
par Jean-Michel Oughourlian
En 1970, je fus chargé d’une mission d’étude par le laboratoire de psychologie pathologique de La Sorbonne. En 1969, en effet, on avait assisté à la naissance d’un mouvement de contestation de la guerre au Vietnam au cours du fameux « summer love », rassemblement de jeunes habillés de fleurs, prônant le rejet de la guerre, le retour à la nature, et décidés à « faire l’amour, pas la guerre ».
En même temps, on avait assisté à une épidémie d’usage de drogue, le cannabis surtout (marijuana, haschich) et les hallucinogènes, notamment le LSD prôné par Timothy LEARY.
Ma mission consistait à me rendre à San Francisco pour visiter et étudier le fonctionnement des « free clinics » qui avaient éclos pour traiter les problèmes liés à l’usage des drogues. La plus célèbre était la Free Clinic dirigée par le Docteur David SMITH, rédacteur en chef du « Journal of psychedelic drugs ».
Je me rendis donc à San Francisco et me fis conduire par un taxi à cette clinique. J’arrivais devant une porte bariolée de toutes les couleurs et un jeune homme avec des colliers de fleurs autour du cou m’accueillit et me salua les mains jointes à la mode hindoue. Je demandais à voir le Docteur David SMITH et celui-ci arriva également en tenue de type hindoue, avec un collier de fleurs autour du cou.
J’étais ahuri et entamais ma visite et mes interviews. J’appris que le mouvement « hippie » traduisait justement cette aspiration de la jeunesse qui refusait la guerre et voulait faire l’amour en s’inspirant des philosophies orientales. L’usage du cannabis était le ciment de leur union et l’emblème de leur révolte. L’usage des hallucinogènes était censé leur faire connaître des états de conscience modifiés et leur faire faire des voyages « initiatiques » au-delà de la réalité quotidienne et banale.
J’appris ensuite que certains hippies passaient dans un second temps à l’usage des drogues « dures » : morphine, héroïne, cocaïne, etc. Pourquoi ? Cette escalade était-elle inévitable ? Le Docteur David SMITH et ses collaborateurs n’avaient pas de réponse à cette question et l’évolution des hippies en « junkies » les désolaient. À l’issue de ce voyage, je revins à Paris et me mis à lire toute la littérature consacrée à la drogue et à réfléchir à ce sujet. Je publiais le résultat de mes recherches en 1973 dans un livre : « La personne du toxicomane » (Éditions Privat).
Mon analyse, dans ce livre fruit de deux ans de lectures, de voyages, et de réflexions, était que nous étions en présence d’un phénomène nouveau, que j’appelais « les toxicomanies actuelles », qui se présentaient totalement différentes des toxicomanies « classiques », utilisées dans des rituels chamanistiques ou par des esthètes.
Ma conclusion était que les toxicomanies actuelles étaient des moyens d’éviter ou de conjurer la violence, que cette jeunesse sentait bouillonner en elle en réaction à la guerre du Vietnam et aux valeurs dominantes d’une société qu’ils rejetaient.
Il m’apparut que les drogues « douces » comme le cannabis apaisaient la violence, la faisaient disparaître en faisant « planer » les usagers. En même temps, ces drogues anesthésiaient l’énergie et le désir, et les hippies se laissaient vivre dans la nature et les fleurs.
Certains d’entre eux néanmoins, ne se suffisaient pas de ces drogues douces. Leur violence était trop grande. Alors, pour la conjurer, ils la retournaient contre eux-mêmes et se « shootaient » des drogues dures qui les faisaient expérimenter un orgasme généralisé à nul autre pareil, puis une période de manque uniquement consacrée à la recherche d’une nouvelle dose. Leur devise, tatouée sur leur avant-bras, représentait une seringue croisée avec un fusil crosse en l’air et une devise : « Plutôt se détruire qu’agresser ».
Depuis quelques années, je vois la violence resurgir dans notre société : les gilets jaunes d’abord, puis les blacks-blocs, puis les grèves interminables, puis la guerre au virus entraînant le confinement consistant à tenter de mettre un couvercle sur une marmite bouillonnante.
Mais comment réprimer l’envie de vivre, le besoin d’agir de cette jeunesse ? La vie étant un risque en elle-même, la jeunesse est sommée de ne pas prendre de risque et donc, d’une certaine manière, de ne pas vivre. Son seul but doit être dorénavant d’éviter de mourir ! Alors, la jeunesse, depuis quelques années, cherche à oublier : oublier de vivre, se saouler, se droguer, être ailleurs et s’en aller tout en restant là. La solution pour elle a toujours été la violence, laquelle revient aussitôt dans toute société lorsque le sacré s’en retire. Elle retourne aujourd’hui cette violence contre elle-même non seulement en se shootant, mais en s’explosant, en s’éclatant, en se défonçant, et tout cela, les drogues permettent de le faire tout en restant confiné dans sa chambre.
Mais dans une société désacralisée et désenchantée, la violence ne peut pas être confinée. La drogue ne suffira peut-être pas, cette fois, à conjurer la violence brutale et meurtrière. C’est la crainte que l’on peut avoir dans les semaines et les mois qui viennent lorsque le couvercle sera enlevé et que la crise économique et sociale fera bouillir les frustrations et les revendications sur fond de désespoir.
– « Serait-ce donc une révolte ? »
– « Non, Sire, une révolution ! »
Oui, sire, c’est une révolution, si nous acceptons les moyens mis à notre disposition, conviant cette jeunesse à formuler ensemble ce qui sauve à l’endroit du péril, à renoncer comme nous y renonçons aux accoutumances du sacré, cette drogue dure qui, comme les psychotropes, permet d’éluder la vérité de notre condition.
Nous avons l’occasion de danser sur ce fil aiguisé comme une lame qu’est notre réalité entre les deux enfers de notre ambivalence, moi je suis seul et eux ils sont tous.
Si nous admettons pour vrai, et elle l’est, la connaissance évangélique, nous reconnaitrons partager cette solitude, sans céder à la tentation d’en exclure les autres, s’en excluant réciproquement par volonté de sacrifice qui n’est, après le triomphe de la croix, que désir de pouvoir, l’auto-destruction psychotrope comme l’auto-sacrifice n’en étant qu’une analogie romantique.
Là est notre joie profonde, accepter l’invitation du Rabbi d’échapper aux enfers de nos particularités solitaires bien réelles, pour accéder au royaume de la reconnaissance mutuelle de leurs similitudes, en la capacité qu’il nous a donné de savoir inventer sa formulation hors de la geste païenne, sans accuser autrui ni soi-même, mais en nous conviant à partager cette réalité commune.
C’est si simple, ce que nous partageons est notre solitude, nommer ensemble cette définition du vrai permet d’accepter, jeunes ou vieux, l’invitation mirifique qui nous est faite, renonçant aux psychotropes du sacré, d’inventer un futur viable pour notre humanité.
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Article remarquable à relier avec votre précédent.
Les recours en justice se multiplient, les puissants s’en protégeant en mettant des boucs émissaires. L’ordre peut être inversé : les puissants se protègent, les recours se multiplient. Exemple de Castaner qui a trouvé la police comme bouc émissaire et qui pourrait devenir le bouc émissaire du gouvernement…
C’est un cycle menant à la révolution… ou à la guerre civile.
Le sacré disparaît mais non le mécanisme du bouc émissaire qui évolue. Il est volontaire et sert à détourner l’attention…
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