Notre manque d’être métaphysique peut-il être comblé ?

Lors du dernier colloque COV&R, qui s’est déroulé à Rome début juin 2025 et qui portait sur le thème “Spirituality, Religion,and the Sacred” (Spiritualité, religion et sacré), Jean-Marc Bourdin a présenté (en anglais) une intervention dont nous proposons ci-après une traduction française.

A titre préliminaire, je précise que je me méfie des termes d’esprit, d’âme ou encore d’inconscient freudien parce que je ne sais pas s’ils existent autrement que dans un registre métaphysique. Même si elles sont loin d’être négligeables, leurs manifestations dépendent exclusivement des croyances en leur supposée force agissante. Je parlerai donc ici plus volontiers de conscience et d’inconscience. C’est-à-dire une connaissance immédiate de sa propre activité psychique ou à l’inverse une ignorance de ladite activité : je sais à peu près ou bien je ne sais pas du tout ce qui se passe entre mon cerveau et ce que mes cinq sens lui transmettent. J’en ai conscience ou je ne suis pas conscient des mécanismes que les neurologues commencent à observer de plus en plus finement. Ainsi ai-je conscience grâce à René Girard de mes désirs mimétiques mais pas de l’activation de mes neurones miroirs quand ils me mettent en mouvement. Si donc la spiritualité se fonde sur la croyance en l’existence d’un esprit capable de s’élever au-dessus de notre condition d’être vivant et la religion sur celle d’une âme le plus souvent dotée d’une capacité à l’immortalité, mon propos se limitera à les regarder du point de vue de notre plus ou moins grande conscience des mécanismes qui agissent en nous et entre nous.

De ce point de vue, René Girard peut nous aider à élucider la question de la compétition actuelle entre spiritualité et religion pour la satisfaction de nos désirs les plus élevés, en raison de son insistance sur notre insuffisance d’être ontologique. Dans son sillage, nous pourrions dire de manière quelque peu paradoxale qu’être, c’est manquer d’être ! Il y voit l’origine de tous nos désirs, désirs qui sont probablement un des signes distinctifs les plus tangibles de notre humanité parmi l’ensemble des êtres vivants. Et il insiste dès 1961 dans Mensonge romantique et vérité romanesque sur la dimension métaphysique du désir. Le terme de “métaphysique” y apparaît plus de deux cent fois pour qualifier le désir, directement ou indirectement.

J’identifierai les mécanismes en jeu dans toute quête spirituelle avant de réfléchir à ses bienfaits et ses limites, voire ses impasses.

1 – Les mécanismes en jeu dans la quête spirituelle

Toute quête spirituelle conduit et se mène au-delà du physique, du matériel, du connaissable par nos sens. Ce désir peut alors être dit métaphysique en tant qu’il est désir d’être un Autre (avec un grand A), d’être autre ou encore d’atteindre son soi authentique, supposé différent de son soi actuel. Ce désir est aussi une espérance. Girard précise ainsi le rapport entre désirs particuliers et désir métaphysique : “Le désir selon l’Autre est toujours désir d’être un Autre. Il n’y a qu’un seul désir métaphysique mais les désirs particuliers varient à l’infini. […] A mesure que le rôle du métaphysique grandit dans le désir, le rôle du physique diminue.” [1] Que l’Autre à imiter soit désormais devenu son soi authentique à trouver est au demeurant un des marqueurs de l’individualisme moderne, une revendication d’autonomie sans précédent. Individualisme moderne qui est certainement un environnement propice à la prolifération de la spiritualité.

Toute démarche spirituelle, qu’elle soit menée dans un cadre religieux ou en référence à une spiritualité, se présente donc à mon avis comme une application des mécanismes du désir mimétique

a) La recherche d’un supplément d’être

 Qu’est-ce que la quête spirituelle si ce n’est la recherche d’un supplément d’être qui se cacherait en nous et pourrait y être trouvé par une pratique systématique d’exercices comme la méditation, l’introspection, le yoga, la prière, la transe ou l’extase activés par certains rituels, etc. ? Cette quête est ainsi une manifestation  par excellence du désir métaphysique, un désir qui, contrairement à ce que Girard désigne comme des “désirs particuliers”, assume le caractère métaphysique de son objet.

Pour reprendre les termes de Girard, c’est un désir où le rôle du métaphysique a tellement grandi qu’il ne laisse plus le moindre rôle au physique. Il dévoile ainsi en quelque sorte la signification métaphysique qui se cache derrière tous nos désirs particuliers, y compris les plus matériels d’entre eux.

Mais il s’agit aussi d’un désir dont Girard nous dit qu’il est le plus souvent dévié, distordu. Il s’en méfie et mobilise certains romanciers et dramaturges pour nous aider à redresser notre désir métaphysique en suivant le modèle que les œuvres de leur maturité nous offrent.

b) L’admiration d’un modèle

Conformément à la théorie mimétique également, les promoteurs d’une quête spirituelle invitent leurs adeptes à suivre un maître de sagesse ou se prétendant tel, qu’il soit dénommé gourou, lama, cheikh, directeur de conscience, chamane, mentor, voire aujourd’hui de manière significativement explicite, influenceur. L’aspiration spirituelle confirme la nature mimétique de tous les désirs.

Toutefois pour Girard, tout maître de sagesse qui n’a pas lui-même pris Jésus-Christ pour modèle dévie ou distord le désir en l’éloignant de sa vérité. Redresser son désir métaphysique consisterait donc à l’orienter vers Jésus ou vers ses sectateurs les plus rigoureux. Notons au passage que le psychiatre Jean-Michel Oughourlian se montre plus ouvert lorsqu’il suggère d’autres maîtres possibles, comme le théosophe indien Jidhu Krishnamurti. Sans exclure par principe le divin judéo-chrétien, les spiritualités suggèrent que le désir à l’origine de notre quête de sagesse peut emprunter d’autres chemins pour parvenir à ramener celui qui a suivi l’un de ces chemins vers soi-même, mais un soi-même transformé en profondeur, pour ainsi dire ré-engendré par son parcours.

Nous reconnaissons donc le tracé d’un triangle mimétique formé d’un sujet à la recherche d’un objet, à savoir la sagesse, qui prend pour modèle un maître qui semble déborder de cette sagesse tant convoitée. Il est même possible de parler ici d’un cas typique de médiation externe : en effet la supériorité postulée du modèle est telle que son disciple ne s’imagine pas apte à rivaliser. Contrairement au désir ordinaire qui passe par un objet le plus souvent matériel et est suggéré par un modèle supposé le posséder, le désir “spirituel” vise directement un objet métaphysique, à savoir sa propre élévation.

Le chemin vers la transformation et l’élévation personnelle proposé par les spiritualités s’apparente au demeurant à une conversion, souvent appelée “éveil spirituel”. Une fois encore, nous sommes proches des réflexions initiales de Girard. Pour autant, cette volonté d’être autre rapproche-t-elle de la vérité ou renforce-t-elle le mensonge ? Le caractère principalement autocentré de la spiritualité, y compris lorsque l’éveil est présenté comme la condition préalable à l’amélioration de sa relation aux autres et au monde, tranche avec les prescriptions immédiatement relationnelles de l’enseignement évangélique : miséricorde, amour, humilité, etc.

c) Le risque de déception

Comme tout désir, et tout désir métaphysique particulièrement, le désir d’élévation spirituelle est rarement satisfait ou, s’il est satisfait sur le moment, sa satisfaction paraît plus ou moins rapidement illusoire. Comme dans Le Rouge et le noir de Stendhal, la désillusion arrive très vite. Il est en effet dans la nature du désir métaphysique de ne pouvoir être satisfait complètement et durablement. Girard nous le dit avec une très belle métaphore : “Le héros va traverser l’existence de désir en désir comme on traverse un ruisseau en sautant sur des pierres glissantes.” Et il ajoute : “Deux possibilités se présentent. Le héros déçu peut se faire désigner un nouvel objet par son ancien médiateur ; il peut changer de médiateur. La décision […] dépend, comme tant d’autres aspects du désir métaphysique, de la distance qui sépare le héros du médiateur.”

Comme nous venons de le voir, le désir métaphysique est en quelque sorte le désir ultime, celui vers lequel tendent tous les autres. Quand le désir prend la forme d’une recherche spirituelle, il se débarrasse de tout objet matériel à convoiter et va droit au but pour ainsi dire. Est-ce pour autant un gage de succès dans l’entreprise ?

2 – Bienfaits, limites et impasses de la quête spirituelle

Derrière l’intitulé du colloque, -spiritualité, religion et sacré-, nous pouvons facilement trouver trois entités : esprit, âme et (moindre) violence. Ces trois mots ou locutions désignent trois manques d’être. L’esprit désigne ce qui nous différencierait de l’animal que nous sommes par ailleurs, ce supplément d’être qui fait des humains l’exception du règne animal. Il est entre autres le support de croyances selon lesquelles l’esprit des morts peut interagir avec les vivants : ce qu’on appelle le spiritisme au dix-neuvième siècle. Quant à l’âme, elle serait ce qui survit au corps et qui peut, suivant les croyances, gagner son salut, être damnée ou encore se réincarner. Enfin, le sacré serait, selon Girard, la première des institutions de la moindre violence qui permet à l’espèce humaine de persévérer dans son être, d’éviter que son être disparaisse dans la lutte de tous contre tous.

Je souhaite aborder les trois questions suivantes : Est-il raisonnable d’espérer combler son manque d’être par l’appropriation ? La spiritualité est-elle un vecteur de moindre violence à l’instar du sacré ? Et si l’âme et, a fortiori sa survie, n’existaient qu’en imagination ?

a) Est-il raisonnable d’espérer combler son manque d’être par l’appropriation ?

Nous avons vu dans la première partie que le manque d’être métaphysique est probablement un des marqueurs les plus sûrs de la spécificité humaine au sein du règne animal.

Dès lors, son comblement pratique peut emprunter différents chemins. L’appropriation matérielle et la puissance d’être qu’elle semble engendrer sont devenues les signes les plus fréquents d’une approche de la plénitude dans notre civilisation contemporaine. Mais une observation simple permet de constater que cette supériorité est bornée dans le temps par notre condition de mortel et dans l’espace par la rivalité que d’autres plus riches ou plus puissants semblent provoquer en permanence.

D’où l’orientation de la démarche vers le spirituel et le religieux pour passer des manifestations physiques ou manifestations métaphysiques de la plénitude.

b) La spiritualité est-elle un vecteur de moindre violence à l’instar du sacré ?

Comme toute croyance, qu’elle se considère ou non comme religieuse, la spiritualité entretient un rapport ambigu avec la violence. Elle peut permettre et légitimer un rapport de domination qui soumet, voire détruit les disciples placés sous l’emprise de leur maître en spiritualité. Pour être honnête, les différentes religions, y compris les différents avatars du christianisme, ont de tout temps fourni un support à des abus de pouvoir d’une extrême gravité. Le souci actuel des victimes, tout comme les lectures contemporaines de l’Histoire, le mettent si clairement et douloureusement en évidence qu’il n’est pas utile d’en énumérer ici les multiples manifestations.

De ce point de vue, une approche quantitative plaide en faveur de la spiritualité. Jamais la spiritualité n’a disposé de la puissance politique des religions et, par voie de capacité, n’a eu les moyens d’exercer des violences massives. Les sectes apocalyptiques, elles-mêmes empreintes de sacré, ont tué beaucoup moins que les grandes religions.

A certains égards, les spiritualités contemporaines qui fleurissent et prospèrent, comme le New Age ou la méditation de pleine conscience, apparaissent comme de doux et innocents divertissements. Ils offrent à leurs adeptes une impression de plénitude, au moins temporairement. Ils peuvent laisser croire, car il s’agit toujours ici de croyance, à la satisfaction du désir métaphysique d’être autre tout en restant soi-même.

Une approche qualitative amène à nuancer l’appréciation par les quantités. La quête spirituelle vise à conférer une supériorité aux initiés là où l’orthopraxie religieuse suggère en général une intégration plus ou moins égalitaire de l’ensemble des croyants adhérant à une même foi. Il est de ce point de vue notable que la spiritualité bouddhiste, qui inspire en grande partie les spiritualités occidentales contemporaines, est née dans une société organisée en castes et dominée par celle des brahmanes, c’est-à-dire la classe sacerdotale.

Par ailleurs, cette recherche de dépassement peut aboutir à un sentiment de supériorité qui s’affranchirait de l’humilité qu’induit toute croyance religieuse en un divin qui transcende l’humain.      

Il est ainsi possible de mettre en doute la fausse promesse d’une plénitude autocentrée et de s’inquiéter de la toxicité possible de l’admiration sans limite suggérée par le gourou ou son avatar occidental.

c) Et si l’âme postulée par le sacré ou l’esprit et, a fortiori sa survie, n’existaient qu’en imagination ?

Pour terminer, j’aborderai la question que tout sceptique radical est en droit de se poser. Et si l’âme postulée par le sacré ou l’esprit et, a fortiori leur survie au-delà de la mort des corps, n’existaient qu’en imagination ? Eh bien, il me semblerait regrettable que cette éventuelle confirmation d’un matérialisme absolu empêche la quête spirituelle, qu’elle soit d’inspiration religieuse ou séculière, distraction en définitive plus bénéfique que nuisible et traduction d’une ambition qui est aussi un des marqueurs de l’humanité au sein du règne animal.

En définitive, je considère que la quête spirituelle séculière contemporaine présente en règle générale un rapport bénéfices/risques suffisant, comme disent les médecins, pour n’être disqualifiée ni par les adeptes de croyances religieuses qui s’estiment de plus grande valeur, ni par les rationalistes les plus matérialistes. 

Conclusion

Notre manque d’être métaphysique, qu’il soit parfois conscient ou inconscient le plus souvent, oriente à l’évidence notre existence dans notre prétention à être ce que nous ne sommes pas complètement, y compris lorsque la vanité nous fait croire le contraire.

Si l’on excepte l’illusion de la satisfaction apportée par l’appropriation et l’accumulation de biens matériels, ce manque d’être est plus ou moins comblé par l’extérieur (la croyance religieuse et l’orthopraxie des fidèles) ou par soi-même (la pratique d’exercices spirituels), le cas échéant sous la direction d’un maître de sagesse ou supposé tel.

Au terme de la réflexion qui précède, je ne suis pas sûr qu’il faille disqualifier la quête spirituelle et privilégier par principe une croyance religieuse. Qu’elles se combinent ou se distinguent, elles risquent d’échouer à fournir une authentique plénitude mais aussi de faire, à des degrés divers, de multiples victimes. Peut-être parce que leur dimension métaphysique les condamne au sacré et les détourne de la sainteté. 


[1] Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961.

A propos des “Causes de la violence” de Jean-David Zeitoun

Etait paru aux éditions Denoël en 2024 un essai écrit par un médecin épidémiologiste, Jean-David Zeitoun, intitulé Les Causes de la violence. Nous ne pouvions que l’évoquer dans notre blogue d’autant que, contrairement à tant d’autres essayistes, il fait une place non négligeable à René Girard, reconnaissant la part fréquente de la rivalité dans les causes de la violence. Je vous en propose une sorte de fiche de lecture.

Dans notre langage, nous pourrions reformuler la question des causes en nous demandant s’il existe des facteurs qui favorisent le passage du désir à la rivalité et in fine à son expression la plus violente.

En préalable, il est notable que Jean-David Zeitoun évacue le délicat problème de la définition de la violence, physique et/ou psychique, en se focalisant sur les violences interindividuelles létales qu’il qualifie de “normales”. L’effet étant constatable par la médecine et les statistiques d’homicides, les causes peuvent en être plus facilement recherchées. Il s’agit évidemment d’une limite mais le champ de la violence est suffisamment étendu qu’il paraît raisonnable de se centrer sur sa partie qui est la mieux identifiable.

D’emblée, notre auteur semble s’inscrire dans les pas de René Girard en donnant la préférence aux romanciers face aux philosophes et aux chercheurs en sciences sociales pour nourrir sa réflexion. Il se donne pour ambition de donner “une explication d’ensemble de la violence humaine en se concentrant sur la violence normale, c’est-à-dire la violence physique personnelle.” Ce centrage permet d’éviter de mettre dans un même sac des violences hétérogènes telle la guerre et les violences “normales”. Le parti pris est de traiter la violence comme une maladie en séparant les faits des impressions pour poser un diagnostic.

Premier fait statistique : “La violence tue 5 millions de personnes par an dans le monde. C‘est 8% de la mortalité annuelle, deux fois plus que le cancer du poumon”, par exemple. Les homicides comptent pour 400 à 450 000 dans ces 5 000 000. Au-delà, la violence normale est aussi à l’origine de handicaps chez nombre de ceux qui y ont survécu.

Deuxième élément : “Après des siècles de baisse [1], les homicides ne régressent plus nettement ou sont à nouveau en croissance”. La France en compte un millier chaque année. Longtemps, “l’agressivité était une mentalité normale et la violence était son langage principal”. La violence était en général le fait d’hommes jeunes entre 15 et 30 ans, ce qui semble être un invariant, lesquels tuaient à 90% d’autres hommes, en moyenne un peu plus âgés. Elle touchait moins des membres de la famille qu’une “connaissance, comme un voisin ayant une position sociale similaire” et ce, “dans l’espace public, typiquement la taverne”, sous le coup d’une impulsion. Culturellement, la “violence était une valeur positive” que promouvait une aristocratie obsédée par l’honneur : virilité et brutalité étaient confondues, “le droit à la vengeance était reconnu”. Les conditions de vie sévères produisaient en outre “des expériences négatives” comme une enfance difficile, des violences subies, “la compétition, pour l’honneur, une femme ou un territoire”. Une espérance de vie limitée favorisait en outre l’investissement dans l’agressivité. Ces expériences négatives étaient autant de facteurs “pro-violence”. Des causes physiques, en l’occurrence la consommation d’alcool désinhibante et l’accès facile aux armes blanches, étaient également des éléments permettant la perpétration d’actes violents.

Ce triangle culture-expériences négatives-causes physiques fournit à Jean-David Zeitoun la matrice de son approche épidémiologique des causes entremêlées de la violence interindividuelle.

Au milieu du XXe siècle en Europe, la forte baisse des homicides s’accompagne d’une ventilation différente, moins d’hommes jeunes et riches, plus de violences intrafamiliales. Pour Norbert Elias, cette baisse résulte du “processus de civilisation” qui discrédite la violence sous l’égide, d’une part de l’expansion de l’État tendant à monopoliser la violence et pacifier les relations, d’autre part de l’économie de marché qui multiplie les contacts sociaux et modifie également les relations. Dans ce contexte, l’agressivité baisse, la préoccupation de l’honneur diminue, l’éthique protestante promeut le devoir, la solidarité, la bonne conduite et augmente la valeur de la vie humaine, “l’individualisme met l’accent sur la personne”, etc.

Ces multiples évolutions ont concouru à l’atténuation des causes culturelles de la violence. Dans le même temps, les expériences négatives ont été limitées à partir du XVIIe siècle et surtout de la seconde moitié du XIXe, augmentant l’espérance de vie. Sur le plan matériel, sans que les données soient suffisantes, la baisse de la consommation d’alcool corrélée à l’amélioration de la qualité de l’eau a pu jouer également un rôle apaisant.  

Jean-David Zeitoun fait ensuite pièce aux théories génétiques, qu’elles soient inspirées par Hobbes ou Rousseau. Il leur préfère l’Histoire, en évoquant des traces de violence dès les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, violence également présente chez les chasseurs-cueilleurs récents. Les succès du Néolithique -accroissement de la population, fixation géographique dans des agglomérats de population, stockage et enrichissement inégal, progrès de l’armement, épidémies et émergence d’un pouvoir- sont autant de causes potentielles de la violence “normale” qui a dû alors croître. Notre auteur y retrouve sa matrice : culture transformée par les opportunités d’appropriation, moindre solidarité dans des groupes plus larges et de nouvelles croyances, émergence d’affects négatifs durant une vie plus dure, ”la peur des autres, la jalousie”, etc. De surcroît, la tranche d’âge la plus concernée par les homicides a alors accru son nombre et sa part dans la population.

Reste que la diversité des situations dans le temps et l’espace prouve que “nous sommes à la fois capables de violence, sinon elle n’existerait pas, et à la fois compétents pour bien nous entendre les uns avec les autres.” La réconciliation, la médiation, la réparation et la consolation s’observent également chez d’autres primates. Contre Konrad Lorentz et son instinct d’agressivité, Jean-David Zeitoun estime que “nos attitudes agressives et la violence qui en découle sont dépendantes des circonstances extérieures”. Toutefois, parmi les animaux (où s’observent certains cas d’“infanticides”), seuls les humains semblent capables de meurtres intraspécifiques délibérés. Quoi qu’il en soit, l’hypothèse évolutive, souvent mise en avant par la sociobiologie, ne peut être retenue. Le principe darwinien de la survie des plus aptes vaut néanmoins sur le plan culturel, lequel n’est au demeurant en rien incompatible avec l’altruisme et l’entraide : “Dès que les humains ont eu l’intelligence et le langage pour collaborer, ils ont adopté cette approche de limitation des conflits. Il y a une une sélection non pas en faveur mais contre les tendances agressives” selon Richard Wrangham.

L’espèce humaine est d’ailleurs passablement inapte à la violence. La violence létale y est très minoritaire, entre autres parce que la plupart des tentatives échouent, souvent “le bluff l’emporte sur l’acte”, la peur paralyse, la colère ne débouche pas automatiquement sur la violence et les carrières criminelles s’arrêtent en général tôt.

Une des causes majeures de la violence est pour Jean-David Zeitoun ce qu’il appelle les “expériences négatives” auxquelles seraient exposés chaque année un milliard d’enfants de par le monde : pauvreté, maltraitance par violence, dépression, prise de drogue d’un parent, être témoin de conflits. Elles s’incorporent à ceux qui les subissent et diminuent aussi l’espérance de vie. Elles sont corrélées à la dépression, l’anxiété et la prise de drogues. Réciproquement, le manque d’expériences positives, comme des lacunes affectives ou relationnelles, est également une cause de comportements violents. Ce manque peut engendrer un défaut d’empathie, laquelle inhibe les comportements violents. De telles expériences négatives touchent également les adultes, notamment un stress chronique. Elles sont susceptibles de conférer un caractère rationnel à des agissements violents, par exemple chez ceux qui estiment manquer de perspectives, et d’abaisser les barrières morales. Enfin la violence est en elle-même contagieuse, d’autant qu’elle se déclenche entre proches. Elle peut d’ailleurs être stimulée par son spectacle sous une forme fictive.

Viennent ensuite les causes physiques : parmi celles qui ont fait l’objet d’études sérieuses, la chaleur, les conditions climatiques changeantes, l’alcool et les drogues, l’exposition aux pollutions au plomb, la disponibilité des armes, les maladies mentales. Ces causes sont toutefois souvent négligées dans les politiques publiques.

Enfin, dernier élément du triptyque, les causes culturelles. A la suite de Manuel Eisner, Jean-David Zeitoun expose plusieurs “marqueurs culturels” du processus de civilisation à prendre en compte comme moyens de contention de la violence : la pacification des élites ; des pratiques pénales progressivement adoucies dévalorisant le spectacle de la violence des exécutions ; le développement de la lecture, “signe d’amélioration du contrôle de soi” ; la réduction de la consommation d’alcool comme autre moyen d’accentuer le contrôle de ses comportements ; et enfin le contrôle social réprobateur de la violence, y compris technologique, très différent selon les cultures nationales et les époques.

Pour conclure, il est notable que le taux mondial d’homicide est de 5/100 000, en forte baisse depuis le Moyen Âge, 80% des victimes et 90% des perpétrateurs étant des hommes, les femmes étant majoritaires en cas de violences familiales. “La violence est toujours marginale dans les causes de handicap et de mort”. Elle reste une affaire d’hommes jeunes entre eux, le plus souvent des proches en situation de rivalité. Elle résulte d’une combinaison des causes identifiées plus haut. L’auteur en conclut que les politiques publiques devraient s’attaquer en priorité aux expériences négatives et aux causes physiques de la violence, l’Histoire et la diversité des situations nationales démontrant, s’il en était besoin, qu’elle n’est pas une fatalité.

Si les analyses de Zeitoun se limitent délibérément à la modalité la plus objectivable de la violence, celle qui débouche sur la mort d’autrui, il me semble que cette situation extrême éclaire dans les phénomènes de violence pris dans un sens plus large de façon probante : l’importance culturelle de l’appropriation et de son corollaire, les rapports de doubles qu’elle induit ; la fréquence des homicides entre proches, en particulier entre jeunes hommes d’un même niveau social ou membres d’une même famille, proximité qui permet aux mécanismes rivalitaires de la médiation interne de se mettre en branle ; mais aussi la contagiosité de la violence dans l’espace et le temps. Deux éléments me semblent toutefois s’ajouter : les expériences négatives qui peuvent toutefois être probablement reliées à une insuffisance d’être d’autant plus cruellement ressentie qu’elle résulte desdites expériences et les éléments physiques facilitateurs du passage à l’acte violent comme les substances désinhibantes (alcool, drogue mais aussi sans doute appartenance à un groupe) ou la disponibilité d’armes létales.


[1] Dans des proportions considérables : en Europe, un facteur 10, 50, voire 100.

Cervantès, premières lectures de Girard

Beaucoup d’entre nous le savent désormais, le Don Quichotte de Cervantès fut une des premières lectures du jeune René Girard. Et selon ses propres dires, l’intuition du désir mimétique lui serait venue du remarquable parallèle qu’il découvrit entre Le curieux impertinent, une nouvelle insérée dans le Quichotte et L’éternel mari de Dostoïevski. Il place d’ailleurs Cervantès à l’origine de l’histoire littéraire de la découverte des mécanismes du désir et Dostoïevski à son terme ultime, quand bien même Proust qu’il y inclut écrivit et publia après le romancier russe.

Aussi la découverte récente d’un sonnet de Cervantès peut-elle revêtir ici un certain intérêt. La revue en ligne Le Grand Continent nous en livre une traduction en français et nous informe sur le contexte qui a présidé à sa rédaction.

https://legrandcontinent.eu/fr/?s=Cervant%C3%A8s

Voici donc ce texte traduit en français.

Sonnet de Cervantès à don Juan de Oquina

Sous l’impulsion de votre noble désir, don Juan de Oquina, paraissent au grand jour les fêtes héroïques qui seront toujours, tant que le monde recevra la lumière d’Apollon Thymbrée, détestées par l’envie. J’y reconnais l’élévation de l’esprit et la grandeur de votre maître, manifestes tant à la terre qu’au ciel : ces fêtes sont l’honneur de Lemos, la gloire d’Hyménée, le modèle pour les âmes généreuses, une loi de qui fait la loi en matière d’élégance, la démonstration d’un goût solidement fondé — en somme, ces fêtes sont la réjouissance du ciel, la séduction de la terre, et elles préparent de nouveaux bonheurs pour le jeune Auguste !

Mon objectif est ici de porter à la connaissance des lecteurs de notre blogue ce texte. Je me contenterai donc de noter ce que la plupart y auront repéré d’eux-mêmes. Dès la première strophe nous trouvons une opposition entre un désir qualifié de noble et d’une envie qui inspire la détestation. Notons au passage que lorsqu’il lira Shakespeare, l’exact contemporain de Cervantès, Girard intitulera son essai Les feux de l’envie. L’envie déjà et jamais accouplée au désir. Pour quel objet ce désir et cette envie chez l’écrivain espagnol ? Des “fêtes héroïques” dont le texte d’accompagnement fourni par Roland Béhar nous indique qu’elles ont été données par le mécène de Cervantès “trois jours durant à Naples pour célébrer la double union entre les maisons de Bourbon et de Habsbourg”, les jeunes Anne d’Autriche et Louis XIII.

Un peu plus loin dans le sonnet, nous retrouvons les termes de “maître” et de “modèle”. Dans ce texte d’éloge au contenu pour nous à l’intérêt limité, c’est une bonne partie du lexique de Mensonge romantique et vérité romanesque que nous rencontrons. Béhar ne s’y trompe d’ailleurs pas en indiquant dans son article : “Cervantès décrit trop les relations humaines pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles devraient être pour entretenir beaucoup d’illusions”. Bref il évite par avance l’écueil de ce que sera le mensonge romantique quand bien même il est ici contraint de faire l’éloge de celui qui lui offre le temps libre nécessaire à l’achèvement de son œuvre littéraire. Comme s’il disait ici qu’il n’est pas dupe de sa servilité affichée. L’excès de la flatterie est le plus sûr indice de la lucidité de son auteur. Il joue un jeu dont il connaît les règles pour mieux gagner sa mise.

Béhar cite au demeurant une formule énigmatique de Cervantès : « Je veux néanmoins que tu considères ceci : puisque j’ai eu la hardiesse d’adresser ces nouvelles au grand comte de Lemos, elles enferment quelque mystère caché, qui en rehausse le prix. » Il est tentant de l’interpréter comme sa claire conscience des limites de sa déférence vis-à-vis de son bienfaiteur. Dans une société aristocratique, si le roi d’Espagne, empereur du Saint-Empire et son vice-roi de Naples sont au sommet, des écrivains géniaux comprennent les mécanismes du désir auxquels ceux que la structure sociale a placé au-dessus d’eux mieux qu’eux. L’admiration, qu’elle soit sincère ou feinte, est un comportement d’adaptation à la situation le plus habile chez celui qui entend se consacrer à l’élaboration de son œuvre.

Tel le vice-roi de Naples qui donne de somptueuses fêtes pour faire écho à l’alliance matrimoniale entre le royaume d’Espagne et celui de France malgré toutes les divergences qui les opposent, l’écrivain compose un sonnet à la gloire de son mécène. Ce faisant, il révèle sans doute sa pleine conscience des vanités du rang social à un moment où les monarchies absolues semblent triompher. Il est conscient que nous sommes tous égaux face aux mécanismes du désir et de l’envie qui nous meuvent, maîtres et modèles compris.

La redécouverte de ce sonnet aux qualités littéraires, il faut bien le dire, limitées par son sujet nous rappelle, si besoin en était, la justesse de l’intuition de Girard qui fit de Cervantès, et plus tard de Shakespeare, les précurseurs à l’aube de notre modernité de la science des rapports humains qu’il entendit fonder plus de quatre siècles plus tard.

Baudelaire, Bergson, Girard et moi !

J’ai souvent été frappé par le caractère éminemment sérieux des essais sur le rire. Et je vais m’efforcer d’éviter ici et tant bien que mal cet écueil. Alors pour être sûr de mon affaire, j’ai d’abord misé sur le titre de la présente communication ! M’inspirant d’un recueil de Woody Allen intitulé par son traducteur en français Dieu, Shakespeare et moi, je me suis donc amusé à énumérer trois théoriciens  majeurs du rire en m’accrochant à leurs basques. Cela donne donc : “Baudelaire, Bergson, Girard et moi !”

Imaginez un nabot montant sur une pyramide humaine dont la base est formée par des colosses, chacun juché sur son prédécesseur, histoire de prétendre voir un horizon un peu plus éloigné que celui qu’ils ont embrassé. De deux choses l’une, ou vous me condamnerez pour fatuité, ce qui pourrait être un sujet de moquerie bienvenu, ou vous me reconnaîtrez une certaine capacité à l’autodérision et me gratifierez d’un sourire complice. Bref, que je glane un rire moqueur ou un sourire approbateur, à tous les coups j’aurai gagné. Et si j’échoue lamentablement, tombantt lourdement de la pyramide, je pourrai toujours rire des pisse-froid qui n’auront rien compris à mes intentions drôlatiques…

Pour me hisser sur les épaules des géants dont je fais présomptueusement ma base, encore faut-il que je vous présente succinctement mon degré de compréhension de ce qu’ils ont écrit sur le rire pour que je m’essaie à une critique sentencieuse.

1-Baudelaire et le grotesque

Commençons donc par Baudelaire qui, au milieu du XIXe siècle, entend identifier rien moins que “l’essence du rire”. Critique d’art, Baudelaire traite d’abord de la caricature même s’il généralise très vite. Ce point de départ n’est pas anodin : il part ainsi d’un rire produit par des professionnels.

Pour lui, “comme le rire est essentiellement humain, il est essentiellement contradictoire, c’est-à-dire qu’il est à la fois signe d’une grandeur infinie et d’une misère infinie, misère infinie relativement à l’Être absolu dont il possède la conception, grandeur infinie relativement aux animaux. C’est du choc perpétuel de ces deux infinis que se dégage le rire. Le comique, la puissance du rire est dans le rieur et nullement dans l’objet du rire. Ce n’est point l’homme qui tombe qui rit de sa propre chute […].”  Il se situe donc plutôt du côté du moqueur que du risible. Il ajoute une distinction entre un “comique absolu” ou “grotesque” qui a sa préférence et un comique qu’il qualifie de “significatif” : le grotesque est pour lui “une création mêlée d’une certaine faculté imitatrice d’éléments préexistants dans la nature.” Où l’on retrouve la caricature, dont ce pourrait être une définition. Alors que le “comique significatif” serait davantage inféodé à l’imitation, seule une part de création y étant ajoutée. Le “comique absolu” ferait rire sur le coup, le “comique significatif”, “un langage plus clair, plus facile à comprendre pour le vulgaire, et surtout plus facile à analyser”, déclencherait le rire après coup.

Reprenant une longue tradition catholique, Baudelaire qualifie le rire de satanique : il semble ainsi en exclure Jésus selon une logique manichéenne imparable. Personnellement, j’en doute et me demande si Jésus a ou non résisté à la tentation de l’humour ? S’il ne semble pas à la première lecture éclater de rire ou faire rire son auditoire, c’est peut-être là le résultat d’un biais introduit par les évangélistes, confirmé à leur suite par les pères de l’Eglise et la pompe sacerdotale : à leur décharge, il semble incongru de raconter une plaisanterie lors d’une cérémonie mêlant adoration divine, sacrifice suprême et révélation ultime. Mais il est bien connu que les rabbins sont en général plus enclins à rire que les prêtres, les pasteurs ou les imams : or jusqu’à preuve du contraire, Jésus était plus rabbin de son vivant qu’officiant chrétien ou musulman… Justement, entièrement Dieu mais aussi tout à fait humain selon la théologie chrétienne, Jésus fait un usage répété de la métaphore caricaturale. L’opposition de la paille et la poutre est à l’évidence une énorme exagération, un procédé comique fréquent selon Bergson, exagération incongrue doublée d’une féconde imagination métaphorique, quasi-poétique, “surnaturaliste” pourrait-on même dire. Bref, il adopte en l’espèce le registre du grotesque tant prisé par Baudelaire. En notre époque où le blasphème est pour les uns liberté souhaitable et pour d’autres, irrespect insupportable, imaginons un instant Coluche en faisant un sketch [1].

Vous me direz, une exception ne suffit pas. Mais il y a maints autres exemples : Breughel l’Ancien nous en donne un aperçu saisissant, toujours dans le registre du grotesque, lorsqu’il représente sur une toile la parabole des aveugles. Tout est à mon avis une question d’intonation dans les propos de Jésus : enseignait-il au moyen d’imprécations, de bons mots ou alternait-il les registres rhétoriques ?

Que dire encore de la représentation d’un riche incapable de franchir la porte d’entrée du Royaume, là encore un exemple d’exagération grotesque ? Que le chas de l’aiguille soit le comble de l’étroitesse ou le surnom donné à une des portes pratiquées dans l’enceinte de Jérusalem, peu importe, l’idée est la même : une fois de plus, Jésus pousse à l’extrême la situation, tel un caricaturiste forçant le trait et emploie une image drôle, à la Plantu : le chameau passe la tête, le cou, une première bosse à l’intérieur de Jérusalem et même en se contorsionnant sa seconde bosse et son arrière-train. Quant au riche, traînant ses sacs d’or et de diamants, il reste définitivement coincé à l’extérieur de l’enceinte en raison de sa charge excessive : il ne peut plus ni avancer, ni reculer ! Et Jésus peut aller jusqu’au scatologique lorsqu’il affirme que ce qui souille l’homme n’est pas ce qui sort de son corps mais ce qu’il profère par sa bouche.

Nous pourrions également faire l’hypothèse d’autres modalités d’action et de discours de type ironique quand il tourne en dérision des interdits en accomplissant des miracles un jour de sabbat ou oppose le bon samaritain à un prêtre et un lévite : il s’agit de provocations délibérées pour mettre en face de leurs contradictions hypocrites ceux qui privilégient confortablement la lettre à l’esprit. Je pourrais continuer : comment ne pas rire par exemple en se figurant les démons de Gerasa se réfugier dans un troupeau de porcs se précipitant ensemble dans le vide ? J’imagine Jésus blagueur et son auditoire hilare, une foule au rire communicatif. Si nous acceptons ce point de vue, les Béatitudes pourraient aussi s’entendre comme un sommet de l’ironie : peut-être une promesse aux malheureux mais surtout comme un avertissement aux opulents, aux puissants, aux violents, aux hédonistes, etc.

Au terme de cette petite démonstration, il me semble que l’on peut rire de tout, en particulier avec Jésus. C’est une question de point de vue adopté, sinistre ou goguenard. Toutes les paroles du Christ que je viens d’évoquer peuvent être entendues comme des avertissements sévères mais aussi des bonnes blagues destinées à ancrer un enseignement dans la mémoire des disciples et des foules qui l’écoutent. Pourquoi ne pas croire que si Jésus attirait un public aussi large, c’était aussi en l’amusant par ses propos comme savent le faire certains enseignants charismatiques ou comme il est de coutume dans tout bon discours prononcé par un anglo-saxon ? Une autre vision de l’alternative entre la pesanteur et la grâce nous est ainsi donnée. Vous l’aurez compris, pour moi la pesanteur est du côté de l’esprit de sérieux et la grâce divine peut se manifester par certains rires comme tant de rabbins, héritiers de la culture dans laquelle Jésus vivait, l’ont si bien compris.

Autre point de désaccord avec la thèse de Baudelaire : le rire serait la manifestation d’une prétention à la supériorité. C’est à l’évidence avéré dans certaines formes mais pas dans toutes : l’autodérision tend au contraire à se moquer de soi, de ses travers, à se reconnaître l’égal des autres susceptibles d’être moqués, voire à manifester plaisamment son infériorité. Avec l’autodérision, contrairement à ce qu’affirme Baudelaire, c’est bien l’homme qui tombe qui rit de sa chute. Là se trouve le burlesque des Keaton, Chaplin, Tati, Laurel et Hardy, Bourvil, De Funès, Monty Python, ou aujourd’hui Dujardin et consorts.

2-Bergson et le burlesque

Me voilà donc maintenant juché sur les épaules de Baudelaire. Attaquons désormais la face nord de Bergson, un demi-siècle plus tard. Sobrement intitulé Le rire, son célèbre essai sans cesse réédité entend expliciter “la signification du comique”. Comme Baudelaire, Bergson voit dans le trébuchement d’un passant l’archétype de la situation risible. Face à cette chute, le rieur pourrait s’entendre rétorquer par une personne compatissante ou la victime du trébuchement : “Et vous trouvez ça drôle ?” Le rire est alors pourtant irrépressible face à une situation burlesque : le grotesque d’un bipède un instant condamné à s’affaler sur son séant, les quatre fers en l’air. En philosophe, Bergson se démarque néanmoins du poète qu’il cite peu au demeurant. En premier lieu, si Baudelaire s’intéresse au rieur, au caricaturiste, Bergson se centre sur le risible, le caricaturé, remarquant par exemple que “la nature obtient souvent elle-même des succès de caricaturiste”. Ensuite ce dernier énonce ainsi un but différent : “notre méthode, qui consiste à déterminer les procédés de fabrication du comique, tranche sur celle qui est généralement suivie, et qui vise à enfermer les effets du comique dans une formule très large et très simple.” Je ne suis pas sûr qu’il soit parfaitement fidèle à son projet quand il pose que le comique, selon une formule qui a fait florès, est “du mécanique plaqué sur du vivant”. Sur du vivant, certes, mais du mécanique, n’est-ce pas un peu réducteur ? Lui-même utilise souvent le vocable de ”raideur”, plus général et plus compatible avec des attitudes humaines que le terme de “mécanique”. Soyons honnête en ajoutant un développement un peu moins synthétique et un peu plus englobant de Bergson : “Est comique tout arrangement d’actes et d’événements qui nous donne, insérées l’une dans l’autre, l’illusion de la vie et la sensation du mécanique.” Bergson penche du côté du burlesque, ce prisme contemporain du cinéma muet naissant au moment où il publie son essai. Henri Bergson semble annoncer que Buster Keaton sera dans la décennie suivante son meilleur disciple.

Si Bergson cite à de nombreuses reprises des scènes ou des paroles comiques, il en atténue la drôlerie en les surplombant de ses démonstrations : ce qui était drôle est ravalé au rang d’argument au risque de ne plus l’être, l’essentiel étant pour le philosophe de définir des procédés comiques.

En notre époque où les promoteurs de l’intelligence artificielle nous font tant de promesses, nous pouvons constater, au moins jusqu’à présent, qu’un plaquage machinique reste bien en peine de produire des effets comiques. Il est vrai que nous avons connu bien des évolutions depuis un peu plus d’un siècle.

Mais Bergson ne pouvait ignorer l’humour dont avait fait preuve Montaigne lorsqu’il affirma : “Au plus élevé trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul”. Ce travail de l’esprit, qui consiste à nous ramener à notre juste mesure, produit de puissants effets comiques. Il résulte d’une réflexion et n’a rien d’automatique ni de mécanique, sauf à considérer après Newton notre cul comme une pomme qui tombe lorsque nous nous asseyons. Et c’est notre séant et non du mécanique qui est alors plaqué sur le siège…

Enfin pour continuer de décortiquer la définition canonique de Bergson, l’humoriste ne plaque pas, il ajuste une mécanique de précision pour en faire émerger de l’inattendu amusant, lorsqu’il a le talent nécessaire pour ce faire. Cela marche ou non selon l’humeur du public, la justesse de la construction et la qualité de l’interprétation. Un même sujet peut donner lieu à des réussites ou des échecs. En recourant au terme de “ressort” à de nombreuses reprises, Bergson suggère bien plus qu’un simple plaquage, une cinématique complexe plutôt qu’un trivial aplatissement. Les rapports humains sont ici nécessairement élaborés.

L’expression de la “politesse du désespoir” utilisée pour définir l’humour suggère des sentiments subtils. Elle sonne si juste qu’elle a été attribuée à de nombreux auteurs prestigieux d’aphorismes même si elle semble être due au cinéaste Chris Marker, écrivain et, entre autres, réalisateur de films expérimentaux (dont La jetée). Difficile d’inclure la politesse du désespoir dans la catégorie bergsonienne du mécanique plaqué sur du vivant : du vivant, certainement oui, mais du mécanique, sauf à imaginer une horloge sensorielle, je vois moins. Ni la politesse ni le désespoir ne relèvent du registre du mécanique. Il serait sans doute toujours possible de faire glisser cette expression raffinée dans la description du procédé par souci d’orthodoxie bergsonienne, mais ne perdrions-nous pas l’essentiel par ce forçage ? Bref, le projet de Bergson d’une définition précise est tout aussi louable dans son intention que brillant dans son exécution mais à mon sens par trop réducteur.

3-Girard et la chatouille

Avançons encore d’un demi-siècle pour découvrir l’inédit de René Girard que Benoît Chantre a eu l’heureuse idée de porter à notre connaissance, ouvrage intitulé d’une manière quelque peu inattendue Naïveté du rire. D’autres que moi, et Benoît le premier, qui a soigneusement commenté et annoté l’essai, vous en parleraient plus savamment que je ne saurais le faire. Je vais malgré tout vous dire ce que j’en retiens pour ma propre gouverne.

Girard part du chatouillement comme moyen de provoquer le rire en effleurant des parties du corps en général les mieux protégées comme les aisselles ou la plante des pieds. Cette origine reste présente jusques dans un essai d’interprétation du comique parue en 1972 sous le titre Un équilibre périlleux : “Le rire physique […] a pour but de repousser une agression venue de l’extérieur et de protéger le corps contre une éventuelle intrusion.” Mais s’il se prolonge en quasi-convulsions, il finit par nous affaiblir face à cette menace.

Chez Girard comme chez ses prédécesseurs, l’approche du rire hésite entre l’involontaire et l’intentionnel. La canonique chute impromptue du passant ou du patineur cède parfois la place au savoir-faire de l’auteur comique capable de doser une sorte de drogue pour produire l’effet désiré.

Ce qui est particulièrement amusant dans l’essai de Girard est la disqualification du philosophe pour traiter du rire : il s’agit d’un objet qui lui échappe. Et Girard finit par se référer à la célèbre scène du Bourgeois gentilhomme qui met aux prises les professeurs particuliers de M. Jourdain avec le maître de philosophie qui, malgré son intention d’apaiser leur querelle, s’y laisse aspirer, faisant du dernier venu le plus risible d’entre tous. Dans un parallèle audacieux, il va même jusqu’à établir une parenté avec Oedipe Roi où la recherche du responsable de la peste à Thèbes oppose Œdipe, Créon et Tirésias comme celle de la primauté de leur discipline les maîtres de M. Jourdain. Molière maîtrise la dose qui déclenche le rire chez son public et place le philosophe du côté du risible en allant jusqu’à suggérer à ses spectateurs qu’ils rejoignent aussi, en de certaines circonstances, le camp des risibles. Si tous les personnages sont ridicules, à commencer par M. Jourdain, alors il doit bien y avoir chez chaque spectateur un peu de cette prétention de parvenu à vouloir s’élever plus haut que son cul ou de celle de ces maîtres qui font de leur art le fondement de leur supériorité alléguée. Car le ridicule menace toujours qui veut rire sans être à son tour objet risible, tel le patineur se moquant de celui qui vient de choir juste avant de tomber à son tour, déséquilibré par ses convulsions irrépressibles.

Conscient de l’intersubjectivité à l’œuvre dans le rire, Girard perçoit mieux que ses prédécesseurs la possibilité d’indifférenciation entre rieur et risible et la contagion imitatrice qui unit tout ou partie des acteurs d’une scène comique. Si les rapports qu’il établit pour l’exprimer entre justifiable, justifié, injustifiable et injustifié, résidus d’une ultime tentative phénoménologique avant son abandon, si ces rapports ne me semblent pas toujours limpides, il met en évidence cette singularité du rire qui résiste ainsi à l’explication savante.

En revenant à l’emprise corporelle de la chatouille, il nous suggère que l’humoriste est lui-même capable de prodiguer une chatouille intellectuelle en sachant quand, où, comment, à qui, dans quel contexte et encore à quel rythme la faire. La métaphore de la chatouille devient en définitive la meilleure explicitation de l’essence du rire ou de sa mécanique, cette relation “pour de rire”. Comme il le fera un peu plus tard avec le désir mimétique, Girard parvient ici à une évidence simple et efficace là où ses prédécesseurs ont approché le phénomène relationnel d’une manière partielle en privilégiant un angle de vue particulier. Nous sommes semblables dans la rivalité mais aussi dans un rire réconciliateur où chacun se projette à la place de l’autre. Girard nous offre le panoramique là où le grand-angle était jusqu’alors au mieux accessible à ses prédécesseurs.

A vrai dire, la plupart des éléments du puzzle nécessaire à l’établissement d’une préférence pour l’humour et le sourire partagé face à l’ironie mordante et l’exclusion du risible sont désormais à disposition.

4-Et moi… l’humble prétentieux

Quant à moi, je vais maintenant prétendre ajouter au Girard d’avant Girard, près de trois quarts de siècle après que mon maître vénéré a écrit son essai séminal. Car le rire est aussi un rapport humain de type mimétique et de forme triangulaire comme l’a formalisé Mensonge romantique et vérité romanesque, quelques années seulement après la rédaction de Naïveté du rire. Sa géométrie relie sans surprise trois sommets : moqueur, rieur(s) et risible. Le phénomène ne dépend pas principalement du moqueur ni du risible mais d’un mécanisme de psychologie “interdividuelle” qui met en relation plusieurs parties. Le rire est aussi une arme de séduction et de persuasion, donc de suggestion, ainsi qu’une imitation. Ce couple suggestion/imitation est bien le double mouvement relationnel que Jean-Michel Oughourlian met au principe de sa déclinaison psychologique de la théorie mimétique.

Les rieurs imitent le moqueur aux dépens du risible et ce, qu’il s’agisse d’une situation impromptue ou d’un scénario et de dialogues imaginés par un auteur comique et interprété par un comédien qui sait les rendre amusants. Les rieurs sont soumis au désir mimétique suggéré par le modèle que leur fournit le moqueur en observant ensemble l’objet risible. Il s’agit de mettre, selon l’expression bien connue, “les rieurs de son côté”. Notons à ce point que le modèle est en général conscient de sa capacité d’entraînement alors qu’il l’est souvent, dans sa version girardienne habituelle, “à l’insu de son plein gré”, comme les Guignols de l’info l’avaient fait dire à un cycliste dont le dopage venait d’être révélé. En fusionnant le groupe des rieurs avec le moqueur, on exclut de facto le risible, tel une victime émissaire, répondant ainsi d’une seule voix à la question : “De qui se moque-t-on ?” Quant au railleur, il est alors assimilable à l’officiant qui accomplit le sacrifice de l’objet de la dérision. Et il est avéré que le rire est contagieux : c’est, entre autres, le ressort de toute comédie et une condition nécessaire du succès de l’entreprise. Bref le rire est ce qui réunit les participants à une scène quasi-sacrificielle dont la pseudo-promotion du Bourgeois gentilhomme en Grand Mamamouchi fournit une illustration classique.

Donc le rire rend manifeste en première analyse un rapport humain de désir mimétique comme les autres. Si comme le désir mimétique, le rire est le propre de l’humain, il nous offre néanmoins parfois une perspective originale. C’est notamment le cas lorsque le moqueur prend l’initiative de s’offrir en risible et de se joindre aux rieurs auxquels il aura ainsi suggéré l’hilarité. Si vous acceptez ce point de vue, l’autodérision se place sans doute au confluent des deux rapports de désir décrits par Girard que sont le narcissisme et le masochisme. Se railler est une tactique propre à attirer l’attention sur soi. Et il n’est pas rare que les humoristes séduisent et attirent davantage que les tenants de l’esprit de sérieux. Mais contrairement à la coquette qui tente d’accréditer l’idée qu’elle se désire elle-même en se pavanant, l’humoriste tendra à s’auto-dénigrer dans l’espoir d’être consolé, voire admiré et même aimé.

Bref, il s’agit alors d’aplatir en quelque sorte le triangle en une droite qui relie les rieurs et l’objet qui se propose délibérément à leurs rires. Et pour moi, là se tient le sommet du comique. Renversant la formule de Bergson, je serais tenté de dire que c’est alors du vivant plaqué sur du mécanique. Et pour aller contre Baudelaire, je prétends que le comique, la puissance du rire, se trouve au plus haut dans l’objet du rire dès lors qu’il s’assume comme risible, autodérision dans laquelle Baudelaire excellait au demeurant. Et contre le Girard de Naïveté du rire, je postule que cette confession participe alors d’une conversion qui n’est pas si ratée que cela, et parfois qui est même parfaitement réussie. Avec Flaubert et Proust, mais aussi probablement dès Shakespeare et Cervantès, il est possible de faire une place à la lucidité du rire dès lors que les écrivains invitent leurs lecteurs à rire d’eux-mêmes. Girard remarque d’ailleurs que les grands écrivains deviennent leurs propres pasticheurs dans leurs dernières œuvres [2].

Pour pousser audacieusement le bouchon girardien encore plus avant, dans l’océan de comique de dérision qui baigne les “seuls en scène” et les talk shows, que les Québécois traduisent littéralement en “vitrines linguistiques”, regroupant des chroniqueurs plus ou moins drôles, les îlots d’autodérision sincère me semblent la formule humoristique en pratique la plus assimilable à une conversion, un effort pour quitter le “mensonge romantique” et approcher la “vérité romanesque”, une forme de confession sans complaisance : ainsi en nommant Marcel le personnage principal de La Recherche, Proust nous fait comprendre qu’en se moquant de ses personnages, et Dieu sait s’il ne s’en prive pas en utilisant de multiples procédés comiques, c’est d’abord et avant tout de lui qu’il se moque en tant que snob, pédant, jaloux pathologique, etc. Il se révèle à ses lecteurs comme risible, voire ridicule, à l’instar de ses contemporains qui, eux, n’ont pas cette lucidité. Marcel, c’est Jean Santeuil qui se reconnaît désormais aussi risible que les autres personnages de son roman. Contrairement au postulat de Baudelaire, le moqueur renonce en l’occurrence à toute prétention à la supériorité. Il ouvre un espace de connivence à ceux qui sont disposés à accepter ce qu’il révèle de lui comme d’eux-mêmes.

L’autodérision relève enfin sur un mode mineur, me semble-t-il, de la summa divisio que Girard nous a proposée entre sacrifice de soi et sacrifice d’autrui en interprétant l’épisode biblique du jugement de Salomon : ne rire que des autres ou rire en toutes circonstances de soi, cela change tout.

Je conclus avec un propos prêté au stoïcien Epictète, au premier siècle de notre ère, auquel Girard, Bergson et Baudelaire auraient sans doute souscrit : “Celui qui rit de lui-même ne manque jamais de choses pour rire.” Bref, si nous manquons toujours d’être, jamais nous ne manquerons d’être… risibles, surtout lorsque nous proférons de doctes certitudes comme je viens de m’y essayer.


[1] « C’est l’histoire d’un mec, un chapardeur, Marcel qu’i’ s’appelle. Complètement bourré, i’ vient de se cogner méchamment la tête contre une poutre de la maison qu’il cambriole. Son acolyte se met alors une écharde dans l’œil en regardant de trop près une table en marqueterie dont il évalue le prix à la revente. Sympa, Marcel prend une pince à épiler pour enlever l’écharde, essaie une fois, deux fois, pas moyen. I’ risque même d’éborgner son compère. À la fin, son pote excédé lui dit : arrête Marcel, tu t’es mis le bois dans l’œil ! »

[2] In Un équilibre périlleux. Essai d’interprétation du comique. Appendice à Naïveté du rire, Paris: 2025, Grasset.

Stromae a encore touché… juste

Il y a trois ans, je vous avais proposé une compréhension de girardien de service que m’avait inspirée le morceau phare de l’album Multitude de Stromae intitulé L’enfer. (https://emissaire.blog/2022/01/20/lenfer-de-stromae-cest-de-se-croire-seul-en-enfer/ ).

Depuis, Stromae a dû interrompre une nouvelle fois une grande tournée et s’était placé en retrait pour se refaire une santé. Ses fans attendaient son retour. Le voilà qui revient avec un duo qu’il partage avec la merveilleuse Pomme au timbre si profond. Il est associé à un film d’animation sur Netflix intitulé Arcane, lui-même dérivé d’un jeu vidéo, League of Legends. Je dois vous avouer que c’est un univers que je ne connais pas. Mais peu importe. Quand je vois apparaître le nom de Stromae, celui de Pomme ou, plus encore, les deux artistes réunis, j’écoute !

Cela commence comme la litanie que produit le contact des roues d’un train en mouvement sur une voie ferrée. L’auditeur finit par deviner malgré une forte transformation de la voix par un vocodeur (?) :

Je t’aime, je te hais, je t’aime, je te hais (x 4)

Le ton est donné d’emblée, l’oxymore dominera les paroles. Comme toujours, le vocabulaire est simple, d’accès immédiat, les vers sont souvent répétés. Ici ce parti pris est particulièrement adapté au thème obsédant pour ne pas dire obsessionnel de la chanson [1].

T’es la meilleure chose qui m’est arrivée / Mais aussi la pire chose qui m’est arrivée / Ce jour où je t’ai rencontrée, j’aurais peut-être préféré / Que ce jour soit jamais arrivé (arrivé) / La pire des bénédictions / La plus belle des malédictions / De toi, j’devrais m’éloigner / Mais comme dit le dicton / « Plutôt qu’être seul, mieux vaut être mal accompagné ».

D’emblée, nous savons que la situation est douloureuse et probablement sans issue salubre, quand le meilleur et le pire se mêlent inextricablement. Suit un couplet mixte où la voie féminine vient dialoguer avec la voix masculine, les deux se mêlant parfois :

Tu sais c’qu’on dit / « Soit près d’tes amis les plus chers » / Mais aussi / « Encore plus près d’tes adversaires » / Mais ma meilleure ennemie, c’est toi / Fuis-moi, le pire, c’est toi et moi / Mais si tu cherches encore ma voix / Oublie-moi, le pire, c’est toi et moi.

“Ma meilleure ennemie” est donc le titre qui arrive enfin au cœur du morceau après une longue introduction : de deux expressions banales, ma meilleure amie, mon pire ennemi, Stromae fait quelque chose d’intrigant par un croisement inhabituel (sans être pour autant inédit [2]) des deux. En adoptant cette expression, il semble être dans l’accusation de l’autre même si celle-ci est nuancée. Mais il dissipe vite le malentendu, dès le vers suivant en affirmant que “le pire, c’est toi et moi”. Le problème est identifié à juste titre dans la relation, il est d’ailleurs réciproque comme le signale immédiatement la voix féminine qui reprend mot pour mot l’affirmation que “le pire, c’est toi et moi”. Le couplet suivant, également chanté par la voix de Pomme efface tout doute sur la réciprocité toxique de la relation :

Pourquoi ton prénom me blesse / Quand il se cache juste là dans l’espace ? / C’est quelle émotion, ta haine / Ou de la douceur / Quand j’entends ton prénom / Je t’avais dit « ne regarde pas en arrière » / Le passé qui te suit, te fait la guerre /.

L’autre est désormais un prénom qu’il suffit d’entendre pour ressentir la blessure dont on ne parvient pas à guérir. Et le doute subsiste sur la nature ambivalente de l’émotion suscitée, la haine s’opposant à ou se combinant alors avec la douceur.

Le morceau s’achève par une sorte de résumé : la répétition de l’expression qui donne son titre au morceau, la fuite comme seule issue à une réciprocité toxique et la fatale litanie ad libitum des “je t’aime, je te hais”.

Mais ma meilleure ennemie, c’est toi / Fuis-moi, le pire, c’est toi et moi (x 2).

Je t’aime, je te hais, je t’aime, je te hais (x 8).

Nous sommes dans le plus extrême et le plus banal des rapports de doubles : attraction et répulsion, amour et haine, meilleure et pire. Si nous sommes raisonnablement “près de ceux qui nous sont les plus chers”, nous ne pouvons éviter de nous tenir déraisonnablement “encore plus près d[e nos] adversaires”.

La réponse qu’il est conseillé d’apporter est aussi appropriée que le mal est correctement décrit : fuir, s’éloigner et oublier sont bien les meilleurs remèdes à la toxicité d’une relation qu’on sait ne pouvoir durablement apaiser [3]. Un peu plus tôt, la voix féminine avait d’ailleurs sagement énoncé : “Je t’avais dit « Ne regarde pas en arrière » / Le passé qui te suit, te fait la guerre.Fatal ressentiment dont il faut s’affranchir.

Mais si l’on revient à L’enfer, ce morceau dans lequel Stromae évoquait ses pensées suicidaires, il est tentant de s’interroger sur l’identité de cette meilleure ennemie : une compagne ? Ce serait à mon avis trop simple et apparemment peu compatible avec les échos qu’il donne avec Coralie, son épouse, de leur relation conjugale. Peut-être plus probablement deux des personnages d’Arcane, le dessin animé pour lequel le titre a été composé. Mais ne serait-ce pas aussi cette vie douloureuse que Stromae aime et hait, qu’il aurait préféré ne jamais rencontrer, que le jour [de sa naissance ?] ne soit jamais arrivé, ce jour qui l’a uni à la vie ? Raccrochons-nous quoi qu’il en soit au dicton mentionné très tôt dans cet étonnant duo : “Plutôt qu’être seul, mieux vaut être mal accompagné”. C’est la vie.


[1] Il existe au demeurant des versions très longues du morceau : une demi-heure, voire une heure, durant laquelle se répètent des séquences de deux minutes et quelques produisant une forme de possession hypnotique et/ou une addiction chez l’auditeur.

[2] Ce n’est au demeurant pas une expression originale et elle a déjà connu il y a un quart de siècle une certaine célébrité : Ma meilleure ennemie est le titre de l’adaptation française d’un film sorti en 1998 de Chris Columbus dont le titre est en anglais Stepmom et au Québec… La blonde de mon père.  Dans les rôles principaux figurent Julia Roberts, Susan Sarandon et Ed Harris.

[3] Comme le recommande Jean-Michel Oughourlian dans ses ouvrages.

Brutalité versus complexité

Dans un texte précédent intitulé “Du désastre au désir” paru dans les Cahiers A’chroniques en décembre 2023 (https://www.a-chroniques.com/_files/ugd/c2744a_0d8549ddc4d64c289eb7918ddc8fb5a6.pdf) et relayé en janvier 2024 par le blogue, il y a donc un an, j’avais suggéré que l’état de notre monde, et en particulier des sociétés occidentales, pourrait s’expliquer par un niveau de complexité inédit dont la maîtrise suppose des ressources nous ne disposons plus à un niveau suffisant. L’état de droit mais aussi les interventions publiques dans tous les domaines apparaissent désormais comme des germes potentiels de risques (juridiques, politiques, économiques, environnementaux, intergénérationnels, informationnels, discriminatoires, etc.) : elles ont exigé une inflation normative et une mobilisation de financements sans précédent dans l’Histoire humaine.

La complexité ne cessant de croître en notre bas monde comme Pierre Teilhard de Chardin [1] l’avait énoncé dans un contexte théorique qui lui était propre, la pénurie de moyens et de capacités ne peut que devenir évidente, une fois un certain seuil atteint : l’épaisseur des codes juridiques, l’augmentation des effectifs de magistrats et d’avocats ainsi que les montants des transferts de revenus passant par l’intermédiaire de la puissance publique en sont des indices manifestes, se traduisant par une impossible compatibilité à terme avec la valeur cardinale de l’égale liberté maximale pour chaque être humain [2] qui les justifie.

Face à cette impasse logique, il semble bien que des issues se dessinent toutefois, en rupture avec la tendance de longue durée observée : face à une complexité immaîtrisable, des simplifications radicales s’imposent pour certains. Elles ont toutes un dénominateur commun : la brutalité.

Les ministères chargés de la simplification des normes, en France depuis longtemps avec le succès d’estime que l’on sait, comme aux États-Unis l’emblématique DOGE (Department Of Government Efficiency) récemment confié à Elon Musk et Vivek Ramaswamy par Donald Trump, mettent en évidence une sorte de retournement plus ou moins sincère : le producteur de normes par excellence qu’est l’État de droit devrait se muer en éradicateur de sa propre substance pour le mieux-être des électeurs et citoyens. Ce qui était apparu à partir des années 1930 comme une incarnation de la Providence dispensatrice de tout ce qui était nécessaire à la population deviendrait désormais une manifestation démoniaque.

Les tabous et les rites sacrificiels archaïques, les obligations et interdits des religions civiques, les lois et procédures de l’État moderne [3], les règles de la concurrence loyale ainsi que les amendes et démantèlements de monopoles décidés par les régulateurs de l’économie de marché, toutes ces complexifications des règles du vivre ensemble qui se sont progressivement succédé ou parfois empilées, sont désormais stigmatisées par certains comme des complications qui empêchent l’humanité de poursuivre ses buts de prolongation de la vie, d’augmentation du potentiel de l’intelligence humaine et d’expansion dans l’espace extra-planétaire en direction de planètes B, la planète A devenant de moins en moins vivable.

C’est du moins l’avis des entrepreneurs du XXIe siècle, notamment ceux de la “tech” et, parmi eux, ceux qui ont élu domicile dans la Silicon Valley ou un de ses avatars. Assez remarquablement et conformément à leur manière d’agir dans les affaires, ils semblent avoir lancé une sorte d’offre publique d’achat (OPA) qui se présente comme amicale sur Donald Trump et son capital électoral, lequel  avait réussi une décennie plus tôt sa propre OPA sur le traditionnel parti républicain étatsunien, the Great Old Party fondé en 1854 pour s’opposer aux législations esclavagistes. Les libertariens américains qui ne parvenaient à obtenir que des scores ridicules aux élections présidentielles américaines ont pratiqué un entrisme dans le parti républicain en bénéficiant pour ce faire de la bannière nationaliste du Make America Great Again (MAGA) portée par Donald Trump. Les  nominations annoncées par le président élu semblent confirmer, au moins dans l’immédiat, la rentabilité de l’investissement : sans le moindre souci de conflits d’intérêts, des magnats libertariens ont investi la plupart des postes ministériels qui leur importent. Ils se présentent à visage découvert avec un programme de tueurs de coûts et de destructeurs de normes sous le mot d’ordre alléchant de “disruption”, autrement dit, pour les derniers francophiles de la planète, de rupture. Il s’agit bien de rompre avec des tendances plurimillénaires, pour ne pas remonter jusqu’au Paléolithique faute d’archives archéologiques suffisantes, de contention  de la violence des communautés humaines par la combinaison empirique d’interdits et obligations. Ils ont certes varié dans leurs modalités mais ont toujours persisté dans leurs finalités.

Il semble bien que la brutalité soit désormais érigée en système de gouvernement : dans un premier temps pour faire disparaître les entraves, dans un second temps pour jouir d’une liberté d’initiatives déchaînée. Peu importe les consommations d’énergie, les atteintes à la biodiversité, l’imprégnation par des résidus chimiques des eaux, des terres, de l’air et des chairs, dès lors que les projets prométhéens envisagés par quelques détenteurs de capitaux accumulés depuis les années 1980 et inspirés par la science-fiction des années 1950, leur apparaissent comme l’avenir glorieux de l’humanité. Peu importe les droits humains, l’état d’exception devient de droit face au COVID, aux catastrophes naturelles par exemple à Mayotte, aux attentats terroristes face auxquels la “neutralisation” est préférée à l’arrestation et au procès, aux événements voulus comme les Jeux Olympiques ou subis comme l’incendie de Notre-Dame, etc., pour en rester à des exemples français mais facilement généralisables à d’autres pays. 

Il est remarquable que cette brutalité simplificatrice se développe dans des pays réputés pour leurs pratiques décentes des libertés publiques, pratiques qui, il est vrai, se sont traduites par une indiscutable inflation normative au point de susciter une réaction en retour de défiance (https://emissaire.blog/2024/12/10/helas-la-fin-du-droit-une-prophetie-qui-savere/ ).  

Cette renonciation aux principes, qui étaient jusque-là présentés comme des valeurs à chérir, s’appuie sur une concurrence féroce avec des pays qui n’en ont cure, la Chine populaire en tête dont le contrôle de sa population est vécue comme un impératif par le parti communiste qui la dirige. Contre toute attente après les divagations maoïstes, celle-ci est parvenue à retrouver des capacités scientifiques et technologiques de pointe, renouant avec une tradition d’hégémonie et d’autosuffisance que la parenthèse de déclin ouverte au XVIIIe siècle nous avait fait oublier. D’autres empires anciens, relégués au second plan par les succès, somme toute éphémères, de l’Occident colonial, tentent de refaire surface dans le sillage de la Chine, qui est désormais leur chef de file incontestable, tels la Turquie, l’Iran, l’Inde et bien entendu la Russie. Leur ressentiment à l’égard de l’Occident, auquel ils ont été soumis un temps, en général très bref à l’échelle de l’histoire des civilisations, a été largement sous-estimé. Il sera probablement un mobile puissant durant une période plus longue que celle durant laquelle ces anciens empires ont subi une domination coloniale et/ou culturelle. À des degrés divers, la brutalité simplificatrice est aussi à l’ordre du jour dans ces pays. L’invocation religieuse y est, partout dans ces empires renaissants, une manière de simplifier à l’extrême et de justifier toute brutalisation. Les oppositions n’y sont pas ou plus entre ambitions démocratiques et persistances autocratiques mais entre autocraties aux vernis idéologico-religieux teintés différemment. 

Quant aux pays de l’Afrique, ils recourent bon gré mal gré aux tutelles chinoise, russe et turque en particulier, expression de leur ressentiment face à leurs colonisateurs du XIXe siècle, et se laissent dominer par des juntes militaires, héritières directes de la décolonisation ou recours épisodiques face à l’anarchie. Ces juntes préfèrent aussi et logiquement la brutalité simplificatrice à la subtilité exigée par le respect des droits humains.

Face à cette tendance, l’Union européenne et ses voisins se réclamant de la démocratie libérale semblent hésiter, pris de vertige face à la puissance de leurs partenaires commerciaux et les menaces militaires qui les visent explicitement et leur incapacité à maîtriser la double crise complémentaire, migratoire et démographique, à laquelle ils sont confrontés.

Bref, il semble bien que nos rêves progressistes soient de plus en plus mis à mal. Une ère de la brutalité semble en quelque sorte se nourrir des difficultés rencontrées et engendrées par la subtilité que nous avons distillée pendant quelques décennies, tout au plus un siècle ou deux.

Il me reste à vous souhaiter une heureuse année 2025, en espérant que la subtilité résiste à la brutalité et dans l’idéal, qu’elle s’accommode d’une aspiration légitime à la simplification.


[1] Concept de noosphère développé dans Le phénomène humain en particulier.

[2] Voir Théorie de la justice parue en 1972 de John Rawls.

[3] Voir par exemple La violence et le sacré de René Girard.

Hélas, la fin du droit, une prophétie qui s’avère…

Parmi les assertions prophétiques d’Achever Clausewitz, l’une d’entre elles m’avait particulièrement troublé en 2007 et avait nourri chez moi un scepticisme, sans doute provoqué par un résidu d’idéal progressiste : l’annonce de la fin du droit. René Girard en fait un sous-chapitre de son chapitre III intitulé “Le duel et la réciprocité”. Près d’une vingtaine d’années après son dialogue si fructueux avec Benoît Chantre, où en sommes-nous ? Le prophète a-t-il réussi, en annonçant le malheur, à conjurer le sort ou sa prophétie s’est-elle avérée en prospective probable voire en prévision réaliste ?

Si Girard part d’un propos suggéré par les difficultés du droit international et même plus étroitement du droit de la guerre, dont les violations sont toujours restées impunies lorsqu’elles émanent des vainqueurs, malgré ou en accord avec les procès de Nüremberg, il faut aujourd’hui ne pas hésiter à l’élargir aux droits nationaux. 

Alors que l’Etat de droit et l’émergence d’un droit international plus ambitieux que le jus gentium, le droit des gens des modernes, semblaient tracer un progrès universel et indéfini jalonné par les déclarations des droits humains, leur sanction devant des cours de justice et l’institutionnalisation d’un droit pénal international, ultime clé de voûte d’un droit opposable aux Etats, voilà que cet échafaudage prometteur est remis en cause par des secousses à répétition. Souvent l’allégeance au droit varie et bien fol qui s’y fie.

Rappelons quelques opinions délivrées par Girard : “La perte du droit de la guerre nous laisse face à l’alternative terrible de l’attaque et de la défense, de l’agression et de la réponse à cette agression, qui sont une seule et même chose. […] Le primat de la victoire que [Clausewitz] érige en règle, s’exaspère sur fond de mépris de l’adversaire, qu’on doit finir par abattre. Cette attitude autorise tous les manquements aux règles de l’honneur.” Quelques lignes plus loin : “Mais les guerres idéologiques, où la politique court derrière la guerre, fonctionneront comme des croisades en organisant le massacre de populations entières. Carl Schmitt a bien vu cela quand il parle de “théologisation” de la guerre où l’ennemi devient un Mal à éradiquer”. Après un détour par sa théorie du partisan et le développement du terrorisme, Girard affirme que Schmitt “n’a pas compris ce qui était en jeu dans la dissuasion nucléaire, par exemple. Tout ce qui a fonctionné sur ce principe, après 1945, a fonctionné au niveau d’une espèce d’accord entre mafias plutôt qu’au niveau du droit. […] rien n’est passé par les Nations Unies.”  Il souligne que le “fait même qu’on parle d’”États voyous” prouve à quel point nous sommes sortis de la codification des guerres interétatiques”. Pour lui “l’imprévisibilité de la violence est nouvelle : la rationalité politique, dernière forme de vieux rituels, a échoué.” Il constate peu après que “la puissance de l’armement a pris la place de la politique” dans une perspective heideggerienne de “l’arraisonnement du monde à la technique”.

Plus tôt dans son essai, Girard avait affirmé en généralisant : “Mais est-on encore dans un monde où la force peut céder au droit ? C’est précisément ce dont je doute. Le droit lui-même est fini, il échoue dans tous les coins ; même d’excellents juristes, que je connais bien[1], n’y croient plus. Ils voient que cela s’effondre, s’effrite. Pascal déjà n’y croyait plus. […] Le droit, je l’ai vu sortir du sacrifice […].”

René Girard a probablement proposé ici une matrice réaliste des perspectives actuelles. Nous vivons sinon un effondrement, expression sans doute malheureuse des collapsologues en ce qu’elle semble pronostiquer une catastrophe quasi instantanée et immédiate, du moins un affaissement durable des fondations de l’ordre juridique patiemment consolidé avec l’émergence d’États de droit en interne et de l’ordre westphalien à l’international.

Il n’est sans doute pas utile d’insister outre mesure sur la fin du droit international : le droit de la guerre est bafoué par la multiplication des crimes de guerre et contre l’humanité lors des conflits actuels. La question du génocide est posée par les Ukrainiens et les Palestiniens. Le deux poids deux mesures (double standard) inauguré par les procès de Nüremberg s’est confirmé depuis, ne serait-ce qu’à travers l’immunité constante des États-Unis, des atrocités de la guerre du Vietnam aux prisons de Guantanamo et d’Abou Ghraib, entre autres. Les juridictions internationales (Cour Internationale de Justice et Cour Pénale Internationale) peinent à asseoir leur légitimité. L’Organisation des Nations Unies voit le conseil de sécurité, son instance exécutive principale, paralysé par le droit de veto accordé à ses membres permanents. Les nominations à la présidence de commissions ou de COP de représentants de pays ouvertement opposés à leurs finalités, tournent à la farce. Dans un monde qui croyait encore, il y a peu, aux vertus du « doux commerce » sous l’égide de l’OMC, le retour des droits de douane et les difficultés à entériner les traités de libre échange manifestent là encore un recul de la coopération internationale. Le droit international ne parvient pas davantage à faire face aux migrations, la distinction entre légalité et illégalité qui repose sur le droit d’asile produisant plus de drames que d’apaisement là où la réalité trouve sa source dans les déséquilibres démographiques, économiques et de perspectives offertes aux générations futures. D’autres exemples pourraient sans doute être donnés.  

En droit interne, des difficultés sont notables dans la pérennisation des progrès indéniables effectués au vingtième siècle vers un universalisme réel en direction des femmes, ainsi que face au racisme par exemple. L’incapacité à juguler les trafics des produits stupéfiants mais aussi des êtres humains, a produit un terreau fécond pour la délinquance. La fonction dissuasive du droit pénal voit ses limites manifestées par la hausse des taux d’homicides, faisant suite à une longue décrue amorcée il y a quatre siècles. Plus généralement, la combinaison de l’inflation normative et de la juridictionnalisation proliférante des rapports humains engendre une complexité que notre système n’a plus les moyens de maîtriser, sauf à substituer l’intelligence artificielle aux juridictions et avocats pour trancher les litiges dans des délais acceptables et selon une application uniforme des règles.

Face à l’accumulation de telles difficultés, les libertés publiques sont rognées après une longue période d’expansion et l’état d’exception, qu’il dise son nom ou le taise, est une tentation de plus en plus forte pour les gouvernants.

Les institutions politiques ne sont pas mieux loties : l’élection démocratique des représentants des peuples tourne de plus en plus fréquemment à une loterie incertaine, où les tricheurs savent de mieux en mieux maximiser leurs chances de l’emporter par le mensonge et la manipulation. Des situations de blocage en raison de la constitution de majorités négatives ou de l’opposition entre des légitimités incompatibles, paralysent tant l’élaboration que la mise en œuvre des normes juridiques. La puissance des réseaux sociaux rend de plus en plus illusoire l’apparition d’un débat politique serein et d’une opinion publique raisonnable autorisés par ce que John Rawls appelait le “consensus par recoupement”[2] à la fin du siècle dernier.

Quand René Girard prophétisait il y a une vingtaine d’années la fin du droit, il voyait juste. Les libertariens sont tentés d’en tirer des conséquences radicales : puisque le droit est en déclin, pourquoi ne pas s’en passer ? Cette nouvelle modalité de l’anarchisme repose sur l’illusion qu’une économie débridée engendrera un “ordre spontané”, selon l’expression de Hayek, capable de résoudre avantageusement les problèmes qui s’accumulent. 

Rappelons-nous pour finir comment René Girard concluait sa vision prophétique : ”La violence a produit du droit qui est toujours, comme le sacrifice, une moindre violence. Qui est peut-être la seule chose dont la société humaine soit capable.”


[1] Fait-il allusion à un de ses fils, avocat de profession, ou à certains de ses collègues universitaires ?

[2] Accord entre les citoyens sur des principes de justice, malgré leurs différentes doctrines englobantes (religieuses, morales ou philosophiques).

Considérations sur « Le Monde n’existe pas » de Fabrice Humbert

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En 2020 paraissait un ouvrage qui constitue un coup de maître tant sur le plan intellectuel que romanesque. 

« Le Monde n’existe pas » de F. Humbert offre tant de lectures possibles qu’il en donne le vertige au lecteur, séduit dans ce thriller haletant par la toile de fond hyperréaliste, à peine dystopique. Est-ce un roman à thèse qui illustre de façon aussi maîtrisée que singulière le mécanisme du bouc émissaire dévoilé par René Girard ou/et un questionnement sur notre appréhension de la réalité à travers ses multiples travestissements virtuels ?

Ma première approche a été d’emblée girardienne tant la narration met en exergue le mécanisme du bouc émissaire de façon redondante (à travers les deux personnages principaux Ethan et le narrateur Adam) et sans doute délibérée puisqu’elle est explicite dans la référence à l’Œdipe (chapitre 6) d’Eschyle et Sophocle. L’insistance du propos se fait sur cette mécanique qui amène à passer, pour purger les passions violentes et souillures du « tous contre tous » au « tous contre un ».

Le narrateur Adam a connu une adolescence difficile (au point de renier son identité initiale à l’âge adulte) tant il ne satisfaisait pas aux critères virilistes de son lycée. Homosexuel d’aspect frêle, « seul intellectuel » de surcroît dans un groupe d’adolescents fascinés par le culte de la force physique, il a été sauvé de « la haine de la meute » lors de son arrivée au lycée de Drysden par Ethan, le « demi-dieu » qui dominait le groupe d’adolescents par sa beauté et ses talents sportifs. « Ils m’avaient laissé tranquille aussi longtemps qu’Ethan était resté à Drysden ».  Après le départ de « son héros, ce maître qui suscitait cette attirance primitive des foules envers leur chef », la vie d’Adam ne sera plus qu’humiliations, brimades. Figure hélas banale du harcèlement qui sévit dans les établissements scolaires.

Cette amitié (homoérotique et teintée d’allégeance pour Adam) se scellera lors d’une scène d’accolade dans une grotte entre Ethan « ce modèle que chacun admirait » et le pauvre Adam qui partage « la coupable fascination pour ce capitaine » d’autant plus qu’il est son sauveur. Le rôle assigné à Ethan est significatif : « Il apaisait les rivalités » au sein du lycée mais aussi d’une ville détestée, honnie par Adam, « Drysden, concentration de tout ce que je déteste en Amérique… conformisme, amour excessif de la force et de la virilité, appétit sordide du gain… ambiance où il s’agit de fasciner les uns, terrifier les autres ».

Vingt ans plus tard, Adam devenu journaliste, se retrouve immergé dans ce contexte de grande violence sociale, il évoque « une épidémie de défiance et de haine qui affligeait l’Amérique », sentant monter la catastrophe après plusieurs massacres dans les universités, sans pouvoir distinguer le vrai du faux. Et c’est dans « cette furie » du tous contre tous, qu’Adam réalise qu’Ethan, son ancien condisciple, va servir de bouc émissaire, tout le désignant à cette place, « l’ancien demi-dieu » est accusé d’avoir violé puis tué une jeune fille. La mécanique du « tous contre un » déferle : « on allait le traquer, le trouver, et le tuer ». « La foule avait besoin d’un sacrifice » pour laver l’innocence souillée de la victime promue fiancée de l’Amérique.

Or Adam va enquêter, persuadé de l’innocence de celui qui fut son sauveur, saisissant dans l’hystérie ambiante où on invente même un passé de violeur à Ethan « l’impitoyable force de ce fatum qui n’a pas été prononcé par les dieux mais par la parole énorme, diffuse, martelée de l’opinion », « Un écho à notre modernité où la dictature de l’opinion publique justifie tous les lynchages. »

La singularité du scénario romanesque consiste dans le choix d’un artéfact, élaboré dans une mise en scène de trucages, sans lien avec le lieu, mais recontextualisé pour faire flamber les passions les plus mortifères de Drysden. On n’en dira pas plus afin de ne pas dévoiler le ressort de l’enquête.

Incarnation du désir, Ethan est un être de fuite, « un fantôme » qui échappe à tous, y compris à son épouse et à Adam qui déplore « le silence, la disparition d’Ethan » ; si bien qu’au terme de son enquête, Adam s’interroge sur le rôle dévolu et peut-être accepté d’Ethan. « Lui a-t-on promis une fortune, une disparition au bout du monde ? » dans cette mise en scène ?

Quand Adam livre au journal dans lequel il travaille le scénario reconstitué dans lequel l’innocence d’Ethan est établie, il conclut : « Ils me tueront ». Il sait qu’en révélant le subterfuge qui amène à condamner un innocent, il a pris la place du bouc émissaire occupée par son ami qui l’avait sauvé de la meute vingt ans auparavant et qu’il sauve en déplaçant la chasse à l’homme sur lui.  Dans cet échange, le mécanisme se poursuit avec une nouvelle victime émissaire.  Comme le lecteur ignore tout de ce qu’a accepté Ethan, à l’instar du narrateur Adam dont il épouse le point de vue narratif, la question se pose d’une « mauvaise réciprocité » entre Ethan et Adam. En effet, ce lien reposait initialement sur le refus de la persécution dont Adam avait été victime au lycée. Ethan avait anticipé qu’Adam le secourrait, la femme d’Ethan attendait la visite d’Adam, annoncée par son mari. Rien n’est laissé au hasard dans ce scénario…

La fin s’avère donc tragique puisque le narrateur, même s’il cherche à échapper à ses bourreaux, sait qu’il est désormais l’homme à abattre, sans qu’on puisse discerner la part de dette dans la réciprocité de sa démarche puisque la personnalité fantomatique d’Ethan ne permet pas de saisir son rôle dans cette « disparition » programmée sans doute.

Roman complexe où le narrateur assène à trois reprises au lecteur que « la réalité est une fiction » (chapitre 13) , enfin que « le monde n’existe pas » sur un rythme ternaire également ( chapitre 21) . Le choix du titre éponyme rappelle la difficulté voire l’impossibilité désormais de distinguer le virtuel du réel, de discriminer le vrai du faux, et cela au sein même de l’élaboration, apparemment consciente puisque mise en scène, de la mécanique du bouc émissaire.

Assurément le mécanisme du bouc émissaire, qui constitue l’épicentre du roman, est envisagé dans une actualité inédite, avec une perspective de mise en scène délibérée offrant une illustration singulière, renouvelée des thèses girardiennes.

Lorsque le lecteur referme l’ouvrage, toutes les interrogations demeurent sur les intentions de l’auteur, et sur sa très probable inspiration girardienne…

L’admiration, un sentiment qui nous fait grandir ?

Notre pratique de la théorie mimétique nous amène le plus souvent à la mobiliser pour comprendre des rapports humains de rivalité, en quelque sorte une de leurs faces sombres. Pourtant ces situations n’adviennent que lorsque la relation déraille. Dans beaucoup d’autres cas, le rapport humain n’est pas conflictuel. Il en va en particulier de l’admiration à distinguer au demeurant de la fascination ou de l’adoration comme nous y invite l’article de The Conversation France que nous diffusons aujourd’hui.

https://theconversation.com/ladmiration-un-sentiment-qui-nous-fait-grandir-229224

Asymétrique, l’admiration est a priori exempte de risque de confrontation violente. Elle est, comme suggéré dans l’article joint de Joëlle Zask [1], une condition de l’éducation et, plus largement, des apprentissages. Elle suggère une sorte d’admirations en chaîne qui tireraient tous ses maillons vers le haut.

Poussant un peu plus loin encore, nous avions ici vanté il y a plusieurs années les mérites que nous prêtions à l’admiration mutuelle [2].

Quoi qu’il en soit, nous avons là une matière à réflexion.


[1] Qui vient de publier un essai complet sur le sujet : http://www.premierparallele.fr/livre/admirer

[2] https://emissaire.blog/2020/07/18/vive-les-societes-dadmiration-mutuelle/

Les frères amis

Marqués par les mythes qui nous représentent les frères ennemis comme au fondement de la civilisation, qu’il s’agisse d’Étéocle et Polynice dans la Thébaïde, d’Atrée et Thyeste, les monarques de Mycènes, parmi les justement nommés Atrides ou encore de Romulus et Remus dont l’opposition aurait été à l’origine de Rome, mais aussi Caïn et Abel bien entendu, voire Moïse et Pharaon, etc., nous en viendrions presque à oublier que la fraternité, troisième terme de notre devise républicaine, peut et doit être un sentiment pacifique générateur d’une joie profonde.

En cette période olympique, voici que le Figaro attire notre attention sur deux frères pratiquant au plus haut niveau le même sport, le tennis de table, qui se joue en individuel mais aussi en double : Alexis et Félix Lebrun. Si les épreuves de double invitent à la coopération contre l’équipe d’en face, les épreuves individuelles obligent à la confrontation. Fils d’un pongiste professionnel, les deux jeunes prodiges que trois ans séparent semblent appelés à se mesurer l’un l’autre jusque dans le choix de leurs prénoms qui ont en commun pas moins de quatre lettres (e, i, l et x), comme s’ils avaient été conçus dès leur naissance des sortes de doubles, des quasi-jumeaux que leur ressemblance physique semble au demeurant attester. D’une certaine manière, ils ont trouvé un seul moyen de se différencier en adoptant des techniques “pongilistiques” différentes : si Alexis a adopté la prise la plus fréquente du manche de sa raquette, Félix lui préfère la prise dite “porte-plume”, longtemps privilégiée par les pongistes chinois, les maîtres de la discipline.

Voués à la rivalité par la pratique de leur sport et la quête de la préférence paternelle, leur situation se complique encore par le fait que le cadet qui n’a pas encore 18 ans, est mieux classé dans l’élite mondiale que l’aîné qui est pourtant encore loin d’avoir atteint sa maturité de champion. Pourtant il semble bien qu’il n’y ait pas besoin de plat de lentilles entre ces Jacob et Esaü contemporains. 

Si l’on en croit une citation mise en exergue par le Figaro, l’aîné Alexis dénie tout sentiment de jalousie et se présente comme mu par l’émulation dans sa relation avec son frère à la carrière encore plus fulgurante que la sienne. Il l’exprime dans trois phrases remarquables : “Voir mon frère plus haut au classement, cela me motive à continuer de progresser. J’ai envie de m’entraîner encore plus dur pour aller aussi haut que lui, mais je ne sens pas de jalousie de le voir réussir. Je suis très fier de lui.

Admiration et émulation sont en effet deux rapports humains qui nous permettent d’éviter de sombrer dans les affres de la rivalité des doubles. Il est à noter qu’Alexis nous dit que son ambition n’est pas d’aller plus haut que Félix mais “aussi haut” que lui. Et il finit en exprimant la fierté que les succès de son cadet lui inspirent. Tout est dit avec une justesse et une simplicité réjouissantes de ce que peuvent être des passions joyeuses : désir de progresser, motivation pour endurer les efforts, refus de jalouser, fierté d’avoir pour frère un champion exceptionnel.

Alors que la locution “frères ennemis” est devenue un lieu commun, y compris dans le sport, la possibilité de frères amis, ce qui devrait être un pléonasme, trouve ici une belle formulation.

Au terme des compétitions olympiques de 2024 à Paris, Alexis n’a pas égalé Félix lors de l’épreuve individuelle : éliminé en huitièmes de finale, il s’est alors fait le premier supporteur de son cadet qui a glané en définitive une médaille de bronze. Mais le partage entre frères a bien eu lieu quelques jours plus tard à l’issue de l’épreuve par équipe masculine : avec leur compère Simon Gauzy, ils ont obtenu, cette fois-ci collectivement, la médaille de bronze.