements ».

3) La Violence et le Sacré, Grasset, pp.150-166 et 419-425.

4) MAGA : « Make America Great Again”.

Les guerriers de la paix

La violence et le sacré ne font qu’un, nous l’avons appris de René Girard. Mais un monde désacralisé n’est pas celui de la « réconciliation » annoncée par Hegel et plus ou moins prédit, à la fin du siècle dernier, par Francis Fukuyama (1) qui voyait dans la fin de la guerre froide non pas la fin des conflits inter-étatiques mais la victoire définitive de la démocratie libérale, soit la fin des guerres idéologiques. Dans son dernier livre, Achever Clausewitz, Girard constate le recul des idéologies et entend même déchirer le voile de méconnaissance qui accompagne le « retour du religieux ». Les idéologies et les guerres qu’elles ont générées n’ont été, selon lui, qu’une étape dans l’apparition d’un « principe planétaire de réciprocité ». Si donc, l’on habille la poussée islamiste d’habits religieux, si l’on parle d’une guerre de civilisations, c’est pour ne pas voir qu’avec la mondialisation, « le mimétisme s’est emparé de la planète ». Le terrorisme islamiste ne serait que « le prodrome d’une réponse plus redoutable de l’Orient à l’Occident ». (Soit, dans la langue actuelle, une réponse du Sud global au Nord).

Qu’est-ce à dire, sinon que nous sommes entrés dans une ère où la guerre n’est plus une institution chargée de « contenir » la violence : en s’imitant réciproquement, écrit Girard, l’URSS et le troisième Reich ont provoqué cette « guerre totale » où est morte l’institution de la guerre en Europe. Girard voudrait élargir cette lecture mimétique de l’histoire récente à toute l’histoire humaine : en amont, les excès des Croisades au XIIIème siècle trouveraient dans le djihad leur réponse mimétique. En aval, la lutte amorcée entre la Chine et les USA aurait moins à voir avec un « choc des civilisations » qu’avec la rivalité mimétique entre deux capitalismes de plus en plus ressemblants. Girard se dit « fasciné » par l’intuition clausewitzienne selon laquelle l’essence de la guerre est le duel ; celui-ci se définissant comme « montée aux extrêmes », selon la loi de réciprocité qui est l’essence même du conflit mimétique : « la guerre est un acte de violence et il n’y a pas de limite à la manifestation de cette violence. Chacun des adversaires fait la loi de l’autre, d’où résulte une action réciproque qui, en tant que concept, doit aller aux extrêmes. » Le duel est donc une lutte à mort et toute guerre menée selon ce principe mimétique, de réciprocité, est potentiellement une guerre d’extermination.

J’ai tenu à rappeler ces textes et le caractère apocalyptique de la violence guerrière selon Girard « achevant Clausewitz » (l’action réciproque ne se réduit pas à son concept, hélas), pour tenter de lire les tragédies actuelles à l’aide de cette grille girardienne. La menace nucléaire brandie par Poutine d’un côté, pour signifier qu’il ne peut pas perdre la guerre qu’il mène en Ukraine contre l’Occident et de l’autre, la « montée aux extrêmes » de la violence aussi bien du fait du Hamas, avec sa « razzia bénie » insensée du 7 octobre (2) que du fait du gouvernement israélien, accusé de « génocide », semblent bien conférer aux analyses de Girard une certaine actualité et une non moins certaine puissance explicative à propos de cette actualité. D’un point de vue qui n’est pas que girardien, ces deux guerres sont fratricides. Evidemment fratricides.

Cependant, d’un point de vue qui n’est pas girardien, ces frères ennemis, Russes et Ukrainiens, Israéliens et Palestiniens, qui ne voient que leur différence et repoussent leur identité, sont politiquement en opposition : les Ukrainiens voudraient majoritairement appartenir à l’Europe en tant qu’Etat souverain ; les Palestiniens voudraient vivre dans un Etat souverain, et dans les deux cas, cela leur est refusé au prix de la guerre. La haine réciproque ne se nourrit pas que de réciprocité, ces « jumeaux de la violence » ne sont pas seulement des « doubles », chacun voulant l’anéantissement de l’autre, il y a un enjeu politique et ce qu’on appelle la « communauté internationale » est prise à témoin : la Russie a violé le droit international en envahissant militairement un Etat souverain et Israël le viole tous les jours par ses colonisations illégales, elles-mêmes assorties de violences. Les deux Etats invoquent la légitime défense. La question est : que vaut le droit quand, au nom d’une légitimité supérieure, on lui substitue des rapports de force ? Les analyses de Girard permettent-elles de répondre à cette question ?

Le mimétisme ne produit pas que des conflits de doubles ; l’indifférenciation qui en résulte a produit du sacré à partir du « meurtre fondateur ». Girard a repéré chez Clausewitz « les mêmes mécanismes d’indifférenciation » qu’il avait déduits des mythes pour comprendre le religieux archaïque. C’est pourquoi la « montée aux extrêmes », selon lui, invite à interroger le religieux, à remonter aux origines. Au meurtre fondateur. Pour s’apercevoir que cettevviolence sacrée, fondatrice de toutes les institutions humaines, violence qui a fondé le droit comme un moyen de s’en protéger, le sacrifice et la guerre comme des moyens de l’exorciser et de la canaliser, est devenue purement destructrice : elle fait imploser tous les codes de la guerre, soumet le droit à ses propres fins et, à la différence d’un rituel, se manifeste de façon imprévisible. Les deux conflits qui retiennent notre attention et déchaînent des passions, en Ukraine et à Gaza, ont en commun, malgré leurs différences, de n’être pas des guerres déclarées. La communauté internationale, dont on évoquait plus haut l’arbitrage, est en réalité divisée : en gros, le « Sud global », regroupant avec les Palestiniens et la Russie les Etats hostiles à « l’impérialisme américain » contre le « Nord », auquel l’Ukraine et Israël sont rattachés.Un « duel » à plus grande échelle, qui tend à rendre caduque la notion de « droit international ».

La pensée girardienne s’oppose à l’idée d’une sacralisation de la guerre tout en montrant que l’humanité s’est auto-instituée à partir du mécanisme victimaire et que l’homme est en quelque sorte, issu du sacrifice ; mais il est menacé de disparaître s’il n’y renonce pas tout à fait. Sacraliser la guerre, c’est régresser dans quelque chose d’archaïque. On rencontre cette sacralisation chez des penseurs modernes, chez Hegel et chez Clausewitz, avec l’idée que « la guerre est divine » (Joseph de Maistre) parce qu’elle fait de l’animal conditionné par sa vie biologique un homme, un être libre, le maître dans la « dialectique du maître et de l’esclave ». La guerre est censée régénérer une communauté, en apaiser les tensions, comme le rituel du sacrifice, issu du meurtre collectif. On peut même voir dans le suicide terroriste un sacrifice, sauf qu’il est conçu à l’inverse du sacrifice primitif, non en vue d’une contention de la violence mais en vue de son extension : il s’agit de tuer le plus de mécréants possible et de s’imposer comme un modèle héroïque à imiter. Le fait est que la violence djihadiste est sacralisée, théologie et politique sont mélangées, (3) ce qui peut aider à comprendre que les fedayin du Hamas qui ont commis les atrocités du 7 Octobre étaient équipés de caméras thoraciques GoPro, afin de diffuser en ligne instantanément les images (insoutenables) de leur « geste héroïque ».

Dans son dernier livre, « apocalyptique », Girard fait l’aveu qu’il n’a aucun goût pour l’héroïsme, qu’il relie au religieux violent. « L’héroïsme est une valeur trop souillée pour que nous lui fassions crédit ; la canaille s’y est introduite. » (4) Les modèles héroïques sont caducs du fait de l’effacement de la médiation externe, fondée sur l’admiration, au profit de la médiation interne, fondée sur la contagion. Comment comprendre autrement le « modèle terroriste » ? Dans des essais récents sur le thème de la « métamorphose du sacré », c’est-à-dire de la substitution de la figure de la victime à celle du héros, les auteurs (5) citent René Girard : le souci des victimes est judéo-chrétien et c’est un thème girardien ; mais en désacralisant le héros, Girard ne sacralise pas la victime, qui a tout à craindre du culte que lui rend l’idéologie victimaire : c’est au nom de la défense des victimes qu’on tue et qu’on en multiplie indéfiniment le nombre. Et n’est-ce pas un effet pervers de la concurrence victimaire qu’aujourd’hui, sur les campus des plus prestigieuses universités comme Harvard et Stanford et maintenant Sciences Po, le peuple des rescapés de la Shoah soit accusé de « génocide » ?

C’est pourquoi la génération à laquelle j’appartiens et même la suivante est un peu « sous le choc ». Il n’a fallu que quelques semaines pour que les futures élites mondialisées considèrent l’agressé, victime d’un pogrom d’une atrocité inédite, comme l’agresseur du peuple palestinien, (6) et c’est ce qu’il est devenu, tuant des milliers de civils en cherchant à éradiquer les terroristes du Hamas sous un tapis de bombes : où l’on retrouve la « montée aux extrêmes » comme loi inexorable de l’action réciproque, c’est-à-dire du mimétisme. La vision des étudiants de la rue Saint-Guillaume arborant le keffieh palestinien et criant des slogans antisionistes, voire antisémites, interroge. Il est clair que nos universités, taraudées par le « wokisme », l’anticolonialisme et l’intersectionnalité ont trouvé dans  le colon juif un concentré de tout ce qu’elles veulent éradiquer, le parfait « bouc émissaire » ; il est non moins vrai que l’hécatombe interminable en cours sur le petit territoire surpeuplé de Gaza est sans équivalent dans toutes les guerres, plutôt rapides, menées par Israël depuis sa création en 1948 : la protestation contre cette guerre est légitime et d’ailleurs, à l’heure où je termine ce billet, le président américain, pour des raisons qui ne sont peut-être pas seulement électorales, vient de lui donner son approbation.

Cependant, ce qui est frappant, c’est que cette protestation légitime et qui se veut peut-être héroïque sur les campus américains est elle-même guerrière, ne se contentant pas de critiquer une politique, mais désignant comme son ennemi un peuple génocidaire, c’est-à-dire ennemi du genre humain. L’accusation de génocide donne raison aux analyses girardiennes : « La perte du droit de la guerre nous laisse face à l’alternative terrible de l’attaque et de la défense, de l’agression et de la réponse à cette agression, qui sont une seule et même chose (…) Le primat de la victoire, qu’il (Clausewitz) érige en règle, s’exaspère sur fond d’un mépris foncier de l’adversaire, qu’on doit finir par abattre» (7) Le mépris de l’adversaire, c’est pire que la haine, au fond de laquelle gît une forme de respect. Le respect s’adresse à la « dignité » de l’homme, le mépris déshumanise. Ce mépris de l’Autre que semblent partager aujourd’hui avec les fondamentalistes israéliens et les dirigeants du Hamas, les Etats et les individus qui ont pris légitimement la défense des victimes civiles de la guerre menée sur la bande de Gaza, fait d’eux non des médiateurs mais des « guerriers de la paix » : ils n’empêcheront pas la « montée aux extrêmes » de suivre son cours.

(1) F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, 1992, Flammarion, coll. Histoire.

(2) Gilles Kepel, dans « Holocaustes », 2024, Plon, montre comment les protagonistes de cette guerre entremêlent dans leurs discours et dans leurs actions religion et politique. Nommée « Déluge d’al-Aksa », l’attaque du 7 octobre réfère à une sourate du Coran qui reprend partiellement l’histoire de l’arche de Noé. La mosquée d’al-Aksa de Jérusalem est devenue le symbole du viol par les Juifs des lieux saints musulmans.

(3) Par-delà la référence au déluge, la « razzia bénie » du 7 octobre veut imiter un haut fait du Prophète, la razzia contre les Juifs vivant dans l’oasis de Khaïbar en l’an 7 de l’Hégine, (628), action sainte d’une grande cruauté.

(4) Achever Clausewitz 2007, Carnets nord, p. 191.

(5) F.Azouvi, Du héros à la victime, Gallimard, 2024 coll. essais ;P.Bruckner, Je souffre, donc je suis. Portrait de la victime en héros, Grasset, 2024 coll. Les Essais.

(6) Un point commun entre les Juifs et les Ukrainiens est d’avoir été « nazifiés » par leurs ennemis, où l’on retrouve l’inversion de la victime en bourreau.

(7) AC, p.127. « abattre » est souligné par René Girard.

L’incarnation romanesque

La monumentale biographie de René Girard par Benoît Chantre permet de suivre et de comprendre la genèse d’une œuvre. Pas seulement : elle révèle à propos de ce penseur, réputé solitaire parce qu’il serait « inclassable », les liens vivants qu’il a entretenus avec les chercheurs comme lui en « sciences humaines », les stars de la deuxième moitié du XXème siècle : Lacan, Barthes, Derrida, Foucault, et, plus proches de lui, Michel Deguy, Lucien Goldman et Michel Serres.

Ce qui frappe, cependant, c’est l’absolue originalité d’une pensée, qu’aucune mode, bien évidemment, ni aucune influente théorie dont elle s’est pourtant nourrie, comme la phénoménologie, l’existentialisme sartrien et le structuralisme, ne sont parvenues à détourner de son cheminement, de son développement et de ses résultats propres. Ce qui m’a le plus frappée, pour ne traiter qu’un aspect de l’œuvre complexe laissée par René Girard, c’est son incroyable unité. Il nous en révèle lui-même la nature ; il ne s’agit pas de l’unité mécanique d’un « système », (comme on le croit en comparant la théorie mimétique à une fusée à trois étages) mais de l’unité génétique d’une « intuition ». Très dense, en effet.

De façon plus brève et ramassée que je ne l’ai fait lors de la célébration du Centenaire à la Catho, je voudrais évoquer sur un seul exemple, en quoi consiste cette intuition : Benoît Chantre nous révèle qu’elle a habité le jeune « assistant » Girard avant même sa conception du désir (« désir triangulaire » à l’échelle individuelle, qui deviendra « mimétique » à l’échelle des sociétés). Ses premiers écrits sur Saint-John Perse et Malraux (au début des années 50) en font état : « Le sacré s’impose avec d’autant plus de force qu’on côtoie de plus près le néant ». Le sacré, ici, ce n’est pas quelque chose d’irréel, quelque chose comme le produit d’une imagination « néantisante » (en langage sartrien). L’intuition que Girard attribue au poète (Perse) est, au contraire, une « intuition de l’être au cœur du néant ».

Voyons cela de plus près avec un exemple : la conclusion du roman « La princesse de Clèves ». Sartrien, le jeune Girard a cherché l’authenticité d’une œuvre dans sa capacité de rupture avec l’idéologie dominante. Un héros de roman authentique doit assumer sa liberté en coupant les liens qui le rattachent à une mondanité réglée par des désirs inauthentiques et la mauvaise foi. Et pour un sartrien, la princesse de Clèves, en renonçant à son amour pour le duc de Nemours, en se retirant du monde, « sait mourir en beauté ». Très loin de cette « religion de l’art », l’auteur de « Mensonge romantique et Vérité romanesque », on le sait, mettra l’accent sur la lucidité de l’héroïne de Madame de La Fayette. Si elle fuit le duc de Nemours et le monde, c’est pour échapper à l’enfer de la jalousie, trop consciente que « seuls les obstacles » ont nourri la passion qu’elle a inspirée aussi bien à son mari qu’à l’homme qu’elle aime. La princesse est une des très rares héroïnes de roman à démystifier le désir amoureux et à décider de s’en libérer !

Vous lisez la Biographie, et vous apprenez de Benoît Chantre que précédemment, dans un texte de Girard intitulé « Les vues grandes et éloignées de Madame de Clèves », la conclusion du roman n’a rien à voir avec la maîtrise de soi de l’héroïne, c’est un sacrifice. Mais pas un sacrifice accompli par l’héroïne, pas un sacrifice de soi, non, il s’agit bien d’une mise à mort sacrificielle, une mise à mort suivie d’une résurrection et l’acte meurtrier est accompli par l’auteure du roman sur son héroïne. En sacrifiant la princesse de Clèves, c’est la thèse de Girard, Madame de La Fayette meurt au monde et ressuscite comme écrivain. Il écrit en conclusion de son article : « Il ne faut pas chercher la clef du dénouement ni dans les influences littéraires, ni dans quelque morale du sacrifice, mais dans la récompense que vaut à Madame de Clèves sa rupture avec le duc de Nemours. Et cette récompense, c’est parce qu’elle nous crève les yeux, comme la princesse son amour, que nous ne parvenons pas à la découvrir. Ne la cherchons ni dans le roman, ni hors de lui ; c’est le roman lui-même. »

Girard est en train de travailler à son « histoire du roman », qu’il va intituler « L’incarnation romanesque ». Ainsi, à propos de l’exemple qui nous occupe, sa thèse est la suivante : tout grand roman est autobiographique, même si l’auteur crée un personnage qui ne lui ressemble absolument pas, comme c’est le cas de Flaubert qui finit par confesser : « Madame Bovary, c’est moi. » Madame de La Fayette va donc s’incarner dans son héroïne ; et elle finit par coïncider avec elle au moment précis où celle-ci, qui se voulait absolument différente, découvre que sa passion la rend identique à toutes les femmes. L’auteur d’un roman « réaliste » ne décrit pas ses personnages et particulièrement son personnage principal de l’extérieur, sa technique consiste dans le libre passage de l’intérieur à l’extérieur. C’est ainsi que la créatrice s’incarne dans sa créature. Et cette identification de l’auteur à son personnage entraîne avec elle l’identification du lecteur.  C’est la condition pour que « l’illusion de la fiction se mue en vérité de la parole », qui est le vrai sens de « l’incarnation romanesque ». C’est surtout la condition pour que le sacrifice réussisse : le vrai réalisme selon Girard, ce qu’il appellera la vérité romanesque, exige beaucoup plus qu’une identification de la romancière à son personnage : il lui faut une mort et une résurrection.

Pour se libérer du mensonge mondain et de l’aliénation qui sont la loi du monde, pour accéder à une parole libérée du désir, à ce point de vue divin d’où il devient possible de connaître la « mécanique » du désir et de juger le monde et l’histoire, il faut une sacralisation, donc une mise à mort. La parole romanesque jaillit de la mise à mort et de la sacralisation d’un être de fiction : l’œuvre romanesque serait donc un avatar du sacrifice, voilà ce que dévoilent les analyses préparatoires au premier ouvrage publié de Girard, qui devait porter comme titre : L’incarnation romanesque, et auquel son éditeur a substitué celui que nous lui connaissons, Mensonge romantique et Vérité romanesque.

L’intuition du sacré a donc servi de prélude à une découverte décisive, celle d’une structure sacrificielle où la mort serait productrice de sens. Dans son article sur Saint-John Perse, Girard écrivait « le sacré s’impose avec d’autant plus de force qu’on côtoie le néant ». En écho, cette citation de Proust au dernier chapitre de son livre, Proust lui-même citant Saint-Jean : « En me faisant comme un rude directeur de conscience mourir au monde, la maladie m’avait rendu service car « Si le grain ne meurt après qu’on l’a semé, il restera seul, mais s’il meurt, il portera beaucoup de fruits. »

On apprend donc qu’avant même sa conversion, le mystère chrétien constitue pour Girard le cœur de la vérité romanesque. Il n’hésite pas à parler de « figura Christi » en marge de ses notes sur la princesse de Clèves. Les héros incarnés selon Girard ne sont pas en effet des « modèles culturels », c’est-à-dire des médiateurs externes. Ils ne sont pas des médiateurs de désir, mais des médiateurs de l’absence de désir ; au lieu de l’angoisse et de la fascination, ils apportent la paix et la réconciliation.

Le lecteur de la Biographie est saisi : tout l’œuvre est déjà là en germe, la vérité littéraire, le sacré, forme cachée de tous les grands romans, le sacrifice où la mort est ressaisie dans le mouvement de la vie, la conversion, la mort du « vieil homme » qui fait naître « l’homme nouveau » ; enfin la structure chrétienne des grandes œuvres de la littérature occidentale : le refus de la lutte des consciences, qui est à l’origine des mensonges du monde, et l’identité du Moi et de l’Autre que l’individualisme refuse de voir : c’est une double violence, esthétique et spirituelle, écrit Benoît Chantre, faite au « désir d’être soi ».

René Girard est d’évidence un « penseur apocalyptique » depuis le début. C’est ainsi qu’il faut comprendre qu’à la différence de beaucoup de ses contemporains, il est fondamentalement anti-hégélien. La proximité qu’on a voulu voir entre sa conception du désir selon l’Autre et la thèse hégélienne du désir de reconnaissance est de l’ordre du contresens. Pour Girard, il n’y a pas de synthèse heureuse, le meilleur et le pire croissent ensemble, c’est pourquoi il est un penseur non de la fin de l’histoire mais de la crise : c’est du désordre suprême que naît l’ordre surnaturel. Et il cite souvent Hölderlin « Tout proche/ Et difficile à saisir, le dieu/Mais aux lieux du péril croît /Aussi ce qui sauve ». Cette intuition de l’être au cœur du néant, qu’il trouve chez Saint-John Perse, ou encore l’intuition qu’il y a du bien au cœur du mal, un remède au cœur du poison, de la vérité au cœur du mensonge, et vice versa, cette intuition a irrigué une œuvre complexe, dont la force motrice n’est pas le désir, la libido, comme chez Freud mais l’imitation, la mimesis. Satan n’est que le singe de Dieu.

C’est ainsi qu’il faut comprendre, en effet, que Girard a dû accepter à contre cœur de se voir imposer l’excellent titre de « Mensonge romantique et Vérité romanesque » à son premier ouvrage : ce dualisme, ce duel irréductible des contraires, il n’était pas dans son tempérament de l’accepter de bon gré. Selon lui, pour avoir une chance de saisir quelque chose de la complexité du réel, il faut sortir des oppositions manichéennes et encore plus quand il s’agit de la réalité humaine. Ce n’est pas la subjectivité (le cogito) qui est première et où il faut chercher l’instance suprême, le fondement de toutes les évaluations mais, comme l’on sait, l’intersubjectivité. Or, celle-ci ne se laisse pas enfermer dans des concepts, elle s’exprime surtout de façon métaphorique, dans la grande littérature nourrie des textes sacrés. Et c’est justement parce que « l’incarnation romanesque » avait une tonalité trop chrétienne que l’éditeur a dû proposer un titre plus dans l’air du temps.

Le mystère de l’obéissance aveugle

Le journal « Le Monde » daté du 1erAoût 2023 me remet en mémoire la fameuse « expérience de Milgram » datant du début des années 60 : aucune expérimentation psychologique ne semble avoir atteint ce niveau de notoriété, ni avoir suscité autant de réflexions, de polémiques et de curiosité, ni avoir inspiré autant de livres, de films ou de séries.  Encore maintenant, 60 ans plus tard, il paraît que les 614 cartons de documents légués par la veuve du chercheur à la bibliothèque de l’université Yale sont les plus visités. Et, bien sûr, cette expérience a été reproduite un grand nombre de fois, avec la contrainte de nos jours d’une déontologie plus sévère, c’est-à-dire non avec des sujets réels mais avec des sujets virtuels.

Il s’agit en effet, ni plus ni moins, pour les « sujets » volontaires qui participent à cette expérience, d’infliger des décharges électriques à l’un des leurs, en graduant l’intensité de celles-ci jusqu’à un seuil considéré comme dangereux. Pour les lecteurs du blogue qui seraient nés trop tard pour avoir été informés, c’est-à-dire secoués, « électrisés » par le récit d’une telle expérimentation, organisée et vécue dans le cadre rassurant d’un laboratoire de recherche (à Yale), j’explique : le docteur Stanley Milgram, né en 1934 à New-York de parents juifs venus de Hongrie et de Roumanie, se pose une question qui taraude encore beaucoup de monde : comment une foule de gens ordinaires (comme Eichmann, extraordinairement ordinaire) ont-ils pu participer activement à la Shoah ? Et pour comprendre les ressorts de l’obéissance aveugle, ce brillant chercheur a inventé la fameuse « expérience de Milgram ».

Cette « expérimentation » scientifique repose sur un trucage, un mensonge. C’est sans doute le reproche le plus fondé qu’on ait pu lui adresser. Les 856 cobayes volontaires recrutés dans la région par voie de presse et dûment rémunérés ont été (faussement) informés qu’il s’agissait d’expérimenter l’impact de la punition sur l’apprentissage. On les installait aux manettes d’un générateur d’électrochocs ; dans une autre pièce, un complice de l’équipe de recherche était censé faire un exercice de mémorisation : chaque fois qu’il se trompait, le cobaye devait lui envoyer une décharge, d’abord 15 volts puis 30, 45 jusqu’à 450 volts. Un tirage au sort truqué avait décidé de qui serait le bourreau et qui la victime : la fausse victime, un comparse, exprimait sa douleur sans que celui ou celle qui actionnait la machine pût se douter qu’il s’agissait de simulation. Les participants à l’expérience forment donc un triangle isocèle au sommet duquel règne un professeur en blouse grise assistant les cobayes et leur donnant des ordres, indirectement en leur disant « l’expérience exige que vous poursuiviez » ou directement : « vous n’avez pas le choix, vous devez poursuivre. »

En effet, contrairement aux attentes de tous les professeurs en psychologie, qui prédisaient un pourcentage très bas de « sadiques » parmi les pères de famille venus apporter leur contribution aux progrès de la Science (et du coup, mettre du beurre dans leurs épinards), les résultats de l’expérience ont été terrifiants : 1) aucun sujet n’a refusé la procédure (on leur avait montré le poignet enduit de gel du faux cobaye, gel supposé prévenir « les cloques et les brûlures ») ; 2) 65% des participants vont jusqu’au bout, un peu moins si les plaintes préenregistrées traversent la cloison, et cela descend à 40% si la « victime » se trouve dans la même pièce que le « bourreau ». Milgram est frappé par ces chiffres : 47,5% si l’expérience est réalisée hors de l’université, 92,5% si les interrupteurs sont maniés par un tiers.

On connaît la thèse du chercheur : son « Etude comportementale de l’obéissance » (parue en octobre 1963) réfute la thèse de l’agressivité humaine, le plaisir de « faire souffrir » : les volontaires soumis à cette expérience ont manifesté « une tension rarement observée dans les études socio psychologiques de laboratoire », ils sont pris de tremblements, font des grimaces, se mordent les lèvres, se griffent, ont des crises de rire nerveux voire des convulsions… Mais ils obéissent au-delà du raisonnable, malgré eux, parce qu’ils ne peuvent échapper à cette idole qu’est l’autorité.  Celle-ci est d’autant plus incontestable qu’elle se pare des atours de la science, toute-puissante et orientée vers le progrès.

Quand on connaît un peu le tissu de paradoxes dont est revêtue la théorie mimétique, on peut constater que beaucoup de chercheurs en sciences humaines sont passés tout près : Freud est passé très près du triangle mimétique mais l’a fixé « œdipien » ; Milgram est passé très près aussi, me semble-t-il, de la médiation externe, de l’idée selon laquelle nos désirs ne s’expriment que copiés sur ceux d’un médiateur prestigieux, ici l’autorité scientifique. Mais lui aussi esquive le paradoxe, le fait que nous cherchions notre autonomie, notre souveraineté dans l’imitation d’un « modèle ». Il n’a vu que la soumission à l’autorité au prix du « sacrifice » de désirs contraires. Loin d’être « interdividuel », le désir reste, pour la psychologie classique, une affaire personnelle : les sujets soumis à cette expérience seraient déchirés entre deux désirs contraires, le désir de fuir une situation très inconfortable et le désir d’être capables d’aller « jusqu’au bout ». Mais ce n’est pas la soumission qui l’emporte dans cette affaire, c’est le désir d’être le maître, d’être comme le maître.

Un chercheur britannique, Alex Haslam, (j’ai lu cela dans Le Monde) révèle que les participants s’exécutaient plus volontiers si on leur disait « L’expérience exige que vous poursuiviez » que si on leur disait « Vous n’avez pas le choix, vous devez continuer ». Ceci contredit, dit-il, la thèse de Milgram, celle de l’obéissance aveugle à l’autorité, « les sujets vont jusqu’au bout parce qu’ils croient faire une différence. Milgram leur raconte une histoire sur l’importance de la science. En faisant son expérience dans un temple du savoir, il sait que les gens vont s’identifier au projet. » C’est bien possible en effet, mais là, ne tombe-t-on pas dans l’illusion inverse de celle de l’obéissance aveugle, et qui revient au même, celle de la servitude volontaire ? Tous les « volontaires » voulaient en effet servir la science et il faudrait donc conclure que pour la majorité d’entre eux, ce service allait jusqu’au renoncement à leur propre volonté ? Les individus qui tiennent bon « croient faire une différence », en effet, mais non parce qu’ils auraient choisi de servir une cause : elle est la même pour tous.  La différence pour chacun, consiste à se singulariser en devenant l’égal du modèle, au sommet du triangle, le technicien sûr de lui, le détenteur du savoir et du pouvoir. Que le désir de soumission et le désir de souveraineté ne fassent qu’un n’est pas le moindre paradoxe de la TM mais la réalité des relations humaines est sans doute plus complexe et donc paradoxale que nos catégories.

Le même chercheur, en épluchant les archives, apprend par un sondage envoyé aux 856 volontaires que 84% d’entre eux sont heureux d’avoir participé à l’expérience. Le fait que Milgram ait eu raison en ne cessant d’affirmer que son expérience avait été plus traumatisante par ses résultats que par les éventuels dommages causés aux participants me confirme dans l’idée qu’une lecture « mimétique » de « l’expérience de Milgram » a toute sa pertinence.

L’expérience est fondée sur une manipulation, un mensonge. Mais les participants, parce qu’idéologiquement, c’est-à-dire mimétiquement, ils surestimaient la Science et le Progrès, n’avaient, dans leur grande majorité, aucun souci de la vérité. Elle ne dépend pas d’eux, elle n’est pas leur affaire.  Ce qu’ils ont vécu, même si c’était secouant ou justement parce que ça l’était fortement, c’était comme un « baptême », une admission dans le « saint des saints », un adoubement, une élection. Ils n’ont eu de cesse de se montrer « dignes » et ceux qui n’ont pas renoncé, qui n’ont pas été « éliminés », ont pu en tirer de la fierté. 

Bref, en « girardienne du rang », je parie qu’on peut comprendre cela à la lumière de la littérature, de la grande littérature, par exemple de Proust décrivant les affres du snobisme. Pourquoi ? Parce que, me semble-t-il, l’expérience de Milgram ne révèle pas l’insensibilité des bourreaux mais au contraire une sensibilité excessive. Ce stress éprouvé par les cobayes au fur et à mesure qu’ils infligeaient des décharges plus fortes à leur « victime » les montrait capables de se mettre à sa place et de souffrir avec elle, mais paradoxalement cette forte angoisse les protégeait. Elle tenait à distance cet éclair de lucidité ou cette miette d’intelligence qui suffit parfois pour se rendre compte de ce qu’on fait.

Le mystère du péché originel

(L’Orgueil, triptyque d’Isabelle de Hédouville, d’une série sur les sept péchés capitaux)

par Christine Orsini

Pascal, Girard et Pierre Manent

La lecture du livre de Pierre Manent : « Pascal et la proposition chrétienne » (Grasset, 2022) me fait replonger dans la splendeur des écrits de Pascal et pas seulement : le génie de Pascal et la profondeur de pensée de son interprète arrivent à rendre passionnante cette proposition chrétienne adressée à nous, hommes et femmes d’aujourd’hui, « ayant séparé Dieu du reste de notre vie ». Il est vrai que l’Apologie de la religion chrétienne dont les Pensées ont été le travail préparatoire était destinée aux « libertins » :  les analyses de Pascal sur le malheur et l’injustice de l’homme séparé de Dieu, la médiation de Jésus-Christ, la malédiction du péché et le  pouvoir de la grâce ne concernaient déjà plus un monde « religieux » mais au contraire, un monde en attente du nôtre, un monde christianisé, certes, mais où la plupart des gens doutent, sont hostiles à la religion ou lui sont indifférents, un monde athée.

Ce billet ne sera pas consacré à la recension du livre de Manent, mais à une question que je me suis posée il y a longtemps et que la lecture de ce livre a ravivée. La question : comment expliquer, de la part de Pierre Manent, la très évidente réticence qu’il a toujours manifestée à l’égard de la théorie mimétique, dont il reconnaît par ailleurs l’originalité et la puissance ? Pierre Manent est comme Girard un converti, comme Girard un catholique pratiquant qui a reçu, par grâce, la proposition chrétienne et y a adhéré de tout son être, aussi « exorbitante » qu’elle soit, selon ses propres termes. Ils pensent tous deux, preuves à l’appui, que le christianisme historique a échoué. Ils ont aussi en commun, lisant Pascal, de mettre le péché originel au centre de son anthropologie et de sa théologie. La façon dont Girard interprète ce mystère est-elle en cause ? La proposition chrétienne de Girard diffère-t-elle vraiment de celle de Pascal ? J’essaierai de répondre à ces questions. (1)

Reconnaissons rapidement de vraies différences : René Girard a assez dit combien la philosophie lui est étrangère et Pierre Manent est un philosophe, qui plus est un philosophe politique. Pour lui, ce n’est pas à la philosophie mais à la science qu’il faut reprocher de se faire complice de la violence : « La possibilité même de la philosophie est liée à quelque chose qui échappe au heurt des subjectivités séparées. La science n’offre que de nouvelles armes à ces subjectivités. » Au contraire de Girard, Pierre Manent donne du sens au « contrat social » et croit au politique comme moyen de sortir de la réciprocité violente.

C’est cependant au nom de l’orthodoxie chrétienne que Pierre Manent a pris ses distances autrefois à l’égard du christianisme de Girard en le soupçonnant de « pélagianisme » ; cette hérésie combattue par Saint-Augustin, donne aux hommes la liberté et la capacité de faire eux-mêmes leur salut. « Pour Girard, estimait-il, tout se passe entre les hommes, même leur salut éventuel annoncé comme une réconciliation intramondaine, comme une réconciliation que les hommes seraient en mesure de réaliser eux-mêmes ». Ainsi, et c’est le principal reproche que Manent faisait à la théorie girardienne de la religion, « on peut craindre (qu’elle) ne prenne place dans le mouvement de déclin du Dieu-homme vers le Dieu trop humain qui caractérise l’histoire de nos siècles. » (2)

Mais non ! Le « dieu trop humain », ôtons-lui la majuscule, on sait que pour Girard, c’est le semblable. Celui qu’une transcendance déviée transforme en modèle-obstacle. L’idole vénérée et haïe. Et en écoutant Pierre Manent dans l’émission « Répliques » dire que la proposition chrétienne est aujourd’hui inaudible parce que « toute proposition sépare » et qu’il faut à tout prix rassembler ; en l’entendant déplorer la dérive humanitaire du christianisme lui-même, qui cède à la pression de la religion du semblable, la grande religion compassionnelle de notre temps ; en l’écoutant montrer comment l’Europe est devenue étrangère au christianisme en voulant se débarrasser de son encombrant passé de guerres fratricides pour se rêver en tête de proue d’une humanité réconciliée et mondialisée, je me disais : n’y a-t-il pas une secrète parenté entre ce que dénonce Pierre Manent, cette entreprise de « table rase » visant à l’« unification d’une humanité informe» (sic) et les concepts girardiens de « crise sacrificielle » et d’indifférenciation ?

En centrant ma réflexion sur le péché originel, je voudrais essayer de comprendre s’il y a, en profondeur, une vraie différence entre l’interprétation anthropologique qu’en donne Girard, en particulier dans son livre-testament Achever Clausewitz et ce qu’en dit Manent en lisant Pascal. Les deux auteurs ont sous les yeux le même texte, un passage d’un long fragment des Pensées : « Certainement, rien ne nous heurte plus que cette doctrine, et cependant, sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes.  Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. » (Lafuma 113)

Le péché originel relève donc de la foi.  Mais la raison cède le terrain par raison : sans ce mystère, c’est la condition humaine qui serait incompréhensible. Il faut aller plus loin ; sans ce mystère, la proposition chrétienne selon Pascal ne tient pas debout. Elle vise en effet à montrer que seul, le christianisme peut à la fois rendre compte de la misère de la condition humaine et lui en apporter le remède. En résumé : « Toute la foi consiste en J.C. et en Adam et toute la morale en la concupiscence et en la grâce. » (L.225) Pascal a montré dans l’Entretien avec Sacy et ça et là dans les Pensées qu’aucune philosophie, aucune sagesse ni aucune religion n’a vraiment « connu » l’homme comme la Bible l’a connu ; aucune théorie de l’homme ne s’est trouvée en mesure de déchiffrer sa « double nature » ni de concilier sa misère et sa grandeur, qui se déduisent l’une de l’autre. Le péché, « cet instinct qui le porte à se faire Dieu » est « une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire. Cependant, aucune religion (autre que la chrétienne) n’a remarqué que ce fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d’y résister, ni n’a pensé à nous en donner les remèdes » (L.468)

Le fragment cité commence ainsi : « Qui ne hait en soi son amour-propre, et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité ? ». Le péché originel, c’est donc pour Pascal l’amour-propre, cet état de la volonté humaine qui prédispose chacun à se préférer à tout (et donc à haïr non seulement Dieu mais son semblable). Ce serait à la fois le trait le plus marquant de la condition humaine et le plus ignoré.  La stratégie de Pierre Manent, pour en montrer la pertinence, est d’opposer Rousseau à Pascal. On n’a pas le temps de suivre cette habile démonstration, selon laquelle la séduction de la thèse rousseauiste (l’homme né bon est corrompu par la société) repose sur l’escamotage de la volonté, si centrale dans le christianisme. Pour Rousseau, c’est malgré nous que nous sommes méchants, en quelque sorte, quand l’amour-propre, cette préférence vicieuse, se substitue à l’innocent amour de soi. C’est donc remédiable par l’éducation et le contrat social.

Le grand avantage, pour les modernes, de la théorie de Rousseau sur celle de Pascal est qu’elle dissipe le mystère du péché originel. La raison n’a plus à reculer devant une vérité hors de sa portée ni donc à se soumettre à la foi, elle peut remonter à l’origine du mal.  Je me suis alors demandé si d’une certaine façon, sans faire de Girard un disciple de Rousseau, Pierre Manent n’a pas vu dans « le mécanisme victimaire » et l’auto construction du social des arguments en faveur d’une entreprise du même ordre :  la théorie mimétique n’est-elle pas une théorie de l’origine, un long raisonnement qui va de l’hominidé hyper mimétique jusqu’à la « montée aux extrêmes » de nos jours, en passant par la victime émissaire, l’invention des dieux et du religieux, puis la déconstruction progressive du mécanisme sacrificiel par le christianisme et les sciences, déconstruction que la théorie girardienne entend radicaliser ? René Girard ne dissipe-t-il pas lui-même le mystère du péché originel et de sa transmission en identifiant celui-ci au désir mimétique et au meurtre fondateur ? Il n’y a pas de commencement pour Girard: « Personne ne commence quoi que ce soit, sinon par grâce. Le péché, c’est de croire qu’on puisse soi-même commencer quelque chose. On ne commence rien, on répond toujours. » (Achever Clausewitz, p.60) Ainsi, la théorie mimétique semble escamoter, elle aussi, la volonté, en prétendant expliquer la condition humaine scientifiquement, en retracer la genèse, articulant le hasard et la nécessité, comme l’a fait Darwin pour l’évolution des espèces. Quid de la faute d’Adam ?

Ne pourrait-on pas aller jusqu’à reprocher à Girard une conception naturaliste du péché originel ? En effet, ce dogme, aussi peu accessible qu’il soit à la raison, entre en résonance avec l’expérience humaine la plus courante, l’expérience du mal. Par exemple, Baudelaire n’y va pas par quatre chemins ; pour lui, le péché originel, c’est le naturel en nous : « C’est la philosophie (je parle de la bonne), c’est la religion qui nous ordonne de nourrir des parents pauvres et infirmes. La nature (qui n’est autre que la voix de notre intérêt) nous commande de les assommer. (…) Le crime dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel. (…) Le mal se fait sans effort, naturellement, le bien est toujours le produit d’un art. » (3)

D’évidence, ce manichéisme esthétique est très loin de la pensée de Pascal et de la proposition chrétienne, et aux antipodes de la pensée de René Girard. L’anthropologie girardienne se contredirait elle-même, aussi bien du côté scientifique que du côté chrétien de l’entreprise, si elle était accusatrice. Mettre en accusation la société ou la nature, c’est perpétuer le geste d’expulsion de leur propre violence par lequel les hommes s’en sont toujours (violemment) protégés. L’homme, pour Girard, c’est l’homme de la Chute, construit mentalement et socialement à partir du mécanisme victimaire. L’homme de la méconnaissance, celui qui croit la victime coupable.  Pour Girard comme pour Pascal, la Révélation en chemin dans toute la Bible vers Jésus-Christ, sa Passion et sa Résurrection, est non seulement un discours sur Dieu, le seul moyen de connaître Dieu mais un discours sur l’homme, le seul moyen pour l’homme d’être révélé à lui-même. « Nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ (…) Mais nous connaissons en même temps notre misère car ce Dieu-là n’est autre chose que le réparateur de notre misère. Ainsi, nous ne pouvons bien connaître Dieu qu’en connaissant nos iniquités. » (L.189)

Le lecteur de Girard voit bien ici la parenté de la proposition pascalienne et de la proposition girardienne : nous ne pouvons connaître Dieu, dit Pascal, sans nous connaître pécheurs, sans   nous reconnaître persécuteurs, précise Girard.  Dans la perspective d’une faute originelle, il n’y a pas une nature mais une condition humaine, objet de stupeur pour Pascal : « Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ? » Et le christianisme, comme on l’a dit plus haut, prétend à la fois « démêler cet embrouillement » et remédier au malheur d’être homme. Le péché originel rend l’homme compréhensible à lui-même, « N’est-il pas clair comme le jour que la condition de l’homme est double ? (…) malheureux que nous sommes et plus que s’il n’y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur et ne pouvons y arriver. Nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge. Incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus. » (L.131)

En chrétien et disciple de Saint Augustin (4), Girard identifie le péché originel au péché d’orgueil, le désir mimétique d’être Dieu ; il est plus attentif à la lumière que ce dogme répand sur le problème humain, en particulier sur l’injustice de l’amour-propre et la nécessité de nous en délivrer, qu’à son obscurité propre. Lisant Dostoïevski, il constate que la souveraineté du « moi », cette fausse promesse des temps modernes, empoisonne la vie de chacun. « Le péché originel n’est plus la vérité de tous les hommes comme dans l’univers religieux mais le secret de chaque individu, l’unique possession de cette subjectivité qui proclame sa toute-puissance et sa maîtrise radieuse… Chacun se croit seul en enfer et c’est cela l’enfer. » (6) (MR, p.121)

Sur un terrain moins existentiel, celui de l’anthropologie, le péché originel pour Girard est « ce qui définit l’homme », le monde humain étant fondé sur le désir mimétique et la violence : un monde voué à « la vengeance, une vengeance interminable » à laquelle le mécanisme sacrificiel a remédié provisoirement et qui monte aujourd’hui aux extrêmes. La Passion et la Résurrection du Christ sont la Révélation (forcément divine) que la violence est humaine et que l’amour est divin : c’est la révélation que le vrai Dieu n’est pas un dieu qui vient des hommes pour les protéger de leur violence, mais un Dieu qui vient aux hommes pour leur pardonner et leur apprendre à se pardonner les uns les autres.

Le remède proposé par le christianisme, selon Pascal, est de vouloir ce que Dieu veut et la volonté divine, l’homme ne peut la connaître que par Jésus-Christ, crucifié et ressuscité : « C’est en vain, ô hommes, que vous cherchez dans vous-mêmes le remède à vos misères. Toutes vos lumières ne peuvent arriver qu’à connaître que ce n’est point dans vous-mêmes que vous trouverez ni la vérité ni le bien. » (L.149) Le recul de la raison pascalienne devant la foi n’est pas un recul de peur ou de mépris devant l’irrationnel, elle se soumet au contraire avec lucidité à ce qui n’est d’ailleurs pas « l’irrationnel » mais un ordre infiniment plus élevé que l’ordre des raisons l’ordre de la charité dont Jésus-Christ montre la voie par ses actes et ses paroles.

Girard rejoint Pascal : le remède à nos misères ne se trouve pas en nous-mêmes, par les lumières de la raison (la science, la technologie, le transhumanisme) mais par l’imitation du Christ, la « victime pardonnante ». (5 ) Aussi, lorsqu’il écrit : « Personne ne commence quoi que ce soit, si ce n’est par grâce », Girard n’escamote pas la volonté humaine, il constate sa soumission à l’esclavage du péché consécutif à la Chute, l’esclavage mimétique ; mais dans le christianisme, le péché est inséparable de la grâce. La grâce, c’est-à-dire le pardon de Dieu, c’est-à-dire aussi la conversion du pécheur, qui regrette ses égarements passés de « persécuteur » et commence, avec l’aide de Dieu, une vie nouvelle. Interrogé sur la malédiction du désir mimétique, Girard répond : « Le désir est toujours mimétique, certes, mais certains hommes résistent au désir. C’est l’intérêt d’être chrétien. » (6)

Trois siècles les séparent mais la proposition chrétienne de Girard rejoint, pour l’essentiel, la proposition de Pascal : le péché originel a-t-il perdu de son mystère en recevant une interprétation anthropologique ? La foi en Jésus-Christ ressuscité a-t-elle perdu de sa force du fait que cet aspect-là de la Révélation biblique et évangélique, un monde humain fondé sur le mensonge et le meurtre, peut être pensé aussi en termes de « vérité » démontrable, accessible à la raison ? Même si la raison, comme la volonté, peut être corrompue par l’orgueil, la proposition chrétienne de Pascal n’oppose pas la raison et la foi : « Soumission et usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme. » (L.167)

NOTES :

(1) La biographie intellectuelle de René Girard par Benoît Chantre, à paraître, apportera sur ces questions des précisions indispensables et de très précieux commentaires.

(2) Contrepoint, Juin 1974, n°14

(3) Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, XI Eloge du maquillage.

(4) « Les trois quarts de ce que je dis sont dans Saint-Augustin. » Quand ces choses commenceront p.224, Arléa poche.

(5) L’expression est empruntée à James Alison. Le péché originel à la lumière de la Résurrection « Bienheureuse faute d’Adam » Ed. Cerf

(6) Les origines de la culture, Desclée de Brouwer, p.136.

Surprises de l’amour

par Christine Orsini

Le titre de ce billet fait penser à Marivaux : La surprise de l’amour, 1722. Quand un homme et une femme qui se désirent se servent du langage pour se rapprocher l’un de l’autre, usant de tous ses prestiges, y compris le mensonge, aussi bien pour séduire l’autre que pour débusquer la vérité derrière les apparences, on parle de « marivaudage ». Le cinéma d’Emmanuel Mouret semble s’être spécialisé, après celui de Rohmer, dans les relations amoureuses qui ont le langage comme principal moyen d’expression et d’action ; c’est pourquoi sans doute on parle à son sujet de marivaudage.  Cependant, comme l’indique très explicitement son titre : « Chronique d’une liaison passagère », le sujet du dernier film d’Emmanuel Mouret, salué par la critique comme son meilleur, n’a absolument rien à voir avec une préparation à l’amour et au mariage, à quoi sert le marivaudage des personnages de Marivaux. C’est juste le contraire : il consiste dans le récit, avec un relevé précis des dates de rencontres, d’une relation amoureuse qui n’aurait séduit que les débauchés parmi les libertins du siècle des Lumières, une relation avant tout sensuelle, où chaque « lendemain » est vécu un peu comme une surprise. Il s’agit, en effet, au départ et en principe, d’une liaison sans projet d’avenir, sans lendemain.

Les deux personnages du film (c’est un duo, il faudra attendre le dernier tiers du film pour voir apparaître un triangle) ont passé la première jeunesse. Lui est père de famille, jusque là mari fidèle, elle est nettement plus âgée que lui, mère de grands enfants, mais se présente avant tout comme une « femme libre » et dès les premières minutes du film, c’est elle qui mène la danse, c’est elle qui l’invite à l’aventure de cette « liaison passagère ». Un mari fidèle qui veut garder ce qu’il a, une célibataire affranchie qui a pris en grippe les passions, elle leur règle leur compte avec une éloquence sans faille dans un des musées où ils ont leurs rendez-vous, et voici le scénario, qui tient sur un ticket de métro : une liaison non compromettante qui donne du plaisir aux amants sans promesse ni risque pour personne.

C’est la grande différence avec Marivaux. Marivaux est moderne parce qu’il montre des femmes rivalisant avec les hommes, et des enfants qui obéissent davantage à leurs sentiments qu’à la volonté de leurs parents. Mouret est un contemporain : un auteur qui met en relation (sexuelle, donc) une femme libérée de tous les carcans traditionnels et un homme qui pourrait gagner son examen de passage d’homme « déconstruit ». Il tient debout, mais même Sandrine Rousseau aurait du mal à lui reprocher un quelconque relent de machisme patriarcal. Et donc, la grande différence avec Marivaux tient au fait que pour Charlotte (Sandrine Kiberlain) et Simon (Vincent Macaigne), la guerre des sexes est derrière eux et ne les concerne absolument pas. Et cela entraîne une autre vraie différence : ils sont sincères, ils n’ont pas besoin de se déguiser, de ruser, de tromper l’adversaire, de le prendre à ses propres pièges pour gagner la partie. Ils ne sont pas rivaux (1) : leur langage est un langage de vérité, c’est ce qui fait le charme de dialogues fort bien écrits mais qui sonnent juste avec un grand naturel.

On l’aura compris, il est dans ce film question de désir, de plaisir et de liberté : le rythme des rendez-vous est laissé à la discrétion de chacun, les contraintes, il y en a forcément, sont toutes extérieures et ne comptent pas. Il y a quand même, entre les personnages, un « interdit » et qui relève, lui, d’une « nécessité » toute intérieure : il est exclu de tomber amoureux ou amoureuse. Le désir amoureux souvent précède l’amour véritable mais les deux personnages du film se croient vaccinés : elle, parce qu’elle a jeté son dévolu sur un garçon très doux, timide et maladroit, au profil sans doute très éloigné de celui de ses précédents partenaires, des hommes volages ou possessifs qui l’ont dégoûtée à tout jamais de l’état passionnel. Lui, parce qu’il est un mari fidèle, un mari qui se dit amoureux de sa femme ; « Eh bien, le rassure-t-elle, si tu aimes ta femme, tu ne la trompes pas ! Nous deux, c’est autre chose. »

Bon, ça se passe très bien entre eux et pas seulement au lit. L’apogée de leur bonheur se déroule hors de tout dialogue, dans la campagne, pique-nique et vélo, courses-poursuites et rires d’enfants, puis à l’entrée d’une chapelle où l’on voit leurs visages à contre-jour et où la musique leitmotiv du film, La Javanaise de Gainsbourg chantée par Juliette Gréco (Ne vous déplaise, en dansant la Javanaise, nous nous aimions, le temps d’une chanson), est remplacée par de la musique sacrée. Le disciple est alors sur le point d’avouer la profondeur de ses sentiments à son modèle mais se retient à temps, juste pour ne pas casser l’ambiance, se contentant de dire, avec un air de bonheur confiant : « Tu remarqueras que je n’ai rien dit. »

Le disciple, le modèle :  peut-on tenter une lecture girardienne de ce film ? Les apparences sont contraires : on a affaire, dans ce récit à deux « moi » on ne peut plus distincts qui vont s’éprendre l’un de l’autre, sans doute en se complétant et sans imiter personne. Mais comment tombent-ils amoureux ? Sans dissiper le mystère de l’amour, une lecture girardienne pourrait nous aider à mieux comprendre ce qui est montré à l’écran. Je dis bien : ce qui est montré, parce qu’à la différence du théâtre, le cinéma peut à l’aide des images, au montage par exemple, ouvrir au spectateur un chemin vers la vie intérieure des personnages et lui donner accès au non-dit et au dialogue intérieur.

Quand Charlotte vient voir Simon sur son lieu de travail (il est gynécologue et aide les femmes enceintes à préparer leur accouchement), il ne la reçoit pas comme elle l’espérait, elle comprend qu’il compartimente sa vie et qu’après tout, la place qu’elle y tient est plus petite encore que prévu. C’est ce que nous comprenons avec sa fuite précipitée et l’expression de son visage quand elle s’arrête pour y penser. Mais nous voyons simultanément la même expression, grave et songeuse, sur le visage de Simon, qui voulait brusquement la retenir en lui offrant des gâteaux et qui se retrouve seul, comme abandonné avec son plateau inutile. Il réalise sans doute que la place qu’il fait à Charlotte est infiniment plus grande qu’il ne le voudrait.

Comme le roman, mais en faisant exister le temps, le cinéma peut montrer l’incertitude et l’inconstance de nos désirs, le décalage entre ce que croient vouloir les personnages et ce qu’ils veulent vraiment, les ressemblances aussi entre des personnages au départ radicalement différents ; le scénario de cinéma n’a pas besoin de mensonges avérés pour montrer que les personnages les plus épris de sincérité se mentent à eux-mêmes pour mieux mentir aux autres ;  et l’on voit que ce ne sont pas des individus tout faits qui entrent en relation les uns avec les autres : Simon le dit à un moment, il a au moins deux « moi », celui qu’il expérimente avec Charlotte (avec ravissement) et son « moi » familier, qui n’a rien à voir avec l’autre. On pense à la vérité romanesque débusquée par Girard : ce ne sont pas des « moi » qui entrent en relation ; ce sont les relations dans lesquelles ils sont pris qui forgent des « moi » distincts. Freud dit que « le moi n’est pas maître dans sa propre maison » et Girard va plus loin : le « moi » est sans domicile fixe, il n’a pas de maison.

C’est bien l’impression que donnent nos personnages qui se voient surtout dans des lieux publics (par exemple des musées, un régal pour le spectateur qui contemple des tableaux magnifiques non sans rapport avec un dialogue qui se poursuit en les ignorant) ou à l’hôtel, ou chez un ami complaisant ; ils ne sont reliés que par l’intérêt qu’ils se manifestent l’un à l’autre et dont on éprouve à la fois l’intensité et la fragilité. Bien sûr, ils s’imitent l’un l’autre, officiellement puisqu’ils ont décidé de jouer le même rôle, celui d’une personne qui refuse de s’attacher, celui de l’oiseau sur la branche. Souterrainement, ils s’imitent aussi en devenant amoureux et c’est très subtilement montré : séduit par la liberté et l’autorité de Charlotte, Simon manifeste une admiration, une presque dévotion pour elle et elle y est sensible, elle l’imite, il lui devient précieux, indispensable. Elle s’attendrit.

La grande habileté du cinéaste est de ne pas nous donner le temps de « trouver le temps long » et par exemple, puisque nous savons que ça doit finir, de nous demander comment ça va finir. Il y a du suspense, de l’imprévu. La dernière partie du film est à peine iconoclaste : une liaison sans amour et un « plan à trois », n’est-ce pas un peu la même chose ? On ne sait pas bien si c’est pour conjurer l’ennui (la répétition) ou si c’est pour éviter l’échec (la passion amoureuse) ou par défi (de qui ? du plus épris ?) mais les amants choisissent d’être un trio et une charmante Louise vient se joindre au duo. Ce n’est pas iconoclaste mais tout de même, sous l’angle girardien, un peu paradoxal, non ? Loin d’être le problème avec son cortège de jalousies, de rivalités, de conflits et de misères, le triangle est devenu la solution.  La solution, au sens de dissolution d’une relation potentiellement amoureuse.

L’immense cadeau que fait Mouret à ceux qui aiment son cinéma est de leur offrir un divertissement qui, au lieu de les faire s’échapper d’eux-mêmes, les y ramène par des voies pleines de charme et de fantaisie.  Les sentiments sont-ils suscités et renforcés par l’interdit qui les vise ? L’introduction d’un tiers dans le couple est-elle la cause ou l’effet de son obsolescence programmée ? Est-ce par respect du contrat passé avec Simon ou par une « surprise de l’amour » que Charlotte rompt leur liaison ? Le film ne propose que des questions, celles que l’expérience amoureuse de chacun lui fait se poser.

Dans le contexte girardien et chrétien d’un rapport à autrui qui ne peut devenir « le prochain » que dans la mesure où il cesse d’être sacralisé (adoré et détesté), ce film a la grâce : ses trois protagonistes évitent tous les pièges que l’amour-propre tend d’ordinaire à l’amour, on ne les voit souffrir d’aucun sentiment négatif et quand ils cessent de se faire du bien, ils gardent de leur bonheur perdu un souvenir si vif que la reconnaissance l’emporte de loin sur le ressentiment : c’est ainsi, me semble-t-il, qu’on peut interpréter les dernières images du film.  L’amour réserve bien des surprises ; pour Emmanuel Mouret et pour notre ravissement, elles sont plus souvent bonnes que mauvaises.

(1) Michel Deguy a écrit jadis un essai sur Marivaux « La Machine matrimoniale » (Gallimard, 1981) dans lequel il lisait le nom de l’auteur comme un abrégé de « mariage des rivaux ».

God save the Queen…

par Christine Orsini

A entendre les soi-disant « humoristes » de France Inter, nous autres « mangeurs de grenouilles » et régicides, sommes très loin de communier avec le Royaume-Uni, le Commonwealth et une partie de la planète dans la vénération de la couronne d’Angleterre et l’émotion suscitée par le décès d’une reine qui aurait porté cette couronne non seulement plus longtemps mais plus dignement qu’aucun de ses ancêtres. « Trop, c’est trop » entendons-nous au sujet de cette saga windsorienne : on peut suivre en temps réel à la télévision ou sur d’autres écrans la totalité des cérémonies consacrées à ce deuil planétaire ; et au cas où on aurait raté « the Queen », l’excellent film de Stephen Frears ou les nombreux épisodes de « The Crown » sur Netflix, des spécialistes de la monarchie anglaise et une foule de documentaires nous font savoir tout ce qui peut se savoir sur un règne hors-série.

Naturellement, il n’est pas besoin d’avoir lu Girard pour se rendre compte que le mépris des fastes royaux, l’ironie au sujet de traditions ancestrales, la condescendance des esprits éclairés à l’égard d’une émotion populaire indéniable, tout cela, qui contraste avec la couverture médiatique de l’événement, relève le plus souvent d’une posture idéologique plutôt que de sincères convictions républicaines. Les esprits forts sont en plein « mensonge romantique » !  Ce deuil royal intéresse tout le monde, c’est le cas de le dire et il faut se demander pourquoi.

Dans « Mensonge romantique… », René Girard écrit : « La révolution ne détruit qu’une chose, la plus importante bien qu’elle paraisse vide aux esprits vides : le droit divin des rois. Depuis la Restauration, les Louis, Charles et Philippe montent encore sur le trône ; ils s’y cramponnent, ils en descendent plus ou moins précipitamment ; seuls les sots prêtent attention à cette monotone gymnastique. La monarchie n’existe plus (…) La vraie puissance est ailleurs. Et ce faux roi qu’est Louis-Philippe joue en Bourse se faisant ainsi, déchéance suprême, le rival de ses propres sujets. » (1)

Il est vrai que la monarchie constitutionnelle anglaise ne donne pas au monarque le pouvoir de gouverner. On peut dire en effet, dans ce cas précis, que « la vraie puissance est ailleurs ». Mais s’il leur est arrivé d’être régicides, les Britanniques n’ont jamais désacralisé leur royauté. Leur chant national « God save the Queen » n’est pas comme le nôtre un chant guerrier révolutionnaire, mais un cantique (2). De la puissance du monarque, chef de l’Eglise anglicane et régnant sur le Royaume Uni et sur les pays du Commonwealth (56 pays, tout de même, dont le Canada, l’Australie et la Nouvelle Zélande), on peut dire qu’elle est purement symbolique. Mais, comme dirait Girard, seuls les esprits vides peuvent croire vide de puissance le domaine du symbolique ! Dans les sociétés humaines, le symbolique non seulement fait partie du réel mais en commande l’interprétation et la représentation. Le réel est d’abord ce que nous nous représentons. La force (militaire, économique) est « sans dispute », dirait Pascal, c’est-à-dire qu’elle s’impose d’elle-même, mais elle reste inféodée au pouvoir politique ; or, le pouvoir politique ne peut exister comme tel et s’exercer que s’il parvient à s’incarner dans ses « représentants » : Montaigne fait état de l’étonnement scandalisé des « sauvages » venus (importés) d’Amérique devant la personne du roi de France, un enfant de 10 ans.

Elizabeth II aura été, de l’avis général, une représentante parfaite de la monarchie britannique, on n’aura jamais fini de décliner les qualités qui ont fait d’elle une servante au service de son peuple et de sa glorieuse histoire. Son influence personnelle sur la marche de certains événements est avérée. Mais il me semble qu’on ne peut comprendre l’émotion suscitée par son départ définitif de la scène publique en se référant à sa seule personne et aux péripéties de sa propre histoire, comme on se complaît toujours à le faire. J’ai été frappée du fait que les médias et les « spécialistes » de la cour d’Angleterre, en même temps qu’ils nous abreuvaient d’images et de récits, constataient que la reine défunte emportait son secret dans sa tombe et que personne, dans son entourage proche, peut-être même pas elle-même, ne pouvait se vanter de la connaître. Elle s’était totalement forgée et fondue dans son statut et son rôle de monarque.

« La reine est morte, vive le roi ». La personnalité du souverain n’a jamais été négligeable, même pas de nos jours dans des démocraties qui ne lui confèrent que ce pouvoir symbolique de « représentation ». Mais l’essentiel est dans ce que Girard désigne comme la « médiation externe ». Les rois ne sont pas à proprement parler des modèles ; mais ils incarnent une transcendance, une « identité » incontestable dans un monde « globalisé » où les peuples comme les individus sont en quête d’identité. L’idée ne serait venue à personne d’imiter Elizabeth II, même quand elle apparaissait en foulard et en bottes, en balade avec ses chiens dans la lande écossaise. Et il ne serait venu à l’esprit de personne de la voir, dans cet accoutrement, en train d’imiter ses sujets. Elle ne s’est jamais comportée en rivale de ses sujets, même dans ses affaires de famille. Son identité était dans l’incarnation et la vénération d’une histoire, celle du Royaume Uni.  Et son statut de reine couronnée (sacralisée) lui conférait ce pouvoir extraordinaire de représenter ici et maintenant des siècles de civilisation : une civilisation pleine de bruit et de fureur, comme toutes les autres mais une civilisation « modèle » qui a donné au monde le théâtre de Shakespeare etc., et finalement un style britannique, fait de multiples singularités, dans lequel se reconnaissent la plupart de ses sujets et que le monde entier leur reconnaît.

Dans une émission récente de « Répliques », sur France-Culture, Alain Finkielkraut cite Ortega y Gasset, qui écrit dans « La révolte des masses » à propos de la monarchie britannique et de sa fonction de « symboliser », en particulier par le rite du couronnement : « L’Anglais tient à nous faire constater que son passé, précisément parce qu’il est passé et qu’il en est libéré, continue d’exister pour lui. Ce peuple circule dans tout son temps, il est véritablement seigneur de ces siècles dont il conserve l’active possession. » Cette force que constitue pour un peuple le fait de pouvoir circuler dans tout son temps n’est-elle pas, pour lui, à l’heure de la mondialisation, vitale ?

Il est sans doute moins facile pour les Français de circuler dans leur histoire en se l’appropriant complètement. Je pense à ces deux catégories de Français distinguées par Marc Bloch en 1940, et qui selon lui, ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims et ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ; comment vibrer à la fois pour la sacralisation du roi et pour la souveraineté du peuple ?  Pour circuler dans tout leur temps, il faudrait que les citoyens français ne soient pas divisés entre eux et en eux-mêmes entre deux nostalgies incompatibles, la nostalgie monarchique et la nostalgie révolutionnaire.

En retraçant une histoire du désir dans les temps modernes, de Cervantès à Proust, Girard a aussi montré l’irréversibilité du temps : sous l’effet de la mimésis, moteur de l’histoire, le passage d’une société hiérarchisée, aristocratique à une société égalitaire, démocratique, est à la fois inévitable et irréversible ; on ne revient pas en arrière, la médiation externe, la vénération à l’égard de modèles inaccessibles a été remplacée par la médiation interne, l’imitation du semblable, puis la médiation double, c’est-à-dire la concurrence de tous. « La médiation double est un creuset où se fondent lentement les différences entre les classes et les individus. »

La monarchie britannique, la seule en Europe, par le rite du couronnement, à sacraliser son monarque, a conservé un certain sens de la hiérarchie héréditaire, soit une verticalité, une transcendance au sein d’une véritable démocratie, multiculturelle en raison du passé colonial. Cette transcendance qui plonge ses racines dans le temps historique, est de l’ordre d’un temps « immémorial », elle ne donne pas seulement l’épaisseur de la durée à un Etat moderne, elle lui confère une vocation. Les sujets de Sa Majesté n’ont pas à choisir leur identité, ce « moi » ou ce « nous » qu’il faut affronter aux autres, ils la reçoivent sous la forme d’une singularité qui s’affiche dans des détails, une façon de parler hésitante, « l’understatement », un style vestimentaire : la reine ne porte pas toujours sa couronne mais des chapeaux invraisemblables ;  assortis à des tailleurs de la même couleur criarde que leur fameuse « jelly », ils  symbolisent cette singularité ; on ne se demande pas si c’est de bon ou de mauvais goût, il s’agit d’une inimitable différence. Rien d’étonnant que les excentricités et les innovations, par exemple la minijupe, soient également une spécificité anglaise.

Girard a montré que l’autonomie est un leurre. « Ni Dieu ni maître », cette belle formule est entachée de suspicion. Tocqueville avoue, dans un passage de La Démocratie en Amérique que j’ai gardé en mémoire, ne pas croire à la possibilité pour l’homme de jouir d’une entière liberté ; c’est pourquoi, écrit-il : « s’il est athée, il faut qu’il serve et s’il est libre, il faut qu’il croie. » L’autonomie est cependant un concept irrécusable pour penser la démocratie ; le tort de l’individu moderne est sans doute d’avoir rendu l’autonomie incompatible avec l’hétéronomie. Pourtant, l’idée selon laquelle on doit recevoir de l’extérieur les moyens de se construire et de se définir n’est-elle pas une idée de bon sens ? L’acceptation de la verticalité (la médiation externe) est le seul moyen d’éviter les affres de la « transcendance déviée », c’est-à-dire l’idolâtrie, si bien analysée par Girard. En effet, ce désir légitime d’« être soi-même » dans un monde concurrentiel serait mieux protégé des affres de l’envie, de la jalousie et de la haine impuissante (3) s’il était à l’abri de quelque chose qui nous transcende et nous permet de nous rattacher à nous-mêmes ; c’est ce « quelque chose » qui s’est incarné, y compris pour le Commonwealth, dans une reine, pendant le règne d’Elizabeth II.

Pour enfoncer le clou, je pense à l’autre événement historique que constitue le nouveau gouvernement de Sa Majesté, présidé par Liz Truss.  Les postes-clés y sont confiés à des personnes que nous dirions issues de la « diversité » ; c’est une représentation de la société multiculturelle britannique au plus haut niveau de l’Etat dans un cabinet plus que droitier ; événement remarquable, auquel il faut ajouter ces sondages édifiants : 53% des Britanniques estiment que l’immigration est une bonne chose et 70% que la diversité est bénéfique. On peut se poser la question : comment se fait-il que la colonisation anglaise, qui fut d’une grande violence, n’ait pas creusé entre les pays ex-colonisés et la nation ex-impériale ce fossé de haine et de rejet tel qu’on le voit ailleurs, par exemple chez nous ?

Proposons, pour conclure, un élément de réponse girardienne : la colonisation française, malgré sa violence indéniable, a été « universaliste », elle a préféré l’assimilation au séparatisme ou au régime d’apartheid. Elle a voulu effacer les différences plutôt que de les reconnaître et de les pérenniser. « Nos ancêtres les Gaulois » ont été imposés à tous les écoliers, quelle qu’ait été la réalité de leur passé. Le résultat a été que le ressentiment du colonisé s’est porté sur ce « creuset » où devaient se fondre les différences entre les peuples : ils ont haï l’universalité comme symbole de la violence indifférenciatrice de l’impérialisme occidental.

La monarchie britannique n’est pas « universaliste ». Elle a été impérialiste, elle a constitué un Empire. Et le Commonwealth, composé de nations devenues indépendantes et libres d’y adhérer, pleure aujourd’hui sincèrement SA souveraine.  Vue sous l’angle de la théorie mimétique, cette réussite pourrait s’expliquer ainsi : une haine impuissante, celle de la médiation interne, répand sur les âmes un poison mortifère parce qu’on ne peut haïr l’autre sans ressentiment à l’égard de soi-même ; or, il semble que les sujets de la Couronne aient réussi à éviter cet écueil et même à tirer avantage de leur servitude comme de leur indépendance en insufflant à leur haine ce qu’il faut voir comme de la vénération, en tous cas une forte dose d’admiration qui a fait barrage au ressentiment, c’est-à-dire à la haine de soi.

*****

Notes :

 1) Mensonge romantique et Vérité romanesque, chapitre V « Le Rouge et le noir »

 2) Comme la Marseillaise, l’hymne anglais est d’origine française. Composé pour demander à Dieu la guérison de Louis XIV, en 1686, par une dame de la cour, la duchesse de Brinon, pour les paroles et Lully pour la musique.

3) Stendhal dans les Mémoires d’un touriste.

Violence et vérité

par Christine Orsini

(L’illustration est une œuvre du peintre ukrainien Alexander Mikhalchuk)

Jusqu’à l’invasion guerrière de l’Ukraine par son puissant voisin, la Russie de Poutine, je n’avais pas vraiment compris le texte de Pascal qui ouvre le dernier ouvrage de René Girard, Achever Clausewitz.  « C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre ; quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. »

En parlant de « guerre », Pascal semble faire de la violence l’adversaire institutionnelle de la vérité ; mais sa démonstration ne conclut-elle pas, au contraire, à l’impossibilité d’un tel conflit ? On pourrait objecter, en effet, en empruntant le terme à Pascal lui-même, que la violence et la vérité ne sont pas du même « ordre » et que n’ayant rien à voir ni rien à faire ensemble, même pas la guerre, « la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre ». Rien ? Pas tout à fait, puisqu’en se combattant, nous dit Pascal, la violence et la vérité, loin de se détruire, vont se renforcer l’une l’autre.  Cette guerre ne serait pas seulement « étrange » mais interminable.

René Girard ne m’avait pas aidée à comprendre la pensée de Pascal. Pourquoi ? Parce qu’il utilise ce texte à ses propres fins, il y voit « la montée aux extrêmes » selon Clausewitz, soit une escalade de la violence à laquelle est voué le duel guerrier où « chacun des adversaires fait la loi de l’autre ». Selon Girard, les vues pénétrantes de Clausewitz sur la guerre nous éclairent davantage sur la violence essentielle qui nous menace aujourd’hui que sur cet objectif particulier de la violence qui serait la vérité.  Ainsi, l’étrange guerre selon Pascal, « celle de la violence qui essaie d’opprimer la vérité » est devenue pour René Girard « la guerre essentielle que la vérité livre à la violence » (1).

Girard, en effet, prétend montrer, dans toute son œuvre et spécialement dans la plus apocalyptique,  Achever Clausewitz, comment la violence humaine, d’abord canalisée, focalisée sur des boucs émissaires, « enchaînée »  à des rituels sacrificiels, s’est « déchaînée » dans le monde moderne sous l’effet de la Révélation : pour lui, c’est bien la vérité qui mène l’offensive et pousse la violence, une fois révélée à elle-même, c’est-à-dire privée de ses illusions et garde-fous,  à devenir  satanique et à « monter aux extrêmes » .

Pascal ne nous éclaire pas tellement non plus sur son étrange guerre : dans ses « Provinciales », il défend une vérité, celle de ses amis de Port-Royal, qui se voit persécutée par la puissante Congrégation de Jésus, soutien du pouvoir royal et soutenue par lui. Or, la postérité n’aura retenu de cette « guerre », perdue par Port-Royal, que les « attaques » de Pascal contre les Jésuites ; le polémiste est si talentueux, si génial que la communauté dont il prenait la défense s’est alarmée, à juste titre, de son manque de charité chrétienne.

Il a donc fallu cet événement inouï. La tragédie ukrainienne n’incarne pas seulement la violence à l’état pur, une violence purement destructrice, mais aussi l’étrange guerre de la violence et de la vérité. L’intensification réciproque de la violence et de la vérité : cette formule de Benoît Chantre nous semble  qualifier parfaitement cette guerre d’invasion qui ne veut pas dire son nom. Un tel acte de violence s’en prend à nos croyances et même à nos certitudes. Notre sidération est telle que presque toutes les explications et interprétations, fussent-elles contradictoires, nous semblent contenir une part de vérité ou de vraisemblance. Par exemple, devant une entreprise qui défie la raison, qui semble contraire à tous les intérêts de la Russie, on a tendance à évoquer la mégalomanie et la solitude de son chef autocrate, Vladimir Poutine. Persuadé que l’implosion de l’URSS a été « la plus grande tragédie du XXème siècle », il est animé d’un ressentiment mimétique colossal à l’encontre des puissances occidentales unies dans l’OTAN. De plus, une Ukraine démocratique est incompatible avec son idéologie tsariste : la démocratie serait un danger mortel pour la Russie elle-même. Enfin, son hubris personnelle plaide en faveur de la paranoïa d’un homme qui se croit investi d’une mission historique et s’est coupé du réel. Mais il est évident aussi que son entourage et une bonne partie du peuple russe, peuple habitué aux mensonges d’Etat, adhèrent à son idéologie et le suivent ; le fait le plus inquiétant est l’adhésion sans réserve du  chef de l’Eglise orthodoxe à une guerre défensive contre une civilisation qui voudrait normaliser les péchés, par exemple l’homosexualité ; guerre qui serait métaphysique, selon ses propres termes, engageant le salut de l’humanité. (2)

Avec l’invasion brutale de l’Ukraine, nous assistons à une étrange guerre, en effet, non déclarée, et ce n’est pas non plus une guerre civile, bien que les agresseurs et leurs victimes aient plus qu’un air de famille. C’est une guerre d’invasion qui rappelle « les heures les plus sombres de notre histoire », moins celles qu’ont connues nos parents du fait du nazisme que, pour les plus anciens d’entre nous, la vision des chars russes entrant à Budapest puis à Prague. La Russie de Poutine renoue avec l’URSS, il s’agit toujours de défendre l’unité de la nation en extirpant les germes de la dissidence ; le rapport de forces est tel que la violence peut se légitimer en se présentant comme une opération de police interne. En termes girardiens, le mécanisme victimaire marche à plein régime, on sacrifie les brebis galeuses pour sauver le troupeau. Ce retour de l’histoire, comme on l’a dit, est d’autant plus saisissant qu’on ne peut lui prévoir aucun avenir. D’abord parce que personne ne sait ce que veut l’agresseur (jusqu’où il veut aller) ; ensuite parce que selon cette loi de la guerre mise en lumière par Clausewitz, une fois la guerre déclenchée, c’est l’agresseur qui veut la paix et le défenseur qui veut la guerre. La Russie veut la paix, elle n’arrête pas de la proposer, tandis que l’Ukraine, en défense, veut la guerre. Au prix du sang de son peuple, cette jeune nation refuse d’être « neutralisée ». Du coup, on ne sait pas jusqu’où la guerre peut aller.

Relisons Clausewitz : la guerre est un duel « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté ». Et nous lisons plus loin : « Même les nations les plus civilisées peuvent être emportées par une haine féroce (…) Nous répétons donc notre déclaration : la guerre est un acte de violence et il n’y a pas de limite à la manifestation de cette violence. Chacun des adversaires fait la loi de l’autre, d’où résulte une action réciproque qui, en tant que concept, doit aller aux extrêmes ». L’invasion de l’Ukraine est un acte de violence mais l’action guerrière n’y est pas tout à fait réciproque. En Ukraine, l’envahisseur cherche à tout prix à contraindre l’adversaire, mais celui-ci n’est pas seulement une armée de métier qui va imiter sa violence et la redoubler, c’est aussi une population civile prise pour cible. C’est donc bien à la vérité que s’attaque ici la violence : les mensonges énormes de Vladimir Poutine sont des attaques contre la vérité des faits et contre la vérité des croyances. L’Ukraine ne serait pas une nation mais une province russe, dirigée par des néo-nazis et sa guerre une « opération spéciale » destinée à ramener la paix (en multipliant les crimes de guerre). On retrouve dans tout le vocabulaire de Poutine l’inversion du sens des mots caractéristique de la langue « totalitaire ».

Rien ne peut mieux illustrer l’enchaînement de la violence et du mensonge que le fameux panneau qui surplombe l’entrée du camp d’Auschwitz : « Arbeitmacht Frei » (le travail rend libre) ; les allégations de Poutine, qui compare aujourd’hui l’union défensive de l’Europe contre sa guerre d’invasion à un pogrom antisémite, y font irrésistiblement penser. Or, le fait que la violence ait besoin du mensonge (et, en politique, de la propagande) est résolument moderne. Pascal ne nous éclaire pas sur ce phénomène et sa foi lui permet de conclure avec optimisme, que les choses ne sont pas égales, que « la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque, au lieu que la vérité subsiste éternellement ».  On remarquera que l’héroïque chef d’Etat de l’Ukraine ne parle pas seulement de défendre la liberté, il prétend incarner aussi la vérité. De quoi peut-il s’agir si l’on reste sur le terrain des affaires humaines ?

Ici, nous avons besoin de l’anthropologie girardienne. Même si l’on est relativiste et si l’on pense que « chacun a ses raisons » et que donc, Poutine a les siennes, il est une vérité qui ne souffre pas la discussion et qui est revendiquée par tout le monde, y compris les fauteurs de guerre, c’est « le souci des victimes ». Pour Girard, il s’agit là d’une révolution anthropologique, toujours en cours, qui trouve sa source dans la Bible et dans la révélation évangélique de la vérité de la violence. Fondée et longtemps protégée de sa propre violence par le « mécanisme victimaire », l’humanité continue à le faire fonctionner, à se chercher des « boucs émissaires » mais le secret est éventé : là où il n’était besoin que d’un bûcher pour ressouder une communauté, il en faut maintenant d’innombrables et on ne peut les allumer qu’en prenant la parole au nom des victimes : Poutine fait-il autre chose en parlant  de génocide dans le Donbass, n’entasse-t-il pas les victimes civiles sous ses bombes en invoquant la légitime défense ? Les mensonges les plus grossiers sont inféodés à cette vérité de l’innocence des victimes et du devoir de les secourir.

Cependant, les mensonges de Poutine sont si énormes que seule la certitude qu’il a d’un rapport de forces en sa faveur peut exclure l’hypothèse de la « folie ». En effet, pour la violence, la vérité dans les affaires humaines, même si elle est censée refléter la réalité, n’est jamais indéniable, elle est essentiellement manipulable. On peut comprendre, à partir de là, comment « la violence essaie d’opprimer la vérité ». On a assez dit que l’histoire était écrite par les vainqueurs : le projet de Poutine est bien d’écrire l’histoire et même de la réécrire, en se situant dans la droite ligne de la « grande guerre patriotique » gagnée contre les nazis et en effaçant les crimes du stalinisme. La victoire pour lui est donc une nécessité.  Mais « tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité » : en ce qui concerne cette guerre, il y a les images et les reportages, qui nous transportent au cœur du bruit et de la fureur. Nous voyons les atrocités commises et la résistance héroïque du peuple ukrainien comme une vérité et les mensonges quotidiens de Poutine ne servent qu’à la relever davantage. Le président Zelenski, héros de la liberté, incarne avec panache cette vérité : tel le Job biblique, il refuse la main tendue de ses « amis » et persécuteurs, il vitupère contre eux, il veut la guerre contre ceux qui voudraient la paix, c’est-à-dire le mensonge et la domination, son choix est politique dans le sens le plus noble du mot, il a même une signification spirituelle.

L’idée que nous sommes en guerre contre une violence que plus rien ne contraint ni ne maîtrise, telle est la perspective apocalyptique du dernier ouvrage de René Girard. Que signifie « être du côté des victimes » quand il y a des victimes de tous les côtés ? Ainsi, écrit Girard, il faut inscrire dans le réel « la  possibilité d’une fin de L’Europe, du monde occidental et du monde dans son ensemble. » La menace d’une guerre nucléaire d’extermination réciproque plane à nouveau autour de la question ukrainienne, nous le savons mais comment y croire ? On pourrait dire, dans une perspective non plus politique mais anthropologique, que la vérité la moins supportable, la moins gérable par l’humanité des « Lumières », qui croit en la raison, c’est la vérité de la violence. Pour Girard, cette vérité ne nous a pas été dévoilée par les progrès de la science mais dans des textes religieux vieux de plus de deux mille ans : ces textes, en révélant nos fondations, ont rendu la violence progressivement inopérante à fonder ou à restaurer un ordre quel qu’il soit et l’ont faite de moins en moins capable de se « contenir » elle-même. Ainsi, c’est bien sous l’effet de cette « guerre essentielle que la vérité livre à la violence » que celle-ci, mise à nu, s’est déchaînée.

Précisons ce point. Qu’as-tu fait de ton frère ? Cette accusation du Dieu biblique révèle que la violence n’est pas divine mais humaine et que le meurtre est le péché originel de l’humanité. Une humanité violente ne pouvait accepter l’offre du Royaume, la miséricorde à la place du sacrifice. L’événement de la Passion a révélé la vérité de la violence, l’innocence de toutes les victimes depuis Abel. Ainsi, le Christ n’est pas venu apporter la paix mais la guerre (Mt10, 34-36), cette guerre essentielle que la vérité livre à la violence en la privant de la protection efficace de ses mensonges. Finalement, dans un monde où la place de la victime est devenue centrale, où chaque Etat prétend ne mener contre ses ennemis que des guerres « justes », en faveur des victimes, c’est-à-dire défensives, aucun ordre humain ne semble pouvoir s’imposer sans une surenchère de violence jusqu’à la montée aux extrêmes qui nous menace à nouveau.

On rappellera, pour conclure, qu’il y a deux interprétations de la « montée aux extrêmes » selon Clausewitz. Celle de Raymond Aron : loin d’être naïvement rationaliste, Aron, homme du XXème siècle, savait que les hommes sont prêts à sacrifier leurs intérêts à leurs passions. Mais, en contemporain de la Guerre Froide, il avait foi en la dissuasion nucléaire. Donc en la raison humaine. Il pense comme Clausewitz que la politique peut contenir la violence. « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Aujourd’hui, les puissances occidentales, en refusant les provocations de Poutine, jouent la carte aronienne, celle de la politique. A l’inverse, contemporain des attentats terroristes et penseur apocalyptique (3), René Girard voit la politique « courir derrière la guerre ». La façon dont Poutine a conduit jusqu’à présent son affaire, au nez et à la barbe des puissances occidentales, semble lui donner raison. N’oublions pas cependant que pour Girard, la vérité est notre planche de salut. « Il faut donc réveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire » (4).

Notes :

1. « Je pense au contraire, avec Pascal, que la vérité livre une guerre essentielle à la violence. » Achever Clausewitz, Carnets Nord p.140

2. « Alors qu’il n’y a plus de religion archaïque, tout se passe comme s’il y en avait une autre qui se serait faite sur le dos du biblique » dit Girard à propos de l’islam radical (p.357). Une religion sacrificielle renforcée par les apports du biblique et du chrétien, cette définition peut s’appliquer à tous les fondamentalismes qui entendent mener des guerres de « purification » ; la guerre « idéologique » de Poutine a quelque chose à voir avec le religieux.

3.  La montée aux extrêmes a pour Girard la double dimension apocalyptique d’une catastrophe finale et d’une « révélation » : elle est la vérité de la violence en même temps que la résistance de la violence à cette vérité. « On ne s’achemine pas nécessairement vers la réconciliation. Mais l’idée que les hommes n’ont d’autre salut que la réconciliation est bien l’envers de la montée aux extrêmes. » Achever Clausewitz, p.185

4. L’auteure de ce texte remercie Benoît Chantre, fin lecteur à la fois de Pascal et de Girard, d’avoir bien voulu le relire et l’améliorer de ses précieux conseils.