Le piège du « Vox Populi, Vox “Praesidentis” »

par Emmanuel Portier

Sans revenir sur l’affaire Jacqueline Sauvage, qui a fait l’objet d’autres contributions sur ce blogue, arrêtons-nous une minute sur l’argument à succès de ses deux avocates selon lequel l’opinion publique avait émis un jugement dont le politique n’avait pas d’autre choix que de le suivre.

Les arguments développés par Maître Nathalie Tomasini, lors du débat « L’opinion publique est-elle un juge à part entière ? » diffusé sur France Culture le 13 février dernier, témoignent d’une remise en cause profonde de la légitimité de nos institutions, et de la dangereuse tentation à s’autoproclamer non plus l’avocate d’un client, voire d’une cause, mais celle de « l’opinion publique dans son ensemble »,  cette « opinion qui a porté tout cela »  par « une vague partie de la société dans son entier ».  Il suffit de relire une minute René Girard pour voir la distance qu’au contraire il convient d’avoir sur toute justice rendue par une foule portée par une vague, ou toute vengeance exigée par elle. De pareilles foules exaltées sont nés nos plus grands totalitarismes.

Commentant la confirmation en appel de la peine de 10 ans d’emprisonnement, Maître Tomasini relate les faits ainsi : « L’émoi de la société s’est alors fait ressentir immédiatement sur les réseaux sociaux », « l’ensemble des femmes et des hommes sensibilisés au problème des violences conjugales se sont fait entendre. Ça a été une vague qui est partie du cœur de la société ». Ainsi donc, tandis que seuls trois journalistes de media nationaux étaient présents lors de ce procès en appel en 2015, se déroulait dans le même temps une justice parallèle sur les réseaux sociaux, dont le verdict fut rendu par un chef de l’Etat, soumis à la pression émotionnelle : la grâce présidentielle, prononcée un mois après ce verdict de la Cour d’appel.

Le Chef de l’Etat a ainsi tristement cédé au chantage créé à cette occasion : était-il du côté des « hommes sensibilisés aux violences conjugales faites aux femmes », qui est « le cœur de la société », ou était-il du côté du bourreau ? (assassiné par la victime, faut-il le rappeler). Pour paraphraser un autre président l’ayant précédé, on serait tenté de répondre à cette avocate : « vous n’avez pas le monopole du cœur de la société, Mme Tomasini ; vous ne l’avez pas. Et ne parlez pas aux Français de cette façon si blessante pour les autres ». Les jurés populaires, qui se sont prononcés en leur âme et conscience, au terme de procès longs et complets, en première instance, puis en appel, n’ont pas moins de cœur que les twitters impulsifs ou autres artistes professionnels de la pétition d’indignation irréfléchie. Ils ne sont pas moins « le cœur silencieux de la société » que cette foule ultra-connectée et manipulée de la société du spectacle, qui forwarde électroniquement son opinion des dizaines de fois, pour la rendre « virale » et pour que sa voix soit ainsi entendue plus fort, comme si l’on assistait à la création d’un suffrage universel à droits de vote multiples pour les « branchés ».

Bien au contraire, il est inquiétant de voir cette remise en cause de la légitimité des décisions des jurés populaires, à laquelle Maître Tomasini oppose celle des réseaux sociaux, représentant d’une foule qui détiendrait, elle, la vérité ou la sagesse. Continuant à se croire mandatée pour parler au nom de « la société », Maître Tomasini s’exprime ainsi sur le rôle de la foule : «  L’opinion publique est une forme de contre-pouvoir, car la société ne se reconnaît plus dans ses institutions, qu’elle soit judiciaire, politique ou policière… Il est sain de prendre le pouls de l’opinion publique… Ça rééquilibre le curseur, entre les forces en présence… On a une idée de ce que pense la société dans son ensemble. Personne ne peut plus faire sans l’opinion. Les réseaux sociaux existent. Les gens donnent leur opinion sur les réseaux sociaux, et c’est à prendre en compte ». Sain, une avocate qui commente ainsi le verdict d’une cour de justice : «  Décision injuste ? Peut-être pas. En tout cas ressenti de la société » ? Ainsi donc, à écouter Maître Tomasini, Facebook et Twitter deviendraient les antichambres incontournables d’une vraie justice, elle, indépendante, indépendante de l’Institution judiciaire désormais amalgamée aux pouvoirs politiques et policiers, dans un élan de confusion et de poujadisme new tech préoccupant.

Faudrait-il s’attendre à une suppression future des Cours d’assises et des jurés populaires, remplacés progressivement par un vaste « vote public » à coups de « Je like » ou « pas », organisé sur Facebook ? Plus que dans le but de faire émerger la vérité, l’accusé consacrerait ses forces à mobiliser davantage de followers que la défense, version électronique des pouces levés et baissés, à l’époque des arènes de gladiateurs ? C’est ce qu’on peut craindre à entendre Jacqueline Sauvage, invitée vedette du journal télévisé de 20H, le 6 janvier 2017, y proclamant avec le soutien de ses deux avocates parties prenantes du spectacle : « je ne suis pas du tout coupable… j’ai eu beaucoup de soutiens ». Une assassine visiblement hermétique aux attendus motivés de sa condamnation. En lieu et place d’une justice de professionnels, rendue dans la solennité des tribunaux, au nom du peuple français, serons-nous bientôt invités à devenir chacun « juge online », à appeler des numéros téléphoniques surtaxés pour répondre à la question : « selon votre intime conviction, Jacqueline Sauvage est-elle coupable, ou au contraire doit-elle sortir du Loft ? (euh pardon, de prison) ». Et pourquoi pas : « Gagnez une Twingo tout équipée, si vous êtes l’heureux gagnant du tirage au sort qui départagera ceux ayant donné le bon verdict ».

Durant ce procès, Mme Tomasini a tenté de sensibiliser les jurés au concept de « légitime défense différée », concept absent de notre droit pénal, mais qu’elle-même et sa collègue aimeraient voir reconnu dans nos textes de loi. Elles ont échoué auprès des juristes, mais ont réussi auprès de cette foule d’internautes adhérant désormais à cette idée de « légitime vengeance ». Une idée d’autant plus séduisante que la victime n’est à aucun moment perçue comme un bouc émissaire, puisqu’elle était coupable, et que par un habile procédé d’inversion des rôles, c’est la meurtrière qui est, dans ce cas, « ressentie par la foule » comme étant la victime.

Il existe un antécédent célèbre d’un meurtrier relâché sous la pression de la foule. Ce meurtrier, qui avait bénéficié de la « grâce présidentielle de Pilate », s’appelait Barabbas. Un Pilate qui avait déjà, en son temps, suivi la foule répondant à cette même question : « qui voulez-vous que je vous relâche ? ». Sauf que René Girard nous a dévoilé le caractère unique du Christianisme : dans ce cas précis, chacun savait ici que le crucifié était innocent. Par cette crucifixion, chaque Barabbas, littéralement chaque enfant du Père, donc chacun de nous, s’est trouvé libéré. Libéré de cette violence qui ne mène nulle part, et de ces meurtres archaïques de boucs émissaires, prétendument coupables, qui ne rétablissent la paix que très éphémèrement. Ce message est à toujours garder en mémoire. Une voix à entendre au moment où une foule impose ses sanglants désirs, et exige de relâcher un meurtrier. Une Vox Dei qui nous protège de la Vox Populi.

Emmanuel Portier, le 7 mars 2017

6 réflexions sur « Le piège du « Vox Populi, Vox “Praesidentis” » »

  1. Merci et bravo à  Emmanuel. Vox populi, vox dei, d’€™une part ; A « Libère Barrabas ! », de l’autre (comme tu le soulignes très bien, Emmanuel) : il convient en effet de bien faire le départ entre peuple et foule. C’€™est même une tâche philosophique urgente, à laquelle toute une tradition s€’est essayée, depuis Platon, mais ce fut toujours soit en reléguant le peuple, soit en oubliant ou minimisant qu’il puisse aussi devenir une foule (sans pour autant l’être par essence). Spinoza, par exemple et par exception, a vu de très près ce qu’€™est la foule (cf. les frères De Witt), mais n€’a jamais désespéré du peuple.

    Bref, je partage et approuve bien des réflexions d€’Emmanuel (tout en goûtant au passage sa référence chuintée à un certain débat présidentiel de 1974).

    Bonne après-midi.

    Thierry

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  2. En Démocratie  » post-Périclès » peuple et foule se recouvrent et s’identifient sans que l’on n’ait à citer Winston Churchill. La campagne électorale hexagonale actuelle pitoyable s’annonce comme une confiscation avec détournement de la vox populi dont on peine à mesurer les tenants et les aboutissants alors même qu’Ernest Renan disait: « Les hommes suivent ceux qui voient les effets dans les causes. On voit mieux l’horizon quand on regarde l’horizon.

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  3. Comment fait-on quand on a pas un bon vieux bouc émissaire à se mettre sous la dent et que tout déchiffrage girardien devient sinon impossible du moins très compliqué ? Eh bien on retrouve les réflexes d’antan : à ma droite donc les affreux conservateurs ( car sachez-le cher Emmanuel les conservateurs sont des affreux) défenseurs intransigeants de l’institution judiciaire car les juges savent et jugent et ceux qui jugent les juges … et à ma gauche les dangereux révolutionnaires ( car sachez cher Emmanuel les révolutionnaires sont des gens dangereux ) plus sensibles aux grands sentiments qu’aux grands principes , qui emboîtent le pas à la foule hystérisée et transformée en groupe en fusion par quelques chapeaux à plumes par le truchement de réseau genre fesse bouc , hurlant  » libérez la prisonnière  » jusque sous les fenêtres de not’ pov’ François qui n’en peut mais etmenaçant deprendre d’assaut le magasin du Printemps ( faute de Palais d’Hiver ) si on ne cède pas à son caprice.
    Notre bon maître nous a appris qu’aucune de ces deux positions n’était effective et peut-être ne pouvons-nous que constater devant ce condensé de violence inouïe la confusion qu’elle entraîne dans les esprits des commentateurs ( à commencer par le mien ) et l’indifferenciation qu’elle entraîne chez les protagonistes : la victime devient bourreau et le bourreau devient victime . Seul l’amour que ses filles meurtries ont manifestement conservé pour leur mère meurtrie et meurtrière me semble apporter une lueur d’espoir dans cette horrible tragédie .
    Pax et bonum cher co-Président !

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