Nous revenons de loin… et il y a encore bien du chemin à parcourir

par Jean-Marc Bourdin

À travers des combats sans relâche et des évolutions d’un droit pourtant souvent contesté, la période actuelle nous fait vivre une révolution anthropologique sans précédent : celle de la remise en cause des violences commises contre les personnes vulnérables. La médiatisation des crimes de pédophiles et de ce qui est désormais appelé féminicide ainsi que des viols et des agressions sexuelles ou encore du harcèlement au travail ou à l’école nous signale que du nouveau est en train d’advenir. Tout ceci a longtemps été plus ou moins dans l’ordre des choses : la domination de l’homme sur la femme, celle des adultes sur les enfants, celle du patron sur ses employés, celle des vainqueurs sur les soumis, etc. Il n’y a pas si longtemps, cette dernière prenait encore les formes de l’esclavage ou du travail forcé colonial qui synthétisait l’ensemble de ces dominations (il faut lire Underground Railway de Colson Whitehead sur la société américaine du XIXe siècle, l’incarnation romanesque rend la vérité des situations plus tangible que l’essai). Dans certains cas, le droit de vie et de mort sur des êtres vivants s’est maintenu jusques au XIXe siècle, voire sous des formes plus ou moins atténuées au XXe siècle. Dans tous les cas, le droit d’user et d’abuser était toléré.

Le pater familias romain détenait la patria potestas (puissance paternelle), le pouvoir de vie et de mort sur femmes, enfants et esclaves. Malgré des évolutions notables et bénéfiques et une influence évangélique peu contestable sur la longue durée, des résidus considérables de ce pouvoir patriarcal continuent de se manifester dans les quatre grandes aires culturelles de notre monde : chrétienne, arabo-musulmane, indienne et chinoise. Car ce n’est pas le monde romanisé qui est le seul ni sans doute le principal tenant des droits exorbitants que s’arrogent les forts sur les faibles.

Ce qui se passe aujourd’hui à l’issue d’un long cheminement qui est loin d’être terminé devrait nous conduire à l’horizon évident du respect universel des droits de l’autre, quel qu’il soit. Mais cet horizon reste inatteignable, voire à repousser pour tant de nos contemporains.

La violence a toujours les mêmes arguments de légitimation : l’autre a commencé, l’autre me doit la soumission, l’autre n’est pas humain, l’autre ne partage pas mon identité, etc. Et ma foi, ils résistent toujours et sont toujours évoqués malgré leur absurdité. Les conjoints violents recourent allègrement aux deux premiers, le dernier est volontiers employé dans les débats sur les migrations. Seul, le déni de l’humanité de l’autre (qui n’a pas été le seul fait des sociétés archaïques) est en net recul : il est devenu difficile de justifier des violences en invoquant l’inhumanité de ceux qui les subissent. Mais, il en reste néanmoins une trace dans la conviction bien ancrée et largement partagée que certains sont moins humains que d’autres : le racisme et l’antisémitisme ne renoncent pas si facilement devant la biologie et l’anthropologie.

Tout ceci pour dire que les observations répétées de René Girard sur notre tendance générale à occulter la violence par tous moyens sont bien fondées. Ses résurgences et sa permanence, même dans une époque qui se dit et se veut la moins violente de l’Histoire non sans quelques arguments acceptables, en apportent une confirmation définitive. Comme il le souhaitait, toute anthropologie, toute “science des rapports humains”, pour reprendre une de ses expressions qui me touche profondément, devrait partir de la violence et sans cesse y revenir pour favoriser son reflux. Le point de vue des victimes devrait être celui de l’Histoire, du religieux, du politique et, pourquoi pas, de l’économie (le “prix Nobel” décerné en 2019 à Esther Duflo, Michael Kremer et Abhijit Banerjee pour leurs travaux sur « l’allègement de la pauvreté globale », semble aller un peu dans ce sens, mais une hirondelle ne fait pas toujours le printemps). Il devrait être, à l’évidence, celui de la justice dont c’est la vocation de défendre les droits et de réparer les dommages. Et pourtant, le “parole contre parole” suffit dans bien des cas à empêcher l’application de droits formellement reconnus. Et comme me le signale Hervé van Baren, cette application se heurte aux réalités économiques, aux sentiments identitaires et aux limites intrinsèques du droit (il doit se limiter à la distinction entre le licite et l’illicite et s’appuyer pour ce faire sur la preuve qui, à défaut d’être matérielle, exige l’aveu.

Indéniables, les progrès de l’époque sont loin d’être définitivement acquis. Les différentes manifestations des “populismes” (prenons ce terme même s’il est contesté selon son usage commun) viennent le démontrer : la légitimation de la violence prend alors chez eux la forme perverse de son exercice en faveur de personnes qui s’estiment vulnérables, dédouanant par avance une libération de la violence contre d’autres personnes. Et l’aliénation est plus que jamais l’objectif du capitalisme spéculatif comme le démontre Pierre-Yves Gomez dans L’esprit malin du capitalisme.

Tout programme politique digne de ce nom devrait évaluer l’impact des mesures qu’il prône et met en place à l’aune de cette question : font-elles plus ou moins de victimes parmi les personnes vulnérables et quel est le degré de gravité des dommages qu’elles subissent ?

Merci à Christine Orsini et à Hervé van Baren de leur relecture attentive et de leurs conseils avisés.

11 réflexions sur « Nous revenons de loin… et il y a encore bien du chemin à parcourir »

  1. Merci Jean-Marc pour cet article stimulant (j’ai failli écrire inspirant).
    Le paragraphe sur les populismes me semblent ouvrir une question clef : qui est vraiment victime, qui cherche seulement à en obtenir le statut, et qui est légitime (s’il existe) à démêler le vrai du faux en la matière.
    Autant la vision de Girard donne un sens précis au mot victime (le bouc émissaire), autant l’époque actuelle l’élargit, et ce faisant l’affaiblit. Ainsi dans le triangle de Karpman, la victime est désormais un « rôle » qui circule entre les acteurs du jeu. La condition humaine est telle que chacun peut toujours trouver un motif de se sentir une victime, consciemment ou pas.
    Pour prolonger ta réflexion sur le politique, il me semble qu’une des difficultés y est de trouver comment ramener au réalisme les auto proclamations victimaires qui fleurissent actuellement sur l’agora. Nos sociétés occidentales donnent parfois l’impression d’une compétition entre tous pour obtenir le statut de victime ; cela laisse supposer que ce statut y est désirable, et de fait, nos sociétés ont bien comme principe de défendre et protéger les personnes vulnérables, même si les faits ou certaines forces à l’oeuvre le battent en brèche, ainsi que ton article le rappelle.

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    1. Faut-il rappeler que René Girard a traité de la violence d’un point de vue anthropologique : il s’agit de ce qu’il appelle la « violence essentielle », cette violence dont nos moyens de destruction totale de toute vie sur terre peut nous donner une vague idée mais qui ne correspond à aucune expérience vécue. Il en est de même de la violence fondatrice, hypothèse explicative d’un mérite sans précédent puisqu’elle permet de relier entre eux tous les faits « religieux », de les rendre intelligibles et même rationnels et, à partir de là, de proposer une théorie de l’évolution des cultures. On est là encore très loin de l’expérience vécue. Par contre, beaucoup de ses lecteurs ont été sensibles à la place que l’anthropologie girardienne (et chrétienne) a faite à la victime, au « bouc émissaire », victime individuelle ou collective. « La puissance de transformation la plus efficace n’est pas la puissance révolutionnaire mais le souci moderne des victimes. Ce qui informe ce souci, ce qui le rend efficace, c’est un savoir vrai de l’oppression et de la persécution. » (Je vois Satan, p.259).
      Cependant, la difficulté signalée par J.L. Salasc, selon laquelle une certaine concurrence victimaire a pu rendre désirable la condition de « victime » me semble de nature à assombrir le tableau. Dans un contexte théorique, disons girardo-chrétien, , le souci des victimes n’est pas une nouvelle mode, c’est un absolu, la preuve que le nihilisme ne triomphera pas etc. Mais dans un contexte disons historique, le nôtre, que la théorie girardienne explique très bien, le contexte de rivalités mimétiques intenses entre les sexes, les générations, les cultures, les Etats etc., le souci des victimes peut aider à justifier n’importe quoi, par exemple une révolution (prolétarienne), une guerre(sainte), une chasse aux sorcières quelconque : le souci des victimes opère plus spontanément sur le principe de la réciprocité violente que sur celui, évangélique, de la brebis perdue.

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      1. Merci Christine de ces précisions.

        De mon point de vue, nous retombons sans cesse sur les difficultés du juridico-politico-idéologique à contenir la violence et se construire sur la vérité, espace de la (seule ?) conversion personnelle. L’intitulé du colloque « Violence et vérité » croisant les titres des deux premiers essais fondateurs de RG de 1983 à Cerisy-la-Salle était vraiment formidable. Cela me fait penser que ce serait bien de monter quelque chose avec Paul Dumouchel qui y ferait écho.

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      2. Merci à Orsinich de nous rappeler en termes clairs que la pensée de Girard est de nature anthropologique, qu’elle éclaire les fondements de l’édifice social humain et « ne correspond à aucune expérience vécue ». Le « victimisme » ambiant oublie allègrement ce détail et tend à voir en n’importe quel réprouvé, perdant ou déçu le « bouc émissaire » d’une société injuste contre laquelle il faudrait prendre les armes, et en attendant, s’exercer à tout casser. Cette sotte et généreuse confusion que la grande presse répand avec entrain repose sur une vulgate girardienne que les amis de la pensée de René Girard feraient bien de dénoncer.

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  2. merci Jean-Marc pour cet article où tu t’engages. Reste que mesurer ce que tu indiques n’est jamais simple, la vie en entreprise ( ou en administration) nous le confirme, même si, je le concède, les chrétiens devraient effectivement n’avoir d’yeux que pour ce critère, la place des plus pauvres Patrice

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  3. « Le mouvement anti-chrétien le plus puissant est celui qui réassume et radicalise le souci des victimes pour le paganiser. »(Je vois Satan…)
    C’est une réelle difficulté pour tout apprenti de la théorie mimétique d’échapper à cet écueil, ce que ,comme le souligne Girard, le Nouveau Testament nomme l’Antéchrist qui, en se flattant d’apporter aux hommes paix et tolérance et radicalisant le souci des victimes, retourne au païen, situant le bonheur dans l’assouvissement illimité des désirs et la suppression de tous les interdits, déguisant le judéo-chrétien en archaïsme comme les autres, pour mieux vendre le ressort mimétique sans aucun frein. Certains barons des GAFAM en sont l’exemple éminent, qui rêveraient de s’acheter des territoires indépendants pour échapper à la loi.
    C’est, à mon sens, l’institution démocratique qui devrait progresser dans la reconnaissance de ce sur quoi les principes fondamentaux sont posés. La théorie girardienne pourrait peut-être un jour permettre d’exprimer sans soulever un tsunami de laïcité mal entendue, que ces principes sont posés sur la réalité anthropologique des Évangiles, permettant par la lente prise de conscience que permet l’éducation d’accéder au consentement démocratique, d’accéder à la vérité profonde que ce n’est ni l’individu, ni la minorité à laquelle il appartient qui prime, mais l’équilibre de la relation instaurée avec la communauté, relation régie par la loi, cette nouvelle loi décrite par Proust dans son article « La mort des cathédrales », qui construirait son système nécessaire d’interdits non plus sur le mensonge des mythes, mais sur la vérité évangélique.
    En sommes-nous si loin ? Les faits décrits dans cet article semblent confirmer qu’à l’endroit du péril, n’est-ce pas…
    C’est en tout cas un vrai ressourcement de pouvoir ici partager avec vous ces réflexions, donnant à espérer que tant que nous saurons nous interroger, nous serons à même de consentir à la vérité.

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    1. Tout à fait d’accord, Aliocha. Reprenant, en l’achevant logiquement dans l’athéisme, les dogmes des Dolciniens, Fraticelli et autres millénaristes (le millénarisme fut pourtant condamné par le Concile d’Ephèse, en 431…), certains modernes ont en effet tendance à considérer que la satisfaction des besoins profanes pourrait étancher la soif, de rang ontologique, qui caractérise l’humanité en sa béance originelle (je remarque que cette béance n’existe pas chez mon chat, qui est immédiatement adéquat à soi). Ce sont des illusionnistes, toujours, et des cyniques, souvent.

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  4. J’aime beaucoup ce texte, Jean-Marc, qui consacre le retournement paradigmatique de l’organisation générale et intemporelle des sociétés humaines : la force primant le droit. Ce retournement, pour ne pas dire cette conversion, a commencé il y a quelques millénaires, mais elle est encore en voie d’accomplissement, quitte à subir des retards, des retours et des détours. Or cette nécessaire primauté du droit, c’est-à-dire d’une plus grande considération pour la faiblesse que pour la force, est certes requise par l’éthique, mais cela ne suffirait pas à la justifier. Il faut encore montrer, et c’est un élément qui ne contredit pas du tout tes propres analyses, que chaque vivant, primordialement et originairement, est en situation de faiblesse et/ou de passivité par rapport à la vie elle-même. Cette vie nous la recevons sans y rien pouvoir : l’accueillir ou la subir est le seul choix que nous ayons. La faiblesse, on le voit ici, est donc notre nature même. Le reconnaître, le vouloir même, et achever enfin l’organisation sociale en fonction de ce critère primordial, de cette valeur pour tout dire, serait finalement nous renforcer beaucoup, car nous en aurions alors fini avec les présomptions, forfanteries et illusions de puissance.

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