
Une société qui passe son temps à s’affronter autour de boucs émissaires ne peut pas retrouver le goût de l’avenir.
Docteur en philosophie, chercheur-associée et diplômée de l’Ecole Normale Supérieure, Gabrielle Halphern possède également une formation en théologie et en exégèse des textes religieux. Elle a publié « Tous centaures » en 2020 (1). Elle s’interroge ici sur la prégnance de la désignation de boucs émissaires dans le débat politique actuel.
Ce texte a été publié initialement dans l’Express : https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/dis-moi-qui-tu-hais-je-te-dirai-pour-qui-tu-votes_2160566.html
Le débat public des dernières semaines a été particulièrement tendu et laisse imaginer le pire pour la campagne de l’élection présidentielle française prévue en avril 2022. Que ce soient les candidats déclarés, les candidats non encore déclarés, les candidats potentiels, les chroniqueurs sur les plateaux télévisés ou radiophoniques ou les citoyens sur les réseaux sociaux ou ailleurs, il est troublant de constater le niveau de haine qui transpire des propos échangés. En fait, ce qui est étonnant, c’est la manière dont certains projets politiques, dont certaines idées politiques, s’organisent, se structurent même, autour de la détestation d’une partie de la population. Certains haïssent les riches, d’autres haïssent les pauvres ; certains montrent les personnes âgées du doigt, tandis que d’autres accusent la jeunesse ; certains pointent une religion, tandis que d’autres pointent une autre religion ; certains accusent l’Europe, tandis que d’autres accusent l’Allemagne ou la Chine ; certains vilipendent l’élite ou les bobos, tandis que d’autres vilipendent le peuple ; certains accusent la banlieue, tandis que d’autres accusent Paris…
Cela pose une vraie question philosophique : a-t-on réellement besoin de désigner un bouc émissaire pour convaincre, rassembler autour de soi et se faire élire ? L’existence même d’un bouc émissaire est-elle nécessaire pour justifier une vision politique, un projet de société ? La haine serait-elle plus fédératrice ? Les citoyens ne pourraient-ils pas être unis, tout court, sans être unis contre quelque chose ou contre quelqu’un ? En serait-on arrivé à un seuil où c’est « Dis-moi qui tu hais, je te dirai pour qui tu votes » ?
L’être humain, ce drôle d’animal
Il s’agit là d’un vieux débat d’idées, mais dont l’actualité pose question. De la même manière, les écrits de René Girard sur le bouc émissaire prennent une dimension nouvelle dans le monde contemporain. Rappelons-le, le bouc émissaire était à l’origine un individu ou un groupe choisi pour être chargé de tous les maux de la Cité. Victime sacrificielle, il fallait le retrancher de la Cité pour combattre une calamité ou chasser une force menaçante. Pour René Girard (2), le bouc émissaire a pour fonction d’exclure la violence interne à la société vers l’extérieur de cette société. La désignation d’un bouc émissaire serait-elle donc un passage obligé pour toute personne aspirant aux plus hautes fonctions de l’État ?
Si le débat politique s’organise autour d’un combat et d’un rapport de force entre des haines, – et se résume à cela -, cela peut être le signal faible d’un degré de violence tel au sein de notre société que ses mécanismes régulateurs se sont emballés et partent dans tous les sens. Aujourd’hui, personne n’est à l’abri de se voir pris pour cible. Cela aboutit à une situation absurde : en étant aussi opposées les unes aux autres, ces détestations ne peuvent pas s’additionner ; elles ne peuvent que s’annihiler. Le véritable homme d’État sera celui qui parviendra à convaincre les Français qu’il y a peut-être une manière plus intelligente de résoudre nos maux et de reprendre le goût de l’avenir que de passer notre vie à vilipender des boucs.
A l’échelle personnelle, ce sujet se traduit par ce type d’interrogations : se construit-on sur ce que l’on exècre ? L’identité se définit-elle par la haine ? Un élément laisse un peu d’espoir : une équipe de scientifiques a mis en évidence que la haine et l’amour partageaient des structures communes dans notre cerveau. Décidément, l’être humain est un drôle d’animal !
(1) Tous Centaures! Eloge de l’hybridation, par Gabrielle Halphern, février 2020, éditions Le Pommier, 152 pages
(2) Le Bouc émissaire, par René Girard, 1982
En effet ,la question est qui pourrait être un véritable Homme d’Etat , avec une vision au delà du ou des boucs émissaires ?
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Personne, malheureusement. Ce que vous définissez là, cela s’appelle un prophète.
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Merci Jean-Louis SALASC pour ce partage. Cet article paradoxal, car se référant à René GIRARD, et, en même temps, affichant un titre passe-partout de la presse, donc mimétique….montre que la notion de bouc émissaire devient presque une évidence.
Sur ce blogue, nous pouvons aller plus loin, en approfondissant la notion de bouc émissaire, que René GIRARD qualifiait de moderne: On peut distinguer deux catégories: 1- Le bouc émissaire, type FILLON ou WENSTEIN ou Olivier DUHAMEL, pris « la main dans le sac » et offert en pâture pour que les pratiques, (largement partagées dans leurs « cercles »), de ces boucs émissaires puissent perdurer.
2- Le bouc émissaire, victime « innocente », servant à souder l’unité d’un groupe, de plus en plus restreint, au fur et à mesure de la montée aux extrêmes.
Une fois l’unité réalisée, pour en rester au domaine politique de l’article, le groupe peut se consacrer à la lutte contre son ennemi ou adversaire politique et le processus ……
A court et à moyen terme, le processus ne peut s’arrêter. A long terme, à voir…?
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Où ai-je lu ceci:
La politique a à voir avec le jeu d’échecs, non pas pour les combinaisons à long terme, mais plutôt pour l’impossibilité de s’affranchir de ces combinaisons déjà inscrites sur le damier.
Évidemment on pense aussitôt à l’option de briser le damier.
Déjà tenté, non? Quant aux résultats…
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Le papier de cette philosophe, me semble-t-il, est plus girardien avec sa note finale optimiste (?) sur la proximité de l’amour et de la haine que sur ce qu’elle a retenu du mécanisme du bouc émissaire. Elle confond le rituel sacrificiel (un individu choisi pour permettre à une communauté d’expulser avec lui, en la lui transférant, sa propre violence) et le mécanisme victimaire à l’origine de notre conception d’un « bouc émissaire ». L’expression peut venir d’un rituel biblique, le sens que lui confère la théorie mimétique est celui que nous utilisons couramment quand nous disons qu’une foule ou qu’un individu croit à tort à la culpabilité d’un groupe ou d’un individu : on s’acharne contre un innocent. Le bouc émissaire exemplaire est le capitaine Dreyfus, précisément à cause de son innocence. C’est pourquoi il me semble que les hommes influents nommés par Fxnic, « pris la main dans le sac », n’entrent pas dans la « catégorie » des boucs émissaires, précisément à cause de leur culpabilité. L’idée qu’on donne en pâture à l’opinion quelques individus déviants pour assurer sournoisement la perpétuation de ces déviations, autrement dit l’idée que ceux qui reçoivent le châtiment de leur crime sont des « boucs émissaires » qui « prennent pour les autres » est en contradiction totale avec le droit et ne me semble pas bien accréditée par les faits.
Ce qui me paraît le plus intéressant dans ce papier est l’idée selon laquelle il n’est pas indispensable que le mécanisme victimaire reste méconnu pour exercer son rôle moteur de la vie sociale et que, donc, ce mécanisme s’exerce aussi bien dans les sociétés modernes que dans les sociétés traditionnelles. Girard dit quelque part que l’esprit partisan, en politique, consiste à se choisir un bouc émissaire. On critique, on déplore le tumulte électoral : les invectives, les accusations sans preuve, la « bouc-émissérisation » d’individus ou de groupes aussi innocents que le sont les migrants, par exemple. Mais est-ce que cela ne fait pas partie du « jeu politique » au sens du jeu d’échecs, avec « l’impossibilité de s’affranchir des contraintes du clavier » ?(merci Alain, pour la métaphore). Et parmi ces contraintes, il faut tenir compte de l’aspect nécessairement théâtral (sacrificiel) du jeu politique, les passions, les ambitions, les valeurs des uns et des autres devant s’exposer et se combattre sur la place publique. Inversant la fameuse formule de Clausewitz, Girard montre qu’au moins dans les sociétés démocratiques, « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens ».
Maintenant, ce que dit aussi la philosophe, c’est la perversion du jeu politique par la montée de ce que Girard appelle l’indifférentiation, une « crise des différences », cette « absurdité » qui signale l’inefficacité croissante de la fonction unificatrice du mécanisme victimaire et la montée d’une violence incontrôlable.
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Christine ORSINI, vous me prêtez des propos: « L’idée qu’on donne en pâture à l’opinion quelques individus déviants pour assurer sournoisement la perpétuation de ces déviations, » que je n’ai pas écrit et que vous traduisez à juste titre par « autrement dit l’idée que ceux qui reçoivent le châtiment de leur crime sont des « boucs émissaires » qui « prennent pour les autres » est en contradiction totale avec le droit et ne me semble pas bien accréditée par les faits. »
Je me permets de reprendre mes écrits, un peu rapides. Oui, ils sont coupables (je peux l’écrire, ils l’ont reconnu, la présomption d’innocence n’existe pas). Mais ils sont aussi des boucs émissaires, dans le sens où ils permettent à une foule (ou des médias) de s’emparer de l’affaire, puis de s’ériger en juge, au mépris du droit (ex du mouvement metoo avec la tribune d’aujourd’hui).
Pour illustrer ceci, prenons l’exemple du Cardinal BARBARIN. Les victimes du père PREYNAT et l’association « La parole libérée » l’a cité directement au pénal. Ils ont très bien fait, car je pense que sans cela, le rapport CIASE n’aurait pas eu lieu. Il n’empêche que, connaissant maintenant ce rapport et la reconnaissance du caractère systémique du phénomène des abus sexuels, la désignation de Philippe BARBARIN relevait bien du mécanisme du bouc émissaire. Il n’a pas été condamné, et était pourtant coupable (cf. son jugement et surtout le rapport de la CIASE).
Vous allez d’ailleurs, dans mon sens, quand vous écrivez : « Inversant la fameuse formule de Clausewitz, Girard montre qu’au moins dans les sociétés démocratiques, « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens ». et « …aspect nécessairement théâtral (sacrificiel) du jeu politique, les passions, les ambitions, les valeurs des uns et des autres devant s’exposer et se combattre sur la place publique »
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Pour poursuivre les remarques des deux derniers billets (Christine et fxnic), j’aurai besoin d’une précision sur l’innocence de l’individu ou du groupe « choisi » comme bouc émissaire telle que la voit Girard: ai-je mal lu, mais il me semble que si l’individu est bien sûr innocent de ce dont on l’accuse, en revanche quelque chose en lui (un trait physique, un comportement, une origine) le désigne comme coupable idéal car déjà marqué ou utilisé du point de vue des persécuteurs: par exemple le fait de s’appeler Dreyfus, ou d’avoir été condamné. Ce n’est jamais (?) le pur hasard qui le désigne: cela peut arriver, bien sûr, mais parfois le hasard a bon dos. Si l’on regarde bien… Du coup, dans certains cas, l’ambiguïté se révèle encore plus meurtrière ou incontrôlable. Est-ce ce que fxnic suggère?
Une dernière remarque pour Christine: s’il y a bien un lapsus quand vous faites allusion à la « citation » dont j’ai oublié l’origine – « l’impossibilité de s’affranchir des contraintes du clavier » – alors qu’il s’agit du « damier », je le trouve très beau parce que cela va beaucoup plus loin que le politique, et que l’on touche là à la métaphysique. Si c’est volontaire, encore plus.
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A votre question, je répondrais une réponse de Normand ( ou à la « Macron », comme vous voulez) : Oui et Non.
Dans le mécanisme du bouc émissaire, tel que le décrit René GIRARD, la chose primordiale est l’unanimité de cette désignation, la question de la culpabilité de faits (antérieurs ou non) est finalement secondaire.
Après Jésus-Christ, comme René GIRARD, cette unanimité n’est plus possible et la question de la culpabilité et de l’innocence prend de plus en plus d’importance. Il a souligné que la notion moderne de bouc émissaire moderne avait changé de sens. Et s’est arrêté là.
Je pense, et c’est sans doute une vraie différence avec Christine ORSINI, que cette notion est à explorer pour comprendre comment (par exemple) la montée aux extrêmes se passe concrètement.
J’ai distingué deux formes de bous émissaires, avec des exemples connus. J’aurais pu aussi citer les exemples de nouvelles formes de harcèlement moral en entreprises (cible pris en chasse par un groupe), qui peut aussi pousser la victime à la faute pour pouvoir le sanctionner. Il y a bien des persécuteurs.
Attendre les élections pour sortir des affaires connues bien avant, ressort bien du mécanisme du bouc émissaire. Et aboutit, si l’on veut bien à y réfléchir à participer à une lente montée aux extrêmes: Si le candidat se nourrit des attaques dont il est l’objet….TRUMP, ZEMMOUR….
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Hum, clavier, damier: les passionnés auront corrigé… C’est échiquier qu’il fallait lire, et surtout écrire.
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Merci, Alain, de saluer mon lapsus, involontaire et néanmoins significatif, comme tous les lapsus. Je réponds bien volontiers à votre demande de précision sur le choix du bouc émissaire. Il y a donc d’un côté le rituel : une victime est choisie, qui peut être un bœuf ou un chameau ou un « pharmakos », un être vivant sur lequel la collectivité transfert la violence qu’elle veut expulser et qui n’est autre que la sienne. ; et il y a le mécanisme victimaire ou le lynchage spontané d’un individu pris au hasard dans la foule. Evidemment, il faudrait encore distinguer le scénario girardien de la métamorphose du « tous contre tous » en « tous contre un » qui se présente comme « hypothèse scientifique » ; et le scénario œdipien ou le scénario de « Fury », le film de Fritz Lang. Dans l’œuvre d’art, comme dans la réalité qu’elle entend représenter et même révéler, le hasard est « aidé » par ces signes que Girard nomme « victimaires ». Œdipe les cumule : étranger, boiteux, roi. Le personnage de Spencer Tracy, dans « Fury » passe par hasard dans une ville en surchauffe, mais il lui est étranger, justement. Et, bien sûr, dans le sud des USA, les noirs sont plus souvent lynchés que les blancs. Voilà, je me suis efforcée d’être précise. Vous avez raison, c’est l’ effort à faire quand on aborde le sujet de la violence, état de confusion par excellence.
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Vous avez raison, Christine ORSINI, le sujet de la violence, c’est l’ état de confusion par excellence.
Et si l’on définissait ce mot. Bien que ce sujet soit central chez René GIRARD, (beaucoup le définissent comme philosophe de la violence), je n’ai pas trouvé de définition de ce concept. Or si vous voulez étudier « le scénario girardien de la métamorphose du « tous contre tous » en « tous contre un » qui se présente comme « hypothèse scientifique » », vous devez faire l’effort de définir ce concept.
Pour une définition pertinente (qui explique mes commentaires) je me suis tourné vers Martin STEFFENS. La violence, c’est « Un rapport sans relation », et vous vous apercevez qu’elle recouvre toutes les formes de violences.
Et pour les « girardiens », le contraire de la violence peut-il être porté par un humain et est-il la marque de la divinité?
En effet, il s’agit de la Croix: Relation avec tous, sans rapport et définition de l’Amour…..
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