René Girard s’éteignit le 4 novembre il y a dix ans, dans sa quatre vingt douzième année. Comme tous les girardiens, je fus affecté par cette nouvelle. En février 2016, se tint une messe à sa mémoire en l’église de Saint Germain-des-Prés, organisée par Benoît Chantre. Un moment très émouvant de cette messe fut l’interprétation des Sept dernières Paroles du Christ, de Joseph Haydn, par un quatuor à cordes constitué de nièces et neveux de René Girard ; les textes intercalaires étaient signés et dits par Michel Serres.
De ce moment me vint l’idée d’écrire, en tant que compositeur, un hommage en musique à René Girard. Ce que je réalisai dans les semaines suivantes. Je l’intitulai Le Tombeau de René Girard, la composition d’un « tombeau » à la mémoire d’une personnalité étant l’une des traditions de la musique française. Puis je gardai le morceau par-devers moi jusqu’en juin 2023, où il servit de musique-repère lors du colloque qui se tint à Paris à l’occasion du centenaire de la naissance de René Girard.
Compte-tenu des circonstances de sa composition, cette pièce peut aussi trouver sa place parmi les commémorations qui marquent actuellement le dixième anniversaire de sa disparition.
Dans le Tombeau de René Girard, je n’ai pas seulement cherché à transmettre la tristesse que les admirateurs de René Girard ont pu ressentir à son décès. J’ai également cherché à traduire en musique les idées principales de son anthropologie : le mimétisme comme facteur prédominant du comportement humain ; les rivalités qu’elle engendre ; les crises que ces rivalités déclenchent dans la communauté ; ces crise surmontées par le sacrifice d’un bouc émissaire ; la naissance des institutions et de la culture par ce lynchage fondateur ; la révélation chrétienne qui dénonce et rejette la pratique sacrificielle et la violence.
Le Tombeau de René Girard est une pièce pour piano. Après une introduction dans laquelle des accords appogiaturés expriment l’affliction, voici un petit motif qui se développe par imitation (terme technique de la composition musicale, qui, en l’occurrence, tombe fort bien). Ce petit motif se heurte ensuite à un contrepoint, figurant ainsi les rivalités. Ces heurts entre le motif et son contrepoint permettent de construire un grand crescendo en trois vagues, dont l’intensité croissante évoque la généralisation et l’amplification de la crise. Au climax, surgissent des doubles glissandi à la main droite, c’est la lapidation. Le sacrifice du bouc émissaire ramène la paix dans la communauté : voici donc une cantilène, presque immobile, sur une pédale de tonique. Une série d’accords de quinte et quarte, très hiératiques, suggère l’apparition des piliers institutionnels. La naissance de la culture est figurée par une reprise de la cantilène, cette fois-ci animée par une harmonie mouvante accompagnée de trilles. Beaucoup reconnaîtront sans doute le choral que je cite ensuite, dans une harmonisation bien différente de celle de Bach. La pièce se conclut après une reprise de l’introduction, sur la question : « Quand donc renoncerons-nous à la violence ? » L’ultime accord, absent de l’introduction, est en majeur, volonté d’espérance.
Voici le lien vers ce Tombeau de René Girard, sous la forme du clip vidéo qui a été diffusé lors du colloque de 2023. J’ai le plaisir d’être au piano :
Serge Tchakhotine, né en 1883 et mort en 1973, partage avec René Girard une pratique affirmée de l’interdisciplinarité : d’abord docteur en biologie, il devient un praticien et un théoricien des méthodes de la propagande. Il est l’homme d’un seul livre, Le Viol des foules par la propagande politique, titre des plus sobres en matière d’euphémisme. La première édition (300 pages) date de 1940, la dernière (800 pages) de 1952. D’abord menchevik, Tchakhotine se rallie aux bolcheviks en 1921 et devient un activiste du régime soviétique dans divers pays européens.
Son livre comporte trois parties. La première décrit sa conception de l’être humain, héritée de son mentor Pavlov et cousine des behaviouristes américains. La psychologie y découle uniquement de la biologie, elle n’est que réponses aux stimuli externes. D’où la possibilité de façonner la psychologie des gens, à l’instar du fameux « chien de Pavlov ». Façonnage individuel mais surtout collectif. La dimension collective s’appuie sur le comportement grégaire, qui ne serait qu’un réflexe. Tchakhotine déduit de cette conception ce qu’il considère comme les lois et principes de la propagande.
Dans la deuxième partie, Tchakhotine attribue à l’emploi efficace de ces principes l’arrivée des nazis au pouvoir. Il estime qu’Hitler avait une connaissance intuitive de ces principes, dont il qualifie la mise en œuvre de « viol psychologique ». Au début des années 30, Tchakhotine était devenu conseiller du SPD (le parti socialiste allemand) et proposa une contre-propagande fondée sur ces mêmes principes, mais qui ne fut pas mise en œuvre, sinon sporadiquement.
Dans la dernière partie, il expose pourquoi ces méthodes sont finalement légitimes, à condition d’être utilisées par des acteurs démocratiques et progressistes. Et en recommande même l’usage jusqu’à ce que le « viol psychologie » ne soit plus nécessaire, une fois que l’humanité entière aura été correctement « éduquée » (c’est moi qui ajoute ici les guillemets).
Serge Tchakhotine n’est en rien un pré-girardien, mais il frôle très souvent les concepts de la théorie mimétique. Pour lui, les masses sont amorphes et sans désir. Quand elles sont physiquement regroupées, elles deviennent une foule, également sans désir. Mais voilà qu’apparaît le « meneur », celui qui sait ce qu’il faut faire, et par cela même entraîne les foules ; nous ne sommes pas loin du médiateur de Girard. Les foules sont capables d’atroces violences, c’est pourquoi, selon Tchakhotine, le meneur doit être capable de contrôler leurs excitations et leurs inhibitions, en jouant sur l’agressivité et la peur.
Il n’aborde que sommairement la question de l’imitation, qu’il divise en deux catégories. D’un côté, l’imitation des comportements, où il voit un strict mécanisme idéo-moteur, dans lequel une image mentale déclenche immédiatement des réflexes musculaires, une gestuelle, des comportements. De l’autre, il reconnaît une imitation née de l’admiration, mais qu’il préfère requalifier d’émulation. Il affirme tirer cette distinction de Spinoza. Pas un instant, il ne songe que l’émulation peut conduire à la rivalité, que les rivalités peuvent se propager, se généraliser et mettre ainsi en danger la communauté. S’il décrit de nombreux rites sacrificiels, Tchakhotine les attribue à un emballement de l’excitation due à la pulsion d’agression (qui est l’une des quatre pulsions de son système). Mais il ne fait aucun lien entre mimétisme et crise généralisée dans la communauté.
Le point qui soulève question, dans son livre, est celui du chiffre de 10%.
Tchakhotine le présente comme le résultat d’une mesure en situation réelle. C’était pendant sa période de lutte politique contre le parti national-socialiste, au début des années 30, à Heidelberg puis dans d’autres villes allemandes. Il remarqua que seuls 10% de la population fréquentait les meetings des différents partis. Il désigna donc ces 10% comme les individus actifs, ceux « physiologiquement capables de résister à l’emprise d’autrui sur leur psychisme ». Il classe ainsi les individus en deux catégories : les 10% et le reste de la population, passive et suiveuse. Et selon lui, une loi essentielle de la propagande est que ces 10% sont à convaincre, alors que pour les 90% restant, l’intimidation suffit.
Nous retrouvons là le concept de « leaders d’opinion » (aujourd’hui rebaptisés « influenceurs »), cher aux zélotes du marketing. Un ouvrage de deux consultants, Edward Keller et Jonathan Berry, The Influencials, (2003), l’énonce tranquillement : « Un américain sur dix explique aux neuf autres comment voter, ce qu’ils doivent manger et acheter ».
Par ailleurs, en 2017, une équipe polonaise a repris l’expérience de Stanley Milgram 50 ans plus tôt ; elle a confirmé ses résultats : 90% des personnes envoient sur ordre des chocs électriques mortels quand une autorité leur en intime l’ordre. (cf. un précédent article de Christine Orsini dans notre blogue : https://emissaire.blog/2023/08/08/le-mystere-de-lobeissance-aveugle/)
Bref, ces fameux 10% se retrouvent un peu partout en psychosociologie. La question qui se pose alors au girardien du rang est évidente : la théorie mimétique intègre-t-elle cette proportion ?
Nous sommes tous soumis au mimétisme du désir, c’est bien entendu. Mais une règle peut s’offrir des exceptions : certains y seraient-ils moins soumis que d’autres ? Forment-ils un quota de 10% ? Que signifie précisément « y être moins soumis », est-ce échapper totalement au mimétisme du désir ?
Girard lui-même nous signale, dans Le Songe d’une nuit d’été, le personnage de Bottom. Il le qualifie d’extrêmement mimétique. Est-ce donc que nous pouvons l’être modérément ? Se trouve-t-il, au lieu de l’alternative, mimétique ou pas, un continuum croissant depuis le non-mimétisme jusqu’à ce mimétisme extrême ? Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout ?
Pourrions-nous être mimétiques à certain moments et pas à d’autres ? Et d’où viendrait que certains échappent au désir mimétique ? Serait-ce de naissance, serait-ce le fruit de l’expérience ? Serait-ce par esprit de contradiction ? Serait-ce de suivre un modèle qui prône de se garder du mimétisme (savoureux paradoxe) ?
Et tous ceux qui ont eu conscience du mimétisme du désir, qui l’ont révélé ou ont tenté de le faire, de Cervantès à Girard en passant par Stendhal et Shakespeare, font-ils partie de ces hypothétiques 10% ? Et les « girardiens », présents et à venir, en feraient-ils partie ?
Il était une fois le conte de fées ; le conte de fées et ses merveilles, sa magie, ses ogres et ses princes, ses animaux qui parlent et sa fin heureuse.
C’est le plus dédaigné des « ouvrages de l’esprit », pour parler comme La Bruyère. Il n’est toléré que pour les enfants. Les clercs l’ont rejeté pendant des siècles, le christianisme combattant les superstitions. Les lettrés, de la Renaissance aux Lumières, leur ont préféré les mythes grecs et latins, ou exotiques comme les Mille et une Nuits. L’avènement de la rationalité galiléenne l’a ridiculisé. Le progressisme sociétal veut aujourd’hui faire disparaître le conte de fées, accusé qu’il est d’implanter des stéréotypes (en tout cas, pas les bons). « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » : cette phrase rituelle et conclusive exprime un accomplissement fort inapproprié dans des sociétés où l’on ne se marie plus et où l’avortement et la dénatalité prospèrent.
Et pourtant, Cendrillon est toujours là. Le petit Poucet fait de la résistance ; Blanche-Neige se rebiffe. Le public leur reste absolument fidèle, de génération en génération. Walt Disney y adosse un empire. JRR Tolkien, théoricien de la chose (« Faërie »), engendre, par son « Seigneur des anneaux », l’immense mouvement de la « Fantasy » (1), qui n’est rien d’autre qu’un avatar du conte de fées. C’est aussi le cas des super-héros américains, leurs super-pouvoirs étant une sorte de magie.
Alors, et Girard ?
Le girardien du rang est ici mortifié. Son héros a collecté, scruté, analysé, interprété des mythes du monde entier, des Incas aux tribus africaines, des indiens d’Amérique du Nord aux pharaons de l’ancienne Egypte, du Mahabharata à la mythologie scandinave, etc. Mais sur son fonds vernaculaire, René Girard n’écrit pas une ligne.
Ou plutôt si, une seule. Pour dire, quelque part dans « Le Bouc émissaire » que les contes et légendes n’étaient qu’une version « dégénérée » des mythes, sans plus aucune portée religieuse (je cite de mémoire, mais le mot dégénéré est bien dans le texte). Il rejoint ainsi le consensus des « élites » dans leur dédain à l’égard des contes de fées, mais pour des raisons propres à sa vision : les contes de fées n’auraient plus la puissance des mythes pour dissimuler les origines sanglantes de la culture ; ni donc pour les révéler une fois correctement interprétés.
Cependant…
Les spécialistes nous disent que ces récits sont très anciens. De tradition orale, ils ont pris une forme littéraire à partir du XVIIème siècle, avec Charles Perrault puis d’autres auteurs, dont beaucoup de femmes, comme Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, qui a fixé l’histoire de la Belle et la Bête en 1756. Le succès des contes de fées, nous l’avons vu, ne s’est jamais démenti depuis lors. Le point qui peut intéresser l’anthropologue est celui-ci : pourquoi une telle faveur, alors même que les « élites » de toutes les époques réprouvent les contes de fées et leurs avatars modernes, la « fantasy » et les super-héros ? (les « élites », c’est-à-dire les « médiateurs » au sens pleinement girardien du terme). Est-il possible que ces histoires touchent le public de façon si constante sans contenir une part de vérité anthropologique ? Et cette part est-elle dissimulée ou révélée ? Les contes de fées cherchent-ils à masquer nos « sanglantes origines » ou à nous donner des indices afin d’en prendre conscience ? Entretiennent-ils l’illusion du « mensonge romantique » ?
Dans sa « Psychanalyse des contes de fées », Bruno Bettelheim voit en eux une sorte de préparation aux épreuves qui attendent l’enfant pour le passage vers la vie adulte ; ils lui font notamment découvrir l’existence du mal de façon indirecte et non traumatisante.
Si les contes de fées sont dignes d’une psychanalyse, ils peuvent bien l’être d’un examen girardien ; ne serait-ce que pour combler l’angle mort qu’ils représentent au sein de la théorie mimétique dans son état actuel.
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Un simple coup d’œil attise d’ailleurs la curiosité.
Quel est ce prince, à qui toutes les filles du royaume s’offrent comme épouse, et qui, comme par hasard, choisit Cendrillon, la seule qui se dérobe ? Il me semble que René Girard a parfaitement expliqué ce type de comportement. Tout comme ce roi veuf, qui pour se remarier, ne voit pas d’autre choix que le seul impossible : sa propre fille ; elle s’échappe recouverte d’une peau d’âne.
Quelle est cet étrange phénomène par lequel la Belle voit soudain dans la Bête un jeune homme charmant ? Serait-ce une conversion ? Serait-ce la révélation que la Bête, ce bouc émissaire qui fait la cohésion du village voisin, est dépourvue de la monstruosité que les villageois lui attribuent ?
A quoi fait penser la mélodie du joueur de flûte de Hamelin (Hameln pour les germanophiles), qui entraîne irrésistiblement dans la Weser tous les rats de la ville, puis tous les enfants ?
Et cette méchante Reine, déguisée en veille femme, incitant Blanche-Neige, qui d’abord refuse, à croquer la pomme ? Et comment lui en donne-t-elle envie ? En croquant elle-même, devant Blanche-Neige, une partie (non empoisonnée) de la pomme.
Et ce Petit Poucet, méprisé et raillé au sein de sa propre famille pour sa petite taille, et qui sera le sauveur, non seulement, de ses six frères mais aussi de ses parents, qui voulaient se débarrasser d’eux en les abandonnant dans la forêt ?
A quoi peut bien faire penser ce miroir, qui excite la jalousie de la Reine à l’égard de Blanche-Neige, qui lui révèle sa survie et l’endroit où elle se trouve quand la Reine la croit morte ?
Pourquoi le loup emploie-t-il un stratagème aussi complexe pour dévorer le petit Chaperon rouge ? Se substituer à la grand-mère ; contrefaire sa voix ; refermer la porte, obligeant ainsi la fillette à tirer la bobinette afin que chût la chevillette. Grand et fort comme est le loup, il lui suffisait de l’attendre au coin du bois. Et en quoi est-il vraiment capable d’inventer une ruse aussi sophistiquée, lui que le Roman de Renard et toute la tradition populaire présente comme un imbécile ? Notre ami Charles (Perrault) tire la leçon : méfions-nous des apparences ; il aurait tout autant pu conclure : méfions-nous des imitations.
Et la fée Carabosse, qui se venge d’une horrible façon du Roi et de la Reine qui ne l’ont pas invitée ? Mais d’habitude, ce sont les ogres et ogresses qui incarnent le mal dans les contes de fées. Les fées peuvent donc commettre le mal et user de violence ? Où est passé notre bon vieux manichéisme ? Et pourquoi Carabosse n’a-t-elle pas été invitée, alors que douze autres fées l’ont été ? C’est qu’il manquait un couvert. Belle excuse ! Le Roi et la Reine ne savaient-il pas plutôt par avance qu’elle leur serait hostile ? Mais comment le savaient-ils ? D’où vient alors le contentieux entre eux ? Le Roi et la Reine en sont-ils vraiment exempts de toute responsabilité ?
Ou encore, que signifie l’insaisissable dialectique de la ressemblance et de la différence dans Riquet à la houppe ? Riquet, laid et plein d’esprit comme sa future belle-sœur, alors que la princesse qu’il épousera est belle et sotte. Riquet et sa princesse se doteront mutuellement, par magie, de la qualité dont chacun est dépourvu, beauté pour Riquet, intelligence pour la princesse, tandis que la sœur s’enfermera dans le ressentiment. Est-ce là un triangle mimétique ? Qui serait le médiateur ?
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Se trouvera-t-il dans la salle un girardien intéressé à répondre à ces questions, à évaluer la « teneur mimétique » des contes de fées et leur récents avatars ? A mesurer la pertinence de laisser nos petits s’enchanter de ces histoires ? A peser qui se fourvoie, le public ou les élites ?
(1) Nous n’avons pas de mot en langue française pour désigner ce genre.
« Ennemi » : l’actualité fait depuis quelques temps un usage surabondant de ce mot. Il ne fait pas partie du vocabulaire girardien. Non que René Girard ne l’emploie pas, en particulier dans « Achever Clausewitz » ; mais il n’en a pas fait un concept de la théorie mimétique. A la réflexion, c’est un peu étrange, dans la mesure où cette théorie rend compte de la violence entre les êtres humains. Comment se fait-il qu’un terme aussi usuel pour décrire les antagonismes, partant la violence, n’ait pas trouvé sa place dans le corpus girardien ?
Dans les définitions classiques du mot « ennemi », entrent haine et volonté de nuire. Haine et volonté de nuire à l’égard de quelqu’un ou de sa part ? Les définitions ne sont pas claires. Cette personne est-elle mon ennemi parce que je la hais et que je cherche à lui nuire, ou est-elle mon ennemi parce qu’elle me hait et qu’elle cherche à me nuire ? Notre soif de bonne conscience se hâtera de répondre à cette question. Néanmoins, elle demeure, et elle implique une circularité, une réciprocité, à laquelle le girardien du rang ne saurait faire la sourde oreille : elle l’entraîne sur la piste de l’ennemi comme rival mimétique.
Le mot « ennemi » vient du latin « inamicus ». Il ne désigne donc pas une notion première, il n’est que la négation de la notion d’amitié. La latin propose un autre terme pour désigner un ennemi, c’est le mot « hostis », d’où viennent hostile, hostilités, etc. tous des termes parfaitement dans le sujet. Mais « hostis » partage une même racine avec un autre mot latin de signification très différente : « hostia ». Ce mot désigne la victime lors d’une offrande aux dieux. D’où l’hostie de la religion catholique. Comment reprocher au girardien du rang de se dire : me voici sur la piste de l’ennemi comme victime émissaire.
Alors, l’ennemi est-il le rival mimétique ou le bouc émissaire ?
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Un rival mimétique mérite bien sûr la qualification d’ennemi ; nous le haïssons en tant que modèle-obstacle et nous cherchons à le neutraliser. Mais est-il possible d’avoir des ennemis qui ne soient pas des rivaux mimétiques ? A cette question, la théorie mimétique répond par un postulat, le postulat fondamental selon lequel tout vient du mimétisme. Chacun reste libre d’accepter ou pas un postulat. La question de l’identité entre ennemi et rival mimétique n’est donc pas réglée.
Venons-en à la piste de l’ennemi comme bouc émissaire.
Nous avons vu à quel point l’étymologie accrédite cette thèse. Et non seulement « hostis » (l’ennemi) et « hostia » (la victime sacrificielle) partagent la même racine, mais par surcroît, le mot « hostis » a un autre sens : il signifie « l’étranger », l’étranger qui est accueilli. Il en vient le terme « hospitalia », qui désigne chez Vitruve les appartements réservés aux étrangers. « Hospitalia » n’a pas seulement donné « hospitalité » et « hôpital », mais aussi « hôte » (encore un terme d’une circularité parfaite, puisqu’il désigne aussi bien celui qui est accueilli que celui qui accueille) et même « otage », dont l’étymologie est plus visible dans le mot anglais « hostage ».
Comment ne pas penser au mécanisme, si bien décrypté par Girard, selon lequel un étranger, un captif, doit d’abord être accueilli dans la communauté, intégré en quelque sorte, afin de faire un « bon » bouc émissaire ?
Par ailleurs, bouc émissaire et ennemi présentent de nombreux points communs.
A l’un comme à l’autre est attribuée l’origine des maux qui accablent la communauté. En conséquence de quoi, l’harmonie et le bien sont censés jaillir spontanément après son sacrifice (bouc émissaire) ou sa neutralisation (l’ennemi).
D’autre part, l’un comme l’autre font l’objet d’une « désignation ». Comme le disait Carl Schmitt, « L’essence du politique, c’est de désigner l’ennemi » ; l’ennemi, au sens collectif, est donc quelqu’un qui a besoin d’être désigné. Mais le bouc émissaire également. Les commentaires de Girard sur le (prétendu) miracle d’Apollonius de Tyane montrent que la cristallisation d’une communauté sur une victime émissaire a besoin d’un médiateur.
Mais en dépit de l’étymologie et de ces points communs, il est aisé de constater qu’ennemi et bouc émissaire diffèrent profondément.
D’abord, citons Girard : « Avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a ». A contrario, l’existence d’un ennemi nous échappe rarement, que nous le haïssions ou que ce soit lui qui nous haïsse.
Ensuite, nous cherchons toujours à neutraliser un ennemi, peut-être pas le détruire, mais au moins l’empêcher, le contraindre, l’isoler. Tandis qu’un bouc émissaire, nous le conservons, nous en prenons soin, autant que de ces rois africains dont René Girard raconte, dans la « Violence et le sacré », les égards et faveurs que leur accordent les tribus. En tout cas jusqu’à leur mise à mort à la survenue d’une crise.
Enfin, Girard nous a fait prendre conscience qu’un bouc émissaire est toujours une victime innocente. Or, il nous est impossible de considérer comme des victimes innocentes un certain nombre d’ennemis, vaincus ou pas, ou pas encore vaincus, tels que l’histoire ou l’actualité nous les présentent ; nul besoin de citer d’exemples, ils viennent à l’esprit spontanément.
Nous voici donc partagés entre acquiescement et rejet quant à faire des synonymes de « bouc émissaire » et « ennemi ». Peut-être cette situation trouve-t-elle son origine dans la vaste polysémie du terme de « bouc émissaire », qui va de la simple « tête de Turc » ou « souffre douleur », du « fusible » ou du « lampiste » jusqu’à l’émergence des divinités, comme l’a décrit Girard pour les religions archaïques. Un précédent billet de ce blogue développe le sujet : « Mal nommer les choses ».
Je crains qu’il ne soit assez vain et plutôt inutile de discuter la question.
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Pourtant peut-être, un intérêt se présente à rapprocher les deux termes d’ennemi et de bouc émissaire. Il s’agit de sortir de la méconnaissance. Les enseignements de Girard nous en ouvrent la voie s’agissant des boucs émissaires. Un travail identique ne serait-il pas fructueux dans le cas de notre (nos) ennemi(s) ? Sommes-nous si sûrs d’être parfaitement innocents et lui (eux) parfaitement coupable(s) ? N’avons-vraiment aucune part à l’hostilité qui règne entre eux et nous ? Comment se fait-il que des ennemis mortels deviennent des amis et réciproquement ? (Ainsi Saddam Hussein, qui d’abord fut un grand ami des Etats-Unis dans sa guerre de huit ans contre l’Iran, ou encore le nouveau président de la Syrie, précédemment un dirigeant d’Al Quaïda et de l’état islamique).
D’autant plus que nos ennemis collectifs nous ont été désignés, et que dans cet exercice, l’hyperbole et le mensonge ont une place privilégiée (pensons à lord Ponsonby et à ses dix principes de la propagande de guerre).
Il ne serait peut-être pas superflu de sortir d’une éventuelle méconnaissance à l’égard de nos ennemis. Bien sûr pour la satisfaction intime de rechercher la vérité, mais surtout pour éviter des massacres inutiles et ne pas tomber dans ce que beaucoup considèrent comme l’erreur stratégique majeure : se tromper d’ennemi…
Il y a déjà bon nombre d’années, j’ai eu l’honneur et le plaisir de participer à un dîner en compagnie d’André Comte-Sponville, à la suite de l’une de ses conférences. Le sujet n’avait rien à voir avec la théorie mimétique. Néanmoins, girardien du rang mais girardien fervent, je ne manquai pas l’occasion de lui demander son avis quant à la pensée de René Girard. Je dus m’y prendre à trois reprises pour obtenir une réponse. La première fois, il sembla ne pas avoir entendu ma demande ; la deuxième fois, il se contenta de dire : « Ah, oui. Girard. » Je répétai ma question ; il prit un long moment de réflexion et se contenta de dire : « Je ne pense pas que tout puisse se ramener à deux ou trois idées ». Je restai interdit, ne trouvant ni comment répondre ni comment relancer le sujet. D’ailleurs, André Comte-Sponville embraya rapidement sur une autre question.
Je réconfortai ma ferveur girardienne en me disant qu’il ne s’agissait là que d’un argument formel. Je suis de formation scientifique, et je me dis que personne n’avait reproché à Euclide d’avoir tiré toute la géométrie de cinq seuls postulats ; à Einstein d’avoir unifié la mécanique et l’électromagnétisme ; aux physiciens quantiques jusqu’à Higgs, d’avoir mis au point le Modèle standard, qui, à lui seul, rend compte de toutes les diverses interactions entre les particules.
Pourtant, la réponse d’André Comte-Sponville ne cessa de me tarauder. Il s’agit tout de même d’un penseur honnête et rigoureux. Et de plus, sa réponse avait éveillé en moi le souvenir des analyses d’Hannah Arendt : elle affirmait que le propre des idéologies est de tout ramener à une seule idée, ce qui est le chemin du totalitarisme. Or chez Girard, tout se ramène au mimétisme. C’est ainsi que j’en arrivai à me poser l’horrible question : la théorie mimétique serait-elle une idéologie ?
A cette question, j’indiquerai ici simplement ce qui me permet, en mon for intérieur, de répondre non.
Hannah Arendt a bien sûr raison. Les idéologies ramènent tout à un petit nombre d’idées. Pour les marxistes, tout est affaire de lutte des classes. Pour l’écologisme radical, la seule question qui compte est le sauvetage de la planète. Le fascisme affirme que tout procède de l’Etat (Mussolini : « Tout est dans l’Etat, rien d’humain ni de spirituel n’existe ni n’a de valeur en dehors de l’Etat »). D’autres exemples ne sont pas difficiles à trouver.
Mais il s’ajoute une autre caractéristique aux idéologies : elles sont indissociables d’un jugement de valeur, elles décrètent ce que sont le « bien » et le « mal ». La phrase de Mussolini qui figure ci-dessus le formule explicitement. Pour les collectivistes, le mal est la propriété privée des moyens de production. Pour le wokisme, le seul bien possible réside dans la prééminence des minorités. Pour les ultra-libertaires, toute contrainte, toute régulation est à rejeter. Pour les mondialistes, les frontières doivent être abolies, etc.
C’est précisément cette caractéristique qui fait des idéologies de redoutables machines à broyer les êtres humains, au-delà de l’éventuelle générosité des intentions initiales. Qui n’adhère pas à une idéologie est du côté du « mal » qu’elle a décrété ; s’il ne s’y soumet pas, son seul destin est d’être neutralisé. Neutralisé, dans l’ample palette des acceptions de ce mot : exilé, ostracisé, interdit d’antenne, censuré, réduit au silence, enfermé, anéanti, etc. jusqu’à des synonymes beaucoup plus radicaux.
Or la théorie mimétique recèle une caractéristique particulière, qu’elle est peut-être même la seule à posséder, et qui l’immunise contre toute tentation idéologique : ses concepts sont tous marqués par l’ambivalence. Et l’ambivalence n’est rien d’autre que l’impossibilité de prononcer un jugement de valeur définitif, d’assigner trop facilement le « bien » et le « mal ».
Faisons un rapide tour d’horizon.
Le mimétisme est-il bon ou mauvais ? Il est l’un ou l’autre, il est l’un et l’autre. Bon, lorsqu’il permet à l’être humain de sortir de l’animalité grâce à l’enseignement et la transmission ; mauvais, lorsqu’il suscite des rivalités qui dégénèrent en affrontements. Bon, lorsqu’il inspire des vocations (« Je veux être Châteaubriand ou rien ») ; mauvais, lorsqu’il propage des préjugés haineux.
La rivalité mimétique est-elle bonne ou mauvaise ? Bonne lorsqu’elle conduit des concurrents à s’améliorer et à se dépasser ; c’est la saine émulation : Leibnitz et Newton, Nadal et Federer, Haydn et Mozart… Mauvaise lorsqu’elle se cantonne à vouloir détruire son rival.
Le sacrifice du bouc émissaire est bien sûr un mécanisme odieux, mensonger et injuste. Il a pourtant permis la survie des communautés archaïques ; il aura été un garde-fou contre le déferlement de la violence.
Ambivalence jusque dans la dénonciation du sacrifice que constitue la Passion du Christ : elle libère l’humanité de l’aveuglement face au mécanisme du bouc émissaire, et ce faisant, la laisse démunie pour contenir la spirale de la violence.
Enfin, nous commençons à cesser de croire à la culpabilité des victimes ; comme le dit Girard, à aucun autre moment dans l’histoire, le souci des victimes n’a été aussi grand. Mais corrélativement se développe la stratégie victimaire, annoncée par Girard également, par laquelle un statut de victimes autorise ses détenteurs à toutes sortes d’exigences si ce n’est de persécutions.
Toutes ces ambivalences, inhérentes à la vision girardienne, empêchent tout jugement de valeur, tout manichéisme et la préservent ainsi de constituer une idéologie.
Non, à mes yeux, la théorie mimétique n’est assurément pas une idéologie.
Et j’avoue ma profonde méfiance à l’égard ceux qui cherchent à l’utiliser comme telle.
Le 22 octobre 1978, Jean-Paul II lança son pontificat par ces mots, que les Ecritures placent dans la bouche de Moïse, d’Isaïe et de Jésus.
Etrange statut que celui de ce sentiment, dont tous (ou peu s’en faut) nous avons eu ou aurons l’expérience. Nous savons bien qu’il est omniprésent, tant d’un point de vue individuel que d’un point de vue collectif : angoisse existentielle, peur de l’avenir, peur des autres, peur du changement, peur du gendarme, peur de manquer, terreurs nocturnes, peur de mourir, foules en panique, peur de la guerre, de la famine, de l’épidémie, etc. La liste est interminable. Nous savons aussi que la peur est l’un des aiguillons de nos comportements ; même si nous avons tendance à nous cacher cette réalité à nous-mêmes. Nous savons enfin que la peur est l’instrument majeur du contrôle social, c’est-à-dire, pour parler crûment, des dynamiques de domination. Depuis toujours, les tribus et les empires y ont eu recours pour tenir en main les collectivités. Il est difficile de dire si c’était un emploi instinctif de la part de ceux qui l’exerçaient ; nous sommes au moins sûrs que depuis la Terreur, il est devenu conscient. Bien qu’universellement réprouvé et à l’opposée de l’adresse de Jean-Paul II, cet emploi a reçu une légitimation morale de la part d’Hans Jonas ; en effet, dans son ouvrage publié en 1990, « Le Principe responsabilité » (1), celui-ci prône ce qu’il appelle « l’heuristique de la peur » : celle-ci serait le seul moyen d’induire chez l’être humain un comportement responsable, notamment à l’égard de l’environnement.
Et pourtant, malgré cette omniprésence, il semble que le sujet de la peur soit refoulé ; non seulement dans l’analyse psychologique, mais jusque dans la réflexion anthropologique (2). Quel texte notable invoquer ? Montaigne s’y essaie dans un petit chapitre, sans rien proposer de bien net.
L’œuvre de René Girard n’échappe pas à ce phénomène de refoulement. A priori, sa vision ne confère à la peur ni rôle ni statut. A ce stade, le girardien du rang est troublé ; comment se fait-il qu’une anthropologie qui se veut complète passe sous silence un sentiment aussi répandu et agissant que la peur ? Certes, nous avons les développements sur le désir métaphysique (3), qui s’apparente tout à fait avec l’angoisse existentielle ; mais il faut bien reconnaître que dans l’économie générale de la théorie mimétique, la peur n’occupa pas de place explicite.
Du moins apparemment.
Car, à y songer plus avant, la peur est constamment sous-jacente à tous les concepts girardiens. Nous venons de mentionner le désir métaphysique. Mais la peur de se trouver exclu de la communauté pousse à se conformer à ses prescrits : c’est le mimétisme. Pourquoi une communauté focalise-t-elle sa violence sur un bouc émissaire ? La peur jouerait-elle un rôle dans cette focalisation ? Averroès a postulé l’existence de ce lien : « L’ignorance mène à la peur, la peur à la haine et la haine à la violence ». Le respect qui entoure le sacré ne contient-il pas une part de peur ?
Dans les rivalités mimétiques, la peur ne joue-t-elle pas un rôle ? Si nous souhaitons neutraliser notre rival, ne serait-ce pas pour nous libérer d’une peur qu’il nous inspirerait ? La violence fait peur. Est-ce le motif qui nous pousse à rallier un parti lorsque, avec son potentiel de violence, la crise surgit ?
D’autre part, la peur possède des similitudes troublantes avec le mimétisme tel que l’entend la théorie girardienne. Comme lui, elle est contagieuse, elle se propage. Comme lui, elle passe par des médiateurs ; nous savons combien certaines personnes sont capables de transmettre leurs angoisses. Comme le mimétisme, la peur peut conduire à des antagonismes. Comme lui, elle peut balayer notre rationalité et nous faire adopter des idées ou commettre des actes à nous-mêmes néfastes. Comme le mimétisme, la peur est ambivalente : elle nous prévient opportunément du danger, alors qu’elle peut aussi nous conduire aux pires lâchetés.
Dans ce blogue, nous avons maintes fois évoqué le triangle de Karpman (4). Nous l’avons interprété comme trois stratégies de domination : stratégie du bourreau, stratégie du sauveur et stratégie victimaire ; et nous le voyons comme un sous-ensemble de la théorie mimétique. Or, la peur est l’ingrédient central employé par deux de ces stratégies. La stratégie du bourreau consiste à prendre l’ascendant sur l’autre en lui faisant peur, en le menaçant avant d’en arriver éventuellement à une persécution à proprement parler. La stratégie du sauveur consiste à prendre l’ascendant sur autrui en le « libérant » de la peur que lui inspire tel phénomène ou telle personne ; plus exactement en prétendant l’en libérer.
Il semble donc que cette notion de peur affleure constamment dans la théorie mimétique, sans toutefois que celle-ci ne lui ait (encore) assigné nettement son rôle. Je ne doute pas que la théorie mimétique ne soit capable de rendre compte de la peur, qui m’apparaît toujours comme un quasi impensé de l’anthropologie.
Si la théorie mimétique permettait de mieux cerner la question, nous aurions bien sûr la satisfaction intellectuelle de sa plus grande complétude. Mais nous en tirerions aussi bénéfice pour la vie quotidienne, par exemple pour évaluer la légitimité de la propension des gouvernements à employer la peur comme outil de gestion social, et pas seulement les gouvernements despotiques : menaces de guerre, peur des pandémies, peur du déclassement économique, etc.
Ainsi pourrions-nous respectueusement suggérer aux plus hautes instances de la recherche girardienne de proposer et soutenir des travaux autour de cette question de la peur et de sa place dans la théorie mimétique.
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(1) Le clavier me brûle les doigts d’avoir à taper ce titre. La grammaire allemande pratique la juxtaposition de noms, pas la grammaire française. C’est donc un usage illégitime qui a imposé « Le Principe responsabilité » au lieu de « Le Principe de responsabilité », comme si la suppression de la préposition donnait une force supplémentaire au concept.
(2) Le livre d’Hans Jonas n’est pas une étude sur la peur, mais sur les bénéfices, supposés par l’auteur, de son emploi dans la gestion des communautés humaines.
(3) Dans « Mensonge romantique et vérité romanesque ».
« Business as usual » est une expression toute faite ; elle signifie qu’en dépit des apparences, tout continue comme d’habitude. « Nihil novi sub sole », rien de nouveau sous le soleil, eussions-nous écrit à l’époque d’une autre « lingua franca ». « Tout change, mais rien ne change » aurait pu dire le prince Salina.
Depuis l’entrée de Donald Trump à la Maison blanche et les déclarations tonitruantes qu’il assène avec régularité, l’opinion publique occidentale se cristallise sur une idée qui semble faire consensus : un changement radical dans la marche du monde est en train de se produire sous nos yeux. Certains en trépignent de joie, la plupart se roulent par terre en pleurant. « Nouvel ordre du monde », « changement d’ère », « la révolution Trump », etc. vous n’avez pas manqué de croiser ces formules, dont le caractère hyperbolique traduit l’intensité émotionnelle de ceux qui les véhiculent.
Il me semble cependant que cette idée d’un changement majeur ne va pas de soi. J’attends des indices plus solides, au-delà de l’écume des jours,du « brouillard de la guerre » (comme disait Clausewitz) et du théâtre des sympathies et des antipathies, des idolâtries et des répulsions.
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Je suis quand même stupéfait de voir l’opinion publique occidentale se déchaîner contre Donald Trump, communier dans des séances de détestation collectives à son encontre, alors qu’il est le premier, et le seul, à annoncer vouloir la fin de l’hécatombe en Ukraine.
Un de mes précédents billets déplorait le consensus autour de la poursuite de la guerre, et qu’un tout petit nombre de personnalités seulement osent se prononcer en faveur d’une cessation des hostilités et d’un recours à la voie diplomatique (1). Avec Donald Trump, en voici une de plus, et par surcroît, en position d’agir et de peser sur le processus. Je m’en réjouis, ce qui ne veut pas dire que je donne quitus à Donald Trump pour tout ce qu’il ou fait.
Les adeptes de la poursuite de la guerre n’ont qu’un seul argument : si l’Ukraine cède, Vladimir Poutine va se ruer sur le reste de l’Europe et y imposer une dictature odieuse. Volodymyr Zelensky l’exprime avec clarté : « L’Ukraine protège l’Europe et la démocratie ». Jo Biden faisait chorus.
Cet argument me paraît extrêmement contestable.
D’abord parce que la Russie fait d’ores et déjà partie des perdants de cette guerre ; j’ai commenté ce point de vue dans nos colonnes voici une année (2). Pertes humaines irréparables ; Suède et Finlande dans l’OTAN ; perte des gazoducs de la Baltique ; etc.
Contestable ensuite parce que Vladimir Poutine n’est pas seul responsable de cette guerre. Les Etats-Unis ont non seulement soutenu cette guerre ces trois dernières années, mais ils l’ont aussi souhaitée. Et de longue date. En 1997, dans son livre « Le grand Echiquier », Zbigniew Brzezinski, l’une des figures de la géopolitique américaine, expliquait que « l’Ukraine est le ventre mou de la Russie » et que c’est par là qu’il fallait la circonvenir. En 2008, George W. Bush donne le feu vert à une perspective d’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. En 2019, un rapport de la Rand Corporation préconise d’armer l’Ukraine pour affaiblir la Russie dans une guerre de basse intensité. Voyez mon billet de 2022, « L’éternel Retour » (3), pour davantage de précisions. L’extension de l’OTAN vers la Russie ne me paraît pas du tout un prétexte inventé par Vladimir Poutine pour justifier son agression. Si les responsabilités de cette guerre sont partagées, le récit de Poutine comme agresseur assoiffé de conquêtes s’étiole singulièrement.
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Les Etats-Unis sont depuis 1945 un système néo-impérial, concurrencé jusqu’en 1991 par un autre système néo-impérial, l’URSS. Fort heureusement pour ceux qui en sont les vassaux, en particulier les pays d’Europe (4), les Etats-Unis justifient leur comportement néo-impérial par la défense des libertés, de l’initiative individuelle et de la démocratie ; ils sont ainsi tenus à un minimum de respect de ces principes (ils l’étaient d’ailleurs davantage à l’époque où ils avaient un concurrent). Encore une fois nous ne pouvons que nous en réjouir. Mais ce minimum n’empêche pas les Etats-Unis de profiter de leur statut de centre néo-impérial. La non-convertibilité du dollar en or, décidée par Richard Nixon en 1971, est une entreprise de racket généralisée ; son corollaire, l’extraterritorialité du dollar, permet d’infliger quelques « amendes » complémentaires ou de faire du chantage pour s’emparer d’entreprises ou technologies (voyez l’affaire Alstom).
Un empire se fait la vie facile sur le dos de ses vassaux. Business as usual.
Une autre caractéristique du comportement néo-impérial des Etats-Unis est de contrôler les gouvernements des pays vassaux ; le critère étant bien sûr qu’ils soient favorables aux intérêts américains. Certes, cela conduit à soutenir parfois des dirigeants dont l’inspiration démocratique est assez évanescente (le Shah, Pinochet, Somoza, Saddam Hussein (5), Mohammed ben Salmane, etc.) Mais Franklin D. Roosevelt a par avance « légitimité » toutes ces écarts : « C’est peut-être un salopard, mais c’est le nôtre » aurait-il dit du dictateur péruvien Trujillo. Une autre forme de contrôle vint à la lumière lorsque fut révélée la mise sur écoute du portable d’Angela Merkel ; elle eut le tact, en ne protestant pas, de préserver Barack Obama de l’embarrassante obligation de présenter ses excuses (ironie).
En 2000, une équipe de géopoliticiens américain publie le PNAC, « Project for a New American Century » (Projet pour un nouveau siècle américain). Mis sous le boisseau à cause de certains excès, ce document prône une ligne de conduite que toutes les administrations mettront cependant en œuvre : empêcher à tout prix l’émergence de toute nouvelle puissance de taille mondiale. Au milieu des années 2000, les Etats-Unis s’avisent que le sous-traitant commode qu’est la Chine commence à afficher des prétentions excessives. Et en 2007, à la conférence annuelle de Munich sur la Sécurité, Vladimir Poutine se permet de plaider pour un ordre mondial multipolaire, c’est-à-dire la fin de l’hégémonie américaine.
Business as usual : un empire cherche toujours à casser les reins d’un rival qui se présenterait ; sans remonter à « Delenda est Carthago », contentons de l’exemple de l’Empire anglais, dont le souci au début du vingtième siècle était de contrarier l’émergence de l’Allemagne comme puissance. Nous savons tous comment cela s’est terminé en 1918.
La Russie est également un projet néo-impérial (vous serez d’accord avec moi sans que je n’argumente). Depuis 2027, elle se présente, sinon comme un rival, mais au moins comme un contestataire de l’hégémonie américaine. Les Etats-Unis s’efforcent alors de faire basculer sous son influence l’Ukraine, ce fameux « ventre mou » désigné par Zbigiew Brzezinski. Après une série de manœuvres occultes de part et d’autres, Vladimir Poutine décide de passer au stade militaire. Un empire (ou se projetant comme tel) ne peut tolérer un adversaire dans sa proximité, il lui faut des états-tampons ; business as usual.
Dans cette affaire, chacun des deux protagonistes commet une erreur d’appréciation ; il est maintenant facile de le voir. Les Etats-Unis pensent que les sanctions vont rapidement démolir l’économie russe ; cela ne se produit pas. De son côté, Vladimir Poutine pensait qu’une brève opération militaire suffirait pour ramener l’Ukraine dans son giron ; trois ans après, ce n’est pas le cas.
Cette double erreur se traduit par une impasse. Veuillez m’excuser, je retire le terme d’impasse : cela se traduit par plus d’un million de vies brisées (5).
Le jeu démocratique amène un nouveau chef de bande à la tête de l’empire (Donald Trump est élu sans ambiguïté). Il arrive avec des idées différentes de ses prédécesseurs, mais certainement pas celle que le système néo-impérial des Etats-Unis ne doive s’effacer.
Il commence par mettre au pas ses vassaux. Certains comprennent très vite : Disney, Wall Mart et de nombreuses entreprises liquident leurs services dédiés à l’inclusion des diversités et prennent leurs distances avec le wokisme ; la plupart des grandes banques américaines se retirent début janvier de la Net-Zero Banking Alliance (6) ; Larry Fink, le patron de Blackrock, le plus grand fonds d’investissement au monde, déclare en décembre dernier que « l’immigration, grâce à l’Intelligence Artificielle et aux robots, est désormais inutile ».
D’autres comprennent juste à temps, comme Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, fidèle militant démocrate : douze jours avant l’investiture de Donald Trump, il annonce supprimer ses « fact-checkers » et sa division Inclusion, tout en s’excusant d’avoir cédé aux injonctions de la précédente administration.
D’autres vassaux cependant, comprennent moins vite. Les Européens par exemple. À quelques exceptions près, ils n’ont pas caché leur préférence pour Jo Biden. Le dimanche 9 février, ils apprennent par un tweet que Donald Trump a discuté avec Vladimir Poutine. Le samedi 14, le vice-président Vance les sermonne au sommet de Munich sur la sécurité. Le mardi 18, une rencontre entre délégations américaine et russe se tient à Ryad, sans eux. Les 24 et 27 février respectivement, Emmanuel Macron et Keir Starmer (premier ministre anglais) sont reçus à la Maison blanche ; ils n’obtempèrent que du bout des lèvres aux projets de Donald Trump. Celui-ci reçoit ensuite Volodymyr Zelensky le vendredi 28 févier ; l’entretien s’achève en pugilat verbal, le président ukrainien refusant les conditions qui lui sont faites. Deux jours plus tard, le dimanche 2 mars, seize pays de l’Union européenne se réunissent à Londres, accueillent chaleureusement le président ukrainien et lui promettent leur soutien. Le lundi 3, Donald Trump suspend l’aide américaine à l’Ukraine. Le mardi 4, Volodymyr Zelinsky écrit au président américain qu’il accepte désormais toutes ses conditions.
Il ne s’agit pas d’une séquence géopolitique ; il s’agit d’un chef de gang qui donne des claques à ses affidés pour qu’ils n’oublient pas quelle est leur place. Business as usual.
Je crois que ce serait une erreur d’attribuer ce comportement à la seule personnalité de Donald Trump, nous avons vu dans la note (4) le mépris que manifestait Barack Obama à l’égard des Européens. Jo Biden, moins ordurier que Donald Trump dans la forme, n’était pas pour autant un chevalier blanc, volant au secours d’une innocente démocratie menacée par l’ogre russe.
Les détracteurs de Donald Trump affirment qu’il s’est soumis à Moscou, qu’il en adopte toute la propagande et qu’il a tout cédé sans rien obtenir. Au stade où nous en sommes, Donald Trump n’a rien cédé du tout. Les véritables concessions se verront lorsqu’un traité sera signé. Pour l’heure, il est seulement possible d’estimer la main de chaque protagoniste. Nous avons vu ci-dessus combien la Russie est actuellement perdante. En trois ans de guerre, elle n’est pas parvenue à s’emparer de la totalité des deux oblasts qu’elle visait, Donetsk et Lougansk ; si les négociations s’ouvrent, cela lui restera à obtenir.
Les Etats-Unis n’ont certes pas atteint leur objectif de déstabiliser la Russie, mais leur main reste solide. Elle comprend d’abord le basculement dans l’OTAN de la Suède et la Finlande ; c’est fait, cela ne figurera pas au menu des discussions : énorme revers pour la Russie qui a d’ores et déjà perdu, et pour longtemps, un voisin neutre (la Finlande) avec qui elle partage 1 200 km de frontière.
Autre élément de la main de Donald Trump, plusieurs compagnies américaines, dont Blackrock et Monsanto, ont déjà acheté une grande partie des terres cultivables d’Ukraine. Business as usual.
Enfin, élément majeur de la main américaine, les gazoducs de la Baltique (Nord Stream 1 et 2). Leur sabotage fut un coup sévère pour la Russie. Or, le 30 janvier, le Danemark (par ailleurs sous pression de Donald Trump au sujet du Groenland) annonce donner son feu vert pour la réparation des gazoducs, c’est-à-dire une perspective de remise en service. Au même moment, un tribunal helvétique accepte de reporter au 9 mai la liquidation de la société propriétaire des gazoducs (dont le siège social est en Suisse), juste quand Stephen Lynch, un investisseur américain, se déclare prêt à les acquérir. Merveilleux alignement de planètes. Ce n’est bien sûr qu’une hypothèse, mais la remise en service de Nordstream I et II, même sous « contrôle » américain, est un puissant levier pour tempérer les exigences de Vladimir Poutine.
Les deux chefs de gang se sont confrontés et ont pu mesurer leurs puissances respectives : ils enterrent maintenant la hache de guerre et vont se « partager la ville », à proportion du rapport de forces. Business as usual.
C’est le constat, somme toute banal, mais amer, que la marche du monde reste régie par les rapports de force entre les puissances. Cela dit, ne désespérons pas. Pascal disait que la violence et la vérité se livraient une « étrange et longue guerre » et que nulle d’entre elles ne saurait venir à bout de l’autre. Tout néo-impérial que soit le comportement des États-Unis, il prône les libertés, l’initiative individuelle et la démocratie ; non seulement nous pouvons nous en réjouir, mais encore nous devons, pacifiquement, les réclamer sans cesse et dénoncer les États-Unis lorsqu’ils les enfreignent. Prendre au mot les intentions louables, quand bien même ne seraient-elles qu’un habillage hypocrite du système néo-impérial, voilà une stratégie que l’Europe aurait pu (ou devrait, s’il en est encore temps) adopter.
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En quoi ce billet est-il girardien ? Où sont les concepts de la théorie mimétique ?
Ils se trouvent dans le changement de paradigme impulsé par Donald Trump. Carl Schmidt disait que « l’essence du politique est de désigner l’ennemi ». Si l’ennemi est désigné par quelqu’un, c’est qu’il n’est pas intrinsèque : rien ne s’oppose donc à en changer. Donald Trump ne fait rien qu’exercer l’essence de sa fonction en désignant un autre ennemi. Chaque président fait de même : George W. Bush ciblait le terrorisme, l’Iran et l’Irak ; Barak Obama passe un accord avec l’Iran et accuse le système financier (contre lequel il ne fera rien) ; le premier Trump déchire l’accord avec l’Iran et s’en prend à la Chine ; Jo Biden se fâche avec l’Arabie Séoudite, oublie la Chine et cible la Russie. La pratique de « désigner l’ennemi » perdure : business as usual.
Bien entendu, la théorie mimétique a traduit le terme de Carl Schmidt par celui de « bouc émissaire ». C’est logique puisqu’il s’agit de choisir celui à qui l’on fait porter la responsabilité des maux qu’endure la collectivité. Mais je suis très gêné par la polysémie excessive du terme de « bouc émissaire » et je trouve que la théorie mimétique n’a pas ici suffisamment développé son lexique.
Lors des crises (mimétiques forcément), avant que ne se produise le consensus sur la victime à sacrifier, les clans s’affrontent et chacun « propose » un coupable. Girard a illustré cette phase, dans Je vois Satan tomber comme l’éclair, lorsqu’Apollonius de Tyane propose à l’angoisse de la foule, touchée par la peste, un misérable mendiant en guise d’exutoire. Mais c’est seulement la cristallisation de l’hostilité de la foule qui fait du mendiant un bouc émissaire ; auparavant, il n’est qu’un quidam accusé arbitrairement. C’est, à mon sens, un manque de la théorie mimétique que de ne pas avoir de mot pour désigner celui qui est « proposé » comme bouc émissaire, sans cependant en être encore un.
Pourquoi serait-il intéressant d’avoir un tel mot ? Parce qu’il se pourrait que nous soyons justement embourbés dans cette phase précédant la cristallisation. Nous avons encore le réflexe archaïque de recourir au bouc émissaire, mais nous savons que son exécution est illusoire. Girard a suffisamment expliqué comment la Passion du Christ a révélé la fausseté et l’injustice du sacrifice du bouc émissaire ; y contribue sans doute aussi l’esprit scientifique et la rationalité, lointain héritage de la Grèce antique et qui s’est puissamment développé depuis la Renaissance.
Recourir au mécanisme du bouc émissaire tout en sachant (au moins pour une partie de la communauté), que son exécution ne produira rien, c’est tourner en boucle dans la phase girardienne où la cristallisation ne s’est pas produite. Et nous savons qu’elle ne se produira jamais.
Je ne sais pas si nous vivons des temps apocalyptiques, selon la thèse répandue chez les girardiens. Mais il me semble que cela fait de nombreux siècles que les empires et les systèmes néo-impériaux (« les Puissances et les Principautés », pourrions-dire pour renouveler un peu notre vocabulaire) désignent leurs « méchants » pour exciter les foules et les entraîner à d’ignobles carnages, seulement utiles aux princes.
Décidément, j’ai du mal à voir dans le trumpisme une eschatologie ; il ne m’apparaît que comme… business as usual.
(4) Zbgniew Brzezinski dans « Le grand Echiquier » : « Les pays d’Europe sont les vassaux des États-Unis » ; Barack Obama à propos des pays européens : « Ce sont nos amis, même s’il faut parfois leur tordre le bras pour qu’ils comprennent ce que nous voulons qu’ils fassent » (interview à Vox en janvier 2015)
(5) Avant d’être l’odieux dictateur qui nécessita deux guerres, Saddam Hussein était un ami des Etats-Unis, qui le soutenaient dans l’inutile et long massacre de la guerre entre Iran et Irak (1980-1988) ; il s’agissait pour l’Amérique de combattre le régime des mollahs et de laver l’affront de la prise d’otages de l’ambassade américaine à Téhéran.
(6) Association lancée en 2021 avec pour objectif que les activités de prêts et d’investissements ne causent aucune émission de gaz à effet de serre ; 140 banques de 40 pays s’y étaient ralliées.
La pensée apocalyptique de Girard nous fait prendre conscience du fait que se dresse face à nous une crise d’une radicalité telle que nos solutions traditionnelles fondées sur le sacrifice, nos institutions sensées assurer un cadre à notre vie collective, sont rendues obsolètes. Trouver de nouvelles solutions à nos conflits, une nouvelle manière de vivre ensemble, devient une nécessité vitale. Nécessité d’autant plus urgente que nos pratiques sacrificielles ont aujourd’hui pour effet d’aggraver la crise qu’elles pouvaient hier apaiser ; il est devenu aujourd’hui de plus en plus impossible de distinguer une bonne et une mauvaise violence, toute violence est nue dans la mesure où les justifications se sont usées.
Faut-il alors considérer que toute institution humaine doit disparaître pour laisser place à un monde fait uniquement de relations personnelles ? Cela ne semble pas concevable, l’homme déchu est dans l’incapacité de vivre en parfaite communion avec Dieu. Bien qu’étant à jamais violentes, nos institutions nous sont néanmoins indispensables 1.
Il s’agit donc désormais de transformer nos institutions en profondeur, mais comment ? Sur le modèle de la subversion du sacrifice (origine première de toutes nos institutions) par l’Eucharistie, nous devons chercher à subvertir les institutions humaines pour les réorienter vers nos véritables besoins et réduire autant que possible leur dimension sacrificielle. Il nous faut retrancher d’elles toute justification moralisatrice et faire qu’elles ne s’imposent pas comme l’unique chemin possible dans nos vies. Nous devons pour cela adopter à leur égard l’attitude du Christ : en faire la critique spirituelle tout en nous y soumettant matériellement. Toute lutte matérielle contre les institutions devenant pour elles une nouvelle occasion de justification, et ayant donc pour effet de les renforcer.
Le cas de l’éducation et de l’école
Pour illustrer cette problématique nous pouvons méditer sur le cas de l’éducation qui est à la fois un besoin et, avec l’école, une institution. À quels besoins répond aujourd’hui l’école ? Elle répond pour partie à des besoins purement sacrificiels comme celui de légitimer l’ordre social, c’est-à-dire de légitimer l’abandon plus ou moins important par la société de ceux qui n’auraient pas « bien travaillé » quand ils étaient enfants : elle est un moyen de reproduction sociale comme l’a parfaitement montré Pierre Bourdieu dans son ouvrage La reproduction. Mais elle répond aussi à des besoins véritables comme transmettre nos savoirs de générations en générations, apprendre à vivre ensemble ou encore délivrer des diplômes qui permettent d’avoir confiance en ceux à qui nous confions nécessairement notre existence au quotidien dans un monde technique de plus en plus complexe et dangereux.
Pourtant, même lorsqu’il s’agit de prendre en charge de vrais besoins, l’école possède toujours une dimension sacrificielle, en particulier à travers le processus d’évaluation. L’évaluation a certes pour but de s’assurer de l’efficacité des enseignements, de l’acquisition des savoirs et compétences par les élèves, mais aussi d’exclure les « mauvais » élèves. Un tel constat n’a certes rien de précurseur, la conscience des violences est déjà avancée dans notre société et nombre de forces sont à l’œuvre pour tenter d’extirper la dimension sacrificielle de l’évaluation. Malheureusement, il semble bien que tout ce qui a été tenté jusqu’à présent ne soit pas à la hauteur des enjeux et, pire que tout, que ces tentatives ne s’attaquent qu’à la partie la plus visible des discriminations pour finalement, de manière très hypocrite, re-légitimer l’ordre sacrificiel. Sans prétendre à l’exhaustivité, regardons ainsi de plus près quelques unes des perspectives qui irriguent les innovations actuelles au sein de l’éducation nationale.
Dans un premier temps, il est souvent proposé de revoir la forme de l’évaluation, la manière dont elle est présentée aux élèves pour la rendre moins violente. Par exemple, il est parfois proposé de ne plus utiliser la couleur rouge pour corriger, couleur qui nous rappelle en effet de manière symbolique le sang versé lors du sacrifice. Ou encore de substituer au système d’évaluation numérique un système d’évaluation par couleurs ou par lettres (pourtant déjà présent dans les pays anglo-saxons, dont on peine à percevoir la nature moins sacrificielle). De tels changements ne sont pas nécessairement dénués d’intérêt, mais il est bien évident qu’ils sont d’ordre purement cosmétique, qu’ils seraient à eux seuls parfaitement hypocrites.
Sur un plan plus fondamental, il existe aujourd’hui une volonté de prendre en considération, lors de l’évaluation, les difficultés spécifiques de certains élèves, des élèves porteurs de signes victimaires, par exemple les fameux « dys ». Pourtant, les mesures aujourd’hui envisagées en ce sens comportent une nouvelle fois le risque d’être purement hypocrites. Tout d’abord dans la mesure où elles restent relativement inefficaces (le tiers-temps supplémentaire accordé lors de l’examen n’étant pas adapté à certains de ces troubles) et surtout, parce qu’elles nous font oublier que toutes les mauvaises évaluations sont le résultat de déterminismes biologiques, psychologiques ou sociaux. Mettre fin aux discriminations les plus visibles pour entériner les autres est un service rendu à l’ordre sacrificiel.
La seule mesure a priori conséquente ayant été mise en place est en réalité la révision à la hausse de toutes les évaluations, de manière à mener tous les élèves ou presque à l’obtention du baccalauréat. Ce qui est effectivement bien plus conséquent que de produire une diversité de diplômes spécifiques à chaque catégorie d’élève, délivrer des diplômes sans valeur étant un moyen de masquer les exclusions. Pourtant, le maintien artificiel en classe d’élèves parfaitement inaptes à acquérir le savoir qu’on prétend leur transmettre, ne peut produire sur eux qu’une violence psychologique phénoménale et se trouve par conséquent à l’origine de violences insupportables que ces élèves inaptes exercent à leur tour sur d’autres élèves ou sur des personnels d’éducation (enseignants et autres). De plus, le fait de distribuer le baccalauréat à plus ou moins tous les élèves n’a pu que dévaluer ce diplôme, le résultat de l’opération étant donc concrètement le même que de distribuer des diplômes spécifiques. Autrement dit, cela n’a pas fait disparaître la sélection, mais n’a fait que la retarder et la déléguer pour mieux s’en laver les mains. La sélection doit maintenant être assumée par l’enseignement supérieur, y compris dans les filières en théorie non-sélectives (et cela de manière impersonnelle par l’intermédiaire de la plate-forme Parcoursup pour que personne n’ait trop à se salir les mains) ou par la société civile au moment du recrutement professionnel.
Face à ce constat d’échec, nous pouvons alors envisager trois voies pour réformer l’évaluation en profondeur et rendre le fonctionnement de l’école moins sacrificiel : attendre de la société une prise en charge totale des discriminations pré et extra-scolaires de manière à rendre possible la réussite de tous les élèves, ce qui arrivera sûrement lorsque les poules auront des dents ; refuser toute évaluation au sein du système éducatif, ce qui nécessiterait de repenser en même temps de fond en comble le fonctionnement de notre société et en particulier le marché du travail (chantier qui est donc titanesque mais peut-être néanmoins indispensable) ; assumer l’évaluation et les discriminations qui en découlent, tout en nous assurant que celles-ci ne portent jamais sur la personne de l’élève et sa valeur intrinsèque ; c’est-à-dire assurer la reconnaissance collective d’une égale dignité à tous les savoirs et compétences, à toutes les voies d’apprentissage et à tous les métiers (ce qui nécessiterait concrètement, pour ne pas être hypocrite, de reconsidérer les écarts de rémunérations).
1Le cas du langage paraît à ce titre particulièrement éclairant. Nul doute que le langage humain comporte une origine et des dimensions à jamais sacrificielles, et pourtant il nous est parfaitement inconcevable de nous en passer. Nous ne sommes même pas en capacité d’imaginer ce que pourrait être une existence humaine sans langage. D’ailleurs, comme le note Jacques Ellul dans Sans feu ni lieu, nos institutions ont certes pour origine la volonté des hommes de s’émanciper de Dieu, mais elles ne sont pas définitivement condamnées. En tant que créations humaines, elles sont aimées de Dieu qui se propose de les récapituler dans la Jérusalem Céleste.
Le Nombre d’or est une curiosité mathématique. Euclide fut le premier à en parler : c’est la proportion qui divise un segment en deux sous-segments inégaux, de telle sorte que le rapport du petit au grand est le même que celui du grand au tout.
Avec donc la proportion :
Cette proportion est le Nombre d’or, dénommé φ (Phi) en hommage au sculpteur de l’antiquité grecque, Phidias. Comme chacun sait, sa valeur est de 1,61803398875… le nombre de décimales étant infini. On en reste en général à 1,618 et à 61,8% sous forme de pourcentage.
Ce nombre possède de nombreuses particularités intrigantes, qu’il serait fastidieux d’énumérer ici ; Internet regorge de sites qui en font des présentations plus ou moins spectaculaires. Néanmoins, d’un strict point de vue mathématique, φ n’est pas d’une immense utilité. Il se trouve certes dans diverses constructions géométriques (pentagones, spirales, triangles, etc.) mais son prestige lui vient de considérations bien différentes.
Parmi l’infinité de rectangles que vous pouvez dessiner, se trouve celui dit « Rectangle d’or » ; ainsi nommé parce que la proportion entre son grand côté et son petit côté est celle du Nombre d’or. Un petit croquis vaut mieux qu’un long discours :
Eh bien depuis la Grèce antique, ce rectangle a la réputation d’être le plus harmonieux d’entre tous. Nous glissons de l’objectivité mathématique vers un jugement esthétique. D’où cela vient-il ?
Nous serions tentés de suggérer un nom, encore que le phénomène s’apparente sans doute davantage au consensus d’une époque. Ce nom est celui d’Aristote, selon qui l’art se doit d’imiter la nature.
Et en effet, la proportion du Nombre d’or est très présente dans la nature. Divers coquillages suivent la spirale qu’il engendre, de même que les fougères ; il règle les figures de la peau d’ananas, de la fleur de tournesol, des pommes de pin ; il se retrouve dans plusieurs fleurs, plantes et arbres. Il est même possible de dire que vous-mêmes, chers lecteurs, l’avez en main puisque vos différentes phalanges en donnent successivement la proportion approximative.
Le culte du Nombre prend son essor à la Renaissance. Luca Pacioli, un moine et géomètre, lui consacre un traité intitulé « La Divine Proportion », pour lequel son ami Léonard de Vinci dessine des illustrations, en particulier le célèbre « Homme de Vitruve ».
Et dès lors les spécialistes s’acharnent à débusquer la présence de φ dans les Pyramides, le Parthénon, la cathédrale de Chartres, La Joconde, les tableaux de Poussin, etc. Le Nombre d’or devient un canon esthétique, un secret pour parvenir au Beau, presque une mystique.
La survenue des Lumières puis des très rationalistes XIXème et XXème siècles allait-elle « déconstruire » le mythe du Nombre d’or ?
Pas le moins du monde.
Vers 1780, Haydn et Mozart mettent au point l’une des formes majeures de la musique, la forme-sonate ; son moment stratégique en est le retour de la mélodie principale dans la tonalité d’origine. Chez nos deux musiciens, ce moment survient très généralement aux deux-tiers du morceau, c’est-à-dire approximativement à la proportion du Nombre d’or.
Etait-ce voulu ? Le débat reste ouvert. Mais deux siècles plus tard, un Bartok ou un Xenakis revendiquent sciemment et consciemment l’usage du Nombre d’or pour élaborer leurs morceaux. Pendant ce temps, Gaudi s’en inspire pour les pavages de la Sagrada Familia. Le Corbusier travaille avec le Modulor, un outil de son invention intégrant le Nombre d’or et les proportions du corps humain. Nos amis photographes emploient couramment la règle des tiers, qui en dérive. Et Photoshop, fleuron des Nouvelles Technologies de l’Information, en recommande activement l’usage. Les colonels Wang Xiangsui et Qiao Liang, rénovateurs de la pensée stratégique et militaire chinoise avec leur ouvrage « La Guerre hors limite » (1999), font du Nombre d’or un repère fondamental de leur domaine (et se gaussent au passage de l’Occident, qui, selon eux, en aurait oublié le secret).
Et pourtant, cette idolâtrie ne résiste pas vingt secondes aux constats les plus élémentaires. En effet beaucoup de phénomènes naturels sont régis par des chiffres, des proportions ou des lois sans le moindre rapport avec notre malheureux φ. D’innombrables chefs d’œuvres, dans tous les domaines, n’ont aucun lien avec lui.
Ainsi donc, le Nombre d’or, divinisé jusque dans le temps des « déconstructions » radicales et systématiques, devrait-il être « rejeté comme la pierre de faîte » ?
En bien non, il peut rester une référence : et cela, grâce à la théorie mimétique (si ce billet devait devenir un clip vidéo, il serait séant d’introduire ici un vigoureux roulement de tambour pour souligner la solennité du moment). Il s’agit bien sûr de conserver φ comme référence rationnelle et non de faire perdurer le caractère magico-religieux qui lui est encore attribué.
Expliquons-nous.
Le girardien du rang sait à quel point le mimétisme est ambivalent. Son versant lumineux est celui de l’admiration, de l’apprentissage et de l’émulation ; sa face sombre est celle de l’envie, de la rivalité et de la violence. Comment faire face cette ambivalence, à défaut de la maîtriser ?
Une fois de plus, c’est René Girard qui nous met sur la piste. La rivalité, nous dit-il, jaillit d’une trop grande proximité, d’une trop grande similitude ; le matelot se voit comme rival du quartier-maître, pas du contre-amiral.
A l’opposé, un éloignement maximal est tout simplement le signe de l’absence de mimétisme : aucun risque de violence en effet, mais tout le versant lumineux du mimétisme est perdu.
Ainsi donc, l’ambivalence du mimétisme s’appréhende-t-elle comme une dialectique de l’éloignement et de la proximité, du distinct et du semblable. Existerait-il un point d’équilibre, un compromis entre les deux termes ?
C’est ici que nous pouvons proposer notre ami le Nombre d’or.
Il représente un optimum entre différence et identité ; avec une proportion plus élevée, nous nous approchons dangereusement de la zone de rivalité ; avec une proportion plus faible, nous perdons les bienfaits du mimétisme. φ représente la manière la plus dissemblable d’être identiques, qui est aussi la manière la plus similaire d’être différents.
Mais dans toute bonne histoire girardienne, il nous faut un rival. Et le Nombre d’or en a un : c’est le partage 50/50 ; la moitié ; 0,5 au lieu de 0,618. Et il est vrai que ce partage en deux est des plus présents dans la nature et dans les créations humaines.
Je vous propose néanmoins de le rejeter fermement et de donner la palme au Nombre d’or.
Pourquoi ? Pour deux raisons. Tout d’abord, n’oublions pas que nous cherchons un repère pour nous guider face à l’ambivalence du mimétisme ; or, le partage 50/50 ne nous guide en rien face à l’ambivalence : il en est au contraire l’incarnation ! A l’instar du célèbre verre, à la fois à moitié plein et à moitié vide.
La deuxième raison est plus décisive encore, et c’est à nouveau René Girard qui nous la souffle : en divisant par deux, nous créons deux entités strictement identiques, c’est-à-dire que nous installons immédiatement les conditions du conflit mimétique. La division à la proportion du Nombre d’or donne deux entités ; la petite ne peut être tenue pour négligeable par rapport à l’autre ; mais une hiérarchie est installée, nous évitons ainsi la « crise du degree », dont René Girard a commenté les effets dévastateurs.
Retenons donc la proportion du Nombre d’or comme repère dans la dialectique du proche et du lointain, c’est-à-dire de l’ambivalence du mimétisme.
Mais alors, que peut bien signifier d’imiter quelqu’un à 61,8% ? de partager 61,8% des opinions d’un autre ? d’adopter comme raison de vivre 61,8% de celle de son modèle ?
Il n’existe aucune procédure pour répondre à de telles questions (aucune « recette » si vous préférez un terme moins technocratique). Le recours à nos facultés inventives est inévitable. A chacun de voir s’il préfère une existence créatrice ou procédurale…
Il est classique de considérer dans un premier temps le désir comme un manque qu’on chercherait à combler par l’intermédiaire d’un objet désiré ou désirable, et dans un second temps que la réalisation de ce processus produirait en nous une satisfaction. Or, dans la mesure où la théorie girardienne remet en cause une telle conception du désir, elle semble aussi nous amener à réinterroger la notion de satisfaction.
Contrairement à la pensée philosophique classique, Girard nous apprend que le désir n’est pas l’identification objective d’un manque qui nous pousserait à rechercher l’objet le plus approprié pour être comblé ; certains désirs portent sur des choses parfaitement vaines et la plupart des désirs surestiment largement la portée de leur objet. Mais le désir n’est pas non plus le résultat d’un attrait que les objets exerceraient sur nous ; nous pouvons nous mettre à désirer brusquement quelque chose que nous avions pourtant côtoyé depuis longtemps. Le désir est en réalité essentiellement déterminé par le regard et le comportement d’autrui. C’est seulement lorsque quelqu’un semblera porter un intérêt à quelque chose que nous nous mettrons à désirer cette chose, et que nous la désirerons aussi intensément que nous imaginons l’autre le faire (que nous attribuerons à tort ou à raison un pouvoir de satisfaction plus ou moins grand à cette chose).
Cependant cette réalité mimétique du désir ne semble pas remettre en cause deux éléments fondamentaux du schéma classique : 1) l’obtention de l’objet de nos désirs produit, au moins sur le moment, une certaine satisfaction (et inversement), 2) nous avons objectivement, biologiquement, des besoins à remplir sans quoi nous sommes condamnés à la souffrance.
Allons plus loin, bien que l’identification de l’objet potentiellement source de satisfaction se fasse de manière mimétique (et donc en un sens irrationnelle), il est tout à fait probable que nous considérions par la suite nos choix sous la forme d’un calcul utilitariste, d’une maximisation de notre satisfaction. Ainsi l’idéal du bonheur, du plus grand état de satisfaction possible, reste tout aussi pertinent à nos yeux de girardiens qu’il l’était aux yeux des philosophes classiques.
La nature mimétique du désir vient même légitimer les réflexions d’Épicure concernant les objets les mieux à même de produire cette plus grande satisfaction : ceux des désirs identifiés comme « naturels et nécessaires ». Les choses exceptionnelles produisant en effet une satisfaction au final identique aux choses simples (dans la mesure où leur dimension exceptionnelle relève du regard des autres et non de leur nature propre), tout en comportant sur leur chemin plus d’efforts, de sacrifices et de risques de frustration (puisque pour obtenir ces choses particulièrement prisées, il nous faudra triompher des rivaux dont nous imitons le désir).
Ce que remet néanmoins en cause la réflexion de Girard au sein de la pensée épicurienne est le fait qu’il suffirait de comprendre et de s’accoutumer au raisonnement précédent pour se mettre à désirer uniquement les choses simples. Puisque nous désirons toujours par imitation, seule la présence d’un modèle d’humilité dans notre vie peut nous détourner des désirs artificiels qui nous font emprunter le chemin du malheur. Présence qui restera d’ailleurs indispensable tout au long de notre vie, même une fois engagés sur le chemin du bonheur, puisque nous ne cesserons jamais d’imiter autrui dans nos désirs : nous posséderons toujours des neurones miroirs.
Une autre manière d’exprimer cela, moins favorable à Épicure, consiste à dire que la visée de l’être humain ne peut pas se limiter à une simple succession de plaisirs instantanés. Nous avons besoin de situer cette succession dans une perspective plus vaste, nous avons besoin de donner un sens à notre vie. C’est pourquoi, alors que le niveau de bien-être dans notre société est historiquement sans égal, le mal-être est si commun au sein d’une époque qui a déconstruit tous les modèles (au point de ressentir le besoin d’avoir des « influenceurs »), d’une époque qui a réduit nos perspectives à la seule fuite en avant du progrès technique.
En réfléchissant encore un peu, nous pouvons même constater que l’imitation d’un modèle épicurien quelconque n’est pas suffisante pour le bonheur, que seuls les yeux levés vers un modèle prestigieux (c’est-à-dire de médiation externe) semblent permettre de négliger aussi bien les peines modérées (mais inévitables) du quotidien que l’angoisse de la mort. Et seul un modèle de médiation externe irréprochable peut être admiré de manière suffisamment durable, sans donner lieu à une quelconque déception, pour nous permettre de conserver la vie bienheureuse. Concluons ainsi que si l’imitation du Sage est probablement une voie vers le bonheur, l’imitation de Jésus Christ l’est très certainement.
Ndlr : l’illustration pour Jésus a été réalisée par une Intelligence Artificielle à partir du Suaire de Turin.