Charulata

par Benoît Hamot

Trois films de Satyajit Ray sont actuellement visibles (sur arte.tv), dont Charulata, un chef-d’œuvre absolu, tant du point de vue de la forme, du jeu des acteurs, et pour ce qui nous intéresse plus particulièrement ici : une analyse particulièrement subtile des relations de désir et de rivalité.

La comparaison avec « L’éternel Mari », ce court roman de Dostoïevski que Girard considérait comme une illustration limpide du « désir triangulaire », pivot de l’hypothèse mimétique, s’impose à ses lecteurs. Néanmoins, Ray adopte un point de vue diamétralement opposé. Les personnages de Dostoïevski, à la psychologie sommaire, sortes de pantins plongés dans la brume, se débattent sans amour, sans même se reconnaître. Le triangle est voué à se reproduire, chaque personnage restant en quelque sorte rivé à son rôle, condamné d’avance à une damnation sans appel. Dostoïevski, joueur lui-même, sait que l’on joue pour perdre. Le modèle-obstacle a gagné d’avance, mais on ne cesse de buter contre lui, comme une mouche attirée par la lumière au-delà de la vitre. Mais il en va tout autrement dans l’œuvre de Ray. Si la structure triangulaire du désir est fixe et pathologique chez Dostoïevski, elle est mouvante, évolutive chez Ray, car elle conduit à l’amour. La spirale mimétique est ascendante.

Pourtant, le déroulement du drame filmé traverse en apparence des étapes similaires à celles du roman russe. Les deux rivaux, le mari (Bhupati) et l’amant potentiel (Amal) se livrent à un bras de fer au cours duquel, en gagnant la partie, Bhupati croit pouvoir assurer sa maîtrise d’une situation qu’il a sciemment provoquée. Mais la lutte est sincèrement amicale, il s’agit précisément de s’assurer de ses différences, à la fois respectueuses et hiérarchiques, quand le combat entre les rivaux du roman russe obéit à la fascination des doubles, à une haine féroce pouvant les mener à la mort.

Le triangle amoureux « positif » du film de Ray connaît bien entendu des drames, sans quoi cette histoire ne serait ni crédible, ni même intéressante. La présence et l’action « négative » d’un couple extérieur permet d’introduire le double catalyseur précipitant la révélation de l’amour. La jeune femme (Manda) devient une rivale pour Charu (diminutif de Charulata), provoquant son désir jaloux vers Amal. Son mari (Umapada), devenu comptable de l’entreprise de presse dirigée par Bhupati, tient en quelque sorte la place de Judas : il provoque par sa trahison la ruine du journal, mais cette épreuve permettra au couple Charu-Bhupati de se retrouver, l’advenue d’un amour plus grand, plus conscient de l’existence de l’autre, de sa différence et de ses qualités. Bhupati et Charu parviendront alors à accepter leurs différences, qui semblaient d’emblée irréconciliable, à travers la création d’un nouveau journal, dans lequel ils publieront ensemble, lui des articles politiques en anglais, et elle, des poèmes en bengali.

Après le départ d’Umapada (le traître), de Manda (la rivale) et d’Amal (l’aimé), le couple se retrouve seul. Dans la scène de la plage où Bhupati et Charu se parlent enfin et décident de ce nouveau projet, à la question de sa femme qui lui demande innocemment : « Tu y arriveras ? », son mari répond par l’appel à un nouveau personnage tiers, sensé l’aider dans cette entreprise. Afin de refonder un triangle ? Mais ce Nishikanta ne viendra pas au rendez-vous… La scène suivante commence par l’image même de la structure triangulaire sous-jacente à l’intrigue : un long travelling ascendant, amorcé par un plan fixe sur le socle tripode d’un guéridon. L’image de cette base triangulée emplit d’emblée tout l’écran. Puis la caméra s’élève lentement le long du fût torsadé [1] de la table, aboutit à l’image fixe du plateau marqueté de la table circulaire, figurant les cases d’un échiquier sur lequel est posée la lettre cachetée adressée par Amal au couple ami. C’est cette lettre qui provoquera l’éclatement de la vérité du couple, et sa refondation dans l’amour. Mais je ne voudrais pas divulgâcher cette œuvre magnifique : chaque détail, chaque scène et chaque plan du film trouve sa justification dans l’économie du désir mimétique et de l’amour, précisément mise en place par Ray. Il faut voir et revoir le film pour les découvrir…

Cette analyse serait incomplète – mais elle ne prétend pas l’être, car tout chef-d’œuvre authentique reste inépuisable – sans évoquer plus précisément le personnage central de Charulata, à la fois prise par la passion amoureuse et poétesse distanciée, bouleversante d’intériorité, mais observatrice attentive du réel. Lorsque le film commence, elle nous fait observer des scènes de rue à travers sa paire de jumelles. On pourrait dire que Charu « se fait son cinéma » avant même l’invention du procédé cinématographique, car le film se déroule en 1880. Charu occupe la place du réalisateur, ou plus précisément, Ray se projette en elle à travers cette scène inaugurale [2]. Egalement scénariste et compositeur de la musique du film, Satyajit Ray semble vouloir nous prévenir d’emblée : « Charulata, c’est moi ».

Mais on pourrait tout aussi bien lui faire dire : « Bhupati, c’est moi », car les ressemblances sont frappantes entre sa pratique artisanale et très personnelle du cinéma, et ce qu’il nous montre des difficultés traversées par son personnage : la façon également toute artisanale dont le journaliste élabore et imprime directement son journal, dans sa maison, la passion qui l’anime (il parle de son entreprise comme la concurrente principale de son épouse), et enfin la question que Bhupati ne cesse de se poser tout au long du film :  comment concilier la poésie (l’imaginaire) et la politique (la réalité) ? Ces positions ne s’opposent-elles pas ? Cette question s’incarne dans les difficultés que le couple traverse. Plus largement, toute l’œuvre de Ray nous parle de la difficulté d’aimer, l’amour étant la seule quête digne d’être poursuivie.

D’un point de vue théorique, ce film répond avec une grande efficacité, difficile à égaler avec de simples mots, à la vaine recherche d’un certain nombre de disciples de Girard, pour la plupart anglo-saxons et d’influence puritaine, d’un « mimétisme positif » qui serait à opposer au « mimétisme négatif » prétendument prévalant dans sa théorie. Girard lui-même s’était montré particulièrement agacé par cette dérive [3].

Au cœur même de l’amour entre Charu et Amal s’exprime leur rivalité, elle porte sur l’écriture et la publication de leurs œuvres dans une prestigieuse revue de poésie. La rivalité est source de créativité et peut se vivre au grand jour [4]. Elle se cache seulement lorsque le sentiment d’impuissance d’un homme humilié par ses échecs (Umapada) le conduit à s’approprier frauduleusement le bien d’autrui. On devine que la tentation de s’emparer de l’argent est paradoxalement exacerbée par la confiance accordée par son bienfaiteur idéaliste (Bhupati), car sa position surplombante de grand bourgeois libéral fait ressentir plus cruellement encore une dépendance et une condition subalterne qu’Umapada n’accepte pas. Mais il serait présomptueux de vouloir isoler le Bien du Mal, afin de s’en protéger, et d’opposer en ce sens une rivalité créatrice d’un côté, une rivalité vénale de l’autre [5]. C’est aussi dans le but de provoquer chez ses victimes une prise de conscience de la réalité – réalité qui n’a effectivement rien d’idéal : par définition – que le délinquant agit.

Le mimétisme d’appropriation, que l’on pourrait trop hâtivement associer au « mimétisme négatif » des puritains, possède aussi sa part de vérité « positive ». Dans le film de Ray, c’est à travers cette épreuve que Bhupati parvient enfin à franchir le gouffre d’incompréhension qui le séparait des autres, et en particulier de son épouse. Cette distance que toutes ses bonnes intentions de militant politique humaniste et généreux ne parvenaient pas à réduire. Persuadé de se placer dans le camp du réel (la politique) quand Charu et Amal évoluaient dans un monde imaginaire (la poésie), Bhupati n’en revient pas de constater l’inversion de ces positions respectives. Il n’avait rien vu venir. « Cette leçon vaut bien un fromage ? » conclut finement le renard de la fable.

*******

[1]  Les colonnes torsadées, de même que les jumelles, sont deux motifs récurrents dans le film. Au moment le plus décisif pour Charu, alors que son mari bouleversé d’avoir découvert son amour pour Amal est sorti, elle se tient assise et silencieuse sur le lit à baldaquin, adossée à une colonne torsadée, et on devine que c’est au moment même où elle a fait le tour de ses pensées et prit sa décision qu’elle laisse sa tête reposer contre la colonne ; la spirale ascendante de la vie et de l’amour.

[2] L’identification amoureuse avec son actrice est d’autant plus probante que c’est au cours de ce film que Ray prendra pratiquement la place du cameraman, Subrata Mitra, qui finira par se fâcher et le quitter tout à fait par la suite. Dans la scène du jardin, la paire de jumelles de Charulata (Charu) se perd dans le feuillage, puis focalise sur une femme saluant de loin un homme qu’on imagine être le père de l’enfant qu’elle tient dans les bras, puis Charu, troublée, dirige son appareil sur le visage d’Amal. C’est à ce moment que son désir se focalise consciemment sur son objet. Mais cet objet du désir est également Charu elle-même, en mouvement sur une balançoire, et la fixation érotique a lieu par le biais du montage, par deux plans très courts (une fraction de seconde : Ray invente pratiquement le message subliminal…) sur son pied nu effleurant le sol. Ainsi, Charu découvre son désir pour Amal en même temps que le cameraman exprime son désir pour son actrice. Et l’on rapporte que Ray eut effectivement une aventure avec Madhabi Mukherjee dans ces années-là. Quoi qu’il en soit, ces images sont à ce point imprégnées de son regard amoureux que les spectateurs eux-mêmes ne peuvent sortir de cette projection sans en être eux-mêmes troublés… Le désir est mimétique, n’est-ce-pas ? Voir également à ce propos le témoignage de Jean-Pierre Dupuy sur Vertigo, d’Alfred Hitchcock (La Marque du sacré, p.255-280), où le phénomène se dédouble dans l’intrigue elle-même, puisque l’actrice Kim Novak joue le rôle occulte d’une actrice, ce qui produit un effet d’infini que Dupuy développe sous les termes d’auto-référence et d’auto-transcendance, en lien avec le sacré, ce qui lui permet de saisir quelques paradoxes.

[3] J’en fus notamment témoin au cours d’un certain Colloquium On Violence & Religion, organisé à Koblenz.

[4] Ceci peut aussi être mis en rapport avec l’excellent article de Jean-Louis Salasc, récemment paru sur ce site, au sujet de la rivalité Ravel-Debussy.

[5] Voir également Illich : « Si nous supprimons l’expérience du mal, nous supprimerons du même coup l’expérience du bien » (cité par Dupuy, La Marque du sacré, p.104), et bien entendu, Muray qui ne cessait de pester à la fin de sa vue contre « l’empire du bien ».

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