par Bernard Perret
Le souci croissant pour la souffrance des animaux est un phénomène social majeur. Il procède pour une part de découvertes scientifiques qui ont permis de prendre conscience de la complexité psychique des animaux supérieurs et de leur capacité à anticiper leur propre souffrance (ce dont témoigne le fait qu’ils connaissent le stress) et, dans certains cas, de manifester des formes de compassion (fort limitée au demeurant) à l’égard de leurs congénères. Du point de vue de l’évolution des mentalités, l’évolution du regard sur la souffrance animale peut être vue comme l’expression du souci moral pour toutes les victimes innocentes, dont Girard nous a permis de comprendre qu’il procède directement de l’influence du christianisme. Et, de fait, l’animal semble incarner parfaitement l’idée d’innocence. Cet affinement de notre sensibilité est foncièrement sain, il reflète à la fois notre aversion pour la violence physique et une certaine compréhension de l’unité du monde vivant, indissociable de la prise de conscience écologique.
Là où le bât blesse, c’est quand la défense des animaux débouche sur l’antispécisme, c’est à dire l’attribution aux animaux de droits opposables à ceux des hommes, voire même la négation de toute hiérarchie des droits entre les hommes et les animaux supérieurs. Loin d’être marginale, cette position est de plus en plus présente dans le débat intellectuel. Or, il s’agit d’une position pratiquement et philosophiquement intenable et, qui plus est, dangereuse.
Sans qu’il soit besoin de se placer sur le terrain métaphysique (en cherchant à définir ontologiquement la différence humaine), deux types de considérations peuvent être avancées à l’encontre de l’antispécisme.
La première est purement pragmatique : il est impossible de traduire l’antispécisme en terme de morale pratique. À supposer même que l’humanité puisse adopter un régime strictement végétarien (ou insectivore, car, apparemment, la souffrance des insectes n’est pas digne d’être prise en compte), ce qui reste à prouver, plusieurs dilemmes moraux radicalement insolubles se présentent. Premier exemple, les rats font indéniablement partie des animaux intelligents dont la souffrance devrait être prise en compte. Or, nous sommes engagés depuis des millénaires dans une guerre à mort contre les rongeurs commensaux, sources permanentes de nuisances et de risques sanitaires majeurs. Personne n’envisage sérieusement de tenir compte de leurs souffrances dans le choix des armes déployées à leur encontre. Autre exemple : la réintroduction du loup et d’autres prédateurs dans nos campagnes sera cause de grandes souffrances pour leurs proies sauvages ou domestiques. On peut en effet penser que la mort par prédation est la pire qui soit pour un animal. Or, sans même parler de l’équilibre et de la richesse des écosystèmes, le loup a aussi des droits ! Plus généralement, il convient de rappeler que l’écologie se préoccupe avant tout de la survie des espèces et de l’équilibre des écosystèmes. Dans ce cadre de pensée, la question du droit des animaux en tant qu’individus ne se pose pas.
Mais ces considérations pratiques ne suffisent pas et l’on ne peut éluder l’aspect proprement philosophique de la question. Les animaux souffrent, certes, et, comme on l’a dit, leur souffrance n’est pas purement physique. Est-elle pour autant comparable à celle des êtres humains ? C’est ici que la pensée de Girard peut être d’un grand secours. Girard permet en effet de mieux comprendre un fait intuitivement assez évident : la souffrance humaine est toujours une souffrance morale. Par « morale », il faut entendre ici autre chose que l’anticipation ou l’empathie. L’aspect moral de la souffrance provient du fait qu’elle est toujours liée, comme nous le savons tous, à des sentiments complexes à l’égard des autres comme la culpabilité ou à des idées culturellement situées comme la justice (« pourquoi moi ? » pense le malade). Pour les hommes, la mort, et plus largement la souffrance, n’a rien de naturel, elle « est inséparable de la réalité de la honte, de l’impuissance, de la douleur, de l’échec et de la perte. » (James Alison, 12 leçons sur le christianisme, p. 149.) Si l’on suit Girard, il est logique de penser que cette surcharge morale sur la souffrance est liée au fait qu’elle réactive la scène primitive de la culture, par laquelle les hommes ont inventé les premiers symboles à partir de l’attention portée à la victime. D’où il résulte que toute souffrance, même d’origine purement biologique, ne peut être symbolisée (et donc rendue sensée) qu’à travers le prisme victimaire. Et c’est pour cela, bien-sûr, que la figure du crucifié a toujours été comprise comme une évocation de toute la souffrance humaine.
Pour en revenir aux animaux, on peut admettre que leur compétence morale va jusqu’à un certain degré de compassion, mais elle ne leur permet certainement pas de se voir comme des victimes. En faire des victimes, c’est projeter sur eux une signification qui leur est radicalement étrangère, une forme d’anthropomorphisme. Le souci légitime que nous portons à leur souffrance doit donc être considéré avant tout comme la reconnaissance unilatérale d’une relation non strictement utilitaire avec le vivant non humain, et aussi comme l’expression de notre rejet plus global de la violence, dans la mesure où la violence à l’égard des animaux reflète et entretient notre propension à faire souffrir, voire notre cruauté (que l’on pense à la chasse ou à la tauromachie).
En tant qu’amie des bêtes et de la pensée de René Girard, je ne peux qu’aimer aussi ce texte qui rappelle opportunément que les animaux souffrent à cause de nous tout en refusant l’idée, vraiment inepte, qu’ils puissent avoir des droits. Ce qui m’émeut dans la souffrance animale, c’est qu’elle est totalement subie. L’animal n’accuse jamais personne, en effet. L’accusation est le propre de l’homme et l’auto-accusation le propre de l’homme moderne ou post-moderne. Nous sommes de plus en plus sensibles, ça veut dire que nous sommes de plus en plus accusateurs. Il est frappant que l’innocence animale est un argument utilisé par les misanthropes contre leur propre espèce. Les bêtes sont innocentes, donc vous êtes coupables. Dans le midi de la France, on discute pour savoir qui, du berger et du loup est plus coupable, à l’égard des moutons ou de la Nature ? L’antispécisme est aussi aveugle au « bon sens » que la théorie des animaux-machine, qui pourtant s’en réclamait. Le vrai bon sens n’est peut-être pas la raison cartésienne mais ce n’est pas non plus son antithèse, le refus des distinctions. Les animaux sont des victimes sans droits : nous avons des devoirs à leur égard, l’exact équivalent des droits que nous avons sur eux.
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J’aime beaucoup ton texte, et j’en approuve chaque mot. L’antispécisme est certes un confusionnisme naïf, et donc, la philosophie consistant à pratiquer les bonnes distinctions, je ne saurai reconnaître le moindre intérêt à une doctrine qui pose le principe d’une négation des différences. En l’occurrence, nous savons (pour ceux qui se réfèrent de temps en temps à la Bible), que les hommes ont reçu en partage d’être les gardiens de la création (et non ses maîtres, ni ses tortionnaires, ce que le dévoiement des prérogatives d’un gardien permet pourtant). Qu’est-ce qu’agir en gardien et non en destructeur ? Comme Bernard Perret l’écrit, ce n’est certes pas refuser, au nom d’un vitalisme pagano-druidique new age, de réagir en cas d’invasion de blattes ou de surplus de mouches. C’est plutôt, je crois, ne pas dégrader la mission sacrée des hommes en se comportant autrement qu’en gardien. Ainsi, l’industrialisation du vivant, la négation de l’individualité souffrante de chaque animal dans le cadre de process de production de viande, sont des défigurations de notre rôle de gardien. Heidegger avait déjà pointé, et avant lui Hegel en avait esquissé la possibilité dans son Esthétique, le motif du retrait du divin dans ce que le premier a appelé le Gestell, soit la mise à disposition universelle et la calculabilité totale (à proprement parler « la mise en rayon de tout »). Heidegger n’avait pas vu, à mon sens, que cette évolution dramatique procédait elle-même de ce que j’appellerai la négation ou le refus du don, ou de la grâce, soit une volonté de profanation, qui révèle lui-même un rapport fondamental au sacré.
De là, rejoignant encore Bernard Perret sur ce point, je ne pense pas non plus qu’un animal puisse lui-même s’appréhender comme une victime, au sens où nous l’entendons : sa souffrance, bien réelle, n’est en effet pas une souffrance morale, elle ne lui cause pas un scandale, elle n’est pas par lui vécue comme une injustice. Cela n’empêche pas que nous-mêmes, en commettant le mal, en y consentant et même en en jouissant, en nous identifiant à lui par nos actes, nous faisons des victimes (par centaines de millions par an rien qu’en France) dans nos abattoirs. De même que la victime est « innocentée » par son sacrifice même alors qu’elle n’est a priori ni plus ni moins innocente que n’importe qui (c’est ma lecture de Girard, j’admets très bien qu’on la conteste), les animaux réduits à l’état de stock de protéines et abattus « machinalement » deviennent-ils des victimes, non pas en vertu de leur propre appréciation de leur sort lamentable, mais en tant que nous dévoyons nous-mêmes notre rôle de gardiens en les brutalisant.
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