
par Jean-Marc Bourdin
Lors du dernier colloque COV&R, qui s’est déroulé à Rome début juin 2025 et qui portait sur le thème “Spirituality, Religion,and the Sacred” (Spiritualité, religion et sacré), Jean-Marc Bourdin a présenté (en anglais) une intervention dont nous proposons ci-après une traduction française.
A titre préliminaire, je précise que je me méfie des termes d’esprit, d’âme ou encore d’inconscient freudien parce que je ne sais pas s’ils existent autrement que dans un registre métaphysique. Même si elles sont loin d’être négligeables, leurs manifestations dépendent exclusivement des croyances en leur supposée force agissante. Je parlerai donc ici plus volontiers de conscience et d’inconscience. C’est-à-dire une connaissance immédiate de sa propre activité psychique ou à l’inverse une ignorance de ladite activité : je sais à peu près ou bien je ne sais pas du tout ce qui se passe entre mon cerveau et ce que mes cinq sens lui transmettent. J’en ai conscience ou je ne suis pas conscient des mécanismes que les neurologues commencent à observer de plus en plus finement. Ainsi ai-je conscience grâce à René Girard de mes désirs mimétiques mais pas de l’activation de mes neurones miroirs quand ils me mettent en mouvement. Si donc la spiritualité se fonde sur la croyance en l’existence d’un esprit capable de s’élever au-dessus de notre condition d’être vivant et la religion sur celle d’une âme le plus souvent dotée d’une capacité à l’immortalité, mon propos se limitera à les regarder du point de vue de notre plus ou moins grande conscience des mécanismes qui agissent en nous et entre nous.
De ce point de vue, René Girard peut nous aider à élucider la question de la compétition actuelle entre spiritualité et religion pour la satisfaction de nos désirs les plus élevés, en raison de son insistance sur notre insuffisance d’être ontologique. Dans son sillage, nous pourrions dire de manière quelque peu paradoxale qu’être, c’est manquer d’être ! Il y voit l’origine de tous nos désirs, désirs qui sont probablement un des signes distinctifs les plus tangibles de notre humanité parmi l’ensemble des êtres vivants. Et il insiste dès 1961 dans Mensonge romantique et vérité romanesque sur la dimension métaphysique du désir. Le terme de “métaphysique” y apparaît plus de deux cent fois pour qualifier le désir, directement ou indirectement.
J’identifierai les mécanismes en jeu dans toute quête spirituelle avant de réfléchir à ses bienfaits et ses limites, voire ses impasses.
1 – Les mécanismes en jeu dans la quête spirituelle
Toute quête spirituelle conduit et se mène au-delà du physique, du matériel, du connaissable par nos sens. Ce désir peut alors être dit métaphysique en tant qu’il est désir d’être un Autre (avec un grand A), d’être autre ou encore d’atteindre son soi authentique, supposé différent de son soi actuel. Ce désir est aussi une espérance. Girard précise ainsi le rapport entre désirs particuliers et désir métaphysique : “Le désir selon l’Autre est toujours désir d’être un Autre. Il n’y a qu’un seul désir métaphysique mais les désirs particuliers varient à l’infini. […] A mesure que le rôle du métaphysique grandit dans le désir, le rôle du physique diminue.” [1] Que l’Autre à imiter soit désormais devenu son soi authentique à trouver est au demeurant un des marqueurs de l’individualisme moderne, une revendication d’autonomie sans précédent. Individualisme moderne qui est certainement un environnement propice à la prolifération de la spiritualité.
Toute démarche spirituelle, qu’elle soit menée dans un cadre religieux ou en référence à une spiritualité, se présente donc à mon avis comme une application des mécanismes du désir mimétique
a) La recherche d’un supplément d’être
Qu’est-ce que la quête spirituelle si ce n’est la recherche d’un supplément d’être qui se cacherait en nous et pourrait y être trouvé par une pratique systématique d’exercices comme la méditation, l’introspection, le yoga, la prière, la transe ou l’extase activés par certains rituels, etc. ? Cette quête est ainsi une manifestation par excellence du désir métaphysique, un désir qui, contrairement à ce que Girard désigne comme des “désirs particuliers”, assume le caractère métaphysique de son objet.
Pour reprendre les termes de Girard, c’est un désir où le rôle du métaphysique a tellement grandi qu’il ne laisse plus le moindre rôle au physique. Il dévoile ainsi en quelque sorte la signification métaphysique qui se cache derrière tous nos désirs particuliers, y compris les plus matériels d’entre eux.
Mais il s’agit aussi d’un désir dont Girard nous dit qu’il est le plus souvent dévié, distordu. Il s’en méfie et mobilise certains romanciers et dramaturges pour nous aider à redresser notre désir métaphysique en suivant le modèle que les œuvres de leur maturité nous offrent.
b) L’admiration d’un modèle
Conformément à la théorie mimétique également, les promoteurs d’une quête spirituelle invitent leurs adeptes à suivre un maître de sagesse ou se prétendant tel, qu’il soit dénommé gourou, lama, cheikh, directeur de conscience, chamane, mentor, voire aujourd’hui de manière significativement explicite, influenceur. L’aspiration spirituelle confirme la nature mimétique de tous les désirs.
Toutefois pour Girard, tout maître de sagesse qui n’a pas lui-même pris Jésus-Christ pour modèle dévie ou distord le désir en l’éloignant de sa vérité. Redresser son désir métaphysique consisterait donc à l’orienter vers Jésus ou vers ses sectateurs les plus rigoureux. Notons au passage que le psychiatre Jean-Michel Oughourlian se montre plus ouvert lorsqu’il suggère d’autres maîtres possibles, comme le théosophe indien Jidhu Krishnamurti. Sans exclure par principe le divin judéo-chrétien, les spiritualités suggèrent que le désir à l’origine de notre quête de sagesse peut emprunter d’autres chemins pour parvenir à ramener celui qui a suivi l’un de ces chemins vers soi-même, mais un soi-même transformé en profondeur, pour ainsi dire ré-engendré par son parcours.
Nous reconnaissons donc le tracé d’un triangle mimétique formé d’un sujet à la recherche d’un objet, à savoir la sagesse, qui prend pour modèle un maître qui semble déborder de cette sagesse tant convoitée. Il est même possible de parler ici d’un cas typique de médiation externe : en effet la supériorité postulée du modèle est telle que son disciple ne s’imagine pas apte à rivaliser. Contrairement au désir ordinaire qui passe par un objet le plus souvent matériel et est suggéré par un modèle supposé le posséder, le désir “spirituel” vise directement un objet métaphysique, à savoir sa propre élévation.
Le chemin vers la transformation et l’élévation personnelle proposé par les spiritualités s’apparente au demeurant à une conversion, souvent appelée “éveil spirituel”. Une fois encore, nous sommes proches des réflexions initiales de Girard. Pour autant, cette volonté d’être autre rapproche-t-elle de la vérité ou renforce-t-elle le mensonge ? Le caractère principalement autocentré de la spiritualité, y compris lorsque l’éveil est présenté comme la condition préalable à l’amélioration de sa relation aux autres et au monde, tranche avec les prescriptions immédiatement relationnelles de l’enseignement évangélique : miséricorde, amour, humilité, etc.
c) Le risque de déception
Comme tout désir, et tout désir métaphysique particulièrement, le désir d’élévation spirituelle est rarement satisfait ou, s’il est satisfait sur le moment, sa satisfaction paraît plus ou moins rapidement illusoire. Comme dans Le Rouge et le noir de Stendhal, la désillusion arrive très vite. Il est en effet dans la nature du désir métaphysique de ne pouvoir être satisfait complètement et durablement. Girard nous le dit avec une très belle métaphore : “Le héros va traverser l’existence de désir en désir comme on traverse un ruisseau en sautant sur des pierres glissantes.” Et il ajoute : “Deux possibilités se présentent. Le héros déçu peut se faire désigner un nouvel objet par son ancien médiateur ; il peut changer de médiateur. La décision […] dépend, comme tant d’autres aspects du désir métaphysique, de la distance qui sépare le héros du médiateur.”
Comme nous venons de le voir, le désir métaphysique est en quelque sorte le désir ultime, celui vers lequel tendent tous les autres. Quand le désir prend la forme d’une recherche spirituelle, il se débarrasse de tout objet matériel à convoiter et va droit au but pour ainsi dire. Est-ce pour autant un gage de succès dans l’entreprise ?
2 – Bienfaits, limites et impasses de la quête spirituelle
Derrière l’intitulé du colloque, -spiritualité, religion et sacré-, nous pouvons facilement trouver trois entités : esprit, âme et (moindre) violence. Ces trois mots ou locutions désignent trois manques d’être. L’esprit désigne ce qui nous différencierait de l’animal que nous sommes par ailleurs, ce supplément d’être qui fait des humains l’exception du règne animal. Il est entre autres le support de croyances selon lesquelles l’esprit des morts peut interagir avec les vivants : ce qu’on appelle le spiritisme au dix-neuvième siècle. Quant à l’âme, elle serait ce qui survit au corps et qui peut, suivant les croyances, gagner son salut, être damnée ou encore se réincarner. Enfin, le sacré serait, selon Girard, la première des institutions de la moindre violence qui permet à l’espèce humaine de persévérer dans son être, d’éviter que son être disparaisse dans la lutte de tous contre tous.
Je souhaite aborder les trois questions suivantes : Est-il raisonnable d’espérer combler son manque d’être par l’appropriation ? La spiritualité est-elle un vecteur de moindre violence à l’instar du sacré ? Et si l’âme et, a fortiori sa survie, n’existaient qu’en imagination ?
a) Est-il raisonnable d’espérer combler son manque d’être par l’appropriation ?
Nous avons vu dans la première partie que le manque d’être métaphysique est probablement un des marqueurs les plus sûrs de la spécificité humaine au sein du règne animal.
Dès lors, son comblement pratique peut emprunter différents chemins. L’appropriation matérielle et la puissance d’être qu’elle semble engendrer sont devenues les signes les plus fréquents d’une approche de la plénitude dans notre civilisation contemporaine. Mais une observation simple permet de constater que cette supériorité est bornée dans le temps par notre condition de mortel et dans l’espace par la rivalité que d’autres plus riches ou plus puissants semblent provoquer en permanence.
D’où l’orientation de la démarche vers le spirituel et le religieux pour passer des manifestations physiques ou manifestations métaphysiques de la plénitude.
b) La spiritualité est-elle un vecteur de moindre violence à l’instar du sacré ?
Comme toute croyance, qu’elle se considère ou non comme religieuse, la spiritualité entretient un rapport ambigu avec la violence. Elle peut permettre et légitimer un rapport de domination qui soumet, voire détruit les disciples placés sous l’emprise de leur maître en spiritualité. Pour être honnête, les différentes religions, y compris les différents avatars du christianisme, ont de tout temps fourni un support à des abus de pouvoir d’une extrême gravité. Le souci actuel des victimes, tout comme les lectures contemporaines de l’Histoire, le mettent si clairement et douloureusement en évidence qu’il n’est pas utile d’en énumérer ici les multiples manifestations.
De ce point de vue, une approche quantitative plaide en faveur de la spiritualité. Jamais la spiritualité n’a disposé de la puissance politique des religions et, par voie de capacité, n’a eu les moyens d’exercer des violences massives. Les sectes apocalyptiques, elles-mêmes empreintes de sacré, ont tué beaucoup moins que les grandes religions.
A certains égards, les spiritualités contemporaines qui fleurissent et prospèrent, comme le New Age ou la méditation de pleine conscience, apparaissent comme de doux et innocents divertissements. Ils offrent à leurs adeptes une impression de plénitude, au moins temporairement. Ils peuvent laisser croire, car il s’agit toujours ici de croyance, à la satisfaction du désir métaphysique d’être autre tout en restant soi-même.
Une approche qualitative amène à nuancer l’appréciation par les quantités. La quête spirituelle vise à conférer une supériorité aux initiés là où l’orthopraxie religieuse suggère en général une intégration plus ou moins égalitaire de l’ensemble des croyants adhérant à une même foi. Il est de ce point de vue notable que la spiritualité bouddhiste, qui inspire en grande partie les spiritualités occidentales contemporaines, est née dans une société organisée en castes et dominée par celle des brahmanes, c’est-à-dire la classe sacerdotale.
Par ailleurs, cette recherche de dépassement peut aboutir à un sentiment de supériorité qui s’affranchirait de l’humilité qu’induit toute croyance religieuse en un divin qui transcende l’humain.
Il est ainsi possible de mettre en doute la fausse promesse d’une plénitude autocentrée et de s’inquiéter de la toxicité possible de l’admiration sans limite suggérée par le gourou ou son avatar occidental.
c) Et si l’âme postulée par le sacré ou l’esprit et, a fortiori sa survie, n’existaient qu’en imagination ?
Pour terminer, j’aborderai la question que tout sceptique radical est en droit de se poser. Et si l’âme postulée par le sacré ou l’esprit et, a fortiori leur survie au-delà de la mort des corps, n’existaient qu’en imagination ? Eh bien, il me semblerait regrettable que cette éventuelle confirmation d’un matérialisme absolu empêche la quête spirituelle, qu’elle soit d’inspiration religieuse ou séculière, distraction en définitive plus bénéfique que nuisible et traduction d’une ambition qui est aussi un des marqueurs de l’humanité au sein du règne animal.
En définitive, je considère que la quête spirituelle séculière contemporaine présente en règle générale un rapport bénéfices/risques suffisant, comme disent les médecins, pour n’être disqualifiée ni par les adeptes de croyances religieuses qui s’estiment de plus grande valeur, ni par les rationalistes les plus matérialistes.
Conclusion
Notre manque d’être métaphysique, qu’il soit parfois conscient ou inconscient le plus souvent, oriente à l’évidence notre existence dans notre prétention à être ce que nous ne sommes pas complètement, y compris lorsque la vanité nous fait croire le contraire.
Si l’on excepte l’illusion de la satisfaction apportée par l’appropriation et l’accumulation de biens matériels, ce manque d’être est plus ou moins comblé par l’extérieur (la croyance religieuse et l’orthopraxie des fidèles) ou par soi-même (la pratique d’exercices spirituels), le cas échéant sous la direction d’un maître de sagesse ou supposé tel.
Au terme de la réflexion qui précède, je ne suis pas sûr qu’il faille disqualifier la quête spirituelle et privilégier par principe une croyance religieuse. Qu’elles se combinent ou se distinguent, elles risquent d’échouer à fournir une authentique plénitude mais aussi de faire, à des degrés divers, de multiples victimes. Peut-être parce que leur dimension métaphysique les condamne au sacré et les détourne de la sainteté.
[1] Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961.








