par Thierry Berlanda
L’actuel coronavirus pose non seulement un problème sanitaire considérable, mais aussi un problème social et économique qui va le devenir tout autant, et à court terme un problème politique majeur auquel il serait bon que nous commencions à réfléchir.
En France, comme peu ou prou ailleurs, les coûts financiers des mesures de soutien à l’économie réelle, ajoutées à ceux du fonctionnement ordinaire de l’Etat aggravent considérablement une dette souveraine qui s’élevait déjà, avant le tsunami en cours, à un peu plus de 100 % du PIB. Afin de combler ce gouffre, les banques centrales fabriquent de la monnaie à tour de bras, mais elles sont désormais elles-mêmes exposées à une crise de leur propre crédibilité vis-à-vis de leurs créanciers (c’est-à-dire les banques privées, elles-mêmes en voie de fragilisation).
Cependant nous entendons parler d’un plan de refondation complet de l’hôpital, d’un plan de réorganisation globale de l’éducation nationale et d’une revalorisation des salaires et traitements en fonction de l’utilité sociale des métiers…
Ce paradoxe apparent nous fait voir hélas que le personnel politique et intellectuel français relève peu ou prou du genre particulier des curés apostats : ils ont destitué Dieu, mais, comme le dit Nietzsche, ils n’ont pas destitué la place qu’Il occupait. Ils restent donc attachés, voire assignés, à une espérance démesurée, mais qui, s’étant défroquée, n’a plus rien de spirituel : elle est devenue politique, et eût été autrefois appelée millénariste. Elle a conservé la structure de la transcendance, mais non plus son contenu. Et c’est ainsi que commença, ou plutôt s’amplifia, le délire auquel le coronavirus impose aujourd’hui une limite : rêver d’idéaux pareils à des arbres qui finiraient par atteindre le ciel, les mettre en œuvre en toute irresponsabilité financière et aux seules fins de la glorification de « l’humain trop humain », bref instaurer un rapport infini aux choses finies.
Or s’il convient d’avoir un rapport infini aux choses infinies, c’est-à-dire pour d’aucuns une foi sans bornes en Dieu, ou encore un rapport fini aux choses infinies, lequel est inhérent à la condition du laboureur comme à celle de l’astrophysicien, il faut en tout cas avoir un rapport fini aux choses finies, c’est-à-dire par exemple viser une espérance de vie qui soit raisonnable (…), et concevoir des budgets supportables de l’hôpital, de l’éducation nationale ou des armées. Ce que je décris ici n’est autre qu’un aspect des plus désastreux de ce qu’en termes girardiens nous appellerions une mutation de la médiation externe en médiation interne.
Alors que serait un rapport fini aux choses finies dans les matières évoquées ?
Pour ce qui concerne la santé, valoriser le soin et cesser de prétendre guérir à tout prix. En effet, la moitié du budget de la Sécurité sociale est absorbée par un tout petit pourcentage des assurés sociaux, et le coût des traitements administrés à de très grands malades en fin de vie ne bénéficie finalement qu’à ceux qui les vendent. Est-il raisonnable de vouloir à la fois mieux payer les personnels et de continuer à entretenir un système dont le budget est largement supérieur à celui de la nation… et qui n’est pas capable de fournir en temps utiles un nombre de masques et de respirateurs suffisants ? On remarquera au passage que l’Allemagne, qui compte autant de contaminés que la France, enregistre sept fois moins de décès. Est-ce pour autant que ce pays serait caractérisé par sa propension à dépenser à tout-va ?
Pour ce qui concerne l’éducation, nous devrons enfin nous régler sur le principe d’Illich, selon lequel « l’éducation universelle par l’école obligatoire est impossible ». Cela n’empêche pas, et même exige que nul ne soit exclu de la dite éducation en raison de sa condition, mais aussi que nul n’y soit admis par force si ce n’est pas son inclination. Il y a en effet de grands mérites à être un bon plâtrier, sans exiger par ailleurs de lui qu’il sache lire Homère dans le texte.
Il est enfin très appréciable que les soignants, qui sont souvent des personnes admirablement dévouées, soient prochainement mieux payés, et que les professeurs le soient aussi, mais il serait coupable et ruineux que ce soit à périmètre superstructurel constant. Ainsi, le ministère de l’Education emploie près de 1 200 000 personnes (dont près de 300 000 ne sont pas enseignants, soit dit en passant) et représente, proportionnellement, le plus important budget civil du monde. Ne serait-il pas raisonnable de dégraisser ce qu’un trublion promu ministre appela autrefois le mammouth ? Comment ? Par exemple en confiant à des enseignants rémunérés par un fonds abondé par les entreprises une beaucoup plus large proportion d’élèves se destinant à des métiers manuels, et cela dans des filières valorisées et bien dotées. Les professeurs dispensant des cours généraux seraient alors bien moins nombreux, et bien mieux payés…
Il serait enfin raisonnable de ne pas abandonner à des puissances étrangères, vouées comme toute puissance à leur propre accroissement, la fabrication et le commerce de matériels stratégiques (militaires, sanitaires, industriels ou autres).
Je ne précise pas ici la corrélation entre ce dernier point et les précédents, car car elle vous paraîtra sans doute assez claire.
Cher Thierry,
Ce sont des idées que je partage avec toi. A noter que les pourcentages de diplômés de l’enseignement supérieur en Allemagne sont sensiblement inférieurs quand on les compare aux nôtres et ceux des apprentis précoces dans les domaines techniques plus élevés, ce qui n’a pas vraiment nui à son économie. Nous avons conçu la prolongation des études comme un moyen de masquer le chômage et, pour les jeunes, un accès à la sécurité sociale en l’absence d’emploi à un tarif accessible, deux finalités étrangères à l’activité de formation. Bref, nous trichons. Nous nous aveuglons sur ces deux prolongations douloureuses des études et de la vie « coûte que coûte » : faible employabilité de beaucoup d’étudiants dans des jobs précaires en début de carrière pour les jeunes ; dernières années de la vie durant lesquelles s’accumulent souffrances physiques, enfermement (les EHPAD sont reconnus à juste titre comme des lieux de privation de liberté), ennui, solitude, perte des capacités à communiquer, dépendance pour les gestes élémentaires de l’existence, etc. Pourquoi ? Parce que cela semble à première et courte vue moralement correct. La moraline est bien présente dans ces deux (absences de) projets politiques.
Cet auto-aveuglement (ou auto-tromperie) a quelque chose à voir avec le mensonge romantique dénoncé dans le premier essai de René Girard. Il s’agit de la même perversion logique que nous retrouvons ici au niveau des orientations politiques : faute de lucidité, nous désirons avec constance ce qui ne pourra conduire qu’à la déception, et ce au prix fort. Je crains que nous persistions collectivement à fermer les yeux sur et à méconnaître la voix du réel encore un certain temps jusqu’à ce que nos pertes de capacités budgétaires nous obligent à changer de cap, mais une fois encore dans la douleur et peut-être pas dans la bonne direction.
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Cher Jean-Marc, je trouve lumineuse ta reprise girardienne de la critique nietzschéenne que tu fais au début de ton commentaire. Quant à la voix du réel, qui est celle-là même qui hurle dans le désert, que nous refusions immémorialement de l’entendre est le plus grand mystère qui soit. Je crois que cette surdité provient de notre récusation originelle de ce réel particulier que nous sommes nous-mêmes. Pour les hommes, décidément, être soi ne va pas de soi. Sans doute devrait-on, si c’est une idée neuve, monter un colloque Nietzsche/Girard : je pressens que ce serait un travail très fécond.
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Clair , net, précis et constructif ; en effet il faudrait un C.A.P « René Girard » » à tous les hommes politiques pour notamment éviter cette mutation de la médiation externe en médiation interne …. un virus très dangereux pour la France et ses habitants !
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Très bonne intervention. Je partage tout ce qui est dit joliment sur » le personnel politique et intellectuel français (qui) relève peu ou prou du genre particulier des curés apostats ( …) attachés, voire assignés, à une espérance démesurée, mais qui, s’étant défroquée, n’a plus rien de spirituel : elle est devenue politique ».
Mais j’étendrai cette remarque à une grande partie des citoyens Français qui considèrent qu’une bonne politique consiste à donner tout à tout le monde en même temps.
Sur les grandes réformes nécessaires, le thème de la santé est sans doute le plus délicat dés lors qu’il met en cause notre conception de la vie et de la mort. Pourtant nous sommes sans cesse confrontés à cette question des limites de moyens face à une opinion qui considère que la mort est un échec du service de santé. Là, c’est notre vision anthropologique qui est en cause et c’est « du lourd ».
Pour l’Éducation Nationale, il me semble que la question est plus simple , les pistes esquissées devraient réunir un consensus, mais ce ne sera pas une mince affaire l’obstacle principal étant le personnel de l’E.N. qui constitue un lobby très puissant hostile collectivement à toute évolution considérée comme une attaque inadmissible contre le service public de l’éducation. On pourrai imaginer « échanger » l’amélioration de la rémunération des enseignants contre des assouplissements acceptés par les intéressés.
Même chose, comme vous le dites, pour la Santé.
Faire évoluer les lobby qui jouent souvent contre le bien commun est peut-être une des priorités.
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Cher monsieur, je suis entièrement d’accord avec l’extension au plus grand nombre (moi compris) des reproches formulés à l’égard de certains intellectuels et de nombreux politiques. Dans une démocratie, où peuple et pouvoir sont chacun le miroir de l’autre, nous aurions d’ailleurs du mal à pointer les tares des élites si elles n’affectaient d’abord les peuples. C’est d’autant plus vrai à une époque où le moindre désir est vécu comme l’exercice d’un droit. D’accord aussi avec le reste de votre intervention.
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Cher Thierry, tu sais que je partage beaucoup des points que tu soulignes dans ton excellent article. Pour rester centré sur un des sujets que tu évoques, celui de l’Education Nationale, sujet primordial, j’abonde dans ton sens. L’école qui devait instruire (à la manière dont Péguy l’envisageait avec ses chers Hussards noirs) est devenue une garderie et une usine à éduquer, dans le plus mauvais sens qui soit, celui du dressage et de l’égalité égalitariste. Par conséquent, plus importants que l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, que la transmission d’œuvres anciennes ou que l’Histoire de France, l’éducation sexuelle, écologique ou des stéréotypes de genre ont remplacé en partie les apprentissages qui font les hommes libres. Lorsque j’apprends que Mr Blanquer veut voir désigner au moins un élève « éco-responsable » par classe, je devine en même que c’est l’idéologie qui entre dans les salles de cours. Le « 80% d’une classe d’âge au baccalauréat », ce slogan qui mettait la valeur égalitariste sur un piédestal, ne pouvait que mener tout droit des centaines d’élèves dans le mur. Comme « les vertus chrétiennes devenues folles » de Chesterton, on peut dire que les vertus égalitaires sont devenues totalement aberrantes et malheureusement, comme le souligne Patrice Dunoyer de Segonzac, « une grande partie des citoyens Français considèrent qu’une bonne politique consiste à donner tout à tout le monde en même temps. » Illich en a vu tous les travers, nos ministres n’en ont vu aucun, et même ils sont allés toujours plus loin dans l’idéologie égalitariste. Des enfants qui, pour une raison ou pour une autre, ne pouvaient pas poursuivre un cursus menant à des études universitaires, se retrouvent aujourd’hui dans des « prolongations d’études qui masquent le chômage » (commentaires ci-dessus) et, plus grave encore, dans un dénuement spirituel total : un bon plâtrier, compétent et gagnant correctement sa vie, s’en sortira mieux ; si, en plus, un livre, un seul, appris à l’école et qui lui est comme une bible ou une boussole, remplit simplement un de ses rares instants libres, on pourra dire que celui-ci est un homme plus libre qu’un étudiant de « sciences sociales » complètement « largué » et vide. Mais voilà, on a dévalorisé le travail artisanal ou manuel en même temps qu’on baissait le niveau de culture générale, au point même que les concours d’entrée de certaines grandes Écoles ont décidé de s’en passer. Si même un nouveau ministère en avait l’envie, faire demi-tour sera extrêmement difficile : il suffit de voir ce que sont les nouveaux ESPE (École supérieure du professorat et de l’éducation) et de simplement constater que les dernières générations de professeurs sortent tous du même bain égalitariste et idéologique, pour imaginer le travail de Titan que cela serait.
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Dieu merci, si j’ose dire, les grands retournements peuvent être instantanés. A vrai dire, seuls les dégradations, du type que tu signales parfaitement, sont historiques. Les retournements, eux, ne sont « que » spirituels. Or, sauf à verser dans le millénarisme, ce que nous ne faisons pas, nous savons qu’ils ne peuvent être que personnels, jamais collectifs.
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