René Girard jusqu’à la fin

Article d’Anthony Bartlett

Benoît Chantre a écrit un livre dense et essentiel, à la fois par son contenu et parce qu’il était le seul à pouvoir l’écrire. The Time Has Grown Short, René Girard, or the Last Law [1] retrace et achève la trajectoire de la pensée girardienne grâce à la position privilégiée de Chantre, interlocuteur de confiance dans les dernières étapes de la carrière de Girard. Cette ultime période et cette collaboration produisit Achever Clausewitz, un ouvrage vertigineux tourné vers un avenir apocalyptique, saisi d’effroi, tel Abraham à Sodome, devant le gouffre impitoyable qui s’ouvre devant nous.

Le nouvel ouvrage de Chantre se présente comme une coda à Achever Clausewitz et, s’il reprend la thématique de ce livre, tonalité et contenu en sont radicalement différents. Le titre français Achevez Clausewitz, au sens de « terminer Clausewitz », poussait à son terme la logique mimétique de la guerre, entrevue par le penseur prussien. De façon ironique, mais tout à fait pertinente, le présent ouvrage pourrait s’intituler Achever Girard.

Girard n’était pas théologien, mais son anthropologie, dans laquelle la religion est le moteur de l’humanité, fait de lui un compagnon privilégié de la théologie. Plus précisément, il attribue à la Bible un rôle unique dans la révélation et le dépassement du sacré fondé sur la violence. Ainsi Girard, même dans son pessimisme historique le plus profond, reste porté par le souffle de la Bonne Nouvelle, de sa possibilité eschatologique. C’est précisément cette possibilité que Chantre détaille dans son dernier dialogue girardien « achevant Girard » par un commentaire inattendu et parfaitement messianique.

Pour pousser jusqu’à son terme la pensée d’un auteur ou d’un théoricien, il est nécessaire de mettre en évidence des aspects critiques que ses premières formulations ne prenaient pas en compte.  Dans son analyse de Clausewitz, Girard avait repéré le « duel » comme l’élément-clef où appuyer avec force une analyse mimétique. De son côté, Chantre discerne chez Girard deux idées qui l’orientent dans d’autres directions. La franchise du dialogue entre les deux hommes cautionne leur authenticité. Mais plus encore, la teneur de leur dialogue conforte le changement de point de vue posé par Chantre : se tourner vers la révélation biblique, son contenu et son rôle. La dimension de révélation ne saurait être sous-estimée, comme dans toutes les paraboles des Évangiles, et « l’accomplissement » apporté par Chantre fait partie de cette dynamique. Son aptitude à « achever » la dernière œuvre de Girard résulte de cet élan de révélation qui porte les entretiens menés avec son mentor ; elle est comme un levain irrépressible à l’œuvre dans leur coopération.

Chantre distingue d’abord trois niveaux de synthèses consécutifs dans le travail de Girard.  Le premier est celui des religions archaïques et du mécanisme sacrificiel. Le second est celui du messianisme (prophéties et christianisme), qui déconstruit les religions archaïques. Le troisième est appelé par Chantre « catholique », non dans un sens identitaire mais dans un sens opératoire. Ce troisième niveau englobe les deux premiers et propose une solution à la réunion de deux univers inconciliables : celui d’un retour cyclique à la transcendance verticale, propre à la mentalité sacrificielle, interrompu et « achevé » par celui du messianisme « dont la temporalité linéaire débouche sur une fin des temps ».

Comment cette étrange et étonnante combinaison peut-elle s’articuler ? Pour instruire cette question, Chantre nous propose un parcours au sein des œuvres les plus marquantes de Girard.

Le premier livre de ce dernier, Mensonge romantique et vérité romanesque, révèle les effets de la médiation interne dévoyant la transcendance et faisant de ce dévoiement la caractéristique du monde moderne. Comme le souligne Chantre, Girard entame ainsi son diagnostic de la crise actuelle. Girard revient ensuite à l’étude des communautés archaïques, et c’est La Violence et le Sacré. Après quoi, il présente la révélation biblique comme une remise en cause de la mentalité archaïque (Des Choses cachées depuis la fondation du monde). Enfin, avec Achever Clausewitz, il revient à la situation contemporaine, présentée comme une conséquence de la démythification biblique. L’ensemble dépasse la somme des parties. Selon Chantre, c’est dans ce mouvement que surgit la thèse centrale de Girard, à la fois fascinante et complexe : dans la disqualification des anciens mécanismes d’endiguement de la violence, devenus impuissants, apparaissent conjointement le vrai visage de l’homme et le vrai visage de Dieu.

Girard s’est également interrogé sur le mouvement de la transcendance violente engendrant d’un même geste les rivalités et la religion. Les évolutions de la transcendance perçue par les hommes constituent le thème constant de ses réflexions, et dès le début, le messianisme y a sa part.Quel est le point d’inflexion à partir duquel l’ordre ancien s’efface ? Il est désigné dans ce que je vois comme le point clef d’Achever Girard. Chantre le présente de façon assez abrupte comme « une médiation intime […] qui n’est rien d’autre qu’une grâce, un surgissement, au cœur de la crise, d’une authentique transcendance ». Il révèle que cette idée était évoquée entre Girard et lui lors de la préparation d’Achever Clausewitz. Chantre en porte ainsi une part de responsabilité, et c’est en cela qu’il « achève » Girard. Plus précisément, Girard a envisagé cette idée, mais sans la développer, ce que nous propose Chantre aujourd’hui. Qu’une part intime de nous-mêmes échappe ainsi à la médiation interne [2] ne veut pas dire qu’elle se situe sur les plans strictement intellectuel ou spirituel. Le phénomène de la médiation est essentiellement relationnel, interindividuel. Pour qu’il puisse être transformé, il faut que cette transformation ait lieu au cœur du mécanisme anthropologique organisé par la médiation. Une telle médiation intime fonde notre intériorité, et non l’inverse. Ne serait-ce donc pas la médiation messianique, dénuée de rivalité et de revanche, qui engendre notre espace intime délivré de la médiation interne et de la fausse transcendance ?

La seconde idée-clef de Chantre souligne le caractère structurant du messianisme. Le temps est une dimension essentielle de l’existence humaine collective et, comme l’indique le titre de son livre, il prend un tour dramatique : « Le temps se fait court » signifie que l’on s’approche de la fin. Chantre affirme qu’il était clair aux yeux de Girard que, depuis la Résurrection, « un nouveau temps s’est ouvert qui devient enfin pensable ». Que cette temporalité devienne un objet de pensée signifie qu’elle informe la pensée de l’intérieur et qu’elle n’est plus réductible à un simple changement ou à un simple passage.

Pour appuyer son propos, Chantre se réfère aux travaux philosophiques de Giorgio Agamben, en particulier ceux qui portent sur la description paulinienne de l’altération du temps (indiquée par le titre de l’essai d’Agamben : Le Temps qui reste). Le temps a changé de signification. Son fil est différent, il transforme l’expérience humaine en une réalité nouvelle, toujours confrontée à sa propre transformation. Ainsi la transcendance messianique s’élève au cœur de l’histoire du monde. Elle s’inscrit « dans le sillage de la catastrophe, au cœur d’une violence essentielle ». Ses mutations internes, toujours perturbatrices, constituent le terrain propre du messianisme.

Pour Chantre, l’irruption de cette « autre transcendance » a modifié la structure même de la religion et c’est là le sens de la tenue conjointe des deux modalités du religieux. Le christianisme représente cet étrange chevauchement de l’ancienne et de la nouvelle transcendance, cette dernière déplaçant et reconfigurant l’ancienne. D’où la suite logique de l’essai qui débouche sur un commentaire de saint Paul, ce révolutionnaire en chef de l’univers religieux. Paul, l’enfant chéri des réformateurs, est celui qui définit le mieux le sens de la vie chrétienne dans le monde, un sens venu directement d’une « foi » plutôt que d’une allégeance à une institution religieuse.La pensée de Paul s’adapte parfaitement à une lecture girardienne, et Chantre va dans ce sens. Il résume avec justesse : « En nous attachant au Christ par la foi, nous participons à la recréation d’une nouvelle humanité dont il est le prototype : en termes girardiens, une humanité débarrassée de la menace des rivalités mimétiques. »

L’auteur propose ainsi une analyse de l’épître aux Romains, plus précisément des versets bien connus du chapitre 7, sur les errements du désir, errements dont la théorie mimétique renouvelle la compréhension. Son observation la plus fine porte sur la Loi : sur la façon dont elle est accomplie, et non supprimée, par le messianisme, ce qui correspond à l’argument d’une continuelle mutation de la transcendance jusqu’à ce qu’elle atteigne son but. Cet accomplissement survient avec le Christ, qui abolit la promiscuité des idoles qui nous font entrer dans une rivalité désastreuse avec le divin.

Pour réaliser cela, le Fils place le Père au-delà de toute manifestation, faisant de Dieu un « médiateur intime » échappant aux pièges de la domination. Mais il s’agit là encore de descriptions formelles ou métaphysiques. Elles ne tiennent pas compte du caractère concret et de l’urgence anthropologique auxquels Chantre fait par ailleurs allusion. Elles occultent également la vision anthropologique de Paul, cette capacité de transformer le monde à la suite du Christ (cf.Épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens). La transcendance messianique suppose en effet un changement radical de l’humanité dans sa relation à sa propre violence, la transformant en son contraire, c’est-à-dire en non-violence et en amour. Mais ce que Chantre esquisse laisse entrevoir la possibilité d’une lecture beaucoup plus approfondie de Paul. Son travail invite à poser la question suivante : et si la foi dans le Christ était une relation de fidélité à l’infinie non-violence de Dieu qui se manifeste par la Croix ?

L’idée-force de The Time Has Grown Short, René Girard, or the Last Law [Le temps se fait court. René Girard ou la dernière Loi] repose sur la thèse centrale de Girard, celle de l’apparition, au cœur du dérèglement des mécanismes victimaires, du vrai visage de Dieu et du vrai visage de l’homme. Le travail de Chantre suit avec pertinence la continuité et l’évolution du sens que les hommes donnent à la transcendance. Il ouvre ainsi sur un « achèvement »de la pensée girardienne. Ce livre remarquable appelle maintenant de nouveaux progrès sur cette voie.

Réponse de Benoît Chantre à Anthony Bartlett

Je suis très touché par le compte-rendu d’Antony Bartlett, qui met bien au jour les enjeux de ma collaboration avec René Girard en 2005-2009. Cette lecture d’un des grands interprètes américains de Girard vient à point nommé, au moment où je m’apprête à sortir la biographie intellectuelle de ce dernier aux éditions Grasset (*).

La forme de notre livre sur Clausewitz, en 2007, par lequel René Girard entendait explicitement clore son œuvre, répondait à des critères éditoriaux précis. Il fallait réaliser cet ouvrage dans une certaine urgence, eu égard au bouleversement de l’ordre international après le choc du 11 Septembre. Nous n’y avons donc pas introduit l’ensemble des réflexions que nous menions alors, et que nous avons poursuivies en 2008 et 2009.

Comme le suggère Antony Bartlett, j’ai tenté d’« achever Achever Clausewitz » avec ce petit essai sur le temps messianique dans l’Épître aux Romains, dont la première version est sortie aux Presses universitaires de France en 2010. J’ai repris et précisé ce texte pour l’édition parue dans « Breakthroughs in Mimetic Theory » en 2022. Je boucle une nouvelle étape de cette recherche en publiant maintenant une biographie fondée sur de nombreux textes inédits(fragments romanesques, articles, notes de cours, essais et correspondances),mais aussi sur les conversations fréquentes que j’ai eues avec René Girard, sans parler bien sûr des témoignages reçus de ses proches ou de ses contradicteurs. C’est sur cette base que j’ai tenté une nouvelle interprétation de l’œuvre.

René Girard souhaitait qu’Achever Clausewitz fût son dernier ouvrage. Il voulait « frapper un dernier coup, pour réveiller les consciences endormies », disait-il en 2006. La compréhension de son œuvre, comme le rappelle à juste titre Anthony Bartlett, doit tenir compte de ce geste très fort.

Mais René Girard n’est pas un prophète de malheur. C’est la raison pour laquelle il m’a laissé avancer, au cours de nos conversations, ce concept de « médiation intime » que reprend aujourd’hui Anthony Bartlett après d’autres commentateurs comme Sandor Goodhart ou Martha Reineke. Il s’agissait dans mon esprit de signifier que l’idée d’imitatio Christi ne pouvait être une « médiation externe », comme le laissaient croire certaines pages de Mensonge romantique et vérité romanesque. Des textes inédits vont exactement dans ce sens et m’ont prouvé que je ne m’étais pas trompé.

Penser cette troisième forme de médiation permettait en effet de revenir aux bases de l’œuvre girardienne, puisque le tournant anthropologique que son auteur a pris à partir de 1965 lui a fait délaisser cette recherche à la fois esthétique,morale et religieuse. Je donne sur ce point des citations précises dans mon livre, qui devraient permettre de relancer nos recherches, notamment sur la teneur et les enjeux de ce que Girard appelait la « révélation judéo-chrétienne ».

Le concept de cette troisième « médiation », dont l’extension reste à définir, s’est développé dans mon dialogue fructueux avec Sandor Goodhart, au cours des deux colloques que nous avons organisés ensemble à Paris, en 2012 et 2013, en articulant sur ce point les pensées de René Girard et d’Emmanuel Levinas (www.rene-girard.fr). Mais je reste personnellement plus « girardien » que « levinassien ». Car Levinas, soucieux de se différencier du christianisme, rejette absolument l’idée que l’Autre puisse être un médiateur, ma relation à lui étant toujours idolâtrique en puissance [3]. Or je pense, en m’appuyant sur Bergson et Girard, qu’il ne faut pas céder sur cette question du modèle. Wolfgang Palaver m’a permis de préciser ce point essentiel dans le colloque qu’il a organisé à Berkeley en 2011 [4]. Tirant parti de ces rencontres et de ces longues amitiés, le récit que je propose aujourd’hui du cheminement intellectuel de Girard tente de dessiner des perspectives nouvelles.

Sur cette question des champs couverts par la médiation, qui n’est autre que la question de la dynamique imitative elle-même, comme sur bien d’autres points, les liens que l’Association Recherches Mimétiques a tissés depuis presque vingt-ans aux États-Unis, et que renforce ce compte-rendu encourageant d’Anthony Bartlett, mais aussi le succès du colloque du centenaire de René Girard en juin, laissent espérer de nouveaux chantiers dont on ne peut que se réjouir.

(Traduction de Jean-Louis Salasc)

(*) La biographie de René Girard signée Benoît Chantre sortira le 13 septembre prochain.


[1] Le temps se fait court. René Girard ou la dernière Loi.

[2] Rappelons qu’au sens de Girard, la « médiation interne » est celle exercée par un médiateur proche, à l’opposé de la « médiation externe » exercée par un médiateur inaccessible dans le temps ou dans l’espace. La « médiation intime », évoquée dans le dialogue entre Girard et Chantre, se distingue de l’une comme de l’autre (NdT).

[3] « Autrui est le lieu même de la vérité métaphysique et indispensable à mon rapport avec Dieu. Il ne joue point le rôle de médiateur. Autrui n’est pas l’incarnation de Dieu, mais précisément par son visage, où il est désincarné, la manifestation de la hauteur où Dieu se révèle » (Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, Nijhoff, 1961 ; rééd. « Biblio Essais », p. 77).

[4] Benoît Chantre,« The Messianic Moment » in Mimetic Theory and World religions, MSU, 2018, p. 87-110.

2 réflexions sur « René Girard jusqu’à la fin »

  1. Merci Jean-Louis pour cet article, et pour la traduction dont je suppose que tu es l’auteur.
    Le « petit essai », comme l’appelle son auteur Benoît Chantre, nous amène au cœur de la pensée de Girard. Je le recommande chaudement, même si je n’en connais que la version anglaise. Comme le rappelait Christine Orsini dans son intervention lors du colloque COV&R, la pensée girardienne n’est pas un trait tiré entre le désir mimétique et la révélation biblique. C’est plutôt l’alpha et l’oméga, dans lesquels le début et la fin se parlent et se répondent. La révélation-conversion que Girard et Chantre appellent de leurs vœux dans Achever Clausewitz étaient déjà présents dans MRVR. Dans cette étrange temporalité, « la dimension de révélation [de la Bible] ne saurait être sous-estimée », comme le dit Bartlett. Le principe de la médiation intime proposé par Benoît Chantre n’est pas facultatif. Il permet de briser la dualité (toujours plus ou moins complice de la violence) de la médiation interne-externe en y ajoutant un troisième terme « qui n’est rien d’autre qu’une grâce, un surgissement, au cœur de la crise, d’une authentique transcendance ». Ainsi se précise la dimension apocalyptique de l’œuvre de René Girard, entre conversion du snob à l’heure de sa mort, et conversion du monde à l’heure de sa fin annoncée.

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