par Bernard Perret
Les campagnes électorales sont des moments privilégiés pour observer les phénomènes mimétiques. Les dynamiques bien connues de bipolarisation, de cristallisation et de rejet (avec pour corrélat, ces jours-ci, une tentative inédite de victimisation de la part d’un candidat) ont un caractère éminemment contagieux. Les sondages, les médias et, de plus en plus, les réseaux sociaux, contribuent à les amplifier en suscitant l’envie irrésistible de communier avec les passions qui agitent l’électorat. La présente campagne apporte la démonstration a contrario de la force contraignante de la logique de bipolarisation, devenue progressivement tri-polarisation, qui domine la vie politique depuis des décennies : seule une incroyable conjonction de circonstances parvient à inhiber la polarisation de l’électorat et à donner pour la première fois sa chance à un centre qui n’existe guère jusqu’ici en tant que pôle d’identification politique. Au risque, il est vrai, de créer à terme une nouvelle bipolarisation dont l’un des pôles serait le Front national.
Dans un tel contexte, comment comprendre la frustration et le rejet du politique exprimés par de larges franges de l’électorat ? L’une des expressions en est la montée du populisme, mais les deux phénomènes ne se confondent pas. Un récent ouvrage attire l’attention sur la montée du « Praf » (= « plus rien à foutre »), une attitude qui tend à se répandre et qui conduit à une abstention massive plutôt qu’à un vote extrémiste. Les « prafistes » interrogés sur leurs motivations répondent invariablement qu’ils ne croient plus dans la politique, que trop de promesses n’ont pas été tenues et que les candidats ne s’intéressent pas à leurs problèmes. L’une des causes de cette déception est facile à identifier : depuis des années, la droite et la gauche ont presque uniquement misé sur la croissance pour atteindre leurs objectifs de réduction du chômage et de progrès social, et celle-ci fait défaut pour des raisons structurelles contre lesquelles les politiques nationales ne peuvent pas grand-chose.
Mais cette déception n’explique pas tout, sauf à considérer que les électeurs exigent des hommes politiques qu’ils accomplissent des prodiges, ce qui n’est certainement pas le cas. Il se pourrait – du moins est-ce une hypothèse à examiner – que le rejet du politique reflète la prise de conscience un peu confuse d’une inadéquation structurelle et croissante de la démocratie représentative à sa mission de faire émerger des solutions aux problèmes du pays. Le processus électoral fonctionne comme machine à renforcer mimétiquement les clivages identitaires, mais ceux-ci ne correspondent plus à des alternatives programmatiques cohérentes auxquelles les gens ont envie de croire. Les primaires, en principe, avaient pour but de créer les conditions d’un retour à une bipolarisation à la fois identitaire et programmatique. De fait, François Fillon et Benoît Hamon ont des programmes typés qui sont censés refléter les valeurs de leur camp. Ce que l’on constate, c’est que cette tentative de reformatage n’a pas marché. Les ennuis judiciaires de François Fillon n’y sont pas pour rien, mais les raisons de ce double fiasco sont sans doute plus fondamentales. Dire que la gauche et la droite sont en mal d’identité n’a certes rien de très original, mais le déroulement de la campagne présidentielle donne à voir les conséquences de cette crise pour la démocratie représentative. La société française est confrontée à des problèmes trop divers (économiques, sociaux, environnementaux, sécuritaires…) et traversée par des lignes de fractures trop emmêlées (socio-professionnelles, générationnelles, culturelles…) pour que le processus électoral en donne une représentation compréhensible et mobilisatrice. En d’autres termes, la démocratie représentative a cessé de fonctionner comme un mécanisme permettant à la société de se comprendre et de s’imaginer un avenir.
La conclusion que l’on peut en tirer, c’est qu’il est de moins en moins possible de combiner dans une même procédure un dispositif de canalisation de la conflictualité sociale centré sur la question du pouvoir (le processus électif) et la structuration d’un large débat démocratique sur les problèmes du pays. Dans ce contexte, l’élection du président de la république au suffrage universel est parfois montrée du doigt. Il est indéniable, en effet, qu’elle suscite une exacerbation des rivalités mimétiques, et que celle-ci fait émerger une vision appauvrie et déformée des problèmes. Ce n’est nullement un hasard si les questions qui apparaissent au premier plan du débat présidentiel sont celles qui ont trait à la fiscalité, à la redistribution, à l’égalité des chances, au droit des étrangers, etc. Toutes ces questions, en effet, sont propres à déchaîner les rivalités mimétiques, chacun se trouvant poussés à défendre ses droits à court terme et ceux de son groupe social contre ceux des autres, y compris les terriens des prochains siècles. L’enjeu principal, pour chaque électeur, étant de ne « pas se faire avoir » par les groupes rivaux. Il y a un lien évident entre le type de mimesis induit par le processus électoral et les questions qui émergent comme terrains d’affrontement. Un grand nombre d’autres questions, à commencer par la plupart des questions écologiques, ne jouent qu’un rôle secondaire car elles ne sont pas directement des objets de rivalité mimétique. La théorie mimétique permet ainsi de mieux comprendre ce constat paradoxal de Bourg et Whiteside « ce n’est pas une représentation défectueuse mais la représentation en tant que telle qui pose problème par rapport aux défis environnementaux » (Vers une démocratie écologique, p. 73).
Sur la base de ce genre d’analyse, on voit s’esquisser des voies de réformes qui ne consistent nullement à remettre en cause la démocratie représentative mais à la compléter par des dispositifs institutionnels propres à susciter une mimesis consensuelle centrée sur la recherche du Bien commun. Dans leur ouvrage, Bourg et Whiteside font plusieurs propositions en ce sens (Sénat du futur, Académie du futur). La démocratie participative peut également être vue comme un correctif potentiel des biais de la démocratie représentative, dans la mesure où l’organisation concrète des processus délibératifs peut inciter à trouver des terrains d’accord. Ayant moi-même pratiqué l’évaluation participative des actions publiques, j’ai pu vérifier le rôle du « questionnement évaluatif » partagé comme médiation externe au sens girardien, c’est-à-dire, en l’occurrence, comme ce qui suscite une émulation positive dans l’appropriation des enjeux communs et une envie de trouver ensemble des solutions.
Bernard Perret, le 3 mars 2017
Plutôt que de tripolarisation, la quadripolarisation conceptualisée par Thomas Guénolé est plus juste, selon l’axe économique libre-échangisme versus protectionnisme, et l’axe sociétal progressisme versus conservatisme, avec placés au « centre » (c’est-à-dire les plus adoubés par l’élite) les candidats libre-échangistes : Macron progressiste, et Fillon conservateur ; et aux « extrêmes » (c’est-à-dire les plus rejetés par l’élite) les protectionnistes : Le Pen conservatrice, et Mélenchon et Hamon (qui risquent de s’éliminer par leur doublon) progressistes (https://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_Gu%C3%A9nol%C3%A9#Sur_la_.C2.AB.C2.A0quadripolarisation.C2.A0.C2.BB_de_la_vie_politique).
« Les primaires, en principe, avaient pour but de créer les conditions d’un retour à une bipolarisation à la fois identitaire et programmatique. ».
Les élections ont pour but de départager les ambitieux rivaux par un processus relativement pacifique (sans violence autre que verbale). Elles sont mises en place par l’élite elle-même lorsqu’elle ne parvient pas à se départager. Elle est parfois satisfaite, comme lors du cas de la primaire de 2011 où un candidat très modéré dans son action, François Hollande (et non Martine Aubry ou Arnaud Montebourg) a gagné ; et souvent insatisfaite (cas de l’élection par les militants socialistes de Ségolène Royal, trop iconoclaste, ensuite minée par ses rivaux ; cas de François Fillon, trop traditionnaliste et pro-russe, alors que le candidat soutenu par l’élite était Alain Juppé ; cas de Benoît Hamon, trop socialiste, alors que le candidat préféré était Manuel Valls ; d’où le soutien médiatique d’un candidat de substitution à Juppé, hors partis anciens : Emmanuel Macron).
Notons que le but visé par les deux grands partis anciens, à savoir éviter de perdre dès le premier tour pour cause de division, a été pour la gauche actuellement sabordé par Mélenchon lui-même en ne voulant pas y participer, alors qu’il se dit traumatisé et déprimé par le résultat du premier tour de 2002.
« [L]a frustration et le rejet du politique exprimés par de larges franges de l’électorat » s’explique par l’article 27 de la Constitution Française, à savoir : « Tout mandat impératif est nul. », que se sont rédigés les politiciens pour eux-mêmes, et signifiant que les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent : il est anticonstitutionnel de légiférer contre les élus qui font le contraire du programme sur lequel ils se sont fait élire. Même le dernier référendum français (en fait un plébiscite masqué et raté), très débattu, il y a déjà douze ans, a eu son résultat trahi par les politiciens. Comme disait Woody Allen, si la dictature, c’est « Ferme ta gueule ! », la soi-disant « démocratie », c’est : « Cause toujours ! ». Autant rationnellement s’abstenir.
Certes, « la droite et la gauche ont presque uniquement misé sur la croissance pour atteindre leurs objectifs de réduction du chômage et de progrès social ». Cela mérite d’être compris. Depuis quatre siècles, s’est imposé le système monétaire de réserves fractionnaires (et non intégrales, malheureusement), les banques s’étant arrogé le privilège de créer de la monnaie par le crédit (avec intérêts), le remboursement détruisant cette monnaie. Il faut donc de nouveaux crédits, de nouvelles créations monétaires pour que toute la masse monétaire ne soit pas détruite : la croissance est donc une nécessité dans ce système de cavalerie organisée qui ne peut aboutir qu’à des crises, des récessions (voir Irving Fisher, Maurice Allais, André-Jacques Holbecq et Philippe Derudder, Gérard Foucher). La plupart des politiciens et économistes médiatisés ne parlent pas de la cause radicale du chômage, cette onérosité monétaire, ne parlant que de mesurettes maintenant ce tonneau des Danaïdes.
Quant à la « démocratie représentative », c’est un effacement du passé, par une novlangue, afin de renommer ce qui a été appelé durant deux millénaires de l’aristocratie, selon l’étymologie (étymologiquement, la vraie signification…), d’Aristote à Montesquieu en passant par Spinoza :
– « Les élections sont aristocratiques et non démocratiques : elles introduisent un élément de choix délibéré, de sélection des meilleurs citoyens, les « aristoï », au lieu du gouvernement par le peuple tout entier. » (Aristote, Politique, IV, 1300b4-5).
– « En effet, il y a cette différence principale entre le gouvernement démocratique et l’aristocratique, que dans celui-ci le droit de gouverner dépend de la seule élection, tandis que dans l’autre il dépend, comme je le montrerai au lieu convenable, soit d’un droit inné, soit d’un droit acquis par le sort » (Spinoza, Traité politique, chapitre VIII : « De l’aristocratie », paragraphe 1).
– « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie. Le suffrage par le choix est de celle de l’aristocratie. Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir sa patrie. » (Montesquieu, De l’Esprit des lois, livre II : « Des lois qui dérivent directement de la nature du gouvernement », chapitre 2 : « Du gouvernement républicain et des lois relatives à la démocratie »).
Étymologiquement, la démocratie est la souveraineté (c’est-à-dire le pouvoir de décision supérieur) de la population. Le mot est tellement dévoyé par l’oxymore « démocratie représentative », où les électeurs n’assistent qu’au spectacle d’une « alternance unique » (Jean-Claude Michéa) qui pratique la même politique à cliquet (toujours dans le même sens, selon le fameux TINA : There Is No Alternative), qu’on en vient à inventer une pléonastique « démocratie participative » qui dit bien que le peuple ne pouvait guère participer.
Soulignons aussi que le système électoral, aristocratique, est celui où les compétiteurs rivalisent afin de montrer qu’ils sont les meilleurs bonimenteurs, contrairement à une démocratie où on débattrait et voterait directement les décisions : comme l’écrivait Simone Veil, « Il y a dans les partis anglo-saxons un élément de jeu, de sport, qui ne peut exister que dans une institution d’origine aristocratique ; tout est sérieux dans une institution qui, au départ, est plébéienne. » (Note sur la suppression générale des partis politiques, Climats, 2006, p. 23).
Luca de Paris, le vendredi 23 mars 2017.
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