En hommage à René Girard

René Girard s’éteignit le 4 novembre il y a dix ans, dans sa quatre vingt douzième année. Comme tous les girardiens, je fus affecté par cette nouvelle. En février 2016, se tint une messe à sa mémoire en l’église de Saint Germain-des-Prés, organisée par Benoît Chantre. Un moment très émouvant de cette messe fut l’interprétation des Sept dernières Paroles du Christ, de Joseph Haydn, par un quatuor à cordes constitué de nièces et neveux de René Girard ; les textes intercalaires étaient signés et dits par Michel Serres.

De ce moment me vint l’idée d’écrire, en tant que compositeur, un hommage en musique à René Girard. Ce que je réalisai dans les semaines suivantes. Je l’intitulai Le Tombeau de René Girard, la composition d’un « tombeau » à la mémoire d’une personnalité étant l’une des traditions de la musique française. Puis je gardai le morceau par-devers moi jusqu’en juin 2023, où il servit de musique-repère lors du colloque qui se tint à Paris à l’occasion du centenaire de la naissance de René Girard.

Compte-tenu des circonstances de sa composition, cette pièce peut aussi trouver sa place parmi les commémorations qui marquent actuellement le dixième anniversaire de sa disparition.

Dans le Tombeau de René Girard, je n’ai pas seulement cherché à transmettre la tristesse que les admirateurs de René Girard ont pu ressentir à son décès. J’ai également cherché à traduire en musique les idées principales de son anthropologie : le mimétisme comme facteur prédominant du comportement humain ; les rivalités qu’elle engendre ; les crises que ces rivalités déclenchent dans la communauté ; ces crise surmontées par le sacrifice d’un bouc émissaire ; la naissance des institutions et de la culture par ce lynchage fondateur ; la révélation chrétienne qui dénonce et rejette la pratique sacrificielle et la violence.

Le Tombeau de René Girard est une pièce pour piano. Après une introduction dans laquelle des accords appogiaturés expriment l’affliction, voici un petit motif qui se développe par imitation (terme technique de la composition musicale, qui, en l’occurrence, tombe fort bien). Ce petit motif se heurte ensuite à un contrepoint, figurant  ainsi les rivalités. Ces heurts entre le motif et son contrepoint permettent de construire un grand crescendo en trois vagues, dont l’intensité croissante évoque la généralisation et l’amplification de la crise. Au climax, surgissent des doubles glissandi à la main droite, c’est la lapidation. Le sacrifice du bouc émissaire ramène la paix dans la communauté : voici donc une cantilène, presque immobile, sur une pédale de tonique. Une série d’accords de quinte et quarte, très hiératiques, suggère l’apparition des piliers institutionnels. La naissance de la culture est figurée par une reprise de la cantilène, cette fois-ci animée par une harmonie mouvante accompagnée de trilles. Beaucoup reconnaîtront sans doute le choral que je cite ensuite, dans une harmonisation bien différente de celle de Bach. La pièce se conclut après une reprise de l’introduction, sur la question : « Quand donc renoncerons-nous à la violence ? » L’ultime accord, absent de l’introduction, est en majeur, volonté d’espérance.

Voici le lien vers ce Tombeau de René Girard, sous la forme du clip vidéo qui a été diffusé lors du colloque de 2023. J’ai le plaisir d’être au piano :

8 réflexions sur « En hommage à René Girard »

  1. Merci beaucoup pour cette pièce et pour la sélection d’images qui l’accompagne.

    Permettez-moi une question qui se veut sans malice : imitiez-vous quelque modèle en écrivant cette pièce ou étiez-vous inspiré « de première main »?

    Serge Lochu

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    1. Bonjour Serge,
      pour répondre à votre question, cette pièce m’est venue sans avoir en tête de modèle particulier (du moins consciemment).
      Amicalement, Jean-Louis

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  2. Oui, c’est un tombeau remarquable, une jolie composition à la fois personnelle et didactique : la musique, son illustration visuelle et son exécution pianistique sont à la hauteur de l’enjeu, un très bel hommage. Combien parmi nous ressentent à l’égard de René Girard, de sa pensée et de son œuvre, une reconnaissance « éternelle », c’est-à-dire inépuisable ? C’est comme un cadeau qu’on ne peut pas « rendre », sinon en le partageant avec le plus de monde possible. (Et en se reconnaissant « persécuteur » plutôt que « persécuté », n’oublions pas le travail sur soi !) Je remercie, pour ma part, avec émotion, notre chef du blogue, Jean-Louis Salasc, doué d’un généreux talent. Et aussi notre chef tout court, Benoît Chantre, Président de l’ARM, grâce à qui René lui-même et la théorie mimétique reçoivent dès maintenant et recevront dans l’avenir encore davantage la reconnaissance qui leur est due aussi bien sur le plan scientifique que sur le plan humain.

    Dans les Pensées de Pascal, la liasse intitulée « Vanité » commence pas cette phrase, énigmatique, « Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance ». Il y a plusieurs sortes de rire, comme on sait, alors quelle sorte de rire provoque l’identité de deux êtres différents ? Il semble bien que la théorie mimétique puisse résoudre l’énigme de cette « pensée » de Pascal. En effet, le rire serait ici une réaction nerveuse devant une contradiction dans les termes, ils sont deux mais ils sont un, ils sont différents mais ils sont le même. Bref, il s’agit d’une déroute intellectuelle devant ce que Girard nomme un phénomène d’indifférenciation, assimilé à plus grande échelle à la violence essentielle, au péril mortel qui menace une communauté. Le rire est nerveux, il peut s’apparenter à l’angoisse.

    Tout cela pour dire que l’image qui illustre ce billet ne fait ni rire ni sourire, elle tourne notre attention vers le coté maléfique de la perte ou de l’absence de différences, elle est d’une « inquiétante étrangeté« . D’abord, on se dit qu’il s’agit d’un jeu de miroir mais les deux femmes ne portent pas le même haut, les dentelles n’ont pas le même dessin, elles sont donc bien deux, sans doute de vraies jumelles. Mais leur image de poupée est telle qu’on se demande si elles sont « vraies », si ce ne sont pas des créatures de l’IA. Et surtout, elles n’expriment quasiment rien sauf peut-être une légère perplexité en regardant ensemble quelque chose ou quelqu’un qui n’est pas le photographe. Elles ont beau paraître fausses, à l’image des mannequins de grands magasins : impossible de rire devant ce qui pourrait être pour un girardien une évocation triviale de l’apocalypse en cours.

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  3. Je ne resiste pas à la tentation, et au plaisir de dire mon admiration pour ce Tombeau sonore et visuel, et également mon admiration pour le commentaire brillant, profond et humain de Mme Orsini qui le prolonge. Merci à tous les deux.

    Alain

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