« La sarabande des cultures innombrables et équivalentes, chacune se justifiant dans son propre contexte, crée un monde, certes, dés-occidentalisé, mais aussi un monde désorienté. » (1)
Notre monde, en se désacralisant, a non seulement perdu ses repères, il a aussi perdu sa « direction ». Nous voyons bien tout ce qui se fissure, disparaît et s’effondre avec la perte du sacré, mais nous ne voyons plus l’issue. La notion même de progrès est devenue obsolète. Comme si nous avions, en relativisant toutes nos valeurs, dévalué l’essentiel : que nous sommes tous ensemble d’une seule espèce, et elle est vulnérable.
Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne (2), bon lecteur de Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Pierre Teilhard de Chardin, vient de publier un ouvrage majeur sur la notion d’universel. Il nous rappelle nos fondamentaux, et bouscule nos petits discours sur « les diversités ». Il ne vient pas nous resservir la compote indigeste du mélange des cultures et autres « droits à la différence » ; il vise, comme le poète sénégalais, « la civilisation de l’universel ». Il se demande aussi, après Aimé Césaire, comment « fonder l’humanisme universel ». Il a compris que « quand l’agora n’est plus que l’espace de performances identitaristes, le sens lui-même se brise en fragments ». Comment sortir d’un « monde de tribus » ? Il admet que l’universalité que nous visons ne peut pas « construire sa légende sur le grand partage de l’humanité, mais seulement sur une humanité partagée ». Toute la différence est là ! Comment endiguer, et diriger vers « un monde plus beau », cette vague de fond de l’espèce humaine, depuis ses origines, comment atteindre son unité parfaite ? « Après l’hominisation de la planète, l’Homme a la responsabilité de son humanisation », dit-il. Sans le dire explicitement, il évoque l’Oméga de Teilhard de Chardin.
Parlant de décentrement nécessaire, il insiste : « L’ethnologue qui découvre une civilisation comme civilisation […] effectuera aussi un retour sur soi et sur sa propre situation culturelle. Ceux et celles qu’il avait d’abord vus comme autres pourront maintenant lui apparaître comme mêmes. »
La question du désir se pose donc. Les civilisations passées se sont toutes constituées dans la rivalité et les guerres, par opposition les unes aux autres, ne nous laissant aucun moyen de concevoir de fondements culturels communs. Nous avons renoncé (au moins, un bon nombre d’entre nous) à la violence aveugle, et nous cherchons pour quoi nous battre ? Il s’agit, propose Souleymane Bachir Diagne, d’« avoir conscience du monde et [d’] en avoir envie ». La formule est redoutablement simple. Comment faire « cause commune » ? Avec quels moyens ? La question est fondamentale. La réponse est lumineuse et évidente : par nos moyens propres. Le sous-titre de l’ouvrage de Souleymane Bachir Diagne en dit long : « L’humanité par les moyens d’humanité ». Il est inspiré du proverbe sénégalais « NITT, NITTAY GARABAM » qu’on peut traduire par « L’humain est le remède de l’humain. » Cela renvoie à l’incontournable Ubuntu vanté par Nelson Mandela. Les solutions viennent de partout. « Maintenant que l’universel est vraiment là, on ne veut pas le reconnaître », avait reconnu René Girard. Cet aveuglement est fatal.
L’avenir n’est pas devant nous, il est au-dessus de nous. Et il va falloir viser haut. C’est pourquoi le philosophe conclut avec ses belles paroles de Blaise Pascal : « L’homme passe infiniment l’homme. »
(1) Emmanuel Levinas, « Humanisme de l’autre homme« .
(2) Souleymane Bachir Diagne, Universaliser, « L’humanité par les moyens d’humanité », Éditions Albin Michel, 2024.
« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » (Camus). Phrase fétiche des chroniqueurs en quête de prestige intellectuel. Il est possible d’en tirer des variantes ; celle-ci par exemple : mal nommer un concept, c’est perdre une chance de mieux comprendre le monde.
Or, c’est précisément ce qui arrive à trois concepts, dont l’un est au cœur de la théorie mimétique, et à laquelle les deux autres peuvent se rattacher. Il s’agit du « Bouc émissaire », de la « Pensée de groupe » et du « Triangle de Karpman ». Sur ces deux derniers concepts et leurs liens avec la théorie mimétique, plusieurs billets ont été publiés dans notre blogue (1). En quoi donc ces trois concepts sont-ils « mal nommés » ?
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La « Pensée de groupe » est un concept proposé par Irvin Janis dans les années 1970. Il désigne un mécanisme de repli d’une communauté sur un dogme qui la rassure. Il se caractérise par la conviction de la propre excellence du groupe, le rejet de tout point de vue alternatif (entre autre avec des « gardiens de la vraie foi ») et la plupart du temps par la désignation d’un ennemi, à qui est attribuée l’origine de tous les malheurs de la communauté ; un bouc émissaire donc, d’où le lien avec la théorie mimétique. Ce mécanisme peut conduire la communauté, même largement dotée de personnes intelligentes en position d’orienter ses choix, à prendre des décisions erronées, stupides ou même fatales, selon l’écart entre le dogme et la réalité.
Ce concept permet de comprendre a posteriori de tragiques erreurs. Janis l’a utilisé pour la guerre du Vietnam. La compagnie Kodak est morte d’avoir refusé de prendre au sérieux la photo numérique. Les dirigeants de Tepco, la compagnie propriétaire de la centrale nucléaire de Fukushima, ont présenté leurs excuses, après l’accident, à la nation japonaise en disant : « Nous avons été victimes de la pensée de groupe ». Yves Lacoste, éminente personnalité de la géopolitique en France, a pu écrire, à propos des deux décennies de « guerre contre le terrorisme » lancée par les Etats-Unis après le 11 septembre, que les cercles dirigeants américains avaient été saisis par la pensée de groupe.
Mais voilà, le terme (« groupthink » dans la version originale d’Irvin Janis) est des plus mal choisis. D’abord parce qu’il se prête aisément à la disqualification : un groupe ne peut pas penser, il n’y a donc pas de pensée de groupe, comme l’a justement noté Christine Orsini dans un commentaire sur notre blogue. Et ensuite, parce qu’il désigne presque l’inverse de ce qu’il veut dire : le centre de gravité du mécanisme expliqué par Janis est un dogme, ce qui est ainsi aux antipodes de la pensée si l’on entend par « pensée » une analyse critique et argumentée. Du coup, le concept n’a obtenu qu’un succès relatif. Il serait pourtant bien précieux. Non plus dans les études a posteriori, mais pour analyser les situations dans lesquelles nous nous trouvons et prendre garde à ce que nous ne prenions pas de mauvaises décisions sous l’influence de ce mécanisme.
Ou au moins, que nous l’ayons en tête et tâchions de nous en préserver. Georges Bush (le père) avait été marqué par le livre de Janis et, dit-on, commençait toutes ses réunions par la question : « Y aurait-il quelque chose de sensé dans ce que disent nos adversaires ? ». Si le nom de Bush vous inspire quelques réserves, vous pouvez vous tourner vers Plutarque, qui dit exactement la même chose dans sa lettre « Comment tirer profit de ses ennemis » ; ou bien à nouveau vers Albert Camus, avec son « parti de ceux qui ne sont pas sûrs d’avoir raison ».
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Dans l’art de mal nommer les concepts, le Triangle de Karpman atteint au chef d’œuvre. C’est dommage car il s’agit à nouveau d’un concept d’une grande utilité potentielle.
Que désigne-t-il ? Il désigne les trois principales tactiques par lesquelles, dans une relation pervertie, l’un des protagonistes tente de soumettre son interlocuteur ; et sauf à ce que dernier accepte cette soumission, il va se mettre à employer les mêmes tactiques, illustrant ainsi la dynamique des « doubles » analysée par la théorie mimétique. Les noms de ces trois tactiques forment le sous-titre du Triangle de Karpman : la tactique du « bourreau », qui consiste à jouer sur les peurs de son interlocuteur ; celle du « sauveur », qui consiste à abuser de sa reconnaissance ; et celle de la « victime », qui consiste à le culpabiliser.
(Il peut venir à l’esprit bien d’autres « tactiques » pour dominer ou circonvenir un interlocuteur. Il nous semble cependant possible de les ramener à ces trois-là, mais ce n’est pas notre question du jour.) (2)
La dynamique que cherche à décrire Karpman se produit presque toujours entre deux interlocuteurs. Parler de triangle est donc plutôt mal venu. Par surcroît, il attribue aux sommets du triangle, non pas des noms de tactiques, mais des noms de personnages : le bourreau, le sauveur, la victime. Des noms de personnages suggèrent irrésistiblement qu’ils décrivent les protagonistes : l’un serait un sauveur, l’autre un bourreau, etc. Alors que ce sont deux personnes qui essaient chacune de dominer l’autre en utilisant tour à tour l’une ou l’autre des trois tactiques.
Si bien que celui qui explique le Triangle de Karpman doit tout de suite dire qu’il n’y a souvent que deux personnes en jeu et que chacune d’elle joue, selon les phases de l’affrontement, aussi bien la victime que le bourreau, ou le sauveur. Où en seraient les mathématiques si Euclide avait écrit que le pentagone est le plus souvent un carré et que les sommets ou les côtés peuvent selon le cas intervertir leur rôle ?
Mais cette malheureuse dénomination recèle un biais encore pire. La tactique du bourreau avance à visage découvert, celui qui l’emploie ne cache pas qu’il cherche à soumettre son interlocuteur. Les deux autres tactiques, au contraire, celle du sauveur et celle de la victime, sont des ruses, elles dissimulent leur intention de dominer. Karpman, en donnant à ces tactiques les noms de « victime » et de « sauveur », accrédite ces ruses, alors qu’il prétendait les révéler ! Et à nouveau, celui qui explique le Triangle de Karpman doit immédiatement préciser : attention ! Ce n’est pas une « vraie » victime, c’est quelqu’un qui s’en attribue le statut pour mieux subvertir son interlocuteur ; et il ne s’agit pas d’un « vrai » sauveur, mais quelqu’un qui en porte le masque, toujours dans le même but.
Girard, qui a révélé l’innocence des victimes sacrificielles, a également averti des excès des stratégies de victimisation, c’est-à-dire l’emploi de la tactique de la victime, utilisée par bien des groupes. Cela converge parfaitement avec la vision de Karpman. Mais il a manqué à celui-ci de nommer correctement ses concepts. Et nous tirerions grand profit à avoir des mots qui nous permettent de nommer distinctement les « vraies » et les « fausses » victimes, les « vrais » et les « faux » sauveurs, que l’actualité nous prodigue aujourd’hui en abondance. Cela nous aiderait à surmonter le malaise cognitif que nous ressentons devant les ambivalences : comment certains peuvent-ils être à la fois « bourreaux » et « victimes », « sauveurs » et persécuteurs » ?
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Enfin, le « Bouc émissaire ».
Ce n’est pas que le concept soit mal nommé. Au contraire, il l’est excellemment et admirablement, comme le souligne avec une profonde justesse Benoît Chantre dans sa splendide biographie de René Girard (septembre 2023, Grasset, 1 148 pages).
Mais peut-être pourrait-il être accompagné de déclinaisons plus précises. Car il recouvre un spectre sémantique particulièrement copieux ; il peut désigner :
Le rite connu historiquement,
le rite décrit dans la Bible,
la personne elle-même subissant un lynchage,
le mécanisme par lequel une communauté archaïque en vient à immoler un innocent,
le mécanisme par lequel les communautés modernes cherchent un « coupable » pour se décharger de leurs erreurs, bien qu’elles ne recourent plus officiellement aux sacrifices,
des personnes désignées comme « coupables » par certains sous-groupes de la communauté, sans cependant qu’un consensus ne se fasse sur l’un d’eux,
une personne pas vraiment innocente, qu’il est commode de « charger » d’autres méfaits dont elle n’est en rien responsable,
la victime avant son exécution, objet de toute haine, et sacralisée après (ainsi ces politiciens honnis pendant leur mandat, qui deviennent une « personnalité préférée » lorsqu’ils l’ont perdu, ou lorsqu’ils décèdent),
les victimes innocentées et réhabilitées (Dreyfus par exemple),
une personne sur qui nous rejetons la responsabilité d’un méfait dont nous portons la responsabilité,
etc.
Les auteurs et commentateurs qui travaillent sur la théorie mimétique, se trouvent donc conduits à inventer ou utiliser des expressions approximativement correctes, mais qui ne constituent pas des concepts stabilisés. Ainsi fleurissent, dans les écrits circumgirardiens, les « victimes émissaires », les « logiques sacrificielles », les « mécanismes sacrificiels », les « désignations de l’ennemi » (la phrase célèbre de Carl Schmitt est une formule, pas un concept), les « schémas victimaires », les « cultures du sacrifice », les « processus émissaires », les « victimes expiatoires », les « cycles mimétiques », les mécanismes victimaires » et autre « mentalité sacrificielle ».
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La question de la violence est centrale, non d’un point de vue spéculatif, mais dans le plus concret de notre existence. Girard a montré son lien intime avec la « méconnaissance », c’est-à-dire le refus, plus ou moins conscient, de tous les protagonistes de reconnaître la moindre responsabilité dans les diverses violences qui surviennent ; or cette responsabilité existe toujours lorsqu’il s’agit de violences issues d’une spirale de rivalité mimétique.
Lorsque l’idée nous effleure que nous pourrions avoir quelque responsabilité dans une violence en cours, nous trouvons le salut grâce à un bouc émissaire. Un bouc émissaire ne ramène pas seulement la paix dans une communauté, il nous permet aussi de préserver en nous-même le sentiment de notre propre innocence : « Ce n’est pas ma faute, c’est lui qui a commencé ». Pascal Bruckner a intitulé l’un de ses essais, dans lequel il aborde le sujet, « La Tentation de l’innocence ». Il l’aurait mieux intitulé « La Soif de l’innocence » ; une soif irrépressible, irrépressible au point que nous n’hésitions pas à lui sacrifier, injustement, notre bouc émissaire, c’est-à-dire l’un de nos frères humains.
Cette soif d’innocence a un jumeau, un double : il s’agit de la certitude d’avoir raison, de « détenir » la vérité. Admirable formule, dont une lecture au premier degré signifie que ceux qui sont sûrs d’avoir raison ont mis la vérité en détention. Et en effet, la certitude d’avoir raison est un sentiment des plus dangereux. Elle conduit ceux qui ne se contentent pas de la vie contemplative et cherchent à intervenir dans la vie sociale, à toute une gamme de comportements à l’égard de ceux qui ont un avis différent : incompréhension, tentatives de convaincre, dédain, rejet, haine, combat et lutte, accusation (il devient un « bouc émissaire »), manœuvres pour le soumettre et le faire taire, dénonciation pour répandre l’opprobre à son encontre, volonté de le supprimer.
La méconnaissance selon Girard se nourrit sans doute de ces deux passions, la soif d’innocence et la sentiment d’avoir raison. La foule réclame la crucifixion de Jésus ; elle est envahie par le sentiment d’avoir raison, elle n’a pas le moindre doute ; elle se sent parfaitement innocente du calvaire du Christ.
Celui qui opprime autrui en lui en imputant d’avoir été sa victime (la « victime » de Karpman), pratique la vengeance, pas la justice. Victime réelle, supposée, plus ou moins intense, ou encore par procuration (« si ce n’est toi, c’est donc frère »), il est dans la méconnaissance girardienne : sûr de son bon droit (sentiment d’avoir raison) donc de sa légitimité (innocence).
Celui qui opprime autrui en prétendant le sauver des griffes d’un prétendu « bourreau » est également dans la méconnaissance : il est même un superchampion de l’innocence puisqu’il « donne de lui-même » au (prétendu) profit de quelqu’un d’autre.
La communauté qui se referme sur son dogme, selon Janis, est elle aussi dans la méconnaissance : elle maintient son dogme, sa certitude d’avoir raison, quels que soient les démentis que lui oppose la réalité ; elle écarte, en un parfait sentiment d’innocence, ceux qui en son sein, contestent ce dogme, et combat en toute bonne conscience ses ennemis extérieurs.
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La bonne conscience et la certitude d’avoir raison désinhibent beaucoup de personnes vis-à-vis du recours à la violence. Pourquoi faudrait-il se résoudre à l’accepter ? Mais les combattre, c’est entrer dans la spirale des rivalités et user à son tour de violence ; et essayer de leur démontrer en quoi ils sont dans la méconnaissance, c’est inopérant puisque, dans une parfaite logique de doubles, ils rétorqueront que c’est nous qui nous y trouvons.
Il ne s’agit donc pas de disposer d’outils qui permettraient de dire, de l’extérieur, que tel est un « vrai » sauveur et tel autre un faux. Il s’agit au contraire que chacun puisse reconnaître en lui-même et par lui-même, et chaque groupe en son sein, sa part de méconnaissance, et donc de commission de la violence. Peut-être cela serait-il de nature à la diminuer. Ce à quoi les concepts que je mentionne me paraissent de possibles outils pour y aider.
Imaginons qu’à l’image de Bush (père), chaque se demande s’il n’est pas un peu responsable des violences qui se produisent ; imaginons qu’à chaque conflit personnel, chacun puisse se dire : « ne l’ai-je pas un peu cherché ? », etc.
S’il se répandait, de façon générale, des habitudes de réflexion à partir des concepts ou outils développés par Karpman, Janis et Girard, peut-être pourrions-nous ainsi espérer quelques progrès pour que chacun secoue un peu le joug de sa propre méconnaissance. Cependant, leurs noms mêmes, prêtant à malentendus, apparaissent comme des obstacles à ce qu’ils puissent jouer ce rôle.
On a assez dit que la théorie mimétique était rejetée par le monde académique parce qu’elle ne se conformait pas à ses règles, notamment le cloisonnement des disciplines. Abordons le problème autrement. L’anachronisme perçu de la TM tient surtout à la prétention d’une vision globale et structurelle de la réalité. Pour Girard, tout se ramène à une morphogenèse de la violence. L’édifice girardien repose sur le paradoxe d’une violence nécessaire à la survie de l’espèce humaine, à condition que cette structure élémentaire reste méconnue. Cette structure est suffisante pour prédire l’évolution de l’humanité : il y a un déterminisme de l’histoire, qui conduit nécessairement à sa fin, lorsque la dissimulation de l’origine violente de la culture est levée par une révélation.
Cette idée se heurte à la découverte par la science et la philosophie de la fausseté fondamentale de toutes nos représentations du monde [i]. Nos approximations du réel ne représentent pas le réel. La carte ne remplace pas le territoire, et le territoire, dans toute sa complexité, ne pourra jamais être représenté par la carte. Tous les modèles sont réductionnistes à un point que nous n’imaginions pas. Pour prendre un exemple, réduire le vivant à des mécanismes conduit tout simplement à une image fausse de la réalité, pas seulement à une approximation. La tendance à des modèles de plus en plus complexes de la réalité se double, paradoxalement, de la prise de conscience de l’absurdité de la démarche ; plus la modélisation est complexe, plus elle devient inexploitable, moins il est possible d’en tirer des enseignements utiles. Quelle serait la finalité de composer une carte tellement détaillée qu’elle finirait par se confondre avec son modèle, le réel ? La science démontre de plus en plus l’inutilité de la science pour comprendre et agir sur notre monde.
Plus nous savons, plus nous savons que nous ne savons rien. L’impasse semble totale, la désillusion participe à l’humeur maussade de l’époque, le sens s’éloigne. Girard, avec sa prétention de tout ramener à quelques paramètres, à quelques lois élémentaires, à des structures simples, semble appartenir au passé scientiste et à ses conséquences parfois catastrophiques.
Rien n’est plus faux. La pensée girardienne ne s’oppose pas à cette déconstruction radicale de toutes les représentations humaines, au contraire, elle y participe activement. La théorie mimétique n’est pas un vestige de l’ancienne manière de concevoir le monde ; elle est en avance sur la tendance actuelle au désenchantement, elle voit plus loin. Elle fait bien le constat de l’effondrement de nos modèles et de la perte de sens qui s’ensuit. Mais pour Girard, cet aboutissement est constitutif du réel, il s’inscrit dans une dynamique, répétons-le, déterministe ; il y a bien un sens supérieur qui lui-même reste invisible aux déconstructeurs, hypnotisés par le vide qu’ils découvrent. La fin de toutes les illusions, de tous les modèles participe à ce qu’on pourrait appeler l’hyper-histoire, une évolution qui prendrait en compte les catastrophes, les sauts soudains qui impactent jusqu’à notre nature profonde.
Les crises au sein desquelles ces changements anthropologiquement significatifs se déroulent sont constitutives de cette dynamique. La pensée humaine reste généralement prisonnière d’un cadre restrictif conditionné par l’état de l’humanité à un instant donné ; Girard nous dit qu’il faut penser en dehors de ce cadre, comme Copernic avait compris qu’il fallait s’extraire de notre anthropocentrisme pour embrasser la réalité de l’univers. Girard pense en-dehors des limites humaines.
Ce déterminisme pose question [ii]. Avant de tenter un commentaire, il peut être intéressant de faire le point sur nos connaissances dans un domaine trop méconnu des sciences exactes, les systèmes complexes.
L’évolution vers la complexité
La physique contemporaine a connu des succès retentissants mais elle reste limitée aux phénomènes qui peuvent être réduits à des lois simples. La cosmologie répond à cette définition parce qu’elle étudie des corps éloignés les uns des autres, soumis aux lois de la relativité générale, mus par une force unique : la gravité. De même, la théorie quantique émerge de la décomposition de la matière en particules élémentaires et est régie par deux principes : la fonction d’onde décrite par l’équation de Shrödinger, et l’effondrement de cette fonction d’onde qui donne sa matérialité au monde visible. Le succès de ces théories et leurs spectaculaires applications pratiques ont fortement influencé la recherche scientifique, qui s’est fixé comme objectif d’isoler des structures et des concepts simples.
Ce réductionnisme se heurte aux systèmes complexes, caractérisés par un grand nombre d’acteurs en interaction permanente. Ces ensembles présentent des caractéristiques propres : le tout est plus que la somme de ses constituants. Les fonctionnalités propres à l’ensemble émergent de l’assemblage des constituants, et nous ne comprenons pas la genèse de cette complexité. Nous avons même les plus grandes difficultés à reproduire en laboratoire ou par simulation informatique l’émergence de cette complexité [iii]. C’est là, sans nul doute, la plus grande terra incognita de la science contemporaine.
Comment la vie, dans son extrême complexité, a émergé de la matière inerte ? Comment l’assemblage des neurones du cerveau permettent l’esprit ? Comment les sociétés humaines se forment à partir des individus ? Voilà quelques-unes des questions posées par cette discipline [iv].
Faisons le point sur nos connaissances.
Nous savons que les systèmes complexes ne peuvent se former que dans des conditions particulières : quelque part entre l’ordre parfait (un cristal) et le désordre absolu (un gaz), dans des zones de discontinuité.
Le second principe de la thermodynamique condamne tout système fermé à une augmentation inéluctable de son entropie (une mesure du désordre). Cette loi est la seule connue qui justifie l’expérience que nous faisons du temps, son écoulement du passé vers l’avenir. Les autres équations de la physique décrivent toutes un temps réversible. Les systèmes complexes s’apparentent à un ordre émergeant du chaos, une violation apparente du second principe de la thermodynamique qui condamne tout système ordonné à un retour au chaos. Si cette évolution programmée de l’ordre au désordre façonne ce qu’il est convenu de nommer la flèche du temps, on conçoit que l’émergence d’un système complexe semble, d’une certaine façon, remonter le temps.
Le second principe n’interdit pas une entropie décroissante. Il y a deux cas de figure.
Dans le cas d’un système parfaitement isolé de l’extérieur, l’entropie peut en théorie diminuer, mais c’est hautement improbable. Le verre qui tombe par terre se brise en mille morceaux ; personne n’a jamais été témoin du réassemblage spontané d’un tas d’éclats de verre en récipient. Cette inversion du temps (l’hypothétique phénomène fait penser à un film joué à l’envers) n’est pas impossible ; elle est seulement extrêmement improbable. L’entropie mesure le nombre d’états possibles du système, et la flèche du temps découle du principe de l’indéterminisme des états à venir. Tous les états sont possibles, ce qui rend extrêmement improbable la réalisation d’un état particulier (le verre reconstitué) parmi des milliards de milliards d’autres états. Le verre qui tombe par terre et se brise finira dans un état aléatoire, un état parmi des multitudes d’autres possibles. Brisez dix verres identiques, et vous aurez dix configurations différentes des morceaux de verre répandus sur le sol.
Les systèmes complexes semblent violer cette loi dont la force égale la beauté et la simplicité formelle (Einstein lui-même y voyait la loi la plus fondamentale de l’univers). La complexité émerge d’un état d’entropie élevée et se définit comme un état d’entropie inférieure (plus le système est complexe, plus il est ordonné, et plus faible est son entropie). Cela semble en violation directe du second principe.
Ce n’est pas le cas. La théorie prévoit la possibilité d’une décroissance locale de l’entropie. Pour cela, il faut créer de l’entropie ailleurs, en dehors du système étudié ; autrement dit, il faut un transfert d’énergie. C’est bien ce que l’on constate : tous les systèmes complexes naissent et se maintiennent en prélevant de l’énergie dans leur milieu.
Le second principe est sauf, mais nous n’avons pas expliqué l’émergence de la complexité pour autant, qui reste un phénomène hautement improbable.
Laissons ce problème pour l’instant. Le second principe est directement lié à la représentation d’un système physique dans un espace mathématique particulier : l’espace des phases. Cet espace a autant de dimensions qu’il y a de variables dans le système. Prenons l’exemple d’un ensemble de dix blocs : le système est entièrement décrit par la position, l’orientation et le mouvement (la vitesse, y compris angulaire) de chacun des blocs. Il y a donc 12 variables indépendantes pour chaque bloc : position, orientation, vitesse linéaire et vitesse angulaire dans les trois dimensions de l’espace. L’espace des phases de ce système a donc 120 dimensions. Chaque point de cet espace décrit un état possible du système. Un seul des points de cet espace décrit, parmi tous les états possibles, l’empilement parfait des blocs [v].
Dans un système complexe, les différents constituants interagissent, et ces interactions peuvent être décrites par des équations mathématiques. Ces équations ont un effet sur l’espace des phases, elles déterminent des trajectoires entre ses différents états, autrement dit l’évolution de l’état du système avec le temps. Le système évolue à partir d’un point particulier de l’espace, son état initial ; de là, les interactions déterminent les états successifs du système, autrement dit sa dynamique. Là intervient une caractéristique des systèmes complexes : certains domaines de l’espace des phases constituent des attracteurs. Quel que soit l’état de départ, celui-ci évoluera toujours vers un des attracteurs du système. Ces attracteurs sont définis par les équations qui décrivent les interactions entre les constituants du système.
Insistons sur une caractéristique essentielle des systèmes complexes. Ce n’est pas le nombre de dimensions de l’espace des phases qui mesure la complexité du système, mais bien les interactions entre ces variables. Sans interactions, il n’y a pas d’équations dynamiques et l’évolution du système est aléatoire et ne peut pas diminuer l’entropie. C’est la complexité des lois régissant les interactions entre les variables du système qui conditionnera la complexité de l’ensemble. Il y a là un principe fondamental : tout système complexe est un système dont les constituants sont hautement dépendants les uns des autres, autrement dit un système de relations entre les constituants.
Ce principe trouve son illustration dans le cerveau humain. Ce ne sont pas les cent milliards de neurones qui assurent la complexité de son fonctionnement et l’émergence, à partir des constituants élémentaires (les neurones), d’un ensemble infiniment plus complexe et puissant, l’esprit, mais bien la façon dont ces neurones communiquent entre eux, autrement dit le support physique de ces échanges (les synapses) et les lois qui régissent ceux-ci (le traitement des signaux synaptiques dans les neurones). Ce sont ces lois qui déterminent le potentiel dans l’espace des phases, et ce potentiel conditionne la dynamique qui fait évoluer un état neuronal vers l’état suivant. Un système complexe est nécessairement dynamique, il ne cesse d’évoluer d’un état à un autre.
Une réalité mathématique
Un des principes commun à tous les systèmes complexes, c’est la dérangeante primauté de l’espace mathématique sur la réalité physique. Nous sommes témoins, notamment, du foisonnement de la vie, ces variations infinies de formes et de fonctions, résultat d’une création qu’on pourrait penser anarchique. Pourtant, la vie ne se conçoit pas sans cadre, sans contraintes, sans lois inaliénables. La complexité est toujours une lutte à la frontière entre ordre et désordre. La science de la vie est longtemps restée enfermée dans une vision mécaniste : l’ordre de la vie, c’est le génome qui détermine l’organisme vivant. Cette vision est réductrice au point d’être fausse. Les évolutions du vivant sont soumises à des contraintes qui en assurent la pérennité et la viabilité, et ces lois ne sont pas déductibles de nos observations du phénotype, pas plus qu’elles ne sont déterministes au sens de leur réduction au génotype. Dans l’exemple du vivant, les gènes sont les variables élémentaires du système, mais ils sont inutilisables sans relations. Les gènes s’expriment en fonction de leur interaction avec le milieu ambiant et des signaux qui leur parviennent lorsque d’autres gènes sont exprimés [vi]. Cette programmation, non des gènes, mais de leurs interactions,donnent corps à la géométrie de l’espace des phases et déterminent les trajectoires possibles dans cet espace, trajectoires qui aboutissent toujours aux attracteurs. Les attracteurs représentent l’ordre du système, les seuls états autorisés. Cette réalité est invisible au niveau du génotype et le phénotype, en soi, ne peut en rendre compte. Or elle est fondamentale pour expliquer l’apparition et le caractère évolutif des systèmes complexes.
Sur base de deux exemples, le vivant et le cerveau, nous avons isolé quelques principes des systèmes complexes. Un grand nombre de constituants élémentaires interagissent en permanence en suivant des lois plus ou moins complexes. Ce sont ces interactions qui façonnent les propriétés géométriques de l’espace des phases, l’espace de tous les états possibles du système, et sous certaines conditions, ces lois invisibles permettent de scinder l’espace des phases en de multiples domaines distincts, qui délimitent les états permis du système – tout autre point de l’espace des phases représente un état instable qui évoluera nécessairement vers un de ces attracteurs. Les attracteurs forment l’ordre invisible du système, et il faut insister sur leur existence dans un espace mathématique exclusivement ; ils n’ont pas de représentation matérielle. La dynamique du système oblige celui-ci à évoluer vers ces états d’ordre, autrement dit à diminuer l’entropie. L’entropie visée est un compromis entre ordre parfait, qui correspond à un système figé, statique, mort, et désordre anarchique, à la complexité inexistante. La stimulation permanente des constituants les uns par les autres pousse à cette prolifération anarchique qui ramène inexorablement vers le désordre, mais les contraintes – les lois conditionnant ces échanges – réfrènent cette tendance chaotique et forcent le système à évoluer vers des états semi-stables déterminés [vii].
Les sociétés humaines comme systèmes complexes
Nous pouvons à présent revenir à un autre type de système complexe : les sociétés humaines. Les constituants ? Nous. La tendance à l’anarchie ? Appelons cela la liberté, que nous permet notre esprit si particulier, ou encore, les désirs individuels. La tendance à l’ordre ? Les lois, les contraintes diverses que la société fait peser sur nous, la culture. Il en va de ce système comme du cerveau ou d’un organisme vivant : il n’est viable à terme qu’à la condition d’un équilibre entre ces deux tendances. Trop de lois, un totalitarisme, et le système s’éteint, il n’évolue plus ; toute initiative personnelle est interdite, tout se fond dans la grisaille des dystopies, 1984 de George Orwell pour la version fictionnelle, l’ordre délétère de la république populaire démocratique de Corée pour un cas concret. Pas assez de lois, et les désirs individuels se heurtent les uns aux autres avec violence, jusqu’à conduire à la destruction de « l’organisme », la société, et par conséquent, de ses « constituants », les individus.
Cette approche est dévastatrice pour l’humanisme et la primauté accordée à l’individu par la pensée occidentale contemporaine remanie en profondeur l’idée de libre arbitre. Aucun individu ne peut prétendre s’isoler du système, il en est constitutif. Aucun individu ne peut prétendre à une action décisive sur l’évolution du système. Notre survie dépend de la survie de l’ensemble, et nous avons posé les conditions de cette survie, ou, idéalement, de son évolution vers des systèmes encore plus complexes. L’individu existe bien, mais seulement à la condition de son fonctionnement harmonieux dans l’ensemble, contraint par les lois qui garantissent que l’évolution de cet ensemble reste dans le domaine des états viables du système. Un individu qui ne respecte pas ce cadre minimal sera détruit par le système selon le principe de résilience, un peu comme une cellule cancéreuse est éliminée par le système immunitaire du corps humain, ou une information erronée du cerveau est rejetée par la « pensée critique ». Pour autant, notre liberté a un sens profond, elle participe à la poussée anarchique qui garantit le dynamisme du système, sa capacité à évoluer et à s’adapter aux conditions changeantes de son environnement. De plus, il faut se rappeler que les lois qui conditionnent les états permis du système sont elles aussi en évolution constante ; le comportement « hors-la-loi » d’un individu, s’il crée toujours un déséquilibre, peut s’avérer bénéfique sur le long terme et conduire, notamment par contagion aux individus en relation, à une mise à jour de ces lois. L’espace des phases, le cadre abstrait et mathématique qui détermine le fonctionnement du système, est lui-même en évolution constante.
Est-il licite d’assimiler les sociétés humaines à des systèmes complexes ? Je pense que oui. Elles cochent toutes les cases : ce sont des associations d’éléments en relation complexe entre eux, et elles présentent une dynamique complexe et en apparence imprévisible et des caractéristiques propres, irréductibles à ses constituants. Le nécessaire équilibre, pour en assurer la survie, entre ordre et chaos est largement démontré par l’histoire, notamment par les cas d’effondrement de sociétés, qui peuvent toujours se ramener à une rupture d’équilibre, une dérive incontrôlée vers trop d’ordre ou trop d’anarchie.
Pour terminer, notons une autre qualité des systèmes complexes : la résilience. Les sociétés humaines, tout comme les organismes vivants, sont capables de résister à des crises – des ruptures d’équilibre – gravissimes. Même lorsque ces déséquilibres excèdent la capacité du système à s’auto-guérir et conduisent à son effondrement, cela ne signifie pas nécessairement la mort définitive de « l’organisme ». Le chaos qui résulte d’un effondrement peut conduire à la disparition d’une société, mais aussi à une réorganisation spontanée qui verra sa renaissance sous une forme radicalement nouvelle. L’étude des systèmes complexes montre que les catastrophes sont inévitables et participent même activement à cette étonnante dynamique vitale qui pousse l’univers, malgré sa tendance inéluctable à la mort thermique, vers la recherche de toujours plus de complexité.
La découverte de la dynamique en apparence chaotique des « systèmes humains » conduit au relativisme et à la perte de sens contemporains dont nous parlions au début de cet article. Mais la compréhension des principes des systèmes complexes montre le sens sous-jacent et remet au goût du jour la question téléologique. Les crises sont constitutives des systèmes complexes et nullement des accidents qui en détruisent la richesse pour rien ; au contraire, elles permettent des « sauts qualitatifs » qui seraient interdits sans de tels remaniements périodiques.
La théorie mimétique s’inscrit bien, je pense, dans ce paradigme physique. Le désir mimétique est la force qui pousse à l’anarchie, tandis que le mécanisme victimaire ramène l’ordre. La révélation de ce mécanisme régulateur le rend inopérant et précipite une crise potentiellement mortelle pour l’humanité, mais aussi nécessaire pour dépasser sa violence. Quant à savoir si cet effondrement annoncé signera la fin de l’espèce, ou une mise à jour radicale de ses principes de fonctionnement, seul l’avenir nous le dira.
[i] Voir Jean Baudrillard, Simulacres et simulation.
[vii] Voilà qui est évidemment réducteur. Dans le cas du vivant, l’anarchie a tendance à dépasser l’ordre et la reproduction crée parfois des « erreurs » ; mais intervient ici un autre mécanisme de régulation, la compétition darwinienne, qui constitue une autre contrainte, externe, venant s’ajouter à la première, interne, venant brider cette anarchie.
La fable Le loup et l’agneau faisait partie, en bonne place, du premier recueil que Jean de La Fontaine dédia au fils de Louis XIV, Monseigneur le Dauphin, affirmant sans ambages son projet : “Je me sers d’Animaux pour instruire les Hommes.”
Elle commence par un constat à l’ironie amère : “La raison du plus fort est toujours la meilleure”. La meilleure en tant qu’elle a le dessus lors d’un conflit, non en raison de sa vertu morale.
La Fontaine se montre très fidèle à la fable originelle d’Esope [1], écrite plus de deux millénaires auparavant et à sa reprise latine par Phèdre au début de l’ère commune [2].
Un loup cherche querelle à un agneau qui se désaltère dans un ruisseau. Affamé, il cherche un argument pour le dévorer. En Grèce, à Rome et en France au XVIIe siècle, nous sommes dans des Etats de droit. Il l’accuse donc de troubler son breuvage et en conclut : “Tu seras châtié de ta témérité.” La faute doit justifier la condamnation.
Conscient de sa faiblesse face à son accusateur, l’agneau lui répond humblement : il avance un argument logique en se situant dans l’espace :
— Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté Ne se mette pas en colère ; Mais plutôt qu’elle considère Que je me vas désaltérant Dans le courant, Plus de vingt pas au-dessous d’Elle, Et que par conséquent, en aucune façon, Je ne puis troubler sa boisson.
Incapable de répliquer à un constat aussi imparable, le loup change alors de registre d’accusation :
— Tu la troubles, reprit cette bête cruelle, Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
Il recourt à la rumeur, un argument bien commode qui devrait faire l’affaire : elle est invérifiable contrairement aux positions relatives des impétrants auprès d’un cours d’eau, donc avantageusement alléguée pour condamner par avance un innocent. Les accusations de sorcellerie, de mauvais œil ou celle de vouloir devenir le roi des Juifs en sont de bons exemples. Malheureusement pour le loup, cet agneau démonte une nouvelle fois l’argument de manière objective et irréfutable. Après avoir mis en avant une impossibilité dans l’espace, le voici qui soulève une impossibilité de temps :
— Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ? Reprit l’Agneau, je tette [3] encore ma mère.
Face à cette double impossibilité aussi magistralement démontrée par cet agneau de lait, le loup qui est décidément obsédé par la nécessité de trouver une justification à son prochain repas, assène un argument qui lui semble infaillible[4] :
— Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
Mais l’agneau repousse une fois encore l’assaut par une réplique que nous pourrions qualifier d’existentielle :
— Je n’en ai point.
A bout de nerfs, le loup trouve enfin sa justification dans une généralisation manifestement abusive et de ce fait même sans réplique possible :
— C’est donc quelqu’un des tiens :
Et pour faire bonne mesure, il se pose en victime universelle desdits “tiens” dont la définition est désormais étendue aux bergers et à leurs chiens qui défendent les troupeaux.
Car vous ne m’épargnez guère, Vous, vos bergers, et vos chiens.
Quand bien même sa position victimaire lui serait contestée, après tout, les bergers et leurs chiens, a fortiori les moutons ne l’ont toujours pas empêché de vivre, il explique enfin qu’il se venge sur instruction, se dédouanant de toute responsabilité, faute d’être parvenu à prouver la culpabilité de l’agneau :
On me l’a dit : il faut que je me venge. »
Nous avons donc là une figure parfaite de la victime émissaire, au demeurant un agneau ; accusations infondées, victime substituée aux véritables prédateurs du loup, vengeance, invocation d’une instruction supérieure pour justifier le geste du sacrificateur, sacrifice ponctuel incapable d’éliminer durablement les menaces qui pèsent sur le loup.
Et La Fontaine de conclure :
Le Loup l’emporte, et puis le mange, Sans autre forme de procès.
Sans un procès équitable où les arguments de la défense sont pris en compte s’ils sont conformes à la réalité. Au demeurant, le loup a fini par avouer, après cette parodie de justice qu’il a échoué à mener à bon terme, que son objectif était la vengeance. Il est ainsi passé aux aveux. La vengeance plutôt que la justice.
Moins élégamment que dans ce dernier octosyllabe, Esope explicite ainsi son intention : “Cette fable montre qu’auprès des gens décidés à faire le mal, la plus juste défense reste sans effet.” De même Phèdre : “Cette fable a été écrite à l’intention de ces hommes qui oppriment les innocents pour des raisons inventées.”
Pourquoi en revenir à La Fontaine ? Eh bien non seulement il nous montre par le menu comment une victime innocente peut-être accusée des maux les plus invraisemblables, mais aussi l’iniquité des accusations étendues aux “tiens”. Si les bergers et leurs chiens nuisent aux loups voire les tuent à l’occasion, ce qui peut donner un motif à la vengeance dans une sorte de vendetta sans fin, il n’en va pas de même pour un agneau qui est incapable de s’attaquer à un canidé.
Vous l’aurez compris, la désignation des étrangers comme principale source de nos maux “sans autre forme de procès” au motif que certains d’entre eux ont été reconnus coupables et font l’objet d’une “obligation de quitter le territoire français” me paraît aussi difficile à argumenter que le trouble apporté par l’agneau à l’eau du ruisseau où le loup souhaite s’abreuver. Elle méconnaît de manière arbitraire la réalité de l’espace, du temps et de l’existence.
[1] Esope écrit dans la première moitié du VIe siècle avant J-C, soit avant les grands tragiques. Il meurt un siècle avant que naisse Socrate.
“Un loup, voyant un agneau qui buvait à une rivière, voulut alléguer un prétexte spécieux pour le dévorer. C’est pourquoi, bien qu’il fût lui-même en amont, il l’accusa de troubler l’eau et de l’empêcher de boire. L’agneau répondit qu’il ne buvait que du bout des lèvres, et que d’ailleurs, étant à l’aval, il ne pouvait troubler l’eau à l’amont. Le loup, ayant manqué son effet, reprit : « Mais l’an passé tu as insulté mon père. — Je n’étais pas même né à cette époque, » répondit l’agneau. Alors le loup reprit : « Quelle que soit ta facilité à te justifier, je ne t’en mangerai pas moins. »
Cette fable montre qu’auprès des gens décidés à faire le mal la plus juste défense reste sans effet.”
[2] “Un loup et un agneau étaient venus au même ruisseau, poussés par la soif. Le loup se tenait en amont et l’agneau plus loin en aval. Alors excité par son gosier avide, le brigand invoqua un sujet de dispute. « Pourquoi, lui dit-il, as-tu troublé mon eau en la buvant ? » Le mouton répondit avec crainte : « Comment puis-je, loup, je te prie, faire ce dont tu te plains, puisque le liquide descend de toi à mes gorgées ? » L’autre se sentit atteint par la force de la vérité : « Tu as médit de moi, dit-il, il y a plus de six mois. — Mais je n’étais pas né, répondit l’agneau. — Par Hercule ! Ton père alors a médit de moi, fait-il. » Puis, il le saisit, le déchire, et lui inflige une mort injuste. Cette fable a été écrite à l’intention de ces hommes qui oppriment les innocents pour des raisons inventées.”
[3] En français d’aujourd’hui, nous écrivons : je tète.
[4] La Fontaine reprend ici en l’améliorant un ajout de Phèdre au récit initial d’Esope.
« Doctrine fixant une fin dernière au monde » : cette définition de l’eschatologie laisse apparaître le double sens du mot fin, où s’exprime un paradoxe temporel. Cette « fin dernière » répondra-t-elle à la question éternelle : à quelle fin le monde a-t-il été créé ? L’existence a-t-elle un sens, et par conséquent, une finalité ? L’apocalypse, aboutissement eschatologique, fin des temps, nous révèle-t-elle le sens de la création, donné depuis ses origines ? René Girard a souligné le sens originel d’un terme par trop galvaudé, en le rapportant à la Révélation évangélique. Dans une optique judéo-chrétienne, faut-il hâter ou retarder (katechon) cette échéance ?
Posons cette question préalable ; de quel monde s’agit-il ? Si l’on poursuit la pensée de Girard citant Matthieu – « J’ouvrirai la bouche pour dire des paraboles, je clamerai des choses cachées depuis la fondation du monde » – nous pouvons admettre que ce monde, dont la fin est annoncée par le discours prophétique eschatologique, n’est pas l’univers créé. Il s’agit du monde humain, ou autrement dit, de la culture sous toutes ses formes entièrement subordonnées au sacrifice. La révélation du mécanisme victimaire correspond à la fin de ce monde-là et ouvre sur un monde nouveau, inédit. Jésus, a « ouvert la bouche » pour proclamer la fin toute proche de l’ancien monde : « Cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé ». Tout indique que cette prévision ait été exacte d’un point de vue historique : ce sont les évènements de 70, la destruction complète du Temple, la disparition des institutions judaïques. Événements amorcés par la Passion, ce « piège de Satan » qui annonce la fin des organisations humaines fondées sur la méconnaissance du mécanisme victimaire, sur lequel reposaient leurs fondations.
Une sortie hors de l’état d’esclavage, dans lequel le religieux archaïque avait réduit des hommes épris de liberté, s’était une première fois manifestée par l’Exode, à destination d’une « terre promise ». Désigner une fin, un but à atteindre, une eschatologie, cela s’était avéré nécessaire au même titre que la manducation d’une nourriture divine ; la manne tombée du ciel et l’eau jaillissant d’un rocher. Dieu accompagne ceux qui se sont mis en marche vers la terre promise. Mais ces nourritures à la fois terrestres et spirituelles ne leur suffirent pas, car l’abandon de la théocratie égyptienne laissait ces hommes sans protection rituelle. Ce manque fut résolu par le compromis historique entre Moïse et Aaron : entre le prophète et le prêtre. Étape majeure vers l’apocalypse ; puisque si des agneaux furent encore égorgés de façon rituelle, ce n’est plus en tant que substituts d’une quelconque divinité. Depuis ce moment, marqué, il faut le rappeler, par une guerre civile et le massacre de 3 000 hommes (Ex.32, 28) le judaïsme contient une contradiction en son sein, et les prophètes seront tués avant d’être symboliquement « blanchis » à travers leurs tombeaux.
Suite au massacre et à la diaspora de 70, aucun but n’est assigné, aucune « terre promise », si ce n’est la terre entière. Mais ce n’est plus en vue de la conquérir, mais de la convertir en annonçant la bonne nouvelle de la Révélation ou Apocalypse ; fin du monde ancien. Si « être chrétien, c’est reconnaître la façon dont on a toujours déjà été juif [1] », Dieu pourvoie encore aux besoins vitaux de son peuple : l’eucharistie (anti type) succède à la manne (type). Mais le Dieu des chrétiens se donne cette fois-ci lui-même. L’eucharistie sera ou non entendue comme un sacrement – telle est la différence entre Jean et les synoptiques, puis entre les églises – et vient en principe supplanter le temple, le centre organisateur du rituel. La cité céleste post apocalyptique est décrite ainsi : « De temple, je n’en vis point en elle ; c’est que le Seigneur, le Dieu Maître-de-tout, est son temple, ainsi que l’Agneau. » (Ap.22, 21)
La Chrétienté s’appliquera néanmoins à reproduire le modèle judaïque non seulement en reconstruisant des temples et des sacrements, mais en reprenant une eschatologie pourtant parvenue à son terme. Il semble que l’apocalypse historique n’ait pas été jugée à la hauteur des attentes. Certes, en tant que chrétien, on admettra volontiers que « tout est révélé » par la Croix, que les dernières paroles de Jésus attestent de l’achèvement d’une mission engagée depuis Moïse et Abraham, en des temps incertains, mais on espère encore le retour du Christ en gloire (pantocrator), on attend le jugement dernier, la résurrection des morts…
L’apocalypse est à nouveau projetée dans un avenir inconnu. Girard partage lui aussi cette conception quasi unanime, mais en soulignant que notre salut ou notre perte sont désormais de notre ressort, « la bombe » est passée par là ; notre responsabilité est engagée puisque « tout est révélé » ; notre violence est désormais sans mystère, elle ne peut plus être imputée à une divinité. Cette conception est cependant contradictoire si apocalypse et révélation sont synonymes, mais la contradiction s’annule si l’on considère que nous traversons les temps apocalyptiques depuis la Passion. Il me semble que Girard peut être compris dans ce sens : l’accouchement du Royaume se poursuit au long terme. Mais à la lecture des évangiles, cette conception n’a rien d’évident.
La pensée eschatologique aux origines du judaïsme (sortie d’Égypte et promesse faite à Abraham) signait la sortie du temps cyclique, organisé par la répétition du rituel, cet éternel retour du même. Elle désignait un point de fuite organisateur d’un temps linéaire, avec un début et une fin. Mais qu’y a-t-il au-delà de cette fin ? Aurions-nous préféré, comme certaines idéologies évangélistes ou écologistes le rêvent, un retour apaisé dans un jardin d’Eden domestiqué, où le lion joue avec la gazelle ; une dilution de l’humanité dans une nature rendue à l’innocence, sous le regard bienveillant d’un bon pasteur ? Compte tenu de cette insatisfaction et de cette attente commune d’une apocalypse à venir, il est logique que durant des siècles, juifs et chrétiens se différencient à peine. La pensée eschatologique constitue le judaïsme ancien, mais toutes les religions issues de cette matrice, y compris les religions séculières, ont modelé une fin dernière à leur avantage. En conséquence, toutes ces imitations d’une eschatologie judaïque originale entrent en concurrence, et s’unissent parfois contre ce modèle-obstacle qu’elles partagent en commun ; d’où naît la passion anti judaïque ou antisémite.
Au moment où l’église d’Occident croit pouvoir tenir ensemble pouvoirs politique et religieux, elle réintroduit et perfectionne ses sacrements en même temps qu’une monnaie d’or spécifiquement « chrétienne » – l’agnel – imitant la forme de l’hostie, qui vient justement d’être normalisée sous la forme d’une pièce de monnaie et redéfinie par le dogme de la transsubstantiation (Latran4 :1215). Un certain nombre de légendes présentées comme des faits avérés, visent alors à « prouver expérimentalement » ce dogme. Cette propagande se sert des Juifs comme expérimentateurs sataniques. Dans le cadre de ces légendes et de ces représentations théâtrales, des flots de sang sortent d’une hostie transpercée par le poignard du Juif usurier (« miracle des Billettes [2] »), ou les pièces de monnaie qu’il conserve dans sa cassette se transforment en hosties par simple contact [3]. L’introduction du dogme confirme le schisme avec l’église d’Orient, annonce les guerres de religion et les anathèmes, confirme un antisémitisme qui ne faiblira plus jusqu’à Marx (La question juive) et la réaction fasciste.
Je n’entends pas ici réduire ici le profond mystère de l’eucharistie à ce dogme tardif, et on se rappellera que l’évangile de Jean évite toute référence sacramentelle. Ce qui importe pour notre propos, c’est cette volonté, régulièrement affirmée, de réunir le politique et le religieux en affirmant une eschatologie apte à justifier la violence politique, ingrédient nécessaire à tous les projets totalitaires, pour lesquels, précisément « la fin justifie les moyens ». Les sacrements ont toujours servi à relier les fidèles dans un projet commun. À partir de 794, « l’amorce d’une théorie eucharistique sous les Carolingiens (…) est revendiquée par les Latins comme leur exclusivité ; eux seuls font gestion du Corpus mysticum, c’est-à-dire que seul l’État chrétien d’Occident est justifié mystiquement [4]. »
S’il n’y a qu’une eschatologie judaïque, achevée, celles dont se réclament les régimes théocratiques sont des imitations ignorant la réalité de l’Apocalypse (imitation à ne pas confondre avec la typologie biblique). Et si les théocraties s’opposent toujours à la démocratie, c’est en tant qu’elle est le seul système politique qui ne se définisse pas par des dogmes et une eschatologie, mais par une indécision foncière quant à ses fins. Cette indétermination est jugée anxiogène ; on aime à se fixer un but, une « mission sacrée ».
Que les états totalitaires se servent ou élaborent directement cet amalgame religieux eschatologique post-judaïque, cela apparaît actuellement de façon évidente à travers l’islamisme ou « le cosmisme et la guerre sainte du couple Poutine-Kirill [5] », mais l’influence pernicieuse de ces eschatologies se rencontre également dans le projet sioniste. Israël est pourtant régulièrement présenté comme « fer de lance » de la démocratie dans un Moyen-Orient autoritaire. Il se trouve que l’implication des mouvements évangélistes anglo-saxons dans l’élaboration sioniste explique le soutien sans faille des Etats-Unis [6]. Selon ces idéologues inspirés par une lecture politique de la Bible, la parousie n’aura lieu qu’à partir du moment où le peuple juif aura rebâti le temple de Jérusalem, après avoir recouvré entièrement sa « terre promise ». Cette intrication délirante entre les eschatologies judaïque et chrétienne ne peut que se confronter à une eschatologie islamique également fondée sur la conquête du territoire et l’instauration d’une théocratie.
Le cas d’Israël et de sa relation privilégiée avec les milieux évangélistes nord-américains est un exemple particulièrement intéressant. En effet, en nous obligeant à inclure des pays réellement démocratiques dans ce processus pernicieux, on s’interdit de rejeter toute la faute sur les ennemis déclarés de la démocratie, et la confusion d’une situation concrète peut s’éclairer. Qu’on le veuille ou non, la guerre mondiale qui s’annonce voit s’affronter des forces politiques éparpillées, mais les fauteurs de guerre ont besoin d’une eschatologie ; par ce trait commun, ils se reconnaissent et s’unissent souvent entre eux, au-delà de leurs apparentes différences. Ce fut le cas lors du pacte germano-soviétique ; c’est désormais le cas avec le pacte russo-irano-chinois. Il est grand temps de déciller nos yeux.
Tout impérialisme a besoin d’un projet eschatologique, d’une mission sacrée et de la guerre. Une démocratie libérée des eschatologies mortifères accepte la dispute en son sein, mais répugne de ce fait à entrer en guerre ; or cette absence de tout projet eschatologique est interprétée par les États totalitaires comme une faiblesse doublée d’une absence de perspective apte à fédérer des individus. Il nous revient de leur prouver le contraire, sans user des mêmes moyens. Une façon radicale d’y parvenir consiste à leur signifier que leur projet est sans objet, sans finalité, parce que l’apocalypse a déjà eu lieu ; le royaume de Dieu est advenu. « C’est achevé » (Jn.19, 30), et c’est une bonne nouvelle.
« Ayant purifié vos êtres par l’obéissance à la vérité, pour une amitié fraternelle non feinte, aimez-vous ardemment les uns les autres, de tout cœur. » (1P.1, 21, 22).
[2] Jean-Louis Schefer, L’hostie profanée, PUF, constate l’absence de telles accusations dans les archives de l’Inquisition. Ratzinger dira : « Au moins, avec l’Inquisition, il y a eu procès. »
[3] Giacomo Todeschini, Au pays des sans-nom. Verdier, p.202
Pour un athée séduit par la belle cohérence de la théorie mimétique développée par René Girard, celle-ci repose sur trois piliers : (1) la nature mimétique du désir humain, (2) l’apaisement des rivalités que génère ce désir par le sacrifice d’une victime unanimement condamnée par le groupe, et (3) la révélation de la fausseté de cette condamnation par un homme qui s’offre lui-même en sacrifice alors qu’il est reconnu par ses disciples comme étant innocent de toute faute, et finalement de nature divine [1]. Les deux premiers concepts sont purement anthropologiques et peuvent être reçus comme tels par croyants et athées. A ce titre, ils peuvent être soumis à l’évaluation critique d’autres anthropologues, quelle que soit leur croyance par ailleurs. Le troisième n’apparaît pas immédiatement comme anthropologique mais paraît plutôt relever de la croyance ou de la foi.
1. Christianisme essentiel
Selon Girard, c’est le sacrifice consenti de Jésus qui démontre le caractère menteur de tous les sacrifices qui ont précédé le sien, dès lors que son innocence complète et parfaite est reconnue et proclamée par ses disciples. La culpabilité de toutes les autres victimes sacrificielles est alors remise en question, et du même coup, cette causalité magique qui relie la victime à ses bourreaux, comme j’ai tenté de l’argumenter dans un précédent billet [2].
En fin de compte, peu importe que Jésus ait véritablement existé (même si le débat paraît maintenant clos en faveur de la réalité historique de son existence). L’important est que les disciples rédacteurs des Évangiles le croient totalement innocent (« Ils m’ont haï sans cause », Jn15:25), même s’ils ne peuvent témoigner directement de la longue période qui a précédé sa prédication. Le second point est que ces disciples croient tout aussi fermement en sa nature divine et cela, je l’ai déjà mentionné dans plusieurs commentaires sur ce blogue (je mets en note les citations de Paul qui expriment le plus clairement cet aspect essentiel de la croyance [3]).
J’ai intitulé ce paragraphe « christianisme essentiel » afin de renvoyer à ce que Girard qualifie ainsi dans Achever Clausewitz (AC, Carnets Nord, 2007), faisant référence à la définition qu’il en donne dans le premier des ouvrages où il expose sa compréhension de l’Écriture judéo-chrétienne (Des chose Cachées depuis la Fondation du Monde, DCC, 1978, pp. 165-300 de l’édition Grasset). Dans cet ouvrage (p. 248), il écrit par exemple : « Par un paradoxe inouï, mais bien dans le droit-fil sacrificiel de notre humanité, la logique du Logos violent, la lecture sacrificielle, refait du mécanisme révélé – et donc nécessairement anéanti, si cette révélation était vraiment assumée – une espèce de fondement sacrificiel et culturel. C’est sur ce fondement qu’ont reposé jusqu’ici la « chrétienté » et le monde moderne ». Il a plus tard (AC, p. 80) qualifié cette position d’« absurde » : « La critique d’un « christianisme historique » au profit d’une sorte de « christianisme essentiel » que j’avais cru saisir de façon hégélienne, était absurde. Il faut penser le christianisme comme essentiellement historique, au contraire […] ».
2. Christianisme historique
Considérons l’histoire du christianisme et le christianisme dans l’Histoire, non d’une manière surplombante, extérieure à lui, mais au contraire dans une perspective bien consciente qu’elle est rendue possible par la révélation christique elle-même [2].
Paul, l’inventeur du christianisme, le premier, enseigne (Rm 3:25) : « Dieu a exposé le Christ sur la croix, afin que, par l’offrande de son sang, il soit le pardon pour ceux qui croient en lui ». Cette affirmation est très ambiguë, encore maintenant, a fortiori pour un public dont toute la culture est fondée sur les religions sacrificielles. Encore au concile de Trente (1545-1563), quinze siècles plus tard donc, parle-t-on de Dieu « apaisé » par le sacrifice[4] : « …l’auguste Sacrifice de la Messe n’est pas seulement un Sacrifice de louanges et d’actions de grâces, ni un simple mémorial de celui qui a été offert sur la Croix, mais encore un vrai Sacrifice de propitiation, pour apaiser Dieu et nous le rendre favorable. » A ce point, je citerai à nouveau Girard (DCC, p. 275) : « Si on comprend vraiment ce qu’il en est du mécanisme victimaire, du rôle qu’il a joué dans l’humanité entière, on s’aperçoit que la lecture sacrificielle du texte chrétien lui-même, si stupéfiante et paradoxale qu’elle soit dans son principe, ne peut manquer aussi de paraître probable et même inévitable. Elle vient du fond des âges. Elle a pour elle le poids d’une histoire religieuse qui, dans le cas des masses païennes, n’a jamais été interrompue ou ébranlée par quelque chose comme l’Ancien Testament ». Il s’agit donc en quelque sorte d’un passage obligé vers la vérité du texte.
Toute l’histoire du christianisme des premiers siècles avec ses multiples courants, plus tard qualifiés d’hérésies lors des premiers conciles, témoigne de la difficile réception de la révélation christique par les groupes, les communautés, les peuples auxquels elle est présentée.Tout cela est bien connu des girardiens du blogue. Je dirai cependant quelques mots de la résistance qu’a rencontrée l’adoption du christianisme trinitaire par les populations germaniques qui occupent progressivement l’Empire romain d’Occident dans les premiers siècles de notre ère. Ceux-ci pratiquent une religion fondée sur un panthéon très homothétique à leur structure familiale qui est de type nucléaire (le couple et ses enfants) et patriarcal [5]. C’est sans doute pourquoi, lorsqu’ils se convertissent au christianisme, ces Barbares adhèrent de préférence à l’arianisme, c’est-à-dire à une doctrine qui fait de Jésus le fils créé par Dieu son père, et qui donc, lui est subordonné par nature. En Europe occidentale, seuls les Francs saliens ne passent pas par l’étape arienne. Leur roi, Clovis, se fait baptiser dans le dogme nicéen, par conviction, par opportunisme politique, pour les deux raisons ? La question reste débattue par les historiens [6].
3. Essence historique du christianisme
Dans DCC (p. 247), Girard indique que la définition sacrificielle de la passion et de la rédemption « va se révéler prévisible et en un sens nécessaire… ». Il y a ici l’introduction d’une deuxième idée qui n’est pas une nuance, celle de la nécessité, ou au moins de l’utilité, de cette lecture pour approcher la vérité du texte. Il y aurait donc plus qu’une histoire prévisible, a posteriori bien sûr, de la lecture sacrificielle, c’est-à-dire prévisible de la manière dont un athée contemporain conçoit ce déterminisme à partir du point où le texte l’a amené. A l’inverse, ce déterminisme « déconstructeur » serait voulu, intentionnel dès l’origine pour Girard comme il l’affirme dans AC (p. 80) lorsqu’il évoque la nature « essentiellement historique » du christianisme, ce qui constitue un retournement radical par rapport à ce qu’il a écrit par ailleurs dans DCC et que j’ai brièvement rappelé plus haut.
C’est à ce point que se situe la bifurcation de la lecture athée et de la lecture du croyant. La compréhension intime de la nécessité absolue de la lecture sacrificielle comme projet divin par les premiers prosélytes, les apôtres, Paul, puis les évangélistes, ne peut être démontrée pour un athée. Il préfère y voir un déterminisme interne, un phénomène progressif mais inéluctable et permis par la révélation anthropologique de l’innocence du bouc émissaire.
La dernière citation de Girard que j’utiliserai pour ce bref exposé peut être comprise par les croyants comme par les athées. L’athée se contente de faire l’économie de la croyance : « La lecture sacrificielle, sous le rapport qui nous intéresse désormais, n’est qu’une enveloppe protectrice, et sous cette enveloppe qui achève à notre époque de tomber en poussière, après s’être fendillée et écaillée pendant des siècles, un être vivant se dissimule. » (DCC, p. 277).
Références et Notes
1. Girard René, réponse à Sandor Goodhart sur la victime innocente : Jésus accepte sciemment de subir le destin de la victime émissaire afin d’accomplir la pleine révélation du mécanisme victimaire comme étant la matrice de tous les faux dieux. Cahiers de l’Herne 89, 2008, Ed. Anspach MR.
3. C’est la résurrection qui prouve la nature divine de Jésus selon Paul de Tarse, qui écrit ses épîtres avant les premiers évangiles synoptiques :
Dans l’épître aux Romains (Rm10:9) : « Si tu confesses de ta bouche le Seigneur Jésus, et si tu crois dans ton cœur que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé. »
Dans la première épître aux Corinthiens (1Cor 15:3-7) : « Je vous ai transmis avant tout le message que j’avais moi aussi reçu : Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures ; il a été enseveli, et il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures. Ensuite, il est apparu à Céphas [Pierre], puis aux Douze. Après cela, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois, dont la plupart sont encore vivants, et dont quelques-uns sont morts. Ensuite, il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres ». Dans le verset suivant, Paul indique que Jésus lui est aussi apparu.
Paul insiste sur le nombre de témoins dont la plupart sont encore vivants, donc peuvent témoigner au sens littéral du terme. Ce qui pourrait apparaître comme un détail du texte et qui l’alourdit, me paraît au contraire essentiel, car tout-à-fait révélateur de la volonté de convaincre et tout autant de la résistance qu’il a sans doute ressentie auprès de certains auditoires plus ou moins sceptiques.
Plus loin (1Cor 15:14) : « Et si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vaine, et vaine aussi est votre foi. ».
Pour Girard lui-même, la conversion est intellectuelle : « Je reconnais sans gêne qu’il existe pour moi une dimension éthique et religieuse, mais c’est là un résultat de ma pensée, ce n’est pas une arrière-pensée qui gouverne la recherche du dehors. » (DCC, p. 468). Plus tôt dans le livre (p. 242) : « Le fait qu’un savoir authentique de la violence et de ses œuvres soit enfermé dans les Évangiles ne peut pas être d’origine simplement humaine ».
4. Extrait du catéchisme du concile de Trente, imprimatur donnée à Tournai le 17 juillet 1923 pour l’édition de Desclée et Cie (réédité moult fois depuis).
4. Todd E. L’Origine des systèmes familiaux, Tome 1 : L’Eurasie. Paris, Gallimard, 2011.
6. Bührer-Thierry G. et Mériaux C. La France avant la France (481-888). Belin, 2014, pp. 130-134.
A l’occasion de la sortie de la biographie de René Girard, que Benoît Chantre a publiée à la rentrée de 2023, l’essayiste Jean Duchesne a présenté, dans une tribune du site Aleteia, la pensée de l’académicien chrétien, qu’il voit moins comme une théologie que comme un dialogue avec la recherche contemporaine. Jean Duchesne mentionne également, en fin d’article, les liens entre Michel Henry, autre grand penseur chrétien, et René Girard, liens que la biographie de Benoît Chantre éclaire d’un jour nouveau.
Jean Duchesne est co-fondateur du Comité de Rédaction de la Revue catholique internationale COMMUNIO et conseiller éditorial du cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris et exécuteur littéraire du cardinal Jean-Marie Lustiger et du R.P. Louis Bouyer. Il fait partie du Comité scientifique d’Oasis et de l’Observatoire Foi et Culture de la Conférence des évêques de France. Il dirige l’Académie catholique de France. Parmi ses principales publications récentes :
Retrouver le mystère, Desclée de Brouwer (2004) Petite histoire d’Anglo-Saxonnie, Presses de la Renaissance (2007) Histoire sainte racontée à mes petits-enfants, Parole et silence (2008) Histoire de Jésus et de ses apôtres, Parole et silence (2010) La pensée de Louis Bouyer, Artège (2011).
Dans Incurable romantisme ? (Parole et Silence, 2013), Jean Duchesne prolonge la vision du romantisme établie par René Girard dans son premier livre, Mensonge romantique et vérité romanesque.
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Tribune de Jean Duchesne :
Le jour de Noël 2023 fut aussi le centenaire de la naissance de René Girard en Avignon. À cette occasion, ses cendres ont été ramenées de Californie, où il était décédé en 2015, pour reposer dans sa terre natale. C’est comme une réappropriation en France, et aussi par l’Église, d’une figure intellectuelle majeure du XXe siècle, qui a fait sa carrière aux États-Unis et n’a été élu à l’Académie française qu’en 2005. Mais déjà un grand colloque international sur trois journées lui a été consacré en juin 2023 à l’Institut catholique de Paris. Un autre a eu lieu au Collège des Bernardins en décembre 2023, et aux hommages universitaires se sont ajoutés, à Paris et en Avignon, des concerts donnés par quatre de ses petits-neveux, qui forment un quatuor déjà réputé. Enfin, c’est l’archevêque de la cité des papes qui a présidé la messe pour lui à l’occasion de son inhumation.
Un Avignonnais en Amérique
La vie de René Girard est désormais bien connue, grâce à la monumentale biographie, parue à la fin de l’été passé chez Grasset, due à Benoît Chantre, qui a été son éditeur, son partenaire pour l’écriture de son dernier grand livre (Achever Clausewitz, 2007) et son ami jusqu’au bout. On apprend ainsi que, fraîchement diplômé de l’École des chartes, le jeune Avignonnais profita d’une bourse pour partir en 1947 comme adjoint d’enseignement en Amérique. Il y resta, fit une thèse (d’histoire), se maria et fonda une famille, gravissant peu à peu les échelons du professorat de littérature (pas seulement française) dans des universités de plus en plus prestigieuses — finalement Stanford près de San Francisco.
Un tel itinéraire aurait été impossible en France, où les disciplines sont assez strictement cloisonnées. Aux États-Unis, où l’enseignement est aussi un marché, si le professeur passionne ses élèves encore plus qu’il se fait respecter de ses collègues, on le promeut pour le retenir, et il est même sollicité par des institutions plus puissantes et plus recherchées. Or René Girard a piétiné avec succès quantité de prés carrés subdivisés en spécialités de plus en plus pointues : littérature et histoire donc, mais encore philosophie, anthropologie, sociologie, psychanalyse et même économie et théologie ! Et en chemin, il a ferraillé avec le surréalisme, le sartrisme marxisant, l’existentialisme, le structuralisme et le déconstructionnisme…
De la littérature à la théologie
On a donc affaire à un original inclassable, qui n’a cependant pas fondé une nouvelle école prétendant expliquer tout (ou presque) et supplanter toutes les autres. Mais il a élaboré et proposé, en dialogue avec la culture de son temps et aussi du passé et d’autres horizons, une compréhension de ce qui anime l’individu, les rapports interpersonnels, les sociétés humaines avec les crises qui les ébranlent, voire les détruisent. Et il est peut-être encore plus inattendu que, dans un climat de sécularisation galopante, il ait conçu tout cela comme une apologie du christianisme. Il est en revanche moins étonnant que, dans ce contexte où l’Église était elle-même chahutée, les croyants aient peiné à discerner les ressources qui leur étaient offertes là.
La première grande découverte de René Girard est la « théorie mimétique ». Elle apparaît dans son premier livre, publié en 1961 : Mensonge romantique et Vérité romanesque. Il y montre, en étudiant Cervantès, Stendhal, Flaubert, Dostoïevski et Proust, que le personnage qui désire n’est pas seul face à l’objet convoité, mais que celui-ci est valorisé par l’attraction qu’il exerce sur un tiers, lequel est donc un « médiateur » mais qui peut vite devenir un rival. Ce constat a une retombée considérable : il dénonce d’abord l’illusion romantique du « moi » autonome qui sous-tend l’individualisme aujourd’hui triomphant.
Du mimétisme au sacrifice
Mais il s’ensuit que les collectivités humaines ne sont pas menacées uniquement par des affrontements bilatéraux entre égocentrismes mais, plus souterrainement, par des rivalités mimétiques qui tendent à exaspérer la guerre de tous contre tous. Lorsque la violence approche de l’unanimité, elle se polarise sur un seul, arbitrairement décrété responsable de tous les maux et bientôt lynché. Ce meurtre déculpabilise et réconcilie tout le monde. Il refonde en quelque sorte la société. Il devient un mythe. La victime est reconnue salvatrice, voire divinisée. Son sacrifice est réactualisé sous forme de rite. Ainsi s’érigent le sacré, les interdits et les références qui constituent cultures et civilisations.
René Girard développe ces idées à partir 1972 dans La Violence et le Sacré, puis Des choses cachées depuis la fondation du monde en 1978, Le Bouc émissaire en 1982, La Route antique des hommes pervers (sur Job) en 1985. Par-delà la littérature romanesque, il prend en compte les grandes mythologies de l’histoire (notamment de l’Antiquité préchrétienne), et surtout la Bible (Ancien et Nouveau Testaments) où la violence découle tant de rivalités mimétiques (Caïn et Abel, Isaac et Esaü, Joseph et ses frères…). Il exploitera aussi Shakespeare (Les Feux de l’envie, 1990) et les grandes tensions vécues à la fin du XXe siècle.
Le Christ dénonce la solution du bouc émissaire
Mais sa production se fait peu à peu de plus en plus « confessante ». Déjà, le titre de son livre de 1978 était une citation de Mt 13, 35, reprenant le Ps 78, 2. Les livres suivants sont tout aussi explicites : Je vois Satan tomber comme l’éclair (Lc 10,18) et Celui par qui le scandale arrive (Mt 18,7) . Pour René Girard, Jésus, l’Innocent exécuté comme un criminel, révèle mensongère l’illusion que le sacrifice déresponsabilisant d’un bouc émissaire « sauve » la société. Car les rivalités mimétiques reprennent et reconduisent vers cette « montée aux extrêmes » dont, à l’époque napoléonienne, Clausewitz parlait pour caractériser la guerre.
Mais, fait observer le chrétien Girard, le Christ ne se limite pas à dénoncer. Car, « relevé d’entre les morts » par son Père des cieux, il rend vain l’aveuglement meurtrier dont il a accepté d’être la victime. Et il permet d’avoir part à sa victoire en s’offrant comme lui, en résistant au désir mimétique aussi bien qu’au nombrilisme, et en repoussant toute tentation de domination ou de vengeance. Il envoie son Esprit assister ceux qu’il appelle à être ses témoins et il se rend concrètement présent au milieu des siens comme Agneau immolé.
Une apologie de la foi chrétienne — et pas la seule !
Indépendamment des croyants qui butent sur la théorie mimétique ou sur celle du meurtre fondateur du sacré dans les sociétés primitives, certains théologiens ont reproché à René Girard que sa vision n’intègre pas suffisamment des données essentielles de la foi telles que la Trinité, l’Église, les sacrements, le péché…, ou bien restreigne ou déforme la portée d’aspects comme le sacrifice, le processus rédempteur, la personnalité de Satan… Mais René Girard n’est pas l’auteur d’une thèse de théologie ni d’un catéchisme. Redisons que son œuvre est avant tout une apologie, c’est-à-dire non pas une défense face à des attaques du christianisme, mais un dialogue avec la pensée et la recherche contemporaines, où celles-ci n’ont pas le monopole de la critique, mais sont interpellées par la rationalité stimulée par la Révélation.
À la fin de sa grande biographie, Benoît Chantre fait un rapprochement qui aide à situer René Girard et le fait apparaître moins isolé. Il le compare en effet au philosophe Michel Henry (1922-2002) : spécialiste reconnu de phénoménologie, de Marx et de Kandinsky, romancier lauréat du Renaudot en 1976, fustigateur de l’inhumanité de la modernité dans La Barbarie en 1987, lui aussi a consacré au christianisme ses derniers livres (C’est moi la vérité, 1996 et Paroles du Christ, 2002), dont les chrétiens n’ont pas encore fini de tirer parti.
C’est le monde d’Elon Musk et de Donald Trump, celui des réseaux sociaux compulsifs, des infox et de la rumeur méchante et permanente. Dans ce monde virtuel mais très actif, la raison et le simple bon sens ont été remplacés par la comparaison, la compétition (combien de likes ?), la rivalité agressive, le harcèlement systématique, la dérision mordante : tous les visages de la violence pure ! Selon nos critères girardiens, il s’agit là d’une crise mimétique aiguë, semblable à celles qui disloquaient les sociétés primitives avant qu’elles n’aient recours au bouc émissaire, c’est-à-dire à l’évacuation de la violence par la violence qui s’abat sur un seul et débarrasse la communauté du mal sortie d’elle.
Le problème aujourd’hui, c’est qu’il n’y a plus de victime émissaire disponible, malgré des tentatives, ici ou là, de dénonciations nominales très violentes (avec appel, parfois, au passage à l’acte). Tout le monde peut, à tour de rôle, prendre la place de l’émissaire, et subir dénigrements, calomnies, ou réelles menaces physiques. Cette » bouc-émissarisation » fait encore quelques vraies victimes, mais globalement la recette est épuisée.
Quand on parle de régulation, voire de simple modération, Elon Musk et ses sbires ressortent « le 1er amendement de la Constitution des États-Unis » et le droit sacré à la « libre expression ». Est-ce que la libre expression inclut le blasphème, l’injure, l’insulte sexiste et raciste et autres offenses ? D’après les libertariens, il semble que oui. Nous voyons ainsi monter la menace de l’indifférenciation généralisée, assortie d’aucune protection sacrificielle traditionnelle. Même la morale puritaine, encore bien accrochée dans les pays anglo-saxons, a cédé la place au déchaînement sans frein de la méchanceté. Au nom du noble droit à « la liberté d’expression » …
LES RESEAUX SOCIAUX SOUS CONTROLE
Là où la morale chrétienne n’a jamais eu cours, les choses sont bien pires. En Chine, qui est le pays le plus athée de la planète depuis longtemps, le contrôle des individus ne se fait pas par leurs pairs (avec la lutte classique des égos égaux) mais par un « pouvoir central » omniscient, omnipotent, un pouvoir absolu qui s’est arrogé tous les attributs de Dieu. Attributs que nul ne peut lui contester puisque Dieu a été éliminé comme alternative ou contre-pouvoir. Il ne s’agit donc pas d’un pouvoir central à proprement parler (l’abus de langage fait partie de l’enfumage répressif), mais d’un pouvoir vertical, très autoritaire, qui « tombe du ciel comme l’éclair ». Dieu n’ayant pas droit de cité, c’est bien Satan qui est à la manœuvre. C’est l’enfer garanti.
On avait imaginé l’enfer, autrefois en Occident, comme un lieu de désordre affolant (si bien représenté par Jérôme Bosch) ; il est en réalité très policé, très calme ; tout le monde y applaudit le chef suprême en même temps et sur le même rythme. Il n’y a pas d’ordre plus implacable et plus fascinant.
Curieusement, les deux mondes qui s’opposent, celui du désordre absolu de la « libre expression » et celui de l’ordre imperturbable de la censure totale, se ressemblent comme deux jumeaux mimétiques.
Après deux ans de guerre en Ukraine, c’est l’échelle des morts et des estropiés, civils ou militaires, ukrainiens ou russes.
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Un million de vies brisées, alors que les vainqueurs et les vaincus sont connus depuis longtemps.
Au chapitre des vainqueurs, médaillés d’or, les dirigeants chinois.
La Fédération de Russie n’a plus d’autre choix que de se tourner vers la Chine, pour vendre son gaz, trouver une alternative au système de paiements internationaux et obtenir un (discret) soutien à son effort de guerre. Les dirigeants chinois vont mettre la main sur les immenses ressources du sous-sol russe, à des conditions plus que favorables. Accessoirement, la guerre d’Ukraine allège la pression que leur grands concurrent, les dirigeants des Etats-Unis, exercent sur eux. Enfin, elle procure aux dirigeants chinois une posture avantageuse aux yeux du Sud global ; un envoyé du gouvernement chinois entame actuellement une tournée d’évaluation et se présente comme recours pour la paix. Tout cela sans voir donné le moindre coup de fusil ; les mânes de Sun Tzu sont dûment honorées : « Détruire l’adversaire n’est qu’un pis-aller ; la meilleure stratégie est de s’emparer de lui sans avoir à combattre ».
La médaille d’argent revient aux dirigeants des Etats-Unis.
L’OTAN, qu’ils contrôlent, naguère en état de « mort cérébrale », vient de s’élargir encore, avec la perspective de nouvelles bases militaires en Suède et en Finlande. Les commandes à l’industrie américaine de l’armement connaissent et vont connaître un remarquable essor. Conséquence du sabotage des gazoducs sous-marins de Nord Stream, les Etats-Unis remplacent la Russie comme fournisseur de gaz à l’Europe. Enfin, en contrepartie de son aide à l’Ukraine, des compagnies américaines ont obtenu les futurs contrats de reconstruction du pays, et ont acquis, en particulier les fonds Black Rock et Vanguard, une grande partie des terres cultivables d’Ukraine. Un bémol cependant : l’exclusion de la Russie du système SWIFT des paiements internationaux ouvre la porte à des transactions hors dollar, ce qui menace son statut de monnaie de réserve mondiale.
Voici maintenant les vaincus ; peu importe ici le classement.
Les dirigeants russes sont embourbés dans un conflit qu’ils ne parviennent pas à maîtriser. Le pays perd des hommes alors que la démographie est l’un de ses points faibles. Les dirigeants russes se sont aliénés la population ukrainienne, qui était à 73% favorable à une entente avec la Russie en 2019 (résultat de Volodymyr Zelenski à l’élection présidentielle, sur la promesse de campagne de faire la paix avec Moscou). L’OTAN s’est agrandie ; la Fédération de Russie ne bénéficie plus de la neutralité de la Suède et ni surtout de la Finlande, avec qui elle partage une frontière de 1 300 kilomètres. Plus généralement, toute perspective de voisinage pacifique avec l’Europe est désormais exclue pour des décennies. Les pays européens ne sont plus clients de l’énergie russe, c’est une perte majeure. Enfin, la position géopolitique à long terme de la Fédération de Russie est compromise : nous l’avons vu, elle est désormais à la merci des dirigeants chinois, indépendamment des manifestations d’amitié respectives. Même si l’armée russe parvenait à s’emparer de la totalité de l’Ukraine (en deux ans de combats, elle n’est toujours pas arrivée à franchir le Dniepr), cela ne changerait rien à ce bilan ; cela l’alourdirait même que d’avoir à occuper un pays hostile.
L’Ukraine est dévastée. Une partie de la population a quitté le pays, et les pertes humaines sont terribles. Le simple fonctionnement de l’Etat ukrainien dépend intégralement des subsides apportés par les dirigeants des pays occidentaux. L’une des grandes ressources de l’Ukraine, la production agricole, est hypothéquée (cf. ci-dessus). Les forces armées ukrainiennes tiennent tête à celles de la Russie, mais les dirigeants ukrainiens ont un problème avec les buts de guerre, car les leurs (récupérer les territoires de 1991) ne coïncident pas avec les objectifs des pays qui les soutiennent. Par exemple, les dirigeants des Etats-Unis cherchent avant tout à affaiblir la Russie, ainsi qu’en témoigne un rapport publié en 2019 par un cabinet conseil du Pentagone (1). Même si l’armée ukrainienne parvenait à reprendre le Donbass et la Crimée, le pays et ses dirigeants se retrouverait dans la situation de vassal des dirigeants occidentaux. Il est vrai que beaucoup acceptent et même savourent ce statut, les dirigeants américains étant tous, nous le savons bien, des philanthropes désintéressés, attentifs et délicats à l’égard de leurs obligés.
Les pays européens sont également à inscrire dans la liste des vaincus. La menace russe les assujettit encore davantage à l’OTAN et aux dirigeants des Etats-Unis ; n’oublions jamais la phrase de Zbigniew Brzezinski, ex-secrétaire d’état, dans son ouvrage « Le grand Echiquier » en 1993 : « L’Europe de l’Ouest reste dans une large mesure un protectorat américain et ses Etats rappellent ce qu’étaient jadis les vassaux et les tributaires des anciens empires ». Les pays européens se retrouvent dorénavant en antagonisme aigu avec leur plus grand voisin. Le gaz russe, géographiquement proche donc meilleur marché, est désormais inaccessible ; l’industrie allemande en est particulièrement pénalisée. Le soutien à l’Ukraine coûte et coûtera cher, quel que soit l’issue des combats sur le terrain.
Un million de vies brisées, mais l’escalade continue.
Le panorama précédent pourrait suggérer que le conflit s’éteigne : les vainqueurs ont pris leurs gains et les vaincus n’ont plus guère de perspectives d’améliorer leur bilan structurel.
Ce serait oublier les lois de la rivalité mimétique, qu’a dévoilées l’anthropologie de René Girard. Je me proposais de mener une « analyse » girardienne de ce conflit, mais le schéma de montée aux extrêmes crève tellement les yeux que le terme « analyse » est largement surdimensionné.
Notons simplement quelques points caractéristiques. Comme entre autres le mécanisme d’accusation réciproque, que nous avons tous pratiqué dès la cour de la petite école : « C’est pas moi qui ai commencé, c’est lui ». Les protagonistes semblent tous avoir bien du mal à se déprendre de son emploi : « C’est Poutine l’agresseur », « C’est l’OTAN qui s’est avancé vers l’est », etc.
Autre trait caractéristique, que Girard a mis en évidence dans les spirales de réciprocité violentes : l’oubli de l’objet initial ; ici des cousins germains, dirigeants ukrainiens et dirigeants russes, qui se disputent un petit territoire. Mais cet objet a disparu derrière les fantasmes des dirigeants des pays entrés dans la boucle. « Poutine ne doit pas gagner », « Cette opération est existentielle pour la Russie », « Il faut sauver la démocratie », « L’OTAN ne doit pas perdre sinon elle s’effondrera », « Il faut mettre fin à l’hégémonie unipolaire de l’Occident », etc.
A part quelques personnalités signalées dans un précédent article (2), aucun dirigeant, ni occidental ni russe, ne propose d’explorer la voie diplomatique. Au contraire, « petites phrases » et « tweets » alignent les menaces comme à la parade. Une position apparemment plus raisonnable s’affiche parfois : « Oui à la négociation, mais il faut d’abord améliorer notre position ». C’est-à-dire continuer la guerre et faire s’entretuer nos soldats : ce serait un oxymore savoureux s’il ne faisait référence à une sinistre réalité.
Un million de vies brisées et que faisons-nous ?
Nos dirigeants ont envoyé en Ukraine des canons Caesar et des missiles SCALP, qui ont tué. Ces armes sont financées par nos impôts : nous avons du sang sur les mains. Nous n’avons pas même la justification, si c’en est une, qu’il s’agissait d’ennemis : nous nous entendons sans cesse répéter que nous ne sommes pas en guerre contre la Russie.
Récemment, le président de la République a émis l’idée que les pays de l’OTAN pourraient envoyer des troupes combattre en Ukraine. Un tollé s’ensuit : de Jan Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, à Joe Biden, tous condamnent le propos.
Mais une petite musique commence à s’élever. D’abord par quelques « experts » qui, dans divers médias, donnent raison au président de la République ; ils sont bientôt rejoints par des politiciens, comme Jean-Pierre Raffarin. Puis, la perspective est clairement soutenue par les dirigeants de divers pays, la République tchèque, la Lituanie, la Pologne…
Depuis deux ans, le discours dominant consistait essentiellement à désigner Vladimir Poutine comme source unique du conflit et à décrire la menace, de caractère très général, qu’il fait peser sur à peu près tout. Et voilà que surgit, une dizaine de jours après les propos « polémiques » du président, une nouvelle thématique : ceux qui refuseraient d’envoyer des troupes en Ukraine sont des lâches, dit-il au cours de sa visite en République tchèque. Par un étonnant hasard, le magazine « Le Point » propose la même semaine comme page de couverture : « Ces Français au service de Moscou ». Après la désignation de l’ennemi et sa diabolisation, voici donc maintenant la phase de dénonciation des « traîtres » à l’intérieur de la communauté.
Et une semaine plus tard, un vote, non contraignant vous l’avez noté, permet à l’Assemblée nationale de cautionner a posteriori les livraisons d’armes depuis deux ans et l’accord de défense franco-ukrainien que le président de la République avait passé de façon discrétionnaire le mois précédent.
De cette séquence, beaucoup d’interprétations ont été données : dérapage, erreur, manœuvre politique, gestion de l’actualité, jeu de rôle, prise de leadership européen, etc.
Sauf une.
Sauf la lecture girardienne selon laquelle un « médiateur » serait à l’œuvre pour instiller dans notre communauté nationale, sinon à l’échelle de l’OTAN, le désir de guerre contre la Russie. Il n’y a pas de désir sans médiateur, nous enseigne Girard. Alors, dans le cas présent, de qui s’agit-il ?
Le désir de guerre est toujours porté par un petit club. Il trouve ses membres parmi cinq cercles : les dirigeants politiques, les marchands d’armes, la haute hiérarchie militaire, les journalistes et les financiers.
C’est un club restreint, mais les guerres sont collectives, elles engagent toute la communauté ; comme disait Henri Jeanson : « La guerre, le seul plaisir des princes dont les peuples aient leur part ». Le petit club se trouve donc à devoir jouer les « médiateurs ».
Il s’avère que cette activité s’est professionnalisée, et même industrialisée, au fil des siècles. Son vecteur est la propagande. Propagande ! Quel un gros mot ! Bien sûr, seuls nos adversaires en sont coupables ; nos démocraties, vous le pensez bien, ne mangent pas de ce pain-là.
En 1916, Woodrow Wilson est candidat à sa propre réélection ; il mène campagne sur le maintien les Etats-Unis à l’écart du conflit en Europe, position disposant d’une écrasante majorité dans l’opinion publique américaine. Tout juste réélu, Woodrow Wilson est saisi d’une soudaine inspiration messianique et fait entrer les Etats-Unis en guerre le 6 avril 1917 ; dix jours plus tard, il met en place la Commission Creel, afin de convaincre l’opinion du bien-fondé de sa volte-face, de trouver des volontaires et de mobiliser l’épargne des américains (ce seront les célèbres « Liberty Bonds »). L’un des membres de cette commission était Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud et futur pape de l’industrie publicitaire américaine. Quelques années plus tard, en 1925, il s’émerveillera du succès de la commission Creel et détaillera ses actions et opérations par le menu. Dans un livre qui s’intitule Propaganda.
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(1) Rand Corporation, 2019, « Overextanding and unbalancing Russia” (disponible sur le net)
Le triangle dramatique de Karpman a fait l’objet de plusieurs analyses girardiennes dans nos colonnes (1). La série d’articles intitulée « Les Trois Masques du persécuteur » a proposé une thèse : celle que le triangle de Karpman, notion issue de l’observation, s’explique parfaitement par l’anthropologique mimétique et s’y intègre donc. Derrière les comportements que Karpman décrit et qualifie (« bourreau », « victime », « sauveur »), se dissimule l’intention d’assujettir l’autre, le dominer, le rabaisser, l’humilier. Ainsi les trois qualificatifs de Karpman désignent des « stratégies », souvent inconscientes sans doute, au service de cette intention. Pascal Ide, dans son ouvrage sur le sujet (2), identifie le triangle de Karpman comme le mal en action.
René Girard a toujours affirmé que l’anthropologie mimétique se trouvait toute entière exposée dans la Bible, et plus particulièrement le Nouveau Testament. Si le triangle de Karpman est bien partie prenante de l’anthropologie mimétique, il serait donc pertinent qu’il s’en trouvât des traces dans les Ecritures.
Or, il semble que nous ayons une séquence candidate à ce rôle : c’est l’épisode des tentations du Christ au désert.
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Cet épisode ne figure précisément que dans les Evangiles de Luc et de Matthieu ; rien chez Jean et une simple allusion chez Marc. Le texte est quasiment le même entre Luc et Matthieu, seul l’ordre des tentations diffère : « se jeter dans le vide » est en deuxième position chez Matthieu et en troisième position chez Luc. Les textes figurent ci-dessous en note (3), dans la traduction de la Bible de Jérusalem.
Après son baptême, Jésus passe quarante jours dans le désert, où il éprouve la solitude et la faim. Satan lui suggère d’utiliser son pouvoir et de transformer les pierres en pain, ce que Jésus rejette en disant que l’homme ne se nourrit pas que de pain. C’est la première tentation.
Il est clair que le sujet n’est pas la faim personnelle qu’éprouve Jésus : un solide casse-croûte après plusieurs jours de jeûne n’est pas un péché. Et en effet, Jésus ne dit pas : « Je ne me nourris pas que de pain » mais « L’homme (c’est-à-dire tout être humain) ne se nourrit pas que de pain ». Ce sont donc tous les êtres humains qui sont ici en jeu. Si Jésus acceptait la proposition et utilisait ses pouvoirs, il les sauverait certes de la faim, mais les rendrait également dépendants de lui. C’est très exactement le schéma de Karpman, dans lequel une personne en assujettit une autre en jouant le sauveur auprès d’elle. Dans le vocabulaire de Karpman, Jésus refuse d’entrer dans le triangle dramatique en rejetant la stratégie du sauveur. En termes girardiens, il nous donne l’exemple du rejet de la mauvaise réciprocité, qui lui est proposée, et ce n’est pas un hasard, par Satan.
Suivons l’ordre de Matthieu et passons à la seconde tentation, dans laquelle Satan incite Jésus à se jeter dans le vide afin que Dieu le sauve. Il suggère de le faire depuis le haut du temple de Jérusalem, c’est-à-dire que ce sauvetage serait public. Jésus refuse encore, car ce serait un chantage à l’égard de Dieu. Si Jésus avait accepté, c’est en faisant de lui-même une victime qu’il aurait exercé ce chantage ; chantage aboutissant en effet à obliger Dieu à agir. Voici donc clairement la stratégie victimaire, analysée autant par Karpman que par René Girard. Satan a de nouveau proposé à Jésus d’entrer dans le triangle dramatique, et une fois de plus, Jésus nous donne l’exemple du refus ; soumettre autrui à un chantage, c’est le mal.
La troisième tentation est la proposition que Jésus devienne le roi de toutes les nations, à condition de faire allégeance à Satan. A l’évidence, c’est une incitation à entrer dans le triangle de Karpman en persécuteur. Non qu’un roi soit nécessairement un oppresseur : mais un roi qui aurait fait allégeance à Satan le serait assurément. Et bien sûr, Jésus refuse à nouveau la proposition de Satan.
Entrer dans le triangle de Karpman, c’est s’embarquer, et embarquer son ou ses interlocuteurs, dans une spirale de relations toxiques, dans lesquelles chacun cherche à dominer. Les trois manières d’entrer dans ce cycle sont les comportements de persécuteur, de victime et de sauveur ; une fois le cycle engagé, les protagonistes peuvent recourir à tous les comportements tour à tour, y compris avec des changements rapides.
Il semble possible de comprendre l’épisode des trois tentations du Christ comme un enseignement, à notre destination, de nous garder d’entrer dans cette spirale toxique. Jésus nous donne cet enseignement, non par un prêche, mais par l’exemple ; sa démarche pédagogique à notre égard est : « Imitez-moi ».
La fin de l’épisode est également pleine d’intérêt. Dans la version de Luc, Satan, n’ayant pas d’autre tentation à laquelle soumettre Jésus, se retire dans l’attente d’une autre occasion.
Cela signifierait que les trois tentations représentent la matrice complète des relations toxiques entre les êtres humains. Autrement dit, parvenir à les surmonter suffirait à entretenir des relations saines avec autrui. Intéressant sujet de réflexion.
Car les relations avec autrui nous sont essentielles, cf. Catherine de Sienne : « Dieu nous a créés imparfaits pour que nous nous mettions au service les uns des autres ». Au service les uns des autres : c’est-à-dire tour à tour sauveur et victime dans le sens réel de ces termes. Les comportements de « sauveur » et de « victime » au sens de Karpman, sont une perversion cette nécessité des relations, perversion qui se résume à ce que chacun cherche à devenir le persécuteur d’autrui.
Et le premier enseignement de Jésus, son premier acte après son baptême, serait de nous mettre en garde contre les trois comportements qui nous font entrer dans cette spirale toxique.
Examinons maintenant cette conclusion du point de vue du combat entre Jésus et Satan, ou pour formuler la chose dans le vocabulaire de Girard, de la révélation par Jésus de la face sombre du mimétisme, celle de la mauvaise réciprocité et de la victime émissaire, que Satan figure.
Dans l’épisode des tentations, il cherche en fait à disqualifier Jésus, en le faisant entrer dans le cycle toxique de Karpman, le cycle de la mauvaise réciprocité dont le mimétisme porte l’éventualité. Satan n’y parvient pas et se retire dans l’attente d’une prochaine occasion. Quelle sera ce « moment favorable » que Luc annonce ?
La Passion bien sûr. Après son échec à piéger Jésus dans la réciprocité toxique, Satan va employer sa seconde arme, celle de l’unanimité sacrificielle…
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Post scriptum : l’allusion au basket-ball, dans le titre de ce billet, tient à ce que Karpman a conçu son triangle dramatique en transposant des tactiques de jeu de ce sport, dont il était par ailleurs passionné.
(2) Pascal Ide : « Le Triangle maléfique », octobre 2018, éditions Emmanuel, 328 pages
(3) Evangile de Matthieu :
Alors Jésus fut emmené au désert par l’Esprit, pour être tenté par le diable. Il jeûna durant quarante jours et quarante nuits, après quoi il eut faim. Et, s’approchant, le tentateur lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains. » Mais il répondit : « Il est écrit : Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » Alors le diable le prend avec lui dans la Ville Sainte, et il le plaça sur le pinacle du Temple et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges, et sur leurs mains ils te porteront, de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre. » Jésus lui dit : « Il est encore écrit : Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu. » De nouveau le diable le prend avec lui sur une très haute montagne, lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire et lui dit : « Tout cela, je te le donnerai, si, te prosternant, tu me rends hommage. » Alors Jésus lui dit : « Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, et à Lui seul tu rendras un culte. » Alors le diable le quitte. Et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient.
Evangile de Luc :
Jésus, rempli de l’Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ; il fut conduit par l’Esprit à travers le désert où, pendant quarante jours, il fut mis à l’épreuve par le démon. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et, quand ce temps fut écoulé, il eut faim.
Le démon lui dit alors : « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. » Jésus répondit : « Il est écrit : Ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre. »
Le démon l’emmena alors plus haut, et lui fit voir d’un seul regard tous les royaumes de la terre. Il lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir, et la gloire de ces royaumes, car cela m’appartient et je le donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela. » Jésus lui répondit : « Il est écrit : Tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu, et c’est lui seul que tu adoreras. »
Puis le démon le conduisit à Jérusalem, il le plaça au sommet du Temple et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi à ses anges l’ordre de te garder ; et encore : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus répondit : « Il est dit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. »
Ayant ainsi épuisé toutes les formes de tentations, le démon s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé.