La politique bolivienne à la lumière de la théorie mimétique (I)

par Fernando Iturralde, enseignant àl’Université
Catholique Bolivienne « San Pablo » à La Paz, Bolivie

Avec la condamnation de Jeanine Añez à 10 ans de prison le 10 juin dernier, il est peut-être utile de revenir sur trois événements récents en Bolivie qui sont marqués par des comportements mimétiques. Résumons d’abord ce qui s’est passé dans l’histoire du pays, plus précisément au cours des vingt dernières années.

Brièvement : en 2003, en raison du mécontentement suscité par les politiques néolibérales, les secteurs populaires organisés dans différentes institutions sectorielles ont « pris les rues » et ont contraint le président Gonzalo Sánchez de Lozada (surnommé Goni, deux fois président du pays avec le parti MNR-Mouvement Nationaliste Révolutionnaire) à démissionner. Aujourd’hui, certains analystes voient des similitudes inverses dans les manifestations qui ont conduit à la démission de Morales et suggèrent que si l’on appelle ce qui s’est passé en 2019 un « coup d’État », alors il faudrait faire de même avec ce qui s’est passé en 2003. Après deux présidences intérimaires, le MAS (Mouvement vers le Socialisme) a remporté en 2005 une victoire sans précédent (54 %) dans l’histoire démocratique du pays. Morales devint président en 2006.

En 2010, une nouvelle constitution régit le pays. En 2016, l’administration de Morales procède à un referendum pour savoir si la population du pays accepterait une modification à la constitution (celle qui venait d’être approuvée en 2010). La polarisation (au sens de division en deux champs) était déjà claire dans les résultats : 51 % de la population avait voté pour le « non ». En 2017, le Tribunal Constitutionnel Plurinational (autorité suprême en matière de lois issues de la nouvelle constitution) accepta que Morales participe aux élections de 2019, sous l’argument du respect de ses droits humains. En octobre de cette même année, une interruption du système rapide de décompte des votes jusqu’au jour suivant, et la déclaration de victoire de la part de Morales le soir même de l’interruption, firent qu’une bonne partie des 50% de la population qui avait déjà voté pour le « non » sortit dans la rue les jours suivants.

En novembre, à la suite d’un rapport négatif de l’OEA (Organisation des Etats Américains) et de la suggestion de démission d’un commandant militaire (que le président lui-même avait choisi et mis en charge), Morales s’est envolé pour le Mexique. Il avait quitté le pays le laissant sans autorités pour lui succéder au pouvoir : la plupart avaient démissionné. Nous savons aujourd’hui que le plan était de créer un vide de pouvoir et une confrontation entre les deux groupes polarisés. Pour sauver la situation qui s’aggravait rapidement, les dirigeants de l’opposition ont choisi la deuxième vice-présidente du Sénat, Jeanine Añez, pour assumer la présidence face à la crise. Dans une perspective girardienne, il convient peut-être de souligner qu’il s’agit d’une femme choisie par des hommes pour assumer la responsabilité la plus difficile : pacifier le pays par la violence militaire. Avec deux massacres (à Sacaba et Senkata) qui ont amené l’armée dans les rues (désormais occupées par des manifestants pro-Morales) et de l’ajournement des élections à cause de la pandémie (arguments très mal perçus par l’opinion publique, à la suite de l’annonce de la propre candidature d’Añez), les élections de novembre 2020 ont donné la victoire à Luis Arce et David Choquehuanca, candidats du parti MAS de Morales.

Maintenant que nous disposons de quelques éléments de contexte, examinons les trois événements récents pour voir si la théorie mimétique peut apporter un éclairage sur la situation :

  1. La mort de Marco Aramayo.

Il est l’homme qui a mis au jour une importante affaire de corruption en 2015. Le centre du conflit était le Fondo Indígena (institution chargée de décentraliser les ressources économiques de l’État vers des projets de développement pour les peuples indigènes). Il convient de noter que le crime a eu lieu dans une institution chargée de compenser (c’est-à-dire de « dé-victimiser ») les secteurs historiquement les plus défavorisés. C’est comme si la place symbolique de la victime conférait des pouvoirs qui se situent au-dessus de l’état de droit. Aramayo a dénoncé ces délits d’enrichissement illicite et a été rapidement emprisonné par le gouvernement, qui ne voulait rien savoir de ce type de problème en plein processus électoral référendaire de 2016. Le scandale a remis en question l’argument –qui pouvait également être lu dans la logique girardienne et sacrificielle– selon lequel les peuples indigènes constituaient la « réserve morale de l’Humanité ». Était-il nécessaire de légitimer un crime de corruption et de persécution politique au nom d’une victimisation historique ? Aramayo est décédé le 19 avril d’un arrêt cardio-respiratoire.

Un vieux dicton met en garde contre l’impulsion de tirer sur le messager de mauvaises nouvelles (« Don’t shoot the messenger »), idée qu’on pourrait rapprocher à la situation d’Aramayo. Le messager doit être emprisonné jusqu’à sa mort car il communique des nouvelles qui vont à l’encontre de l’image du roi et de l’autorité. Tous ceux qui remettent en cause le discours de la nouvelle hégémonie doivent être rejetés ; comme dans les mythes développés par les persécuteurs, ils ne doivent en aucun cas s’en prendre à eux-mêmes. La faute en revient toujours à ceux qui ne se soumettent pas aux mythes de l’harmonie sociale qui devient hégémonique après les crises et pour apaiser les antagonismes. Personne ne pouvait mettre en doute la pureté morale des dirigeants indigènes qui faisaient partie du nouveau gouvernement et de son discours.

On peut comprendre, à travers le dicton, que la construction d’une version mythologique de la violence persécutrice dépend de la volonté d’effacer toute trace de culpabilité, comme si toute nouvelle contraire au régime devait être sacrifiée (excusée) au nom de la nouvelle hégémonie. Une purification absolue de toute faute ou culpabilité de la part des persécuteurs semble être souhaitée. Protégés par la légitimité provisoire que leur confère la défense des victimes historiques, les nouveaux persécuteurs sont sûrs de lutter contre les injustices du monde et d’agir avec le soutien de la nouvelle divinité ou du sacré violent renouvelé : quiconque accuse le nouveau sacré d’être violent, illégitime, criminel ou injuste, devra être censuré car il ne fait que témoigner des survivances de l’ancienne violence.

Tout ceci ne va pas sans rappeler le chapitre VII du Bouc émissaire, où Girard explique comment l’ambivalence du sacré produit un manichéisme qui présente les choses en termes de pur bienfaiteur et de pur malfaiteur. La volonté de ne pas affronter la culpabilité et la corruption des membres du parti serait issu du désir d’entretenir le mythe de la pureté morale des dirigeants. Si nous adoptons cette ligne d’interprétation, nous pouvons comprendre l’emprisonnement à mort d’Aramayo comme une manière de cacher des vérités inconfortables à la nouvelle hégémonie indigéniste et ethno-nationaliste qui fonctionne comme un sacré en panne. En d’autres termes, le désir de faire taire le messager qui apporte de mauvaises nouvelles résulte de la volonté de construire un discours unanime sur l’innocence des anciennes victimes, les populations indigènes du pays.

Ce mécanisme consistant à toujours se rendre innocent de toutes les accusations possibles place l’un des camps comme « l’équipe gagnante de l’histoire », « l’équipe qui avait et a toujours raison » et qui est moralement supérieur. Ce raisonnement doit aussi nous rapprocher de ce que l’historien Timothy Snyder appelle la « politique de l’éternité ». Il s’agit, en effet, de diaboliser absolument tout ce qui est critique à l’égard d’un gouvernement et tout ce qui, en général, ne correspond pas à son projet mythologique, bien qu’ancré dans un passé historiquement douteux. Si un discours hégémonique veut imposer une vision de lui-même comme innocent, pur et juste, comme l’incarnation même de la justice et de la bonté dans le monde et dans l’histoire, alors il est clair que tout ce qui va à son encontre sera nécessairement mauvais, maléfique, diabolique.

(suite de l’article à venir)

Marco Aramayo et l’une des accusés du cas de corruption du Fondo Indígena, Nemesia Achacollo. « Les détournements de fonds du MAS au Fond Indigène oscillent entre 182 et 600 millions de dollars ».

Auteur : blogemissaire

Le Blog émissaire est le blog de l'Association Recherches Mimétiques www.rene-girard.fr

4 réflexions sur « La politique bolivienne à la lumière de la théorie mimétique (I) »

  1. Article encore une fois délirant.
    Morales avait gagné les élections. Tout les journaux même anglo saxons l’ont avoué.
    Encore une fois qu’un militant (de droite évidemment comme avec Lula) ait découvert une affaire de corruption au sein du Mas ne change rien.
    Je rappel que Monsieur Macron et LREM (malgres les nombreux conflits d’intérêt prouvés) jouent la pureté.
    Le Mas a réduit la grande pauvreté dans son pays de près de 50%.
    La Bolivie depuis l’arrivée de Morales au pouvoir c’est 5% de croissance tout les ans. (Morales est bon chrétien qui plus est certainement meilleur que madame Anez).
    Madame Anez à fomenté un coup d’état avec le soutiens de la police et de l’armée.
    Les images de lynchage de syndicalistes badigeonné de Rouge sont proprement des images de lynchages organisé par la Police lors du coup d’état.
    Vous pouvez excuser l’inexcusable.
    Mais Madame Anez trahissant les institutions et le choix des Urnes est coupable.
    Et donc écope de 10 ans de prison.
    Ce qui est peu. Très peu. Imaginez Laval avec 10 ans de prison.

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  2. Voici des réalités que le camp libéral se garde bien de donner. Et ce n’est pas du tout pour soutenir le gouvernement Vénezuelien.
    Mais si ceci n’est pas typique du Lynchage c’est quoi?

    Orlando José Figuera brulé vif par l’opposition
    Le 20 mai 2017 à Caracas, le jeune afro-vénézuélien Orlando José Figuera sortant de la station de métro dans le quartier huppé d’Altamira est accusé d’être « chaviste ». Une bande de furieux opposants au gouvernement l’encerclent, le poignardent à plusieurs reprises puis l’aspergent d’essence et le brûlent vif. Cet acte inhumain montre la haine raciste des enfants de la bourgeoisie qui gardent dans leur inconscient l’idée coloniale de négation de l’autre. Cet autre qui est noir, pauvre et « chaviste » de surcroit. Deux semaines plus tard, Orlando José Figuera, 21 ans, est décédé d’un arrêt cardio-respiratoire.
    Cette vidéo du 23 mai 2017 montre quelques images de l’agression et donne la parole aux parents de la victime : Inés Esparragoza et Orlando Figuera. Ils demandent la fin de la violence et la paix pour le pays.
    Wilma Jung

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  3. Une petite vidéo des exactions des amis de madame Janine Anez.
    Je crois que vous soutenez l’indéfendable sciemment? J’espère pas.
    Ici l’AFP qui n’est pas du tout la boîte à fake news de la CIA remarque que ce sont les militants d’Evo Morales qui regrettent un grand nombre de victimes.

    Malheureusement toutes les images de lynchage sont censuré par You tube.
    On peut en voir quelques une sur la vidéo de madame Mathilde Panot.

    Dernière question au monsieur qui écrit cet article et fait le service après vente de la droite d’Amérique Latine (c’est reluisant je rappel quand même qu’au Salvador l’un des pires génocides de l’histoire de l’humanité. Votre model c’est Alliance républicaine nationaliste? mais là pas de bienveillance coupable hein).
    Est ce que le terme lynchage ne s’applique qu’aux grands bourgeois?
    C’est pourtant bizarre il me semblait qu’il venait de l’esclavage qui fût le moteur de la croissance libérale et qu’abolirent les horribles Jacobin évidemment.
    Ne serait ce que pour cette abolition sans précédent que les Jacobins soient bénis par Jésus. ‘(la Terreur c’est du pipi de chat à côté même en gonflant les chiffres).

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    1. Merci de votre lecture.
      Je trouve vos commentaires un peu insultants. Alors, je finirai toute discussion avec vous avec une citation de Girard, de son livre sur Dostoïevski de 1963 (peut-être vous ne l’aviez pas lu encore, puisque vous insistez avec votre vision d’un supposé Girard radical o même communiste): « Au fond de la Haine de l’Autre, il y a la Haine de Soi » (majuscules dans l’original).

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