
En quelques semaines, deux affaires secouent la gauche du spectre politique français. Adrien Quattenens, figure montante de La France Insoumise, est accusé d’avoir giflé sa conjointe. Julien Bayou, secrétaire national d’EELV, accusé de harcèlement moral, est poussé à la démission.Le déchaînement médiatique est justifié par une « tolérance zéro » à l’égard des actes de violence conjugale.
Les rares défenseurs des deux accusés se voient immédiatement brocardés sur les réseaux sociaux. Jean-Luc Mélenchon tente de prendre la défense de son ami, Manuel Bompard essaye de relativiser la gravité d’une gifle comparée à des violences récurrentes. Mal leur en prend. Ils sont sévèrement jugés pour leurs propos jusqu’au sein de leur parti.
On a là l’exemple d’une justice de foule biaisée d’emblée par un phénomène en soi sain et souhaitable, la libération de la parole des femmes victimes de violences conjugales. Dans les deux cas, aucune plainte n’a été déposée et dans les deux cas les conjointes souhaitaient garder le conflit au niveau privé et en-dehors de la justice. Il y a aussi un amalgame entre les violences conjugales types et les actes reprochés. Dans le premier cas, on constate une relation déséquilibrée dans laquelle les violences vont toujours dans le même sens. La victime – majoritairement une femme – est généralement sous influence et subit passivement la violence de son conjoint. Ici, d’après les informations fuitées dans les médias, on se trouve en présence de séparations conflictuelles.
Parlons donc, ce que personne ne fait dans le débat, de séparations conflictuelles.
N’en déplaise aux accusatrices et accusateurs de Quattenens et Bayou, dans ce cas de figure, la violence n’est pas limitée aux agressions physiques et nullement imputable aux hommes seulement. La guerre psychologique que se livrent les ex-amants peut prendre des formes terrifiantes. En témoignent entre autres–avec un relais médiatique beaucoup plus discret – les pères qui dénoncent l’instrumentalisation de la garde parentale par une conjointe sans scrupule. La justice, d’après les statistiques, semble aujourd’hui encore privilégier la mère pour des raisons idéologiques. En France, d’après l’INSEE1, lorsque la justice ne retient pas la solution de la garde alternée (seulement 11,5% d’enfants de parents séparés en 2020), elle favorise la résidence chez la mère dans 86% des cas. Mais le plus alarmant concerne le nombre de pères qui, par décision de justice, par impossibilité pratique ou par découragement, renoncent à rester en contact avec leurs enfants. Une partie de ces cas relève d’une stratégie délibérée de la mère de couper tout contact entre ses enfants et leur père. Les conséquences sont parfois désastreuses, comme en témoignent les associations qui tentent de faire entendre la voix des pères divorcés.
Précisons. Non, je ne cherche pas à défendre un discours masculiniste, ni à « détourner l’attention », crime dont sont accusés toutes celles et ceux qui essayent de mettre un peu de nuance dans le débat. Je traite de ce problème de société seulement pour illustrer la réalité multiforme de la violence quand le ressentiment réciproque a remplacé l’amour, quand le couple tourne à l’aigre.
Quid des enfants ? Les débats de pédopsychiatres ne permettent pas de trancher quant à la prééminence du lien entre la mère et ses enfants, ou l’importance de garder le lien avec les deux parents. En réalité les enfants s’adaptent très bien à toutes les situations familiales, à condition de ne pas être pris en étau dans un conflit violent entre les parents, et surtout de ne pas être instrumentalisés. C’est seulement lorsque ces conditions ne sont pas remplies que le développement de l’enfant sera perturbé. Or la justice et le débat de société s’évertuent à s’appuyer sur des critères discutables et des positions idéologiques qui nient cette primauté du conflit.
Le problème, c’est qu’on ne peut pas juger un conflit, la relation n’est pas un sujet de droit. Il faut donc nécessairement désigner un « gentil » et un « méchant », et sanctionner ce dernier. Dans le cas de figure que nous traitons, aucun jugement ne pourra jamais être juste. Dans le cas d’un conflit conjugal violent, il n’y a ni gentil ni méchant, seulement deux personnes enfermées dans ce « double bind » qui gomme les différences, qui transforme les deux rivaux en pitbull, l’objet de désir que l’on cherche à s’arracher étant souvent la progéniture.
La justice, en la matière, présente l’exemple parfait d’un système sacrificiel. Au nom du bien-être de l’enfant, désigné arbitrairement comme la seule personne susceptible de souffrir, la seule méritant d’être préservée, défendue, on sacrifie sans vergogne un des deux parents.
Pour en revenir aux scandales qui nous préoccupent, on voit qu’ils illustrent un phénomène inédit : un monde qui dénonce sa violence est condamné à des rapports humains de plus en plus conflictuels, et toute tentative de la justice, du législateur ou du monde des idées de résoudre le problème ne fait que l’attiser. C’est ce qu’Isaïe nous expliquait déjà il y a bien longtemps :
L’homme fort devenu amadou,
Son travail étant l’étincelle,
Tous deux ensemble brûleront,
Et personne pour éteindre. (Isaïe 1, 31)
René Girard l’a énoncé sans ambiguïté : un monde qui choisit le refus du sacrifice ne peut survivre sans faire le choix radical de la non-violence. On constate, sans surprise puisque ce message n’a jamais été entendu, exactement le contraire : le moindre fait divers est jeté, pour des raisons légales, idéologiques ou politiques, sur la place publique, confié au tribunal populaire, autrement dit à la foule sacrificielle. Et nous nous étonnons de vivre dans un pays où le vivre-ensemble se dégrade année après année…
Je l’ai déjà cité, mais ce passage du livre de l’Apocalypse reste le meilleur résumé du phénomène que nous vivons :
Quand il ouvrit le cinquième sceau, je vis sous l’autel les âmes de ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu et du témoignage qu’ils avaient porté.
Ils criaient d’une voix forte : Jusques à quand, Maître saint et véritable, tarderas-tu à faire justice et à venger notre sang sur les habitants de la terre ? (Apocalypse 6, 9-10)
Il y a là une véritable prophétie, mais elle ne concerne nullement une civilisation ni un moment de l’histoire en particulier. Elle met en garde contre la frénésie revancharde qui s’empare d’une société lorsque celle-ci a l’audace d’étaler au grand jour sa violence ordinaire. Notre société satisfait assez bien au critère et démontre avec zèle, scandale après scandale, la pertinence de la réflexion de l’auteur du Livre de la Révélation2.
A quand le procureur contre la violence réciproque, l’avocat de la relation ? Qui, parmi les brillants esprits qui se sont crus autorisés à donner leur avis sur ces deux affaires, s’est intéressé aux individus et à leurs souffrances, sans prendre parti ? Qui a cherché à comprendre la genèse de la polarisation violente, du déchirement du couple ? Qui a cherché à prendre contact avec les intéressés pour tenter une médiation, une sortie, non pas du conflit, mais de la violence du conflit, loin des projecteurs et des tribunes militantes ? Je ne peux que confesser une certaine admiration pour le courage de Jean-Luc Mélenchon et de Manuel Bompard lorsqu’ils osent prendre la défense d’un homme, à contre-courant de l’unanimité sacrificielle. Mais quand comprendrons-nous que les positions de principe, en cas de scandale et surtout lorsqu’elles sont médiatisées, ne pourront jamais nous sortir de la polarisation violente ; bien au contraire, qu’elles ne font que rendre la situation plus inextricable ?
« À ceux qui te contredisent à son propos, maintenant que tu en es bien informé, tu n’as qu’à dire : Venez, appelons nos fils et les vôtres, nos femmes et les vôtres, nos propres personnes et les vôtres, puis proférons exécration réciproque en appelant la malédiction d’Allah sur les menteurs. » (Coran, Sourate Al-Imran, 3,61)
Il est d’autant plus difficile de sortir de nos réflexes sacrificiels qu’ils nous sont encore largement invisibles. Raison de plus pour essayer de les révéler. Un peu de recul suffit à constater que nos antiques formules pour résoudre les conflits violents ont perdu leur pouvoir. Nous sommes invités à un changement paradigmatique majeur. Il devient clair que ce n’est ni par la justice rétributive ni par les positions de principe que nous résoudrons les crises. La seule issue est de remplacer la vision manichéenne du bon et du méchant par le souci de la relation. L’entourage d’un couple qui se déchire a le choix entre choisir son camp et rendre le conflit encore plus violent, ou constater que la dégradation de la relation laisse deux victimes à terre, sans compter les victimes collatérales, trop souvent invisibles. Alors, en tant que proches ou moins proches, nous sommes invités à porter un regard bienveillant, miséricordieux et compassionnel, à écouter sans juger, à aider les ex-amoureux à porter leur croix ; et ce choix conscient de la bienveillance, miracle ! suffit souvent à rétablir la paix. Nous sommes des animaux mimétiques, pour le pire comme pour le meilleur.
1site de l’INSEE : https://www.insee.fr/fr/statistiques/5227614#:~:text=En%202020%2C%20en%20France%20hors,par%20la%20loi%20depuis%202002.
2J’utilise ici la dénomination anglo-saxonne du livre de l’Apocalypse, qui a le mérite de nous rappeler l’étymologie du mot et sa signification profonde.
Merci Hervé de cette remise en perspective salutaire. J’avais éprouvé une gêne mais n’étais pas allé jusqu’au bout la logique sacrificielle qui sous-tend ces séquences.
Tu notes en passant que le procès, médiatique comme juridictionnel, manque d’instances d’apaisement et qu’il exacerbe la violence dans l’affrontement des points de vue et la recherche d’une victoire de l’un des protagonistes. Je crois qu’il existe ou existait autrefois des instances de conciliation dans le cabinet du juge au affaires familiales. Mais il est peu probable que l’équivalent puisse se constituer devant le tribunal médiatique.
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Et pourquoi pas ? Pour le coup, ce serait une véritable nouveauté dans le paysage médiatique. Ne peut-on pas imaginer une émission télé, par exemple, qui remplace la propagation des rumeurs et le jugement péremptoire par une écoute de la souffrance des protagonistes et ouvre au dialogue et à la conciliation, plutôt que de participer activement – sous couvert d’indépendance journalistique, comble de l’hypocrisie ! – au jeu de massacre ?
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Une analyse tellement pertinente. Retour aux fondamentaux anthropologiques avec permanence même feutrée des mécanismes sacrificiels.
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Ce n’est pas que je lise vos paroles, Hervé, je les bois, merci beaucoup !
Le travail est en route, notamment effectué par Anne Reiser, que j’ai l’honneur de connaître personnellement.
« L’auteur de ces lignes appelle de ses vœux les modifications législatives destinées à
rendre un tel processus obligatoire: un État qui tolère que la majorité des familles en
rupture soit condamnée à un contentieux à l’efficacité hasardeuse et à l’exécutabilité
difficile, ne saurait en effet être réputé œuvrer au maintien de la paix sociale. »
Cliquer pour accéder à ADR_Arbitrage_Reiser_tir%C3%A9_%C3%A0_part.pdf
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Merci pour le lien, Aliocha. Je pense aussi que la justice réparatrice (je préfère le terme à restauratrice) devient chaque jour plus nécessaire.
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Merci Hervé d’avoir rédiger la recension de mon bouquin sur Girard pour Études ( le cri du prophète)es sur . Bien sûr je lis tous vos commentaires sur Émissaire avec intérêt. Jacques Leroy
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Avec plaisir. Votre livre est d’ores et déjà une référence en ce qui concerne la théologie « girardienne ». Inutile de dire que le sujet me tient à coeur.
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Bonjour Hervé. je cherche à vous joindre mais je n’ai pas votre adresse Mail.
Ce message est une bouteille à la mer !
Jacques Leroy
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Bonjour Jacques,
Laissez un message sur le site de l’ARM, ils vous transmettront mes coordonnées.
https://www.rene-girard.fr/57_p_44340/contact.html
Hervé
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