Qui se ressemble s’assemble : Tocqueville et Girard

par Jean-Marc Bourdin

Ce texte est un extrait en français et en avant-première d’un chapitre d’un ouvrage collectif en anglais à paraître en 2021.

René Girard a conçu son œuvre non seulement à partir de sources littéraires, mythologiques et religieuses, mais aussi dans une confrontation, où se mêlent admiration marquée et critiques virulentes, avec ses trois principaux “modèles-obstacles” : Nietzsche, Freud et Lévi-Strauss. Seul le premier des trois appartient à la corporation des philosophes ; et encore, Girard préfère le qualifier étrangement de plus grand théologien depuis saint Paul ! Mais il a aussi forgé ses concepts dans l’ignorance, probablement non feinte, d’indéniables précurseurs, au premier rang desquels se trouve Spinoza. Et s’il fait parfois allusion à Hobbes pour approuver certaines de ses intuitions, c’est plus souvent en réponse à des interlocuteurs que de sa propre initiative. Il leur préfère Shakespeare et Cervantès pour les créditer d’une prescience de la théorie mimétique. Bref, loin de rechercher la paternité de philosophes modernes et contemporains, il préfère les ignorer ou les critiquer. Par provocation, il a même suggéré une filiation avec Augustin d’Hippone…

Dans ce contexte, la relation de Girard avec Alexis de Tocqueville (1805-1859) tranche. Un gros siècle sépare la publication de leurs œuvres respectives, écart significatif qui aurait dû limiter leur proximité. Or, même si c’est avec parcimonie, Tocqueville est évoqué par Girard tout au long de son œuvre, avant même Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) et jusqu’à Achever Clausewitz (2007). Tocqueville apparaît d’ailleurs sur la scène girardienne en 1960 associé à Stendhal : il y est comme hissé à la hauteur de son contemporain, un romancier génial, en raison de son observation pertinente des mécanismes mimétiques du désir et de la vanité. Seul de son espèce ou presque, Tocqueville aurait ainsi partagé la lucidité de quelques romanciers et dramaturges sur le désir sans pour autant recourir à la fiction. Girard lui concède même une certaine supériorité sur deux romanciers de son époque dans Mensonge romantique et vérité romanesque : « [il] est immunisé contre les poisons partisans et il n’est pas loin, dans ses meilleures pages de fournir l’expression d’une vérité historique et politique qui reste souvent implicite dans les grandes œuvres de Flaubert et Stendhal ». Girard a découvert dans l’égalité des conditions, thèse majeure de Tocqueville, le pendant sociologique de sa psychologie interdividuelle fondée sur la mimésis d’appropriation.

8 réflexions sur « Qui se ressemble s’assemble : Tocqueville et Girard »

  1. Il y a, en effet, énormément de rapprochements à faire entre Tocqueville et Girard. Le livre à venir sera le bienvenu. Jusque-là, nous avons été « livrés à nous-mêmes » dans notre double lecture. Une synthèse s’impose.
    Tocqueville a parfaitement senti comment la mise à égalité des citoyens, dans la démocratie, pouvait aboutir non pas au partage généreux mais à l’égoïsme forcené. La rivalité mimétique conduit au selfie… On assiste aujourd’hui au triomphe du Moi. « Non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur », peut-on lire dans De la démocratie en Amérique.

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    1. Cher Joël, ce livre à venir est destiné aux anglophones. Mais s’il vous plaît, peut-être pourrez-vous le traduire pour nous autres malheureux francophones limités ? A lire la phrase de Tocqueville citée hors contexte, non seulement la démocratie n’y est pas à son avantage mais un tel constat paraît loin de la thèse girardienne selon laquelle cette « solitude » est un leurre : l’homme démocratique oublie peut-être ses aïeux et ignore peut-être ses descendants mais il a les yeux fixés sur ses contemporains, ses semblables, ses frères.

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  2. Cher Jean-Marc, le titre de ton article est un peu une provocation anti-girardienne mais bien sûr, tes personnages ne peuvent en aucun cas « rivaliser » et ce que tu montres de leurs ressemblances, bien que chacun ait œuvré dans un champ différent, est époustouflant de finesse et de justesse ! Beau travail, dont la lecture séduit autant qu’elle instruit.
    Un détail : pour ma part, j’hésiterais à dire que c’est par provocation que René Girard revendique une filiation avec Saint-Augustin. Il me semble qu’il l’a bel et bien lu et qu’il peut lui devoir quelques intuitions : la centralité du désir, le péché originel, la grâce divine ou l’impuissance de l’homme sans Dieu. Il est avec Augustin contre le « trop d’humanisme » de la philosophie des Lumières. C’est sa famille d’esprit, en tous cas, contre la philosophie rationaliste ou pire encore, idéaliste.

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  3. Chère Christine,

    Pour le titre, comme toi, je suis adepte des doubles sens : l’idée d’un assemblage possible entre ressemblants m’a amusé.

    Quant à Augustin, je crois que René Girard laisse entendre quelque part qu’il a poussé un peu loin le bouchon. Mais la parenté est indiscutable, laquelle remonte un peu plus haut dans leur phylogenèse, leur lecture commune de la Bible…

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  4. Bon. Je pense tout de même que la pensée Girardienne est autrement plus importante que celle de Tocqueville. Je sais que René Girard surtout à la fin de sa vie à voulu réhabiliter ces penseurs libéraux. Mais ce n’est vraiment pas le Girard que je préfère.

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  5. Disons que la pensée girardienne est plus importante dans une perspective anthropologique et celle de Tocqueville d’un point de vue sociologique et politique. Des penseurs comme Claude Lefort, qu’on ne peut catégoriser comme « libéral » mais qui était certainement « anti-totalitaire », ont mis en évidence son importance. Leur complémentarité m’a fait penser que les assembler serait possible.

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