COVID-19 : un fragment d’anthropologie mimétique

par Jean-Marc Bourdin

La peste était dans Thèbes et l’inconduite d’Œdipe en était responsable. La peste dévastait l’Europe médiévale et les juifs en auraient été les vecteurs pour le contemporain Guillaume de Machaut. Mais la médecine et l’hygiène avaient fait de tels progrès que ce n’était plus qu’un sujet d’étude et une occasion pour notre hubris actuelle de se moquer de l’irrationalité des accusations portées contre les initiateurs présumés de ces épidémies.

Un virus faiblement létal vient nous rappeler utilement que notre maîtrise scientifique ne modifie en rien certains de nos fondamentaux anthropologiques. Ainsi la contagion de la maladie se mêle-t-elle inextricablement à la crise sociale : la bourse effondre la valorisation des entreprises et donc les retraites par capitalisation ; des vols de masques et de gel hydroalcoolique se produisent dans les hôpitaux ; les consommateurs stockent pâtes et riz ; la culture et le sport de masse et, plus généralement, la plupart des activités qui rassemblent une foule de plus de cent personnes, sont condamnés à supprimer leurs manifestations pour un temps indéterminé ; les déplacements internationaux touristiques et professionnels subissent des interdictions comparables ; les enfants ne sont plus les bienvenus dans les écoles, collèges, lycées, universités et crèches ; les parents salariés sont invités à garder leurs enfants et, par voie de conséquence, dissuadés ou empêchés d’aller au travail, leur activité quotidienne habituelle ; ceux qui travailleront malgré tout ne pourront pas déjeuner au restaurant ou dans un bar ; et tout le reste ou presque à l’avenant. Il n’y a guère que les soins qui s’intensifient, le reste de la vie sociale se rétrécissant comme peau de chagrin. René Girard s’interrogeait sur la nature de la crise thébaine, peste sanitaire et/ou sociale. On le voit aujourd’hui : elles sont intimement liées et sont susceptibles de se nourrir mutuellement.

Et puis il nous faut toujours trouver une origine à nos maux. La Chine a commencé, c’est donc sa faute. Mais un responsable chinois met en cause les Etats-Unis. Le président Trump met en cause les Européens (sauf les Britanniques dans un premier temps…) auxquels il interdit l’accès de son territoire. Les théories complotistes pullulent : on nous cache quelque chose, c’est sûr. Le virus a été fabriqué en laboratoire. Ou, plus classiquement, l’ouverture des frontières laisse l’étranger nous contaminer. Sur ce point, l’ampleur de l’événement et les progrès de la pensée rationnelle semblent néanmoins confirmer que la recherche d’un bouc-émissaire sera vaine, que les désignations ne seront pas unanimes et que le sacrifice des incriminés ne tuera pas le virus. Plus généralement, au point où nous en sommes de la crise pandémique, de belles initiatives individuelles et civiques se font jour qui font espérer une résolution apaisée.

Dans ce contexte, les religions n’ont rien à dire (des évêques orthodoxes grecs auraient néanmoins affirmé que baiser les icônes immuniserait), au point que la colère divine est bien peu évoquée et ne trouverait sans doute que des échos limités. Et l’économie à laquelle nous avions délégué la production de notre bien-être ne trouve pas les équilibres que les marchés seraient pourtant susceptibles d’apporter spontanément selon les théories dites néoclassiques ; au contraire, elle amplifie les dérèglements. Alors la bonne vieille politique qui était considérée comme moribonde et désarmée reprend du service : la souveraineté nationale s’affirme et les libertés sont réduites tandis que les obligations civiques sont accrues ; les ressources sont réallouées et accumuler les dettes contre les exigences économiques redevient légitime. La croissance économique était la condition de l’équilibre dynamique de nos sociétés, elle pourra attendre. L’urgence nationale est proclamée qui autorise à faire fi de règles prudentielles qu’on applique en temps ordinaire, les gestes « barrières » sont promus pour lutter contre la contamination, certains prix sont bloqués là où la libre concurrence sur les marchés a été sacralisée. En France, il n’est pas incongru de tout arrêter et de simultanément maintenir les élections municipales. La politique semble renaître de ses cendres : elle reste la matrice des choix à grande échelle là où la composition des comportements individuels semblait selon des penseurs comme Friedrich von Hayek aller vers un ordre spontané souhaitable.

Pour finir cette courte réflexion, je vous propose deux interrogations : 1/ La plupart des activités de notre époque semblant pouvoir être interrompues dès lors qu’elles sont suspectées de favoriser la contamination, sont-elles pour autant vaines ou même moins importantes que celles qui sont maintenues ? 2/ Le refus de laisser à la grande faucheuse le choix du jour et de l’heure, confronté à la nécessité en Italie de faire le tri entre les malades à soigner et les autres comme en période de guerre, est-il tenable et à quelles conditions dans la durée ?

3 réflexions sur « COVID-19 : un fragment d’anthropologie mimétique »

  1. Merci pour ce magnifique résumé de la situation. Nous savons que nous ne changeons vraiment que sous la contrainte. A ce jour, la contrainte climatique n’a pas su s’imposer. La sanitaire saura-t-elle ouvrir nos yeux et nous permettre de repondre à tes 2 questions ? Qui sait, peut-être… le vrai risque serait de tout reprendre COMME AVANT.

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