La politique bolivienne à la lumière de la théorie mimétique (II)

Le président Luis Arce au centre ; à sa droite, le vice-président David Choquehuanca ; à sa gauche, l’ex-président Evo Morales.

Par Fernando Iturralde, enseignant à l’Université Catholique Bolivienne « San Pablo » à La Paz, Bolivie

(cet article fait suite à notre précédente publication du 12 juillet dernier)

2. Les divisions à l’intérieur du MAS

Le problème aurait été provoqué par un nouveau ministre (Sergio Cusicanqui) qui aurait fait le signe de la croix lors de sa prestation de serment. Il est alors accusé de haute trahison à l’encontre du « processus de changement » (un slogan qui résume les réformes introduites par le MAS), ce qui met à nu les factions au sein du parti. Le phénomène du factionnalisme n’est pas inconnu des Boliviens : le prêtre jésuite Xavier Albó a réfléchi au cas particulier des organisations politiques aymara dans les années 1970 (La paradoja aymara : solidaridad y faccionalismo, 1977) et l’historien de la révolution nationale bolivienne (1952), James Malloy (Bolivia : la revolución inconclusa, 1970), a identifié le même phénomène dans le parti qui avait pris le pouvoir après cette révolution, le MNR.

Cela dit, la théorie mimétique peut également nous donner des outils pour comprendre ces comportements. C’est ce que dit un passage clé du chapitre X de La violence et le sacré :

« Les sujets qui, en présence du roi, se sentent incommodés par l’excès de sa puissance, de son silwane, seraient terrifiés s’il n’y avait plus de roi du tout. Notre « timidité » et notre « respect » ne sont, en vérité, que des formes adoucies de ces mêmes phénomènes. Face à l’incarnation sacrée,il y a une distance optima qui permet de recueillir les effets bénéfiques tout en se préservant des maléfiques. Il en est de l’absolu comme du feu ; il brûle si on est trop près, il n’a plus aucun effet si on est trop loin. Entre ces deux extrêmes, il y a le feu qui réchauffe et qui éclaire. »

Girard semble nous dire ici que la vénération excessive du sacré est un héritage du passé rituel et mythique. Nous pouvons donc postuler une certaine insubordination de la part d’Arce par rapport au pouvoir sacré de Morales. Cette insubordination serait présente dans la volonté de se différencier de son prédécesseur. La nécessité de se différencier politiquement dépend de la pression exercée sur Arce par l’aile indigène de son gouvernement, c’est-à-dire de la faction représentée par le vice-président David Choquehuanca. Ce secteur s’oppose à la fois à Morales (duplicité monstrueuse en termes de représentation indigène) et à García Linera (duplicité monstrueuse en termes de vice-présidence et de couleur de peau) et veut exercer et démontrer son indépendance. En arrière-plan, on voit une volonté de démystifier la figure de Morales de la part de ce secteur aux ambitions de pouvoir très importantes (Choquehuanca avait été choisi par le MAS comme candidat à la présidence en 2020, mais a été récusé sous l’influence de Morales). Le 24 juin, le communiqué officiel d’une réunion nationale du MAS exhorte le vice-président à ne pas créer de divisions et à ne pas utiliser sa position pour former un nouveau parti.

L’indépendance du gouvernement élu par des élections légitimes se reflète dans la sévérité du procès d’Añez, et le gouvernement d’Arce est également composé de personnes qui ne se sont pas réfugiées dans des ambassades ou ne sont pas parties à l’étranger pendant la crise de 2019. Le fait qu’Evo Morales reste un obstacle à la démocratie bolivienne semble confirmer les affirmations girardiennes sur notre timidité et notre respect du caractère sacré des autorités : plus elles obéissent à des catégories religieuses telles que le charisme, plus elles nous semblent antidémocratiques.

Après avoir admis que le procès contre Añez était une affaire résolue en termes politiques plutôt que judiciaires (voir ci-dessous), l’opinion publique a confirmé son soupçon que le pouvoir d’Arce à la présidence est purement illusoire. Il serait absolument soumis au pouvoir de décision de Morales. Cela devrait renforcer les rivalités, car personne ne veut disparaître dans l’ombre d’un autre, surtout si c’est grâce à cette personne et à son vice-président que le MAS a remporté les élections de 2020. Il est même symptomatique que le journal officiel de l’État (La Razón) ait admis dans une large mesure que le MAS et les mouvements sociaux qui restent fidèles au parti ne pouvaient rien faire sans le leadership de Morales. C’est d’ailleurs très discriminatoire à l’égard des mouvements sociaux précités, comme s’ils étaient redevables à une seule personne, comme s’ils n’avaient pas de pouvoir de décision propre et encore moins de réflexion indépendante. Morales reste la pierre angulaire de l’unité du parti au pouvoir.

3. Evo Morales confirme que le procès contre Añez est un procès politique.

Maintenant que nous comprenons l’importance de la vision de Morales en tant que principal leader du parti et que la soumission verticale à son pouvoir répond à des relations avec des formes de sacré violent, nous pouvons passer au troisième développement récent. C’est la gaffe de Morales qui a admis à la radio publique que le procès contre Añez était une décision politique. Voici ma traduction de sa déclaration (tirée du journal d’opposition Página siete) :

« Lors d’une réunion convoquée par le frère Lucho (Luis) Arce, le vice-président David Choquehuanca, Iván Lima, la ministre de la Présidence (María Nela Prado), le Pacte d’unité, les dirigeants parlementaires, les sénateurs, les députés, les présidents de chambres étaient présents. Nous avons convenu qu’un procès ordinaire était nécessaire, pas un procès des responsabilités. »

C’est un fait alarmant car il montre que c’est toujours Morales qui détient le pouvoir dans son parti et que, en fin de compte, le factionnalisme et les conflits internes sont fixés par la verticalité de son mandat.

Les rivalités mimétiques au sein du MAS n’ont pas pu se libérer des griffes de l’auto-transcendance par le haut (le miracle historique du leadership de Morales) et de l’auto-transcendance par le bas (le bouc émissaire expulsé responsable de tous les maux : l’impérialisme américain, le colonialisme, Añez). Avec ce double horizon d’unification autoritaire et mystique, le parti pourra tenir un certain temps, mais la crise devra survenir au moment de décider du candidat pour les élections de 2025. D’ici là, on peut parier sur les manières de comprendre la théorie mimétique dans ce contexte spécifique : les critiques de la communauté internationale et l’affaiblissement du bloc anti-occidental (dans lequel la Russie a un poids symbolique important) pourraient-ils finir par briser l’unanimité de ce double horizon d’unification du MAS ?

Nous avons vu comment plusieurs lignes interprétatives peuvent être tirées de la théorie mimétique pour des phénomènes réels dans des événements récents de la politique bolivienne. La continuité avec les phénomènes précédents témoigne non seulement des idiosyncrasies de la population du pays, mais aussi des traits communs et universels établis par la théorie girardienne. Il reste à savoir si la « réunification » de la gauche française (NUPES) est une véritable issue à sa division « factionnelle » lors des dernières élections présidentielles : cette gauche a-t-elle renoncé à la nécessité d’un leadership vertical avec les résultats des dernières élections législatives ? Dans quelle mesure ce type de leadership vertical doit-il admettre des gestes autoritaires qui mettent de côté la démocratie formelle ?

Auteur : blogemissaire

Le Blog émissaire est le blog de l'Association Recherches Mimétiques www.rene-girard.fr

5 réflexions sur « La politique bolivienne à la lumière de la théorie mimétique (II) »

  1. La comparaison du Mas avec la Nupes est totalment absurde.
    En outre parler de processus mimétique et processus Mythique qui ne seraient le fait que..
    Des Indiens, des socialistes et des syndicalistes en général est une forfaiture.
    L’histoire des droites qu’elles soient Européennes et de la droite d’Anez et du patronat Bolivien particulièrement Raciste donc ouvert aux processus Mythologiques prouve que ce courant de pensé qu’il soit libéral (Pinochet admiré par les néo libéraux qui préféraient une dictature libérale à une démocratie socialiste) ou socialiste est le fait de tout homme et n’appartient pas à un courant.
    J’excepte le cas très particulier des Nazis (d’ailleurs assez influent chez une certaine droite Bolivienne) qui à pour fondement la théorie du sur-homme. ( ce n’est pas le cas du Marxisme sérieux ne vous en déplaise et il a fallut sacrément tordre le nez des théories marxistes pour en arriver aux horreurs Staliniennes, je rappel par exemple que le drapeau de la RPC représente Cinq étoiles. 1 le Parti 2 les Paysans 3 les Ouvriers 4 Le petit patronat 5 le grand patronat.)
    On peut ainsi considérer que le marxisme amène à la dictature (c’est d’ailleurs son but) mais certainement pas à l’exclusion des grandes richesses et du patronat. Ce sont ceux qui lisent mal Marx ou qui n’ont jamais vécu dans un pays socialistes qui le croient.
    Exception faite des Khmers Rouges soutenus par Tatcher et Kissinger contre le PCV (parti communiste du Vietnam) et des
    Coréens du Nord (mais bon la monarchie socialiste ne fait vraiment partie du corpus de Marx).

    J’aime

  2. Pfff…
    Ce récit est tellement à charge.
    Surtout lorsque l’on sait qui sont ceux qui barbotent dans l’autre bord politique qu’il ne vaut mieux pas répondre.
    J’espère que le lectorat français saura rencontrer cet universitaire de La paz et voir quels sont ses accointances et vérifier si il ne s’y trouve pas des Néo Nazis qui sont on le sait si lucide sur les phénomènes mimétiques.
    Sérieusement.

    J’aime

  3. Merci de vos lectures.
    Je n’ai pas trop bien compris les commentaires, mais je comprends bien le « absurde » et le « pfff ». Je suis bien désolé de vous fâcher comme cela et j’espère que cela ne vous empêche de continuer à lire ce blog.
    Mes excuses.

    J’aime

    1. Monsieur.
      Vous savez très bien que vos 2 article sont un portrait à charge d’une gauche soit disant dans le mythe et d’une droite voir d’une extrême droite victime de puristes.
      Outre que la Nupes n’a rien avoir avec le Mas si ce n’est en effet une affinité idéologique vous conviendrez que l’histoire française et Bolivienne est bien différente.
      Oui je suis consterné par ce portrait à charge.
      Madame Anez a bien usé de la violence institutionnelle (la police) pour contester le résultat d’élections qui au final furent gagnés par monsieur Morales.
      Par delà les violences populaires ou autres je vous rappel que ce sont les institutions Romaines et sa police avec l’accord des institutions religieuses Juives qui font de Jésus un bouc Emissaire.
      Vous pointez du doigt les défaillances et mensonges du parti indigène Bolivien.
      1 remarque les résultats économiques et démocratiques du Mas ne sont pas négligeables surtout dans une société qui a été longtemps victime d’une élite militaire et de grands propriétaires terriens dans le sud particulièrement racistes.
      Oui je suis consterné par ce portrait à charge.
      J’ai en effet un problème de connexion (donc beaucoup de redite) et au delà de votre talent d’expression je ne peux pas considérer votre article comme sérieux.

      J’aime

      1. Monsieur Jean,
        Je crois comprendre mieux vos objections. Mais je continue à trouver qu’elles sont le produit d’une mauvaise volonté envers ce qui ne coïncide pas avec vos idées politiques (c’est seulement une impression, je ne vous accuse pas). Alors, il va être bien difficile de sortir de cette réciprocité négative parce que je vois très bien que vous puissiez m’accuser de la même chose (de ne pas vouloir comprendre ce que ne coïncide pas avec mes idées politiques).
        Alors, je pourrais dire que mes intentions n’étaient pas de faire un article à charge, mais je suis convaincu que vous n’auriez rien à faire de mes intentions non plus. En ce sens, j’essaierai quand même de souligner les points théoriques qui m’intéressent le plus dans ce que j’ai écrit. Au fond, si vous trouvez que j’exagère ou que je mens, vous pouvez démontrer que ce que je dis est faux au niveau des faits ; je trouve que je n’aurai pas trop de problème à admettre que je me trompe ou que ma perspective est trop inclinée d’un côté.
        Si je m’occupe du MAS dans mes textes ce n’est pas pour le discréditer de toutes les bonnes choses que le parti a fait pour le pays, c’est plutôt parce que c’est problématique que la seule option véritablement de gauche en Bolivie doive adopter une attitude autoritaire et anti-démocratique (fondée sur l’insistance de l’importance du leadership charismatique et historique de Morales). En ce sens, c’est symptomatique de ce virage vers l’autoritarisme que la justice persécute des gens qui accusent le gouvernement de corruption et que le leadership de Morales ne puisse pas être questionné par d’autres membres du parti. En même temps, c’est intéressant de voir comment l’affaiblissement de la distance verticale du leadership Morales se traduise dans de divisions factionnelles.
        Mes observations théoriques sont alors celles-ci : 1) il y a encore en politique des formations de type mythologique (au sens girardien) dans la façon dans laquelle les adeptes d’un parti perçoivent les leaderships (ce que je voulais mettre en évidence avec le cas Aramayo). Que cela arrive aussi dans la droite ne m’importe pas trop, je ne m’identifie pas avec la droite. En ce sens, ici, il semble que la conformation d’une version de l’histoire qui n’accepte aucune critique suppose la configuration d’une violence divine ou sacré qui peut tout justifier. Encore une fois, en termes théoriques, la question resterait : est-ce qu’on peut conformer des adhésions volontaires (des appartenances) politiques qui ne dépendent pas des transcendances déviées ou d’auto-transcendances pseudo-narcissiques qui débouchent dans des attitudes autoritaires ?
        2) Au cas oú la médiation avec le leader charismatique reste externe et ne produise pas des rivalités au sein du parti, est-ce qu’on peut concevoir une transition qui ne suppose pas des factionnalismes, une fois que le leader disparait ou ne peut plus participer des élections (je crois que cela reste encore un problème pour la gauche Latinoaméricaine trop dépendante de leaderships charismatiques) ?
        3) Comment serait-ce possible d’espérer une évolution institutionnaliste vers un État de droit fonctionnel si les leaderships charismatiques sont encore placés au-dessus de cet État de droit ? Cela signifierait-il que toute transformation réelle et positive du pays (comme les changements positifs que vous signalez) dépendrait de politiques hors norme et qui approfondissent l’autoritarisme (c’est à dire la sacralisation autoritaire d’un seul pôle de pouvoir) ? Il semble qu’au fond de cet argument se cache une logique sacrificielle : vaut mieux sacrifier quelques opposants et quelques institutions au nom d’un bien à venir ? N’est-ce pas là une logique sacrificielle au nom d’un projet transcendant ? Et même si on admettrait que parfois il faut casser les œufs pour faire l’omelette, qu’est ce qui distinguerait vraiment la sortie sacrificielle de gauche de la sortie sacrificielle de droite, par exemple une sorte par le moyen d’un fascisme qu’expulse les migrants au nom d’un majeur bienêtre des nationaux ?
        Je ne suis pas expert ni rien de près sur la politique française et je faisais ces questions seulement à façon de fermer mon texte et de demander honnêtement si la division de la Gauche française dans les présidentielles n’obéissait pas à un manque de leadership centralisé. Mais je sais que l’histoire institutionnelle de la France est très différente de la bolivienne, et c’est pour cela qu’il me semble que la possible unification de la gauche au moyen de la Nupes parle plus d’une force institutionnelle que d’un quelconque leadership fort et unitaire de Mélenchon. Mais, comme je vous dis, je ne suis pas un expert et c’étaient des questions plutôt pour encourager la discussion.
        Un dernier aspect que je voudrais commenter, puisque dans votre première réponse vous insinuez que je suis un néo-nazi : il semblerait qu’il y a bien de gens qui ont des accointances vraiment néo-nazies et qui pensent aussi que ce qui s’est passé en Bolivie en 2019 est un coup d’État planifié par les faux-cons Américains. Regardez cela : https://www.egaliteetreconciliation.fr/Bolivie-L-eviction-d-Evo-Morales-un-coup-d-Etat-fomente-par-les-Etats-Unis-57002.html
        (Et je crois que les gens de ce site adorent Marine Le Pen).
        Merci beaucoup de votre commentaire sur le langage et je m’excuse du français (normalement je prends plus de temps pour corriger ce que j’écris pour le blog) et de l’extension de la réponse.

        J’aime

Répondre à Jean Annuler la réponse.