“Qui dit-on que je suis ?” La réponse de Joël Hillion

Grand spécialiste de Shakespeare, passionné d’éducation, notre ami Joël Hillion apporte sa réponse, dans son nouvel essai récemment paru aux éditions L’Harmattan, à la question que Jésus posait fréquemment à ses disciples : “Qui dit-on que je suis ?” La choisir pour titre est une brillante idée : elle nous interpelle bien davantage que la célèbre locution introductive : “En vérité, en vérité, je vous le dis”.

Cette question se pose et s’impose à chacune et chacun d’entre nous, en raison ou indépendamment de sa foi. C’est aussi la question que, dès le commencement de la prédication de Jésus, se pose son cousin Jean le Baptiste, depuis la prison où Hérode le retient. À des pharisiens, il répond chez Jean de manière énigmatique : “Avant qu’Abraham fût, je suis.” Jusqu’à Pilate, au moment du procès qui mène à sa condamnation, qui lui demande s’il est le roi des Juifs pour mieux l’incriminer. Et après sa résurrection, il est méconnaissable, y compris pour ses proches. Jésus est fascinant autant que complexe à comprendre : entièrement homme et entièrement Dieu, comment ce mystère est-il croyable ? 

Si les scientifiques préfèrent désormais dénommer l’événement-pivot de la naissance de Jésus dans la chronologie de l’humanité, “notre ère” ou “l’ère commune”, force est de constater que nous sommes encore nombreux à décomposer le temps de l’histoire des civilisations entre une séquence de quelques milliers d’années avant et de deux millénaires après la date de sa naissance supposée, laquelle est elle-même objet de débats entre historiens. Jésus est bien un point d’interrogation.

Joël Hillion nous délivre donc SA vérité d’évangile. Il pose en postulat que la “Révélation reste largement à être révélée” et, en corollaire, “par définition, la Révélation ne cache rien, elle dévoile, au contraire”. Il se refuse à décrypter contrairement à certains herméneutes, il nous invite à découvrir. Il note que Jésus, faute d’écrits de son cru, n’a laissé qu’un exemple, mais quel exemple !

Notre auteur a l’honnêteté de nous faire part de ses doutes. Il nous fait opportunément remarquer au passage que Jésus sembla douter lui aussi tout au long de sa vie terrestre. Son enquête réunit un ensemble d’indices qu’on pourrait dire graves et concordants, comme le ferait un officier de police, en s’appuyant sur de multiples témoignages qui sont à notre disposition. À chacun de les agencer à sa manière.

Joël Hillion nous fournit les pièces de son puzzle disposées de manière à faciliter le cheminement de son lecteur, sans pour autant tenter de lui imposer quoi que ce soit. Pour ce faire, il établit une chronologie souple de la vie de Jésus dans le respect de ses étapes qu’on pourrait dire canoniques, qu’il combine à une sorte de thématique rigoureuse des principaux supports de sa foi. Ainsi la conversion, y compris celle du centurion et même celle de Saül, est-elle traitée au moment de l’appel des disciples précédant la prédication. Mais il va plus loin en incorporant à sa synthèse d’autres textes du Nouveau Testament comme les Actes des Apôtres et l’Apocalypse de Jean notamment. Et il y ajoute des mises en perspectives contemporaines toujours intéressantes et parfois provocantes, par exemple lorsqu’il rapproche la Sainte Famille d’une famille recomposée actuelle.

A l’occasion, il insère dans son récit des précisions sur le contexte historique. Sa bibliographie, d’où émergent, outre René Girard, Michel Serres et James Alison, ainsi que son préfacier Stan Rougier, se révèle particulièrement éclectique. Mais après tout, il s’agit bien de s’inspirer de tout ce qui est dit de Jésus pour tenter de répondre à la question qu’il pose à tous ses disciples de toutes les époques ; et Dieu sait combien nombreux et divers sont ceux qui se sont exprimés à ce sujet.

Pour autant, il prend les sources du Nouveau Testament au pied de la lettre, par exemple l’incarnation telle qu’elle est relatée par Luc. À la question qu’il pose en titre de son ouvrage, il répond qu’il en dit ce que les évangélistes ont écrit de sa vie et de son œuvre. Sa perspective girardienne lui permet de noter que la conception de Jésus par Marie se fait sans violence, contrairement à ce que charrient habituellement les naissances des demis-dieux dans nombre de mythologies. C’est probablement ce qu’il faut en retenir, quels que soient les doutes légitimes sur la véracité du récit lucanien.

Le patronage de René Girard, sous lequel Joël Hillion se place d’emblée, donne à l’ouvrage un fil conducteur : il est le non-violent promoteur de la non-violence dans un monde de violences et de violents. Mais contrairement à d’autres croyances, il ne postule pas le renoncement au désir, qu’il sait impossible.  Il prend aussi appui sur la puissante expression de James Alison qui parle de “l’intelligence de la victime”, ce lumineux double sens. Son Jésus est résolument anti-sacrificiel, incarnation paradoxale de la maxime que rapporte Osée (6, 6) : c’est la miséricorde qu’il veut et non le sacrifice, la connaissance de Dieu plus que les holocaustes. L’enseignement de Jésus est l’exception dans une Histoire imbibée de sacrificiel. Sacrificiel qui peut très vite réapparaître en s’appuyant sur certaines épîtres pauliniennes et surtout l’épître aux Hébreux où sang et obsession de la pureté reprennent place.

Subtil traducteur de Shakespeare, Joël Hillion ajoute qu’au terme de miséricorde, il préfère celui d’amour qui apparaît dans certaines traductions. Personnellement, le terme de miséricorde me semble avoir le mérite d’éviter les confusions qu’induit celui particulièrement polysémique d’amour (tout à la fois éros, agapè et philia en grec ancien). Mais je comprends bien entendu l’intention de notre auteur. Tout son essai suggère une équivalence entre amour et pardon.

Certains passages lui semblent biaisés par la connaissance qu’ont les évangélistes de l’issue, notamment de la crucifixion et de la résurrection. En pratique Joël Hillion conserve et justifie ce qui lui paraît indispensable, comme un Jésus complètement humain puisqu’incarné, et laisse libres ses lecteurs de penser ce qu’ils veulent de l’accessoire comme la question âprement débattue entre les traditions chrétiennes de l’existence ou non de frères de Jésus. Il met en doute les qualifications de “Fils de Dieu” dont les évangiles sont parsemés qu’il analyse comme des anachronismes : la révélation n’intervient qu’au terme de la résurrection. Il lui préfère celle de “Fils de l’homme” empruntée à Daniel et au demeurant plus fréquente dans les textes. Joël Hillion semble aimer avant tout l’homme Jésus.

Toujours enclin à mettre de la chair et des sentiments dans son récit, ce qui le rend particulièrement agréable à lire, l’auteur attire notre attention sur le fait qu’une conversion, qui a tout d’un rapport d’amour, précède toujours le miracle et que cette conversion est l’événement qui importe le plus. Le plus grand des miracles, qui d’ailleurs les précède souvent, est le pardon des péchés.

Cette relation d’amour guide l’écriture de l’essai et transparaît dans un style chaleureux. Dans une de ses belles mises en perspectives inversées, Joël Hillion affirme : “« l’amour du prochain », aujourd’hui édulcoré en bienveillance, en altruisme, en empathie, en care, voire en simple tolérance, ne se retrouve pas dans ses avatars.” L’amour enseigné par Jésus est, lui, inconditionnel, celui de la “victime qui pardonne”, comme le dit si bien James Alison.

L’auteur rappelle quelques informations connues mais qui restent troublantes : Jésus substitue à 248 commandements et 365 interdits, repérés dans l’Ancien Testament, une double injonction, aimer Dieu et aimer son prochain, qui se résume en définitive en une seule, “pour manifester son amour de Dieu, il « suffit » d’aimer son prochain.” Ce faisant, Jésus nous soumet à une double injonction contradictoire : “Dans le même temps qu’il libère l’homme, il le rend responsable de son prochain, redevable et obligé.”

Sans le dire de cette manière, l’auteur suggère qu’au don maussien, qui fait se succéder les obligations de donner, recevoir et rendre, le (par)don évangélique modifie l’ordre et la nature du rapport humain en jeu puisqu’il s’agit alors des facultés d’abord de recevoir (de) Jésus (“demandez et vous recevrez”), puis de donner aux (ou en) prochains (“ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux”) pour ainsi rendre à Dieu (“ta foi t’a sauvé(e)”). Aux sacrifices agonistiques en chaîne seraient ainsi substituées autant de grâces contagieuses.

Joël Hillion répond aussi de manière fulgurante à la question qu’aurait pu se poser Satan, le Diable sur ce qu’on dit qu’il est : au-delà des qualificatifs habituels qu’il rappelle, diviseur, procureur, tentateur, séducteur, etc., il nous dit qu’il est une allégorie ou une parabole, donc une figure de style ou un type de récit, la meilleure façon de révéler qu’il n’existe qu’en tant que produit de nos rapports humains viciés.

Le lecteur trouvera beaucoup d’autres matières à réflexion dans l’ouvrage de Joël Hillion, notamment à propos de la signification de la mort puis de la résurrection du Christ et de ses interprétations erronées. Il nous touche en insistant plus sur un Jésus entièrement humain, même s’il l’est “extraordinairement”, qu’un Dieu tout puissant qui se serait abaissé à expérimenter la condition humaine jusqu’au sacrifice de sa vie terrestre, comme une présentation rétrospective tend souvent à le montrer.

Parmi quelques sources d’étonnement, je mentionnerai seulement l’insistance de Joël Hillion à supposer que Jésus ne savait sans doute pas lire. Qu’il ait une connaissance par cœur de la Torah et des Prophètes me convainc, mais je ne vois pas en quoi celle-ci serait le signe d’un Jésus illettré, sauf à vouloir insister sur sa basse extraction et même si le taux d’alphabétisation il y a 2000 ans se limitait à quelques pour cent. Après tout, il est apparenté à Zacharie, père de son cousin Jean le Baptiste, qui était prêtre au Temple de Jérusalem, de ce fait certainement capable de lire les Écritures et probablement de produire des commentaires écrits. Mais peu importe cette hypothèse qui me semble périphérique.

Cette enquête permet surtout de (re)découvrir que Jésus fournit de lui en plusieurs occasions les éléments d’un portrait kaléidoscopique qui ont pour caractéristique commune de ne jamais aboutir à une reconnaissance de qui il est véritablement : ce miroitement ne dissipe pas la brume qui l’entoure. Il faut attendre la résurrection pour qu’elle commence à se dissiper. Mais une lecture sacrificielle maintient depuis la méconnaissance.

Au terme de cette lecture amoureuse et stimulante des Écritures, le lecteur ne peut que se demander à son tour : qui dis-je qu’il est ? Nul doute qu’il empruntera alors à l’essai de Joël Hillion. Et je crains d’avoir un peu cédé à la tentation de glisser une partie de ma propre réponse à l’occasion de cette recension ! Que Joël me pardonne… Quoi qu’il en soit, de fructueuses recherches sont en perspective pour les lecteurs de Qui dit-on que je suis ?

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