« Et William devint Shakespeare », de Joël Hillion

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par Jean-louis Salasc

Joël Hillion n’a pas froid aux yeux : compléter Girard, expliquer Shakespeare. C’est le programme de son dernier essai. Plus précisément, il cherche quand et comment le poète anglais a compris la nature « mimétique » du désir. En effet, René Girard avait établi Shakespeare comme visionnaire de la théorie mimétique dans son ouvrage, les « Feux de l’envie ». Joël Hillion, disciple de Girard et passionné de Shakespeare, s’inscrit bien sûr dans cette lignée.

Sa thèse est posée dès le début de l’ouvrage : le dramaturge anglais aurait vécu l’expérience intime d’un désir triangulaire ; les Sonnets en seraient à la fois le récit et la prise de conscience. Pour soutenir cette thèse, l’essai propose une lecture croisée des pièces et des sonnets. Celles composées après ceux-ci offriraient un « contenu mimétique » véritable, les précédentes pas, ou peu.

Le lecteur de l’essai, au vu des chapitres liminaires, s’attend à un texte démonstratif. Peut-être pas à la manière de Spinoza, mais au moins à celle d’Hercule Poirot, avec des confrontations de dates, de citations, des inférences et des déductions. Ce n’est pas le cas. Très rapidement, Joël Hillion s’abandonne à sa passion pour le poète anglais, laisse sa quête s’élargir et prend un plaisir manifeste à parcourir, à grandes enjambées parfois, toute l’œuvre, à la citer, à l’évoquer, à décortiquer les ressorts de sa dramaturgie (catharsis ou pas, représentabilité, etc.)

La mesure de cet enthousiasme ? Il propose et commente (avec des traductions originales) plus de trois cent extraits de l’ensemble des pièces ; il cite et commente près de soixante dix sonnets, la quasi moitié du recueil, qui en compte cent cinquante deux. C’est absolument considérable.

Joël Hillion, tel un Puck virevoltant au sommet de sa forme, nous promène d’une pièce à l’autre, d’un thème à l’autre à la vitesse de l’éclair. Les personnages défilent, les commentaires fusent, se carambolent parfois ; le lecteur en est tout étourdi.

Rendons grâce à l’auteur de mettre en lumière des pièces un peu délaissées. Les « histories » sont dédaignées en France, peut-être parce qu’elles blessent notre orgueil national. Elles sont néanmoins très intéressantes, y compris du point de vue mimétique. Les deux tétralogies ont fait l’objet d’une adaptation nouvelle de la BBC il y a quelques années, « The Hollow Crown », adaptation propre à les réhabiliter. Joël Hillion s’appuie beaucoup sur « Hamlet », mais puise aussi ses exemples dans des ouvrages moins prisés : le « Conte d’hiver », « Coriolan », « Mesure pour Mesure », « Timon d’Athènes ».

Souvent, ses analyses rencontrent celles de René Girard. Mais elles s’en éloignent aussi régulièrement. Ainsi le « Songe d’une Nuit d’été ». Girard nous raconte comment cette comédie a été pour lui la révélation que Shakespeare avait tout compris du caractère mimétique du désir et de ses conséquences. Au contraire, Joël Hillion n’y voit qu’une intuition encore balbutiante. De même avec le « Viol de Lucrèce », que Girard considérait cependant comme un exemple parfait de désir inspiré par un médiateur.

Dans son élan, Joël Hillion aborde tous les concepts de la théorie mimétique : désir triangulaire bien sûr, mais aussi rivalités, violence, méconnaissance, bouc émissaire, etc. La démonstration de sa thèse ne l’exigeait pas. Les Sonnets sont un kaléidoscope du désir mimétique, mais ne déclinent pas toutes ses conséquences. Ainsi se révèlent-ils peu féconds sur des thèmes comme les liens entre violence et sacré ou les résolutions sacrificielles ; l’auteur le reconnait d’ailleurs volontiers.

Et soudain, au dix-huitième chapitre, Joël Hillion s’aventure sur une question inattendue : la dimension chrétienne de Shakespeare. Elle est rarement abordée, sinon par Eugène Green (*) dans la « Lumière des ombres ». Les Anglo-Saxons sont mal à l’aise devant le catholicisme, certes voilé, mais bien réel, de leur dramaturge emblématique. Quant à l’actuel athéisme militant, il se plaît à tirer Shakespeare vers le nihilisme.

Pour un girardien, l’émergence de cette question n’est cependant pas une surprise. Les Evangiles sont le révélateur du mécanisme victimaire. Joël Hillion consacre ses trois derniers chapitres au pardon, à la rédemption et finalement, à la sagesse et la liberté qui en découlent ; il montre comment Shakespeare accomplit ce parcours dans ses dernières œuvres. C’est l’un des meilleurs moments de son essai.

Joël Hillion a-t-il établi sa thèse ? A chaque lecteur d’en décider. Mais au fond, là n’est pas la question (comme on dit à Elseneur). Le sujet de l’ouvrage s’est tellement élargi. Et qui peut dire que le mystère shakespearien sera un jour épuisé ?

Cela dit, du point de vue de la théorie mimétique, c’est un sujet véritable que de comprendre pourquoi et comment certains, à l’instar de Shakespeare, échappent à la méconnaissance et prennent conscience de la nature mimétique du désir.

Joël Hillion : « Et William devint Shakespeare », juin 2019, L’Harmattan, 359 pages

(*) Eugène Green sera l’invité de la première séance de La Caméra du philosophique, ciné-club philosophique créé par l’ARM et l’ICP, qui aura lieu le mercredi 2 octobre à 18h30, autour de son film « Le Fils de Joseph » (www.lacameraduphilosophe.fr)

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