
Aujourd’hui et de longue date, Clausewitz est une référence incontournable en matière de conflits et de stratégie. Guerre ou rumeur de guerre ? L’agora bruisse de son nom et de ses maximes. Pourtant, il a ses détracteurs. A tel point qu’un auteur américain s’est senti le devoir de prendre la défense de l’officier général prussien (a).
Comme sa pensée est au cœur de la vision géopolitique de René Girard, un examen s’impose et il n’est pas anodin.
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L’essentiel des critiques de Clausewitz se focalisent sur la place qu’il donne à la « grande bataille d’anéantissement ». Pour lui, la guerre converge vers ce moment où les adversaires ont concentré leurs forces, et celui qui parvient à anéantir celles de l’autre peut alors lui imposer sa volonté. Beaucoup considèrent que Clausewitz « oublie » ainsi d’autres formes de guerre, comme Basil Liddell Hart, qui développe l’idée des stratégies indirectes. André Beaufre (b) élargit encore le spectre et ajoute, à la guerre selon Clausewitz : la guérilla, les guerres par pressions diverses et la guerre d’influence.
Il semble que l’histoire récente donne raison aux détracteurs de Clausewitz : guerres de décolonisation, guerres par procuration, sanctions économiques, déstabilisations financières, démarches d’influence (théorie du « soft power »), etc. Même si nombre de « batailles » ont eu lieu depuis la dernière guerre, l’histoire des conflits ne se ramène pas à leur liste. L’URSS s’est effondrée sans affrontement clausewitzien ; les décolonisations se sont faites par un mélange de guérillas, de jeux d’influence et de pressions ; la domination économique du Japon a été brisée par la crise financière de 1997 (Clinton obligea le Japon à maintenir un yen fort et à ouvrir le pays aux importations).
En 1999, deux officiers de l’armée chinoise, Qiao Liang et Wang Xiangsui, publient « La Guerre hors limites ». Il s’agit d’une analyse de la première guerre du Golfe (1991) et de perspectives sur les guerres à venir. Le titre évoque irrésistiblement la guerre absolue et la montée aux extrêmes, chères à Clausewitz. Mais le contenu lui tourne complètement le dos ; c’est un retour à Sun Tzu : « L’art de la guerre est l’art de la duperie », « Le vrai stratège l’emporte avant même d’avoir livré bataille », « Le mieux est de s’emparer de l’ennemi intact, le détruire n’est qu’un pis-aller », « La meilleure stratégie est de s’attaquer aux plans de l’adversaire », etc.
L’absence de « limites », énoncé par le titre, ne correspond pas à une augmentation sans fin des capacités de destruction et de l’intensité guerrière. Selon les auteurs, la confrontation se déroulera sur de nombreux terrains autres que le champ de bataille, et le « hors limites » ne traduit que cette extension. Cela illustre parfaitement l’un des points soulignés par André Beaufre trente ans plus tôt, la guerre par toutes sortes de pressions.
Toutes ces différentes formes de guerre ne sont ni une découverte récente, ni une exclusivité chinoise. Dans son ouvrage « La Grande Stratégie de l’empire byzantin », Edward Luttwak montre que les préceptes stratégiques des Byzantins n’ont rien à envier à ceux de Sun Tzu. Ils se situent aux antipodes de l’idéal de Clausewitz de soumettre l’adversaire en détruisant ses forces : ci-dessous quelques extraits à titre d’édification (c). Bien sûr, Byzance a fini défaite ; elle aura seulement duré un millénaire. Autre exemple avec la Guerre de cent ans. Charles V vécut tout jeune le désastre de Crécy. Il en tira la leçon et refusera toute bataille rangée ; il ordonna à Du Gesclin de mener une stratégie de harcèlement, c’est-à-dire une guérilla ; qui fut couronnée de succès. En conséquence de quoi personne n’est capable de nommer la moindre victoire du plus légendaire des maréchaux français.
André Beaufre reproche à Clausewitz d’avoir restreint la conception de la guerre à la seule stratégie d’anéantissement des forces de l’adversaire, fasciné qu’il était par les succès de Napoléon. Cette conception s’imposa naturellement au sein de l’état-major prussien (fondé par Clausewitz et Scharnhorst au lendemain de l’humiliation infligée à la Prusse lors de la double bataille d’Iéna et Auerstedt), puis gagna tous les états-majors européens. Cela conduisit l’Europe à la triple déflagration de 1870, 1914 et 1940. Beaufre conclut : « L’erreur intellectuelle de Clausewitz a probablement coûté à l’Europe sa prééminence dans le monde ».
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Si donc nous suivons les conclusions d’André Beaufre, quelles en sont les conséquences sur les travaux de René Girard dans « Achever Clausewitz » ?
Le sujet est assez massif ; ce billet se limitera donc à en inventorier quelques points clefs.
Dans son ouvrage, René Girard fait converger deux idées. L’une lui appartient en propre : le mécanisme du bouc émissaire ayant été révélé (par la passion du Christ), l’humanité ne dispose plus d’outils pour juguler le cycle de la violence réciproque. L’autre appartient à Clausewitz : la guerre possède une dynamique propre, la montée aux extrêmes, qui échappe au contrôle par le politique, et tend à la guerre absolue, c’est-à-dire la situation où chacun des adversaires mobilise toutes ses ressources en vue d’anéantir l’autre.
Girard en conclut que nous vivons des temps apocalyptiques, une explosion de violence se présentant comme un horizon inéluctable, avec des armes de destruction globales capables de détruire toute la planète.
Si nous adoptons le point de vue des détracteurs de Clausewitz, cet horizon demeure une possibilité, mais il n’est plus inéluctable. D’autres scénarios apparaissent, comme celui dans lequel une puissance cherche à soumettre des régions, mais sans s’engager frontalement ni passer par le levier de la menace de destruction.
Voici donc le premier point de notre recensement des questions soulevées par une vision non clausewitzienne.
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Le deuxième point est celui de la conception même de la guerre. Pour Clausewitz, c’est un duel, et René Girard reprend cette vision. Cela se comprend : le duel fait irrésistiblement penser à la rivalité mimétique, tout comme la montée aux extrêmes ressemble furieusement à la spirale de la violence réciproque.
Or cette vision de la guerre comme duel ne va pas de soi, et pour de nombreuses raisons. N’en retenons que la multiplicité des protagonistes. Il est vrai que l’histoire de l’Europe a montré, en 1914, comment une telle multiplicité pouvait se cristalliser en deux blocs ; le terme de duel retrouve alors une pertinence.
Mais les alliés d’un jour sont les adversaires du lendemain. Lors de la guerre de Sept ans, les adversaires étaient les alliés de la guerre de Succession d’Autriche, dix ans plus tôt. Le pacte germano-soviétique dura deux ans à peine. Il fallut encore moins de temps pour que la Guerre froide s’enchaîne à la fin de la seconde Guerre mondiale, faisant des alliés d’hier les adversaires d’aujourd’hui.
Le général Mark Milley, le chef d’état-major des armées des Etats-Unis, a publiquement déclaré, à l’automne 2021, que la période d’hégémonie américaine était terminée. Le rapport des puissances est désormais selon lui, « tripolaire » : Chine, Russie et Etats-Unis. Et il ajoute : « C’est plus compliqué ». Certains sont tentés de ressusciter le schéma de deux blocs que la Guerre froide avait proposé ; ils opposent ainsi l’Occident à un ensemble conduit par la Chine et la Russie, via l’Organisation de Coopération de Shanghai. Mais c’est oublier que Chine et Russie ne sont unies que par un antagonisme commun à l’égard des Etats-Unis. En réalité, ces deux pays sont des rivaux structurels.
C’est oublier aussi d’autres acteurs, qui jouent des partitions régionales et pratiquent le renversement d’alliance avec brio. Prenons seulement l’exemple de la Turquie, qui ne cesse de se fâcher et de se réconcilier avec à peu près tout le monde, Etats-Unis, Russie, Israël, Union européenne, etc.
Dans un tel système géopolitique, le concept de duel n’est pas forcément la clef. Voilà donc le deuxième point de notre inventaire.
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Il est vrai que Clausewitz demeure impressionnant par sa dimension « prophétique ». Il semble tracer d’avance l’histoire des guerres européennes de la fin du XIXème siècle et du XXème. Mais il est loisible de se demander s’il ne s’agit pas là de « prophéties auto réalisatrices ». La Prusse fut humiliée par Napoléon à Iéna, et de cette humiliation naquit, justement par l’entremise de Clausewitz, un état-major tourné vers la revanche. Et une revanche « mimétique », nous pouvons le dire, puisqu’il s’agissait d’employer la stratégie même de Napoléon, celle d’anéantir les forces de l’ennemi en provoquant leur concentration. C’est la guerre totale. Cette conception a petit-à-petit gagné tous les états-majors européens. Elle explique en partie la formation des alliances (Triple Alliance et Triple Entente : encore un indice girardien, les rivaux finissent par se ressembler). Quand tous les protagonistes ne conçoivent plus qu’une seule manière de faire la guerre, ils la font de cette façon ; ce qui peut expliquer l’effroyable hécatombe des trois conflits.
Il est frappant de constater que Girard et Beaufre se rejoignent très exactement sur l’analyse de cette période, qui va d’Iéna à la fin de la seconde Guerre mondiale. Reste que pour l’un, René Girard, cette séquence est le prototype de tous les conflits, y compris de ceux à venir. Pour André Beaufre, elle est un embranchement de l’histoire, dans laquelle l’Europe s’est égarée ; et elle aura payé cher cet égarement.
Voilà donc notre troisième point de « l’inventaire » des questions soulevées par la vision clausewitzienne de Girard.
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Il reste un quatrième point.
Dans l’un des chapitres d’« Achever Clausewitz », René Girard décrit combien le stratège prussien était saisi par un mélange d’admiration et de haine à l’égard de Napoléon ; à quel point il était envahi précisément par une jalousie mimétique. Il aurait voulu être son rival, et le vaincre en utilisant justement les méthodes que Clausewitz estimait être le seul à avoir vraiment comprises. Dans son traité, l’officier général prussien en arrive à expliquer comment Napoléon aurait pu remporter des batailles qu’il a perdues, et Clausewitz estime qu’il les a perdues parce qu’il a oublié ses propres principes. Bref, Clausewitz est plus napoléonien que Napoléon lui-même, il se voit comme étant au fond le « vrai Napoléon ».
Cette vision de l’homme Clausewitz, vision très girardienne et très mimétique, ne semble pas faire débat. Une récente biographie (2016), due à Bruno Colson (« Clausewitz », chez Perrin), dresse exactement le même portrait, Colson étant d’ailleurs plutôt favorable au stratège prussien.
La question à se poser est alors la suivante : jusqu’à quel point pouvons-nous suivre un auteur aussi fortement gouverné par le ressentiment ? N’avons-nous pas des distances à prendre avec les leçons qu’il professe ? L’objectivité de ses analyses n’est-elle pas sujette à caution ?
Nous pouvons comprendre que René Girard « recrute » la pensée de Clausewitz comme illustration de la théorie mimétique. N’oublions pas cependant que Girard lui-même considère Clausewitz comme inconséquent : il estime que l’officier général prussien a bien perçu la nature du phénomène de montée aux extrêmes, mais qu’il n’a pas su ou osé en tirer toutes les conclusions. Ce qui d’ailleurs conduit au titre lui-même du livre de Girard.
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Aujourd’hui même, une guerre terriblement destructrice se déroule en Ukraine. Accrédite-t-elle la vision de Clausewitz ? La réponse n’est pas aisée. Deux éléments portent à le croire ; d’une part, l’objectif annoncée par Vladimir Poutine de « démilitariser l’Ukraine », c’est-à-dire d’anéantir ses forces, ce à quoi l’armée russe s’emploie actuellement. L’autre élément réside dans le but attribué par Joe Biden à l’action de l’OTAN ; son conseiller à la sécurité l’a exprimé ainsi le 25 avril dernier : « Nous voulons voir la Russie tellement affaiblie qu’elle ne puisse plus faire le genre de choses qu’elle a faites en envahissant l’Ukraine. » Là encore, il s’agit d’anéantir les forces de l’adversaire.
Mais d’autres éléments contredisent cette lecture clausewitzienne. L’affrontement entre OTAN et Russie est indirect, les deux puissances ne s’affrontent pas sur le champ de bataille : l’Ukraine combat par procuration pour l’OTAN, qui réaffirme qu’elle n’enverra pas de troupes. Par contre, sur un autre champ, le conflit fait rage : le bloc occidental inflige à la Russie des sanctions économiques considérables ; la Russie réplique avec le levier des hydrocarbures et des matières premières (paiement du gaz en roubles). Le jeu des influences diplomatiques bat son plein ; la grande majorité des pays a condamné l’agression russe, mais beaucoup restent sur une position de neutralité (par exemple, les Etats-Unis et la Grande Bretagne harcèlent l’Inde pour qu’elle rejoigne le camp occidental et la prise de sanctions). La bataille de la communication a été remportée haut la main par le président Zelinski, tout au moins en occident ; ce qui lui permet d’obtenir du Congrès américain une aide militaire de 33 milliards de dollars (un chiffre incroyable, cinq ou six années du budget de défense de l’Ukraine). Enfin, sur l’élément central d’une escalade, à savoir la question nucléaire, les Etats-Unis et la Grande Bretagne gardent (pour l’instant) un flegme total face aux menaces régulièrement proférées par le président russe.
Si un embrasement généralisé est possible, est-il pour autant inéluctable ? C’est avec cette question que nous retrouvons René Girard.
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De mon point de vue, « Achever Clausewitz » est un très grand livre. Non parce qu’il serait un catéchisme de géopolitique mimétique, mais précisément parce qu’il soulève toutes les questions que nous avons vues et qu’il remet en débat, volontairement ou pas, le prestige dont jouit le stratège prussien et les préconisations induites par ses principes.
Les commentateurs n’omettent jamais de préciser que dans le titre de Girard, « Achever » est à prendre au sens de « pousser à son terme ». L’autre acception reste cependant portée par le mot, et chaque lecteur garde la liberté de lui en attribuer une part.
(Illustration : André Beaufre, René Girard, Carl von Clausewitz)
(a) Christopher Bassford : « The Great Tradition of Trashing Clausewitz », 1994 (« La grande Tradition de dénigrer Clausewitz »).
(b) André Beaufre : « Introduction à la stratégie », 1963, Hachette Pluriel pour l’édition actuelle.
(c) Quelques maximes de stratégie des Byzantins (citées par Luttwak) :
1. Évitez la guerre par tous les moyens possibles dans toutes les circonstances possibles, mais agissez toujours comme si elle pouvait commencer à tout moment.
2. Rassemblez toute l’information possible sur l’ennemi et son état d’esprit, et ne cessez jamais de surveiller ses mouvements.
3. Faites campagne avec vigueur, à l’offensive comme à la défensive, mais attaquez surtout avec de petites unités ; mettez l’accent sur les patrouilles, les raids et les escarmouches plutôt que sur les attaques mobilisant tous vos moyens.
4. Remplacez la bataille d’attrition par la « non-bataille » de la manœuvre.
5. Efforcez-vous de terminer les guerres avec succès en recrutant des alliés, dont l’intervention puisse modifier en votre faveur la balance globale de la puissance entre les parties.
6. La subversion est la meilleure voie vers la victoire.
7. Lorsque la diplomatie et la subversion ne suffisent pas et que le combat est inévitable, on doit le livrer avec des tactiques et méthodes opérationnelles qui contournent les points forts les plus marqués de l’ennemi et exploitent ses faiblesses.
Merci Jean-Louis d‘ouvrir notre horizon aux autres formes de guerre que celle théorisée par Clausewitz. Ton analyse montre brillamment, notamment avec l’éclairage du conflit en cours en Ukraine, qu’il faut élargir notre champ de vision.
Il était nécessaire aussi de distinguer la pensée de Clausewitz et celle de Girard ; trop souvent, en effet, on lit « Achever Clausewitz » comme une réflexion géopolitique, une critique de Clausewitz. Le livre va beaucoup plus loin. Clausewitz ne sert que de point de départ à une réflexion apocalyptique sur un monde privé de ses garde-fous sacrificiels. Girard avait déjà étendu ses réflexions aux guerres asymétriques, en particulier dans l’épilogue, avec une analyse du terrorisme islamique. Mais c’est surtout dans le chapitre « tristesse de Hölderlin » que le livre se hisse largement au-dessus d’un traité de stratégie, à mon avis.
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Article passionnant.
« Le mécanisme du bouc émissaire ayant été révélé (par la passion du Christ), l’humanité ne dispose plus d’outils pour juguler le cycle de la violence réciproque. » écrivez-vous. Cette affirmation est à nuancer, la réalité est beaucoup plus complexe. J’ai essayé de le montrer, sans « théoriser », dans un article: https://2avsto.fr/2022/05/12/voyage-dans-le-cerveau-dun-autiste-au-centre-de-la-violence-decouverte-de-la-maniere-de-la-detourner-et-dagir-syndicalement-de-la-cftc-postes-a-la-cgtfapt/
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Merci cher Jean-Louis pour cet article remarquable. Je n’ai rien à y redire, mais je voudrais ajouter un détail qui ne me semble pas figurer dans la théorie de Clausewitz : l’anéantissement est une hypothèse crédible sauf quand le champ de bataille est sans limites. Peu de peuples (et moins encore de leurs dirigeants) se laisseraient à proprement parler « écraser » au lieu de fuir massivement. Fuir où ? Les Russes sont si peu nombreux qu’une fuite ex patria semble improbable. Il n’en va pas de même pour les Chinois (peuple innombrable, mais occupant un relativement petit territoire), il ferait de la Russie, économiquement exsangue, sa zone d’expansion naturelle. Poutine ferait donc bien de surveiller ses supposés alliés (Chinois) davantage que ses ennemis du moment (le bloc occidental).
Autre remarque, inspirée par les Ukrainiens et déjà explorée par Hegel : décidément, personne ne brise ni n’asservit durablement une nation, si elle n’est préalablement dissoute, de cœur, d’esprit et d’âme.
Bien à vous
Thierry
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Merci, Jean-Louis, d’avoir atteint, par cet article si clair, si bien ordonné (pour traiter de questions qui ne le sont pas!), un double objectif (à mon humble avis) : le premier, de poser le problème de l’auto-réalisation des prophéties et donc de souligner l’importance réelle de la marche des idées dans les événements et catastrophes de l’Histoire et donc l’extrême importance de la recherche de la vérité : la façon dont nous interprétons le passé serait moins la cause que l’effet de nos choix idéologiques (voir Poutine et son opération spéciale contre le nazisme) ; le second, de séparer la pensée de René Girard de ces domaines d’application dans lesquels on l’utilise au risque d’en limiter la portée. Comme le souligne Hervé van Baren, la réflexion apocalyptique de Girard a une dimension spirituelle qu’on a tendance à oublier quand on la réduit à l’analyse et à la prévision de « la montée aux extrêmes » sur le plan guerrier. Ce que Clausewitz a reflété, plus qu’il ne l’a révélée, c’est la menace de destruction totale que fait peser le ressentiment, puisqu’il gouverne les relations entre les Etats tout autant que les relations entre les personnes. Et Girard a montré que cet éclairage apocalyptique n’a d’autre source que la révélation chrétienne. Ainsi est née l’espérance que la fin d’un monde ne soit pas la fin du monde.
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La fin du monde serait peut-être le début de la vie réelle, où l’invitation faite aux individus serait la condition en leur réponse positive d’un futur viable :
« Le réel n’est pas rationnel mais religieux, c’est ce que nous disent les Évangiles : il réside au cœur des contradictions de l’histoire, dans les interactions que les hommes tissent entre eux, dans leurs relations toujours menacées par la réciprocité. Cette prise de conscience est plus que jamais requise, aujourd’hui que les institutions ne nous aident plus, que c’est à chacun de se transformer seul. En cela, nous en sommes revenus à la conversion de Paul, à cette parole qui vient soudain le transir : « Pourquoi me persécutes-tu ? » La radicalité paulinienne convient très bien à notre temps. C’est moins le héros qui « monte » vers la sainteté, que le persécuteur qui se retourne et tombe à terre. »
René GIRARD,
Achever Clausewitz.
Ou, comme Olivier Joachim l’illustre dans sa dernière intervention sur Serres et Girard :
« L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. À lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. »
Jacques Monod
À nous de jouer, le coup de dé jamais n’abolira notre capacité exactement formulée d’être les enfants du libre Amour, acceptant le sacrifice induit qui alors voit son mensonge découvert et ouvre la voie à l’imitation du don de la vie que nous avons reçue, libres désormais de l’offrir en retour hors de tout désir de pouvoir et de domination, libres de travailler à l’établissement du Royaume.
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Merci Jean-Louis, de cette utile mise en perspective : depuis que nous avons arrêté nos prometteuses études d’épidémiologistes pour devenir sans délai des stratèges et des géopolitologues en chambre prêts à suppléer tout expert défaillant sur LCI, nous devons reprendre notre formation à O !
Intéressant plus largement de montrer à partir de Clausewitz les limites du tropisme rivalitaire. Le désir mimétique peut aussi conduire à des coopérations ou d’autres modes de rapports plus subtils, ce qui sans doute est le plus souvent le cas.
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Le chef-d’œuvre des frères Marx : Duck soup (La soupe au canard), sorti en 1933, raconte comment les rapports de séduction et de rivalité autour d’une femme richissime mènent à une guerre entre deux nations imaginaires. Je n’irai pas plus loin dans la description de ce film délirant – à voir absolument – qui se termine par le lynchage à coup de fruits mûrs de l’objet du désir (la femme ou plus exactement, sa fortune) qui a eu la malencontreuse idée d’entonner l’hymne national.
Ce schéma est on ne peut plus classique, il reprend celui de la contagion mimétique à partir d’une rivalité entre deux prétendants et menant au chaos, puis à sa résolution victimaire. Les Marx Brothers et Clausewitz participent à cette appréhension classique de la guerre, en montrant que « La guerre n’est qu’un duel à une plus vaste échelle ».
J’ai déjà exprimé mon opinion à ce sujet sous deux aspects différents : la confusion entre hostis et inimicus qui tend à nous faire croire que la guerre actuelle serait la conséquence de rivalités mimétiques, et enfin le rôle prédominant de l’idéologie du côté russe. Clausewitz est passionnant, mais si l’on veut approcher sérieusement ce qui se passe vraiment, Carl Schmitt est d’une plus grande utilité. Il a été le premier, par exemple, à montrer l’importance de la guérilla dans les conflits postérieurs à 1945. On refuse de le lire chez les bien-pensants parce qu’on préfère s’accrocher au mythe bien connu du conflit qui se généralise à partir du duel, que Clausewitz théorise à la perfection. Il ne faut pas voir là une critique de Clausewitz et indirectement, de Girard, car bien au contraire, ce que Clausewitz pressent et Girard « achève », c’est le passage vers une dimension inédite du conflit, un changement d’échelle littéralement catastrophique (et non pas apocalyptique ; ce qui ne veut rien dire).
A mon avis, pour achever vraiment « Achever Clausewitz », il faut tenir compte d’une rupture entre ce qui relève des rivalités mimétiques (inimicus) et ce qui relève du politique (hostis), c’est-à-dire, pour ce qui concerne les totalitarismes, ce qui relève de l’idéologie. Et plus précisément, des idéologies soutenues par une eschatologie : une fin qui justifierait les moyens.
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