Le sacrifice d’Arnaud Beltrame

Par Thierry Berlanda

Le lieutenant colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame a sacrifié sa vie pour sauver celle d’un ou plusieurs autres. Ce geste fait bien sûr beaucoup parler, et fera sans doute encore plus écrire. Or ce qui me décide à en dire quelques mots n’est pas le désir d’ajouter ma voix aux louanges en cours (de ce point de vue, je serais plutôt enclin à prier en silence), mais d’interroger le sens même du sacrifice, dont celui d’Arnaud Beltrame constitue selon moi l’exemple le plus pur.

René Girard a distingué de manière décisive entre le sacrifice entendu comme mise à mort d’autrui, victime ou substitut de victime, et sacrifice de soi : le premier type de sacrifice était la marque des sociétés pré-chrétiennes, et reste celle des sociétés non chrétiennes ; le second type est le signe et le sens du sacrifice du Christ. Il ne e semble pas superflu de le rappeler à quelques jours de Pâques.

Précisons en quoi ces deux types diffèrent génériquement, cette différence étant hélas masquée par une identité terminologique trompeuse. Le sacrifice de premier type ne rehausse pas la vie, ou plutôt ne nous porte pas à la hauteur de notre propre vie, du don qu’elle est, mais au contraire la déprécie, la dévoie et nous abaisse en l’abaissant elle-même au rang d’un bien objectif que nous détiendrions et que le sacrifice vise à maintenir ou à renouveler.

Contrairement au sacrifice de premier type, celui du second  consiste en une culmination de la vie. Proche en l’espèce du sacrifice de Maximilien Kolbe, en 1941, à Auschwitz, le sacrifice d’Arnaud Beltrame ne consiste en effet pas du tout en un renoncement à la vie, mais en son accomplissement. Peut-on affirmer ce qui apparaît d’abord comme un paradoxe ? Oui car cet accomplissement, ce couronnement, est l’expression par la vie de son essence même, c’est-à-dire se donner.

On ne donne rien en ne se donnant pas soi-même. La transmission de biens matériels, par exemple, ne saurait qu’abusivement relever du don. Alors que donner de son temps, donner son attention, donner ce qui aura mobilisé notre énergie, et finalement donner sa vie, exprime au contraire l’essence de la vie en ceci que la vie elle-même, celle de chacun de nous, ne saurait être comprise autrement que comme don. Pourquoi ? Parce qu’il est impossible de rendre raison de ce que nous sommes tous, des vivants, sans admettre que nous avons reçu notre vie et la recevons à chaque instant, qu’en aucun cas nous ne sommes pour quoi que ce soit dans le fait d’être en vie. La vie donne, de manière radicalement authentique en ce sens qu’elle se donne. C’est ainsi qu’elle est la vie, et ne peut être confondue avec rien d’autre. Et c’est ainsi que rien d’autre ne peut être appelé vie (et notamment pas ce que nous nommons trivialement la vie en parlant de « gagner sa vie », de « construire sa vie » ou d’ailleurs de la perdre). Espérons que le sacrifice d’Arnaud Beltrame, révélateur de l’essence de la vie, féconde aussi les vivants en les rappelant à ce dont ils sont les dépositaires et dont ils ignorent trop souvent la valeur insigne : la vie elle-même.

6 réflexions sur « Le sacrifice d’Arnaud Beltrame »

  1. Avoir en soi la vie est ce qui définit Dieu même , aussi bien que son Fils et les lie l’un à l’autre  » comme le Père a en soi la vie , de même il.donne au Fils d’avoir en soi la vie ( jean 5)L’un et l’autre rendent vivant et cest la de même le seul but donne aux hommes . Qui aime c’est à dire est attaché à » sa vie  » la perd  » ….

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  2. Ce très beau texte honore son auteur en même temps qu’il honore le « sacrifice » d’Arnaud Beltrame. S’il y a quelque chose qui ne fait pas polémique, c’est cet acte d’héroïsme qui redore le blason des mécréants matérialistes que nous sommes. Il y a cependant diverses interprétations, probablement plus complémentaires que contradictoires. Il me semble qu’à la différence de celui qui va prendre délibérément la place de la victime, comme Maximilien Kolbe, Arnaud Beltrame a fait d’abord son devoir de gendarme commandant une opération risquée, il a très professionnellement et courageusement essayé de désarmer le meurtrier, de parler avec lui, de lui faire entendre raison et il aurait peut-être pu réussir, il a pris le risque de « donner sa vie » avec la volonté de sauver entre autres la vie du meurtrier et la sienne. Est-ce un sacrifice ? En tous cas, un accomplissement, il n’y a pas de doute. Ne faudrait-il pas préciser ce que veut dire « se sacrifier » et la différence avec « donner sa vie » ?

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    1. « Tu ne voulais ni sacrifice ni offrande alors j’ai dit voici je viens ». Je suis malheureusement méfiant envers ce genre de sacrifices. En chrétien nous ne parlerions pas de sacrifice mais de martyr. Laisser le soin aux sacrificateurs d’être les seuls à pratiquer le sacrifice sinon nous nous retrouvons avec un problème sur le mot dans les discussions de tous les jours . La transmission matérielle n’est pas abusive de même que la transmission de nourriture, de l’eau, de l’air et de l’espace dans lequel vous vivez pas besoin d’être Saint François pour l’affirmer. Transmettre matériellement c’est avoir déjà donné de son temps de son énergie et autre. Cela ne veut en aucun cas dire que l’on ne puisse faire mieux ou plus.

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      1. Vous avez raison, cher Jean : transmettre matériellement, c’est en effet déjà donner de son temps (pour peu que le bien matériel, en question nous en ait coûté). Mais vous observerez avec moi que ce qui donne sa valeur à ce bien bien matériel n’est justement pas sa matérialité, mais le temps, mais la vie plutôt, qui lui a été partiellement consacré. En cela Marx fut un penseur génial puisque, comme le rappelle Henry, il a fait du travail, c’est-à-dire d’une « praxis vivante », le seul critère légitime de la valeur.

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    2. Chère Christine,

      il s’est en effet agi pour moi de distinguer, dans la pâte du réel le plus immédiat, deux grands régimes de sens absolument extérieurs l’un à l’autre : d’une part le sacrifice comme propice à me sauver (c’est l’illusion portée par la structure archaïque du sacrifice, commune à ceux qui font la danse de la pluie comme à ceux qui sacrifient une victime émissaire et/ou se font sauter sur les marchés ou mitraillent les salles de concert), et d’autre part le sacrifice qui féconde la vie, qui la mène à son point idéal d’adéquation complète à sa propre essence, qui est le don de soi. Et c’est ce dernier point qui est cardinal, de mon point de vue : la vie, comme principe effusif des vivants, est et ne saurait être que don. Je , tu, il et nous résultons d’un don, en ce sens universellement simple, que nous ne nous sommes pas donné la vie à nous-mêmes (ni nos parents, je m’empresse de le dire, qui ne sont, et c’est déjà beaucoup, que les supports et les vecteurs bio-affectifs de la configuration de la vie dans un monde, et non les donateurs de la vie elle-même). C’est en reproduisant la vie en son essence même, de don ou de grâce, que Beltrame transfigure son geste. Ce geste peut bien avoir les caractères seconds et circonstanciels qu’Emmanuel et toi avez soulignés, et qui sont doute exacts, il n’empêche que cet homme a délibérément pris la place d’une victime désignée, comme le fit Kolbe. De là, sa mort n’est pas du tout réductible au romantisme de l’enthousiasme et/ou du courage, dont les terroristes participent eux-mêmes, car la mort de Beltrame n’instrumentalise pas la vie, elle la sert.

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