La modestie, antidote aux pathologies du désir ?

La juste estime de soi est d’autant plus difficile que nous sommes soumis aux mécanismes du désir mimétique. La lucidité conduit à la modestie et nous préserve non seulement de l’hybris mais aussi de l’insatisfaction qu’engendre notre sentiment d’insuffisance d’être.

Charles Hadji, agrégé de philosophie de docteur en Sciences sociales, professeur émérite à l’université de Grenoble, s’est consacré à l’éducation et à l’évaluation ; il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur ces sujets.

The Conversation vient de publier l’un de ses articles ; il conduit à réfléchir si, et jusqu’à quel, point la modestie nous aide face au mécanisme de la mimésis d’appropriation et du désir d’être l’autre.

Le lien vers l’article de Charles Hadji : https://theconversation.com/la-modestie-est-elle-le-signe-dune-education-reussie-161841

Vos commentaires sont naturellement les bienvenus.

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Peut-on prôner la modestie dans une société où domine la concurrence ? Le néolibéralisme triomphant privilégie la performance. Pour réussir, il faut être plus performant que les autres. Et les réseaux sociaux, sur lesquels les jeunes sont si présents, incitent beaucoup à la mise en scène de soi. Comment l’éducation pourrait-elle, dans un tel contexte, se proposer de valoriser la modestie ?

En prônant la modestie, ne condamne-t-on pas ceux qu’on éduque à rester éternellement en retrait, voire à devenir d’éternels « loosers » ? Y aurait-il, en 2021, quelque chose à gagner, à part quelques quolibets, en étant modeste ? À l’heure où un philosophe comme Michael Sandel interroge « la tyrannie du mérite » qui figerait et légitimerait la répartition des places dans la société, créant une forme d’hybris chez les gagnants du système, retour sur les enseignements de quelques grands philosophes.

Un sens de la « juste mesure »

La modestie n’est pas absence d’ambition, mais refus de l’excès. On pourrait la définir comme la retenue dans l’appréciation de soi. Elle concerne le rapport de soi à soi, avant de définir une certaine façon de se situer par rapport aux autres. Ne pas se prétendre, et d’abord ne pas se croire meilleur, ou plus fort, que ce que l’on est. Être modeste, c’est avoir le sens de la « juste mesure ».

Étymologiquement, modestie signifie précisément « mesure », et modération. Au sens qu’Aristote donne à ce terme dans son Ethique à Nicomaque, la modestie est une vertu, « consistant en une médiété… entre deux vices, l’un par excès et l’autre par défaut ». « Le vice a pour caractéristiques l’excès et le défaut, et la vertu la médiété ». La « médiété » est la « juste mesure ».

Aristote en propose des figures concrètes. « L’homme prudent », autrement dit le sage, saura faire preuve de « magnanimité », juste milieu entre la vanité et l’humilité. Ou encore de « véracité », juste milieu entre la vantardise et la dépréciation de soi.

Descartes fait le même éloge de la modération dans la première règle de « sa morale par provision », qui invite à se gouverner « en toute chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux censés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre ». « Tout excès ayant coutume d’être mauvais », le plus « utile » est de suivre les opinions les plus modérées, qui sont « vraisemblablement les meilleures ».

La modestie, au sens de mesure et de modération, est ainsi une attitude vertueuse qui offre un gain significatif pour la « gouvernance » de sa vie, en termes à la fois d’éthique et d’efficacité pratique.

Une exigence de lucidité

La modestie n’est pas faiblesse. Elle n’est pas résignation, mais lucidité. Un effort de lucidité qui se traduit par le refus de la prétention et de la vanité. C’est en ce sens que la mort de Socrate donne une leçon de force.

Pour Alain, dans ses Eléments de philosophie, Socrate est le modèle de la modestie du sage. Selon le témoignage de Platon (Apologie de Socrate), pour répondre au réquisitoire de ses accusateurs, Socrate commence par évoquer un paradoxe. Il avait « conscience de n’être sage ni peu ni prou », alors que, selon l’oracle de Delphes, personne n’était plus sage que lui.

Cela permet de définir « une sagesse purement humaine » (un savoir qui se rapporte à l’être humain), que possèdent ceux qui ont compris que le vrai sage est celui qui n’a pas la prétention de l’être. Beaucoup d’hommes semblent sages à beaucoup d’autres, et surtout à eux-mêmes, alors qu’ils ne le sont point. Le faux sage « croit savoir quelque chose, alors qu’il ne sait rien, tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir ».

La modestie délivre de l’illusion (de la « prétention ») de l’excellence (de son « auto-excellence »), qui obscurcit l’esprit de « bon nombre de gens qui croient savoir quelque chose et qui ne savent rien ou peu de choses », comme Platon le fait dire à Socrate. Elle conditionne la progression dans la connaissance, de soi, des hommes, et de l’univers.

La modestie, comme orgueil des justes

La fierté de Socrate avait frappé toutes les personnes assistant à son procès. Un certain orgueil pourrait-il donc faire bon ménage avec la modestie ? Certes, la modestie est un signe de lucidité quant à ses limites. Mais elle est avant tout le refus de la tyrannie du paraître. Le modeste est celui qui privilégie la consistance de l’être, plutôt que la facticité du paraître.

Certes encore, la coupure entre être et paraître a quelque chose d’artificiel ! Chacun n’est en premier lieu que ce que son corps donne à voir. Comme le dit Paul Valéry (Fragments du Narcisse) :

« Toi seul, ô mon corps, mon cher corps,
Je t’aime, unique objet qui me défends des morts ».

Mais personne ne se réduit à ses apparences. Et surtout pas aux apparences sociales. On le sait depuis Pascal : la « grandeur d’établissement » ne mérite qu’un « respect d’établissement ». La visibilité médiatique ne concerne et ne réjouit que ceux pour qui l’apparence est le tout, et la valeur ne se mesure pas au nombre de ceux qui suivent son ombre (aussi grande fût-elle).

Il faut entendre ici la voix lumineuse de Pascal, pour qui l’orgueil trouve sa vraie place dans « l’ordre de la charité ». La « concupiscence de la chair » est bonne pour « les riches, les rois », qui ont pour objet le corps. La concupiscence spirituelle, pour les curieux et savants, qui ont pour objet l’esprit. « L’orgueil » proprement dit, enfin, appartient aux sages, qui ont pour objet la justice :

« Ce n’est pas qu’on ne puisse être glorieux pour les biens ou pour les connaissances, mais ce n’est pas le lieu de l’orgueil. Le lieu propre à la superbe est la sagesse » (Pensées).

Oui, l’homme modeste est celui qui est capable d’éprouver, quel que soit son espace d’action et de « réussite » (comme père, professeur, compagnon, ami, artisan, acteur social, écrivain, astronome, ou encore chercheur en physique), l’orgueil d’avoir en tout et toujours recherché la justice, et tenté de se hausser à l’ordre de la « vraie charité ». À l’égal des saints, à qui, selon Pascal, Dieu seul suffit.

Pour Pascal, on le sait, la sagesse n’est visible qu’aux « yeux du cœur ». C’est cette visibilité que recherchera celui qui aura compris en quel sens la modestie est le couronnement d’une éducation humaine réussie.

6 réflexions sur « La modestie, antidote aux pathologies du désir ? »

  1. C’est une excellente chose, Jean-Marc, de réviser ses classiques, surtout en période de grande incertitude concernant « le sens de la vie ». Ce texte sur la vertu de modestie est plaisant à lire. Cependant, je ne le trouve pas complètement lumineux. Disons qu’il présente à mes yeux au moins deux obscurités à propos desquelles j’aimerais beaucoup recevoir la lumière de vos commentaires.
    La première difficulté concerne l’affirmation préliminaire selon laquelle la modestie serait un rapport à soi avant de définir une façon de se situer par rapport aux autres. Le girardien du rang, comme dirait J.L. Salasc, fronce les sourcils : le rapport de soi à soi-même ne saurait précéder le rapport aux autres, constitutif de la formation (continue) du « moi ». Il n’y a pas d’un côté le vrai moi, modeste et fier de l’être, et de l’autre, le moi apparent, soumis à la pression d’autrui et dont les élans d’humilité relèveraient bien entendu de la « fausse modestie ». La modestie peut bien être une vertu ou même l’essence de toutes les vertus mais à condition d’être cultivée ( l’auteur de l’article veut en faire un principe éducatif) et je ne vois pas comment « être » modeste sans se comparer. Ce n’est sans doute pas parce qu’on est vertueusement modeste qu’on est porté à l’admiration mais plutôt parce qu’on admire vraiment tel ou tel de nos modèles qu’on » devient » modeste. CQFD : l’a crise de la modestie ne ferait qu’un avec la crise des modèles.
    L’autre obscurité concerne la référence à Pascal. Si Pascal a écrit « le lieu propre de la superbe est la sagesse », ce n’est pas pour vanter le sage mais pour l’abaisser, au contraire. En effet, « on se fait une idole de la vérité même, car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu et est son image et une idole qu’il ne faut point aimer ni adorer, et encore moins faut-il aimer ou adorer son contraire, qui est le mensonge » (Lafuma, 926). « La voix lumineuse de Pascal », je veux bien qu’on l’entende, mais elle est aux antipodes de la modestie ironique de Socrate et de l’orgueil cartésien.

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    1. Chère Christine,

      J’ai effectivement simplement ici transféré un article de TheConversation. J’aurais dû le préciser dans mon introduction minimale mais, pour moi, la juste estime de soi ne va pas sans celle des autres avec lesquels je suis en rapport humain.
      Comme l’a proposé Paul Diel (Cf. Culpabilité et lucidité, aux éditions Payot), nos difficultés viennent du dérèglement symétrique de l’estime : sous-estime de soi et sur-estime de l’autre ou l’inverse. Pour échapper à la fausse modestie et accéder à l’admiration, il faut avoir réglé la focale des deux estimes simultanément.
      Quant à Pascal, il est un des champions des lectures erronées. Mais restons modestes et divertissons-nous avec ce supplément estival et paresseux (de ma part) de notre blogue !

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  2. Cher Jean-Marc, pardonne-moi le manque de modestie de mon précédent commentaire. Mais si ce texte est un divertissement, je me suis bien divertie à pointer, comme tu l’as compris, moins les obscurités de son contenu que ses incohérences. « Oui, l’homme modeste est celui qui est capable d’éprouver, quelque soit son espace d’action ou de réussite (…) l’orgueil d’avoir en tout et toujours recherché la justice et tenté de se hausser à l’ordre de la « vraie charité ». » La récompense de l’homme modeste, écarté des satisfactions futiles de la gloire terrestre, ce n’est pas une victoire sur les passions tristes, comme le suggère ton titre, pas non plus le salut de son âme, comme le suggère l’appel à l’ordre de la charité, non, ce sont les satisfactions de l’orgueil, le péché de Lucifer !
    Je suis bien d’accord que le lecteur estival, allongé sur sa serviette de plage avec sa tablette, ne cherche pas midi à quatorze heures. Mais que retient-il de sa lecture ? Qu’il vaut mieux « être » que « paraître », il en convient volontiers, il est en vacances. Et aussi, il peut se dire « modeste et fier de l’être ». C’est amusant, non ?

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    1. Je constate que mes commentaires critiques, le premier sérieux et objectif et le second enjoué et plus radical, ont fait un « flop ». Tant pis pour moi et mille excuses à Jean-Marc, qui attendait des commentaires plus constructifs. Pour me faire pardonner, permettez-moi quelques mots personnels sur la modestie. D’abord, en tant que femme du XXème siècle, j’ai des raisons de me méfier de cette « vertu » prônée par les familles bourgeoises : elles concernait exclusivement les filles ! Les milieux « modestes » étaient et restent modestes par nécessité mais les jeunes filles bien élevées devaient l’être par le souci de plaire et plus exactement de ne pas déplaire. On passait vite pour une dévergondée si on ne dissimulait pas ses désirs d’une façon ou d’une autre et cette dissimulation portait le nom de « modestie ». Cela relève en effet de l’éducation mais ce n’était pas la même chose pour le sexe fort.
      Ensuite, en tant que professeur de philosophie n’ayant pas, comme l’auteur de l’article, bifurqué vers les sciences de l’éducation, j’ai forcément enseigné la philosophie. Beaucoup au lycée, pour la faire découvrir à des jeunes qui ne se doutaient de rien. Ma familiarité avec les grands textes s’est étendue à leurs auteurs et l’idée que je me fais de Socrate, comme d’ailleurs l’idée que s’en fait le peintre David, dont le tableau « la mort de Socrate » illumine cette page du blogue, n’est pas d’un homme modeste. Encore moins d’un orgueilleux ! Socrate, au moment de prendre le poison indique que son âme sera bientôt délivrée. Platon est le bel aristocrate qui tourne le dos à la scène, écœuré par l’injustice athénienne (il n’a jamais porté la démocratie dans son cœur!) ; en réalité, se faisant porter pâle, il n’aurait pas assisté à la mort de Socrate. Et dans un article d’une grande helléniste, Nicole Loraux, j’ai découvert que la cigüe est un poison qui s’attaque au cerveau : Socrate lucide jusqu’au bout, discourant pendant que la mort s’empare de ses membres, c’est donc une invention de Platon.
      Revenons à la modestie. Assimilée à la modération (des appétits), on la confond avec la tempérance, qui est avec la sagesse, le courage et la justice, l’une des vertus cardinales pour les anciens Grecs. Mais le contraire de la modestie n’est pas la gourmandise, c’est la prétention, la vantardise, le « faire savoir » !
      La modestie des philosophes, c’est une idée neuve. René Girard était-il « modeste » ?? Je le comparerais plutôt à Spinoza, à qui l’un de ses correspondants reproche sa « prétention ». Comment, vous simple mortel, vous contredisez les Ecritures !! Et Spinoza répond : Cher Monsieur, je ne prétends pas que ma philosophie est la meilleure, je dis qu’elle est la vraie ».
      Clairement, Jean-Marc a raison, la modestie est un bon sujet de réflexion pour les girardiens parce que ce n’est pas une vertu, c’est une modalité du rapport aux autres, et donc à soi. Encore faut-il avoir lu Girard, ce qui hélas, n’est pas le cas de l’auteur de l’article. Des fois, je me dis, modestement : si je n’avais pas eu la chance de lire Girard, je serais capable d’écrire ces choses-là, qui sont tout à fait à côté de la plaque. Enfin, je n’irais pas jusqu’à écrire que Pascal vante la superbe du sage, je ne confondrais pas sagesse et sainteté. Quand même !

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  3. Permettez à un non philosophe d’entrer de ce débat. Merci Jean-Marc BOURDIN, d’avoir choisi ce thème, en l’illustrant de magnifique façon, par votre commentaire. Je ne sais si je suis modeste ou non, en fait, je vous laisse en juger, en vous écrivant que je ne saurais affronter le ridicule de me confronter aux commentaires de Christine ORSINI.
    Aussi je préfère intervenir, en vous proposant l’article de Jean-Louis SALASC « Batman et le Joker ». Les références sont passionnantes, et celle d’iPhilo, à tiroirs (dont Lire aussi : René Girard : le miroir et le masque (Alexis Feertchak)) , se lit avec des rallonges et des comparaisons d’un autre univers fascinant, celui du Seigneur des anneaux.
    https://iphilo.fr/2021/02/15/les-hobbits-personnages-conceptuels-maxime-sacramento/
    Pour Maxime-Sacramento, la sagesse qui y est mise en valeur (par John Ronald Reuel Tolkien) est la simplicité avec laquelle les hobbits vivent en harmonie avec la Nature. L’absence d’ambition, loin d’être un défaut, est la condition nécessaire de la sobriété et de la sérénité qu’ils parviennent à former, loin des enjeux du pouvoir et des richesses.
    Ne rejoint-on pas Voltaire et son Candide et …..Jean-Michel OUGHOURLIAN?
    Et oserais-je ajouter, moi (le syndicaliste de la CGT), provoquant finalement, peut-être une disputatio avec Christine ORSINI, qui a « avoué » sur ce blogue sa préférence pour ROUSSEAU?

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