Du sacrificiel dans l’art

par Jean-Marc Bourdin

Jean Nayrolles, professeur d’université en histoire de l’art à Toulouse, développe une nouvelle aile dans le château de la théorie mimétique avec Du sacrificiel dans l’art, dont le titre fait un aimable clin d’œil à Du spirituel dans l’art de Vassili Kandinsky paru il y a plus d’un siècle.

Nous savions déjà comment la naissance de la tragédie dans la Grèce antique s’était construite dans la continuité des récits mythiques et des rituels sacrificiels, mais aussi en rupture avec eux depuis La violence et le sacré. Dans un premier chapitre de son essai, Jean Nayrolles établit la généalogie parallèle qui a donné naissance aux arts plastiques à la même époque, notamment à la statuaire anthropomorphe prenant la suite de statues en bois en général aniconiques dédiées à des divinités, les xoana : la statue offerte au temple devient un substitut aux corps sacrifiés, comme en atteste de nombreux mythes ou, tout du moins, certaines de leurs variantes. L’auteur indique une autre généalogie contemporaine de ces événements, celle du monnayage, également producteur de représentations figurées, à l’articulation du religieux sacrificiel et de l’établissement d’une souveraineté politique. Bref, l’hypothèse d’une genèse de toutes les institutions à partir des pratiques religieuses énoncée par Émile Durkheim et reprise par René Girard trouve ici un nouvel étai.

Mais l’aventure ne fait que s’amorcer ici. Car la question du sacrificiel dans l’art reste présente à toutes les périodes de l’histoire et permet de l’écrire sous un angle entièrement renouvelé.

Le deuxième chapitre nous montre comment la longue période de l’instauration du christianisme en Occident fournit une révision profonde, une sorte de “onzième commandement” formulé par Saint Augustin en particulier, l’interdit de la fascination pour le sacrifice et l’affirmation de la “présence réelle” du Christ dans ses représentations, tandis que ce phénomène, en principe, ne devait pas se produire pour les martyrs ni même pour Marie. Sur ce fond théologique, dès la fin de l’Antiquité, deux grands moments sacrificiels de l’histoire romaine, le suicide de Lucrèce lors de l’institution de la république et celui de Caton d’Utique à son terme sont débattus : ils sont disqualifiés aux yeux des Chrétiens appelés à privilégier “l’invisible secret de la conscience” face aux suicides sacrificiels qui prétendaient incarner la vertu civique de leurs auteurs.

Les chapitres suivants invitent les lecteurs à relire l’histoire de l’art, tant dans ses dimensions plastiques que chez des dramaturges ou dans des réflexions théoriques, notamment celles de Machiavel, Montaigne et Montesquieu, les grands penseurs réalistes relativistes. Dans ces temps où la souveraineté politique prend progressivement la place du religieux dans la régulation des rapports humains, des allers et retours se produisent sur la manière de comprendre le sacrifice. La Renaissance remet au goût du jour avec plus ou moins de distance critique les grandes scènes sacrificielles de l’Antiquité, en particulier avec Botticelli. Au dix-septième siècle, cet âge classique façonné par les préoccupations en l’espèce convergentes de la Réforme et de la Contre-Réforme, de nouvelles dévaluations des gestes de Lucrèce et plus encore de Caton sont visibles dans les œuvres et les commentaires savants. Néanmoins, l’humanité de Lucrèce, se suicidant après avoir été violée, ce sur quoi Shakespeare avait mis l’accent quelques décennies auparavant, est désormais représentée de préférence à son héroïsme, en particulier par Rembrandt. Après la période rococo, le néo-classicisme du dix-huitième siècle refait une place de choix au sacrifice antique, préparant de la sorte les acteurs de la Révolution française à promouvoir le retour du sacrifice et à se poser en victimes sacrificielles – tels Marat, Saint-Just et Robespierre – sur lesquelles fonder la nouvelle république. Le tout est représenté par Jacques-Louis David, premier artiste engagé de l’histoire de l’art et ordonnateur des grandes fêtes révolutionnaires. Auparavant, Jean Nayrolles nous a montré la remarquable lucidité de Diderot, critique d’art autant que philosophe, dans sa présentation des œuvres de Fragonard, sur le mécanisme du bouc émissaire, ce qui en fait un précurseur notable de la théorie mimétique[1].

Un dernier chapitre nous propose un nouvel avatar de cette passionnante histoire du sacrificiel dans l’art dans la première partie du dix-neuvième siècle : dans une période où l’économie entre en scène dans la régulation des rapports humains, l’artiste, tel Géricault, s’arroge désormais lui-même la place de la victime sacrificielle face au public.

Nul doute que cela nous annonce une relecture tout aussi novatrice des épisodes à suivre de l’art moderne et contemporain : la conclusion de l’introduction indique en effet la pose de quelques pierres d’attente. Nous espérons que cette attente ne sera pas trop longue !

En complément de ma recension, voici la description du sujet abordé dans l’ouvrage sur le site de l’éditeur : http://www.editionskime.fr/publications/du-sacrificiel-dans-lart/

[1] Un article du blogue de Christine Orsini, “Le regard d’un ange dans un film d’époque” sur “Mademoiselle de la Jonquières”, un film tiré d’un épisode de Jacques le fataliste et son maître avait déjà appelé utilement notre attention sur cette parenté entre Diderot et la théorie mimétique qui mériterait probablement des recherches complémentaires.

Une réflexion sur « Du sacrificiel dans l’art »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :