Girard – Brassens : Évocations mimétiques et sacrificielles

par Claude Julien – Illustration originale d’André Bouilly

Parmi les nombreuses qualités de l’œuvre du poète, musicien et chanteur, Georges Brassens (1921-1981), figure celle, non encore dévoilée à ce jour, pour autant que je sache du moins, de contenir des formulations, parfois très explicites, des concepts majeurs de l’œuvre anthropologique de René Girard (1923-2015). Je doute que Girard se soit appuyé sur l’œuvre de Brassens pour construire sa théorie ! La connaissait-il ? Sans doute, comme tous ses contemporains français, même s’il vivait aux Etats-Unis depuis 1947… En parle-t-il quelque part ? Je ne crois pas, je ne sais pas à vrai dire, n’ayant pas entendu ou lu tout ce que Girard a déclaré dans les entretiens qu’il a donnés. Il ne s’agit pas ici de discuter la justesse des thèses girardiennes, ni réciproquement d’encenser le génie du poète Brassens que l’on mettrait sur le même piédestal que celui offert par Girard à Cervantès, Shakespeare ou Dostoïevski. Il s’agit juste de s’amuser – sérieusement – à repérer dans l’œuvre poétique de Brassens les résonances des thèmes développés dans l’œuvre anthropologique de Girard. Je le fais depuis longtemps, ça ne gâte pas l’écoute de Brassens et ça ne gêne pas la lecture de Girard.

Voici donc l’inventaire, non exhaustif à coup sûr, des évocations mimétiques et sacrificielles dans les chansons de Brassens.

Je n’ai volontairement retenu pour cette petite analyse que les chansons dont Brassens a écrit les paroles bien sûr, mais j’ai aussi inclus les chansons posthumes enregistrées par Jean Bertola et Maxime Le Forestier, même s’il n’est pas certain qu’elles aient toutes été parfaitement achevées au moment de la mort de Brassens (soit un peu moins de 200 chansons au total).

Les figures mimétiques du désir

Pour Girard, tout désir humain naît de l’imitation du désir d’un autre pour un objet que cet autre possède déjà ou cherche à posséder. Girard propose donc de substituer au désir linéaire du sujet vers l’objet, concept le plus communément admis dans la psychologie moderne, un désir triangulaire : le sujet, le modèle et l’objet. A noter que le désir peut porter sur un objet réel, mais aussi être suscité par un désir fantasmé, imaginaire, comme dans les phénomènes de mode par exemple. Ce concept est présenté dans son premier livre (Mensonge romantique et Vérité romanesque, Grasset, 1961) et repris tout au long de son œuvre ensuite.

Dans l’œuvre chantée de Brassens, le désir est généralement sexuel, hormis quelques allusions au désir de paraître (notamment dans « Histoire de faussaire », 1976). Sans oublier les « m’as-tu vu quand je baise » (« quatre-vingt-quinze pour cent », 1972) où c’est la prouesse technique que l’on donne à admirer, pas la femme conquise, et les « m’as-tu vu dans mon joli cercueil » (« Les funérailles d’antan », 1960) qui se passe de commentaire !

En fin de compte, Brassens a une vision très romantique, au sens girardien (Mensonge romantique…), du désir amoureux et sexuel (il n’y a guère d’amours platoniques dans son œuvre…). Nul besoin de médiateur, de modèle obstacle pour susciter le sentiment et le désir amoureux, comme on peut le voir dans « La chasse aux papillons » (1953). Il suffit que Cupidon soit dans les parages et veuille bien s’en mêler (en 1976, il « s’en fout », et l’amour n’arrive pas). La mimesis avance-t-elle masquée sous les traits de Cupidon, puisque se reforme avec lui une sorte de triangle amoureux ? Je n’ai pas trouvé d’indice qui puisse laisser penser cela. Une chanson de Brassens paraît même prendre le contrepied de Girard sur la nature du désir amoureux. Dans « Les sabots d’Hélène » (1954), le narrateur tombe amoureux de celle que « les trois capitaines auraient appelé vilaine » et auraient sans nul doute dédaignée. Ces possibles rivaux sont-ils mentionnés juste pour faire écho à la chanson populaire (« En passant par la Lorraine »), ou pour satisfaire les besoins de la rime ? S’agit-il d’une mimesis imaginaire, d’une médiation externe dirait Girard ? Dans le sens où le narrateur imagine qu’il pourrait susciter la jalousie de ces capitaines si ceux-ci paraissaient et découvraient leur erreur ? Je pense ici au conte de Perrault « Cendrillon » (filant sa quenouille, elle apparaît d’ailleurs nommément au début de « La chasse aux papillons »). Mais j’arrête là les spéculations.

Je dois faire ici une digression : dans les chansons de Brassens, il est beaucoup question d’amour, mais celles dans lesquelles il nous en parle avec le plus de tendresse sont, à mon avis, celles où il décrit l’amour qui dure, l’amour fidèle : « La marche nuptiale » (1957), « Bonhomme » (1958), « Pénélope » (1960), ou « Saturne » (1964). Ici, l’amour rejoint l’amitié qu’il définit par un attribut qu’il juge principal, la fidélité, quand on l’interroge sur ce sujet, par exemple dans des documentaires pour la télévision, mais aussi dans plusieurs chansons, comme bien sûr « Au bois de mon cœur » (1957) ou « Les copains d’abord » (1964).

Il existe quand même une chanson où Brassens propose un décryptage mimétique de la mécanique du désir sexuel : « Le mouton de Panurge » (contenue dans son dixième album intitulé « Les Copains d’abord », 1964). Pour mémoire, Panurge est un compagnon du Pantagruel de Rabelais. Il lui arrive de devoir jeter un mouton à la mer, ce qui entraîne tout le troupeau à sa suite, d’où l’usage qui est fait de son nom depuis pour désigner les comportements grégaires, où chacun imite l’autre, souvent bien stupidement.

Dans « Le Mouton de Panurge », Brassens décrit la pratique sexuelle libre et assidue d’une femme, pratique qui ne doit rien aux sentiments, au plaisir physique, ni au commerce qu’elle pourrait faire de son corps :

Elle n’a pas encor de plumes
La flèche qui doit percer son flanc
Et dans son cœur rien ne s’allume
Quand elle cède à ses galants.
Elle se rit bien des gondoles,
Des fleurs bleues, des galants discours,
Des Vénus de la vieille école,
Cell’s qui font l’amour par amour.

N’allez pas croire davantage
Que le démon brûle son corps,
Il s’arrête au premier étage,
Son septième ciel, et encor
Elle n’est jamais langoureuse,
Passée par le pont des soupirs,
Et voit comme des bêtes curieuses,
Cell’s qui font l’amour par plaisir.

Croyez pas qu’elle soit à vendre.
Quand on l’a mise sur le dos,
On n’est pas tenu de se fendre
D’un somptueux petit cadeau.
Avant d’aller en bacchanale
Ell’ présente pas un devis,
Ell’ n’a rien de ces bell’s vénales,
Cell’s qui font l’amour par profit.

Mais alors, pourquoi cède-t-elle,
Sans cœur, sans lucre, sans plaisir ?
Si l’amour vaut pas la chandelle,
Pourquoi le joue-t-elle à loisir ?
Si quiconque peut, sans ambages,
L’aider à dégrafer sa rob’,
C’est parc’ qu’ell’ veut être à la page,
Que c’est la mode et qu’elle est snob.

Dans cette dernière strophe, il identifie clairement ce comportement sexuel comme mimétique, puisqu’il est dicté par la mode et qu’elle y succombe. Cependant, dans la strophe suivante, Cupidon est de retour :

Mais changent coutumes et filles
Un jour, peut-être, en son sein nu
Va se planter pour toute la vie
Une petite flèche perdue
On n’verra plus qu’elle en gondole
Elle ira jouer, à son tour
Les Vénus de la vieille école
Celles qui font l’amour par amour

Il reprendra ce thème un peu plus tard dans la chanson « quatre-vingt-quinze pour cent » (parue dans l’album « Fernande » en 1972) où il nous apprend que « quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s’emmerde en baisant », sauf…

Sauf quand elle aime un homme avec tendresse,
Toujours sensible alors à ses caresses,
Toujours bien disposée, toujours encline à s’émouvoir…

Pour être complet, on ne peut passer sous silence une figure très explicite du désir triangulaire qui est fréquemment évoquée dans l’œuvre de Brassens : la femme, l’amant, le mari. L’adultère est le thème central de plusieurs chansons : « Le cocu » (1958), « La traîtresse » (1961), « A l’ombre des maris » (1972), « Lèche-cocu » (1976). Notons que le registre de ces chansons est plutôt humoristique et que Brassens n’y dévoile pas le caractère mimétique du désir. Dans « A l’ombre des maris », le désir de séduire la femme précède (de justesse, certes) celui d’apprécier le mari : « si madame Dupont, d’aventure, m’attire, il faut que, par surcroît, Dupont me plaise aussi ! ». Cependant, l’importance du mari va croissant : « certains [maris] sont si courtois, si bons, si chaleureux, que, même après avoir cessé d’aimer leur femme, on fait encor’ semblant uniquement pour eux. » Juste pour rire, il y a une chanson de Brassens où le triangle est réuni, mais où le mari ne peut vraiment jouer aucun rôle puisqu’il gît dans son cercueil (encore que…), c’est « La fessée » (1966).

Je retiendrai enfin « Le nombril des femmes d’agent » (1956). Dans cette chanson, Brassens nous conte l’histoire d’un « honnête homme sans malice brûlant d’contempler le nombril d’la femm’ d’un agent de police ». Apparemment, ce désir burlesque lui est inspiré par son père, son frère et son fils qui ont tous trois goûté à ce plaisir rare avant lui…

10 réflexions sur « Girard – Brassens : Évocations mimétiques et sacrificielles »

  1. Merci pour cette évocation de Georges Brassens !
    Il faudrait pour être complet mentionner la haine de Brassens pour les foules sacrificielles, thème omniprésent dans ses chansons. Citons parmi d’autres « Mourir pour des idées » :

    Mourir pour des idées
    L’idée est excellente
    Moi j’ai failli mourir de ne l’avoir pas eue
    Car tous ceux qui l’avaient
    Multitude accablante
    En hurlant à la mort me sont tombés dessus

    Les Dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez
    Et c’est la mort, la mort
    Toujours recommencée

    A dire vrai, si Brassens chante un amour immunisé contre le désir mimétique, ce n’est pas tant je pense par romantisme que par une certaine conscience du phénomène. Ses thèmes sont souvent traités de manière – osons le mot – évangélique, notamment le pardon (L’assassinat, les quatre bacheliers, Bonhomme…). J’espère que le Grand Georges ne m’en voudra pas de ces propos sacrilèges…

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    1. Il me semble aussi que le mimétisme selon Brassens concerne les nombreux obstacles à la liberté, à l’intelligence et à la bonté que dénoncent beaucoup de ses chansons : les préjugés, la connerie ambiante, les foules lyncheuses. Il concerne peu le désir sexuel ou amoureux, fatal et foudroyant. Il reste que Brassens est aimé et vénéré, comme Don Quichotte, au nom d’un certain individualisme que la pensée girardienne analyse comme « mensonge romantique »; je ne peux qu’approuver le commentaire de Hervé van Baren : Brassens n’était sûrement pas « romantique » ni dans le sens courant du mot, ni dans l’acception girardienne. Son individualisme s’accompagne d’un effacement du « moi » au profit de la relation, amicale, amoureuse, surtout amicale, mais aussi familiale, artistique, humaine toujours. Ses modèles relèvent de la médiation externe, ce sont des poètes, mais pas seulement. Tout sentiment de rivalité et même toute forme de ressentiment sont absents des chansons de Brassens qui, pourtant, ne ménage personne.
      La séduction des chansons de Brassens pourrait peut-être s’expliquer par le fait qu’elles incarnent deux idées en principe contradictoires, un certain pessimisme sur la nature humaine (qui s’étend aux institutions), comme une croyance au péché originel d’une part, et d’autre part un humanisme opiniâtre, peut-être fondé sur le postulat de la liberté humaine et éprouvé dans l’amour du prochain. Oui, ce sont des thèmes évangéliques.

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      1. Merci de votre commentaire.
        Comme je le faisais remarquer à J Hillion dans ma réponse à son commentaire, il y a deux autres parties à suivre dans cet article.
        J’ai juste un point de désaccord avec vous lorsque vous dites que toute forme de ressentiment est absente des chansons de Brassens. Il y a au moins une chanson dont une strophe m’avait surpris et choqué dès la première écoute par sa vraie méchanceté. Dans « les funérailles d’antan » :

        L’autre semain’ des salauds, à cent quarante à l’heur’
        Vers un cimetièr’ minable emportaient un des leurs
        Quand, sur un arbre en bois dur, ils se sont aplatis
        On s’aperçut qu’le mort avait fait des petits (bis)

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  2. S’il est vrai qu’on peut faire une lecture girardienne de Georges Brassens, il est encore plus vrai qu’on doit faire une lecture chrétienne de ses chansons, les deux lectures se combinant parfaitement. Évidemment, derrière ses gros mots et sa grosse moustache, il a l’air très païen, prêt à bouffer du curé à chaque petit déjeuner. Mais en réalité, sa compassion pour les victimes, qu’on retrouve dans toute son œuvre, est proche de l’amour du prochain le plus chrétien qui soit.
    Prenons trois exemples.
    Si la Chanson pour l’Auvergnat est si émouvante, c’est parce qu’elle illustre à merveille la Parabole du bon Samaritain, et elle se termine par une sanctification :
    « Quand le croqu’-mort t’emportera,
    Qu’il te conduise à travers ciel,
    Au Père éternel. »
    Dans Les Sabots d’Hélène, il prend le parti de la victime contre les oppresseurs (les trois capitaines), c’est elle, justement, qui « a tout d’une reine » : les derniers seront les premiers.
    Dans Le Petit cheval, poème de Paul Fort qu’il a choisi de mettre en musique, on a un exemple extraordinaire de sacrifice rituel : les bourreaux sont « tous derrière », comme une meute unanime, et la victime se retrouve seule, « lui devant ». C’est la victime sacrifiée qui est glorieuse finalement, les bourreaux restent derrière.
    On pourrait multiplier les exemples. Ce contenu profondément chrétien fait de Brassens un auteur qui dépasse les modes que la modernité athée nous impose.

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    1. Je réponds à votre commentaire ainsi qu’au premier laissé par M. van Baren.
      L’article original sera publié en 3 parties pour des raisons pratiques (nombre de mots). Très bientôt m’a dit JL Salasc. Les deux parties qui arrivent s’intitulent « les récits sacrificiels » et « les chansons christiques ». Cependant, sur la question du contenu chrétien de l’oeuvre de Brassens, je me suis limité à ce qu’on peut en dire, il me semble, au moyen des concepts anthropologiques girardiens. Je n’ai pas fait de lecture « théologique ».
      Merci de votre intérêt pour mon petit travail.

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  3. Bonjour, analyse pertinente et fouillée. Depuis qques temps j’écoute Brassens en essayant d’être attentif à cet angle « girardien », en très modeste amateur. Et c’est en écoutant « Margot » que l’idée m’est venue. Qu’en dites vous ?

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  4. « Puis un jour, ivres de colère,
    Elles s’armèrent de bâtons
    Et farouches elles immolèrent
    Le chaton »
    Evidemment ! tout y est, même la victime de substitution.

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    1. Oui, la deuxième partie qui vient d’être mise en ligne analyse « Brave Margot ».
      Je reviens sur votre premier commentaire à propos du « romantisme » de Brassens. Je pense quand même qu’il l’est un peu. Je m’explique : le désir sexuel en soi l’intéresse peu et il a besoin de l’artifice conceptuel (et poétique) de Cupidon pour faire apparaître le désir amoureux authentique. C’est bien exprimé dans « le mouton de Panurge ».
      Merci de votre intérêt.

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