La psychologie interdividuelle pour les Nuls

Recension par Jean-Marc Bourdin

Compagnon de route depuis les années 1970 et disciple assumé de René Girard qu’il désigne comme son modèle, le psychiatre Jean-Michel Oughourlian vient de publier un nouvel essai aux éditions Albin Michel : Cet autre qui m’obsède, sous-titré Comment éviter les pièges du désir mimétique. Il se présente comme une version simplifiée, condensée (155 pages) mais aussi porteuse d’une leçon de sagesse de Notre troisième cerveau (paru en 2013). Comprenons-nous bien, le « pour les Nuls » du titre de cet article n’a rien de péjoratif, bien au contraire : il fait référence à une ambition louable de se mettre à la portée des béotiens que nous sommes.

Oughourlian nous invite à retrouver notre liberté individuelle, alors que nous sommes modelés par le mimétisme et confrontés, face à l’autre, au désir rival ou à l’obstacle qui en rend la satisfaction impossible. La liberté la plus précieuse pour lui est « de voir la réalité telle qu’elle est et de l’accepter ». Elle réside pour chacun « dans le choix du modèle qu’il imitera, de cet autre auquel il s’identifiera, et ensuite dans sa vigilance à maintenir sa relation au modèle choisi sur le mode de l’apprentissage. » Toute relation nous remodèle peu ou prou tout au long de notre existence et la multiplication de ces rapports humains fait du « moi-du-désir » un patchwork. Du coup, « ce n’est pas l’individu qui est malade, mais la relation. » Personne n’est donc condamné à la maladie psychique ; et le thérapeute peut aider ses patients « à aller mieux, c’est-à-dire à être plus libres ». Pour y parvenir il faut qu’ils renoncent à la propriété et à l’antériorité de leurs propres désirs.

Loin de condamner le désir, l’auteur l’appelle « notre bien le plus précieux », ce qui permet le mouvement psychologique. La mimésis permet l’apprentissage, la fraternité, l’amitié, l’amour… Nous désirons non seulement ce qu’un autre possède, mais aussi ce qu’il désire, donc nous imitons jusqu’à ses intentions. L’imagerie médicale (le PET scan) l’a mis en évidence. Malheureusement, le désir peut entraîner la rivalité ; il en a besoin pour exister comme de l’interdit pour se renforcer. Nous imitons ainsi le paraître dès le plus jeune âge, l’avoir, l’être (Freud parle de « processus d’identification ») au risque d’un renversement de situation, enfin nous imitons le désir de l’autre quand il ne possède pas encore le bien convoité (notre cerveau réclamant alors « moi aussi ! »). Ni instinct, ni pulsion, la mimésis « est une loi générale qui gouverne l’espèce humaine », les individus comme les foules.

Résultant de l’activité des neurones miroirs, un « cerveau mimétique » permet la relation ; de ce fait premier et initiateur, il interagit avec le cerveau émotionnel (celui de la joie, du stress, de la peur, de la jalousie, de la haine…) ainsi que le cognitif (ou rationnel) : « on imite d’abord, on réfléchit ensuite. » Entre individus, les cerveaux fonctionnent en correspondance les uns avec les autres, en empathie, partageant actions, intentions et émotions mais ils peuvent aussi entrer en rivalité, oscillant entre ces deux positions qui sont de même nature. À l’origine des violences, cette correspondance permet les plus belles actions humaines, la concorde et la paix, comme les psychopathologies les plus graves. Ainsi face à l’obstacle, on se fracasse ou on insiste de manière obsessionnelle, si on n’a pas la volonté de le contourner.

« L’autre est toujours perçu par notre cerveau mimétique soit comme un modèle, soit comme un rival, soit comme un obstacle. Mais il ne sera heureusement pas figé dans ce statut. » Il est essentiel de désamorcer les conflits pour revenir au mode « modèle ». Face à un obstacle, mieux vaut passer à autre chose. Il faut pour ce faire décoincer le cerveau mimétique. « L’art du psychothérapeute consiste alors à chercher comment mobiliser les deux autres cerveaux, cognitif et émotionnel, pour sortir le cerveau mimétique, et avec lui la personne tout entière, de l’enfer dans lequel elle s’est plongée. » Car « nous sommes les premières victimes de la jalousie quand elle s’empare de nous… » Notre société est celle du ressentiment où l’on préfère voir l’autre privé de ce qu’on ne parvient pas à lui prendre.

Nous disposons de trois modes de gestion de nos désirs mimétiques : la « normalité » repose sur l’oubli, le mode névrotique, sur la revendication de l’antériorité et de la propriété du désir, le mode psychotique, enfin, m’amène à accuser l’autre. Pour revenir à la normalité, il faut regarder la réalité en face, « identifier la source de son mal-être ».

Collectivement, le désir mimétique rend aussi « notre société malade de consommation », la publicité ayant pris possession de nos neurones miroirs. Nous nous transformons en moutons de Panurge, préférant subir la pression de notre entourage dans un « mouvement de fond », de la foule dont la puissance augmente avec sa masse, laquelle agit comme un cocon, archétype du phénomène sectaire : « enchanté de cette facilité », notre cerveau mimétique se laisse souvent faire et attrape un quelconque « désir qui passe pour le faire sien ». Voilà qui évite de réfléchir et d’avoir à assumer ses éventuelles erreurs. Oughourlian parle d’un « somnambulisme pluriel » soudain et amnésique qui met entre parenthèses mon propre moi auquel se substitue un moi collectif : il me met « hors de moi ». Alors « les leaders peuvent capter, manipuler, endoctriner. »

La logique d’un désir qui remet le choix « de tous ses objets à un modèle unique et absolu » se retrouve dans le djihadisme comme dans la toxicomanie. « Si le terroriste arrivait à reconnaître que la croyance et le désir de mort qui l’agissent ne lui appartiennent pas, s’il faisait l’effort de renoncer à leur propriété, son moi se retrouverait libéré par la reconnaissance de cette réalité ». Mais plusieurs prises de conscience sont nécessaires, ce qui rend cette guérison très rare. Le terroriste se soumet à son chef et à ses ordres, expression du moi collectif. S’il a un seul modèle, il a de nombreux rivaux : cette passion rivale explique les « épidémies d’attentats » de meurtriers de masse entraînés dans une surenchère. Le cerveau cognitif lui fournit des justifications politiques, religieuses ou autres tandis que l’émotionnel en jouit. L’objet, c’est-à-dire les victimes, a alors été chosifié et a disparu. En face, les centres de déradicalisation font penser à ceux qui sont réservés aux toxicomanes qui y « enchaînent, en vain, des cures de désintoxication ». Or ni la toxicomanie ni le terrorisme ne sont répertoriés comme des maladies, et donc curables par des méthodes classiques. La violence domine leurs comportements : le junkie, contre lui-même, le terroriste, à la fois contre lui-même et contre les autres, avec la même frénésie. Ils sont jeunes et ont soif d’une intensité que nos sociétés lissées ne peuvent étancher : ils veulent « s’éclater » et « nous ne savons pas répondre à [leur] demande d’expériences intenses ». Nous ne leur proposons pas de modèles attractifs, mais au contraire un modèle répulsif, celui de notre face sombre plutôt que la beauté de notre culture. Il manque aussi à ses jeunes des rites initiatiques collectifs de passage. Quand le modèle djihadiste finira par s’épuiser, le troisième cerveau s’en détournera : les politiques devraient alors dès à présent se préparer à proposer un modèle de remplacement attractif.

Nous imitons le cerveau de nos semblables, mais pas celui des machines : « les neurones miroirs ne réfléchissent et n’intègrent que l’alter ego. » L’apprentissage par une machine suppose un acte volontaire. Or l’imitation de l’être du modèle (l’identification) « représente un processus physiologique, normal et ‟thérapeutique“, destiné à éviter les conflits qui surgissent de la mimésis d’appropriation. » Ce qui est dit au cerveau cognitif ne suffit pas à l’apprentissage, les trois cerveaux y sont impliqués de concert et dans l’harmonie, comme dans le compagnonnage : quand une machine enseigne un geste, un maître y ajoute la créativité, l’inspiration. Les robots présentent toutefois l’avantage de ne pouvoir se transformer en rivaux.

« Revendiquer la priorité de n’importe quel désir n’est qu’une illusion. » Nous nous fabriquons ainsi des rivaux et des obstacles. « Admettre qu’aucun désir ne m’appartiendra jamais est une première étape, cruciale. » Pour maîtriser ces désirs, il faut encourager « mon cerveau rationnel et mon cerveau émotionnel à prendre le dessus sur mon cerveau mimétique. » Il faut transformer les désirs en volonté et continuer à désirer ce que l’on possède, telle est la voie de la sagesse qui libère. Cette libération s’apparente à une initiation progressive par l’expérience. Elle puise à de multiples sources possibles, tire les leçons des erreurs, là où nous nous sommes frottés à des rivaux ou heurté à des obstacles, s’extraie de la masse et de ses facilités, échappe aux insatisfactions chroniques pour accéder à la plénitude. L’anorexie est une pathologie de la démarche inverse qui aliène en laissant le troisième cerveau soumettre à la rivalité de la minceur et à voir dans l’alimentation un obstacle, le cas échéant jusqu’à la mort.

La psychologie mimétique ne doit pas être résumée à une simple thérapeutique, elle se veut une voie de sagesse par « une mise en harmonie progressive de nos trois cerveaux » en apprenant « à être libre par rapport à tous et à tout ». Ce chemin est « celui de la libération des rivalités et des obstacles qui entravent l’épanouissement optimal de la personne » en passant de la méconnaissance à la reconnaissance de l’altérité de son désir. Le choix des modèles est de ce point de vue essentiel. Prenons le temps d’analyser nos désirs quand ils se présentent. « J’ai acquis les désirs qui m’ont forgé en imitant d’autres modèles et je ne peux donc en revendiquer la propriété exclusive. La négation opiniâtre de cette réalité est notre « péché originel ». » La sagesse consiste alors à « se libérer de la rivalité en identifiant le modèle et en le rétablissant dans son statut de modèle. Cette intelligence va se réverbérer sur le cerveau cognitif qui cessera de s’obstiner à rationaliser la rivalité, et réveiller un certain nombre d’idées, de souvenirs, de réactions, d’émotions. Le cerveau émotionnel pourra ainsi lui aussi dépasser le raz-de-marée de sentiments négatifs que le cerveau mimétique lui imposait de produire. » Car, « le contraire de la folie n’est pas la santé mentale, c’est la sagesse, […] une situation […] d’harmonie et de paix à l’intérieur de lui-même et entre lui-même et les autres. ».

Il ne faut pas se mettre en quête du pourquoi comme les psychologies et les psychopathologies, se contenter du comment suffit. « Nous ne pouvons pas nous libérer du désir mimétique lui-même, inhérent de par le système de nos neurones miroirs, à notre constitution physique, mais nous devons le contrôler » en choisissant nos modèles de manière à harmoniser nos trois cerveaux autour d’un projet, retardant ainsi la satisfaction de notre désir. Cette conquête de la liberté passe par la voie du travail, non seulement sur les objets extérieurs, mais, surtout sur soi et la relation à l’autre. Il faut parvenir à « un équilibre entre l’anorexie et la boulimie de désirs ». Pour ce faire, il faut « dévoiler la réalité derrière les illusions qui nous égarent ».

Bref, et là, c’est moi qui m’exprime, le repérage d’un troisième cerveau et la compréhension des mécanismes du désir mimétique fournissent un GPS sur le chemin de la sagesse déjà amplement balisé par les religions et les philosophies. Si j’ai bien compris, admirons-nous les uns les autres plutôt que de rivaliser et de nous heurter aux obstacles ! Pour y parvenir, Oughourlian emprunte au Candide de Voltaire son fameux « cultivons notre jardin ! »

Jean-Marc Bourdin, le 14 mars 2017

18 réflexions sur « La psychologie interdividuelle pour les Nuls »

    1. Il faut vraiment lire Jean-Michel Oughourlian. Il a l’art de mêler des conceptualisations qu’il rend accessibles avec les anecdotes tirées de sa clinique ou de l’observation du monde.

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  1. J’ai lu le 3° cerveau et je trouve que votre texte en fait une excellente synthèse . Il permet d’éclairer et de mettre en application pratique ce nouveau mode de compréhension du comportement humain. Merci

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  2. Tous ces désordres mimétiques et les implications néfastes qui leur font suite me semblent liées à une pathologie de l’altérité. Le défaut d’appréciation ( au sens de donner un prix ) à ce qui n’est pas soit est antérieur au dysfonctionnement relationnel du jeu ( je? ) des neurones miroirs.

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  3. Bravo et merci pour cet article ! Avec des mots simples, vous aidez chacun à se comprendre et l’autre dans une société sans sagesse qu’on dirait faite pour rendre cela difficile (et pour vendre mille et un moyens imparfaits et coûteux de prévenir ou de réparer les mésententes ?). Vous donnez envie de lire l’excellent J-M Oughourlian. Je regrette seulement le choix de votre titre : vos lecteurs peuvent le trouver dévalorisant, ce qui vous oblige d’ailleurs à en reprendre le sens apparent.

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    1. Juste pour vous tenir informé, cher Thierry. Mon titre effectivement discutable a probablement contribué à accroître les consultations de l’article. De tous ceux que j’ai écrits dans ce blogue, il est celui qui a aiguisé la plus grande curiosité et suscité le plus grand nombre de commentaires. Je ne sais pas si c’est bien, mais je suis désormais un peu plus sûr d’avoir contribué à la diffusion de l’ouvrage : là était l’essentiel pour moi.

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  4. Merci de donner envie de lire le disciple qui a puissamment aidé à l’accouchement de l’oeuvre maîtresse de Girard, Des choses cachées… Je suis un peu troublée par la référence finale à Voltaire. J’ai toujours pensé que « cultiver son jardin », c’était un programme très bourgeois, très égotiste, inclinant à une tolérance sans générosité. Autant Rousseau s’est approché de très près du désir et de la rivalité mimétiques par sa critique de l’amour-propre, autant Voltaire en est resté très éloigné.

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    1. Dans Age of Anger, Pankaj Mishra choisit de manière anachronique l’altermondialiste Rousseau contre l’affairiste cosmopolite et élitiste Voltaire. Et il est ma foi convaincant. Mais Voltaire n’a pas toujours tort… En l’occurrence, ne pas se heurter à ses rivaux et contourner les obstacles tout en menant à bien des projets qui ne sont pas des chimères, ou encore désirer ce que l’on possède déjà peut se résumer dans la culture de son jardin.

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  5. La trilogie freudienne se deplace et se precise avec un surmoi devolue au cerveau cognitif,un ca qui s’empare de tout le cerveau émotionnel et un moi qui est le moi du desir de l’autre. On passe d’un moi freundien à un moi morcelé et évolutif entre les differents modeles de notre vie.

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    1. Je vous trouve sévère. Entre « Un mime nommé désir » et « Notre troisième cerveau », il y a les neurones miroirs et une nosologie entièrement réarticulée à partir de la triade modèle-obstacle-rival, ce qui, vous l’avouerez, n’est pas rien. Entre « Notre troisième cerveau » et « Cet autre qui m’obsède », on perçoit un effort de simplification, une explicitation de l’articulation in concreto des « trois cerveaux » et une orientation plus affirmée vers la sagesse. La valeur ajoutée est moindre, mais elle n’est pas négligeable. Par ailleurs « Psychopolitique » était une tentative originale de traiter, en particulier, des relations internationales. L’impression de redite est peut-être due à la difficulté que JMO a à faire prendre en compte sa proposition psychothérapeutique : la pédagogie est l’art de la répétition ! Dans certains cas, il vise ses collègues, dans d’autres, le grand public…

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      1. Ma remarque aurait effectivement mérité d’être plus nuancée. Vraiment, j’aime beaucoup ce que fait Jean-Michel Oughourlian. Mais avant de vous envoyer ce court texte, j’en avais rédigé deux autres beaucoup plus fournis, mais qui n’ont pas apparu dans la liste des commentaires! J’ai l’impression que tout texte présentant un certain volume ne vous parvient pas. J’ai essayé de répéter l’opération, et on me dit alors qu’il y a doublon, et que mon texte a déjà été envoyé… Mais je ne le vois nulle part! C’est seulement en rédigeant une note ultra courte que ça a marché. Y a-t-il une explication?

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  6. Nous découvrons seulement les capacités et limites de WordPress. Des collègues du blogue m’ont fait part de pertes de commentaire. Il m’est arrivé d’en repêcher dans des zones improbables. Jusqu’à présent, j’ai tout publié et rien modéré, donc ce doit être un problème technique. Nous allons essayer de comprendre ce qui se passe.
    Pour la progression dans l’oeuvre de JMO, c’était juste pour montrer que la connaissais 😉

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