Faites-vous partie des 10% ?

Serge Tchakhotine, né en 1883 et mort en 1973, partage avec René Girard une pratique affirmée de l’interdisciplinarité : d’abord docteur en biologie, il devient un praticien et un théoricien des méthodes de la propagande.  Il est l’homme d’un seul livre, Le Viol des foules par la propagande politique, titre des plus sobres en matière d’euphémisme. La première édition (300 pages) date de 1940, la dernière (800 pages) de 1952. D’abord menchevik, Tchakhotine se rallie aux bolcheviks en 1921 et devient un activiste du régime soviétique dans divers pays européens.

Son livre comporte trois parties. La première décrit sa conception de l’être humain, héritée de son mentor Pavlov et cousine des behaviouristes américains. La psychologie y découle uniquement de la biologie, elle n’est que réponses aux stimuli externes. D’où la possibilité de façonner la psychologie des gens, à l’instar du fameux « chien de Pavlov ». Façonnage individuel  mais surtout collectif. La dimension collective s’appuie sur le comportement grégaire, qui ne serait qu’un réflexe. Tchakhotine déduit de cette conception ce qu’il considère comme les lois et principes de la propagande.

Dans la deuxième partie, Tchakhotine attribue à l’emploi efficace de ces principes l’arrivée des nazis au pouvoir. Il estime qu’Hitler avait une connaissance intuitive de ces principes, dont il qualifie la mise en œuvre de « viol psychologique ». Au début des années 30, Tchakhotine était devenu conseiller du SPD (le parti socialiste allemand) et proposa une contre-propagande fondée sur ces mêmes principes, mais qui ne fut pas mise en œuvre, sinon sporadiquement.

Dans la dernière partie, il expose pourquoi ces méthodes sont finalement légitimes, à condition d’être utilisées par des acteurs démocratiques et progressistes. Et en recommande même l’usage jusqu’à ce que le « viol psychologie » ne soit plus nécessaire, une fois que l’humanité entière aura été correctement « éduquée » (c’est moi qui ajoute ici les guillemets).

Serge Tchakhotine n’est en rien un pré-girardien, mais il frôle très souvent les concepts de la théorie mimétique. Pour lui, les masses sont amorphes et sans désir. Quand elles sont physiquement regroupées, elles deviennent une foule, également sans désir. Mais voilà qu’apparaît le « meneur », celui qui sait ce qu’il faut faire, et par cela même entraîne les foules ; nous ne sommes pas loin du médiateur de Girard. Les foules sont capables d’atroces violences, c’est pourquoi, selon Tchakhotine, le meneur doit être capable de contrôler leurs excitations et leurs inhibitions, en jouant sur l’agressivité et la peur.

Il n’aborde que sommairement la question de l’imitation, qu’il divise en deux catégories. D’un côté, l’imitation des comportements, où il voit un strict mécanisme idéo-moteur, dans lequel une image mentale déclenche immédiatement des réflexes musculaires, une gestuelle, des comportements. De l’autre, il reconnaît une imitation née de l’admiration, mais qu’il préfère requalifier d’émulation. Il affirme tirer cette distinction de Spinoza. Pas un instant, il ne songe que l’émulation peut conduire à la rivalité, que les rivalités peuvent se propager, se généraliser et mettre ainsi en danger la communauté. S’il décrit de nombreux rites sacrificiels, Tchakhotine les attribue à un emballement de l’excitation due à la pulsion d’agression (qui est l’une des quatre pulsions de son système). Mais il ne fait aucun lien entre mimétisme et crise généralisée dans la communauté.

Le point qui soulève question, dans son livre, est celui du chiffre de 10%.

Tchakhotine le présente comme le résultat d’une mesure en situation réelle. C’était pendant sa période de lutte politique contre le parti national-socialiste, au début des années 30, à Heidelberg puis dans d’autres villes allemandes. Il remarqua que seuls 10% de la population fréquentait les meetings des différents partis. Il désigna donc ces 10% comme les individus actifs, ceux « physiologiquement capables de résister à l’emprise d’autrui sur leur psychisme ».  Il classe ainsi les individus en deux catégories : les 10% et le reste de la population, passive et suiveuse. Et selon lui, une loi essentielle de la propagande est que ces 10% sont à convaincre, alors que pour les 90% restant, l’intimidation suffit.

Nous retrouvons là le concept de « leaders d’opinion » (aujourd’hui rebaptisés « influenceurs »), cher aux zélotes du marketing. Un ouvrage de deux consultants, Edward Keller et Jonathan Berry, The Influencials,  (2003), l’énonce tranquillement : « Un américain sur dix explique aux neuf autres comment voter, ce qu’ils doivent manger et acheter ».

Par ailleurs, en 2017, une équipe polonaise a repris l’expérience de Stanley Milgram 50 ans plus tôt ; elle a confirmé ses résultats : 90% des personnes envoient sur ordre des chocs électriques mortels quand une autorité leur en intime l’ordre. (cf. un précédent article de Christine Orsini dans notre blogue : https://emissaire.blog/2023/08/08/le-mystere-de-lobeissance-aveugle/)

Bref, ces fameux 10% se retrouvent un peu partout en psychosociologie. La question qui se pose alors au girardien du rang est évidente : la théorie mimétique intègre-t-elle cette proportion ?

Nous sommes tous soumis au mimétisme du désir, c’est bien entendu. Mais une règle peut s’offrir des exceptions : certains y seraient-ils moins soumis que d’autres ? Forment-ils un quota de 10% ? Que signifie précisément « y être moins soumis », est-ce échapper totalement au mimétisme du désir ?

Girard lui-même nous signale, dans Le Songe d’une nuit d’été, le personnage de Bottom. Il le qualifie d’extrêmement mimétique. Est-ce donc que nous pouvons l’être modérément ? Se trouve-t-il, au lieu de l’alternative, mimétique ou pas, un continuum croissant depuis le non-mimétisme jusqu’à ce mimétisme extrême ? Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout ?

Pourrions-nous être mimétiques à certain moments et pas à d’autres ? Et d’où viendrait que certains échappent au désir mimétique ? Serait-ce de naissance, serait-ce le fruit de l’expérience ? Serait-ce par esprit de contradiction ? Serait-ce de suivre un modèle qui prône de se garder du mimétisme (savoureux paradoxe) ?

 Et tous ceux qui ont eu conscience du mimétisme du désir, qui l’ont révélé ou ont tenté de le faire, de Cervantès à Girard en passant par Stendhal et Shakespeare, font-ils partie de ces hypothétiques  10% ?  Et les « girardiens », présents et à venir, en feraient-ils partie ?

Petit thème de réflexion automnal.

12 réflexions sur « Faites-vous partie des 10% ? »

  1. j´ai un peu de mal à interpréter les 10% qui vont à un meeting Nazi comme ceux qui seraient capables de résister psychologiquement

    Au contraire, ce sont ceux à la recherche de sens, et en cela, ils sont justement ouverts à la conversion, à la transformation psychologique.

    Le chiffre de 10% est intéressant mais dur de comprendre pourquoi il serait une constante, même approchée de ceux ouverts à la conversion et capables de faire du prosélytisme, un peu comme les apôtres.

    la réponse est peut être dans la proportion de gens qu´il suffit d´avoir convaincus pour qu´une idée puisse exister socialement et se développer ensuite.

    Dans ce cas, si on estime à 10 % cette proportion, alors la participation aux meetings est tout autre, c´est un tirage proportionnel sur la totalité de la population et les meetings sont pleins quand cette proportion atteint 10% de gens motivés.

    l´intérêt de tout cela est de se dire que si une idée arrive à convaincre 10% de la population, alors elle a une chance de devenir majoritaire par mimétisme.

    cela veut dire en contrepoint, que toutes les autres idées n´arrivent pas à convaincre au moins 10% de la population.

    est ce la raison de notre éclatement politique actuel, l´incapacité à convaincre au moins 10% des français…bingo, il y a 11 groupes parlementaires à l’assemblée nationale, soit moins de 10% par groupe…

    on n´a pas cependant résolu le pourquoi des 10%

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  2. Les adeptes de la TM, lecteurs de Girard, sont amenés à d’aussi douloureuses prises de conscience que les adeptes de Freud ou de Nietzsche : c’est ce dont témoigne, me semble-t-il, cet excellent billet ! Non seulement le moi n’est pas maître dans sa propre maison, non seulement notre morale chrétienne et universelle serait le fruit du ressentiment (une morale d’esclaves) mais nous avons la quasi certitude de n’être pas des héros et qu’il y a donc 9 chances sur 10 pour que non seulement nous fassions partie de ceux qui parlent sous la torture mais pour que nous acceptions de torturer notre prochain ! Il faudrait sans doute des circonstances telles que nous y avons échappé jusqu’à présent mais des circonstances assez banales somme toute : que nous soyons sommés d’obéir à une autorité que nous estimerions pleinement légitime.

    C’est peut-être un sujet de réflexion mais aussi, de toute évidence, un piège redoutable. Car si nous prétendions faire partie des dix pour cent, nous nous jugerions nous-mêmes très sévèrement : d’abord, appartenant à la classe moyenne (je parle pour moi), comment pourrions-nous, sans preuve éclatante du contraire, prétendre appartenir à cette toute petite élite des dix pour cent ? Ensuite, en girardien du rang, comme dit notre auteur, il nous viendrait vite à l’esprit que nous ne pourrions échapper au mimétisme et que, quelles que soient les circonstances, il y aurait toujours 9 chances sur10 pour que nous fassions comme les autres et encore 9 chances sur10 que « les autres » , nos prochains et nos modèles du moment, ne soient pas non plus des saints ou des héros.

    Il n’y a plus qu’à penser à autre chose pour redonner du sens à la vie, du moins à la nôtre ! Pourtant, à la réflexion, la situation n’est pas désespérée. Notre maître nous a prévenus : le mimétisme est notre condition et le libre-arbitre n’a de sens que dans le choix de nos modèles. Enfants, hélas, c’est une bonne ou une mauvaise fortune qui nous les impose mais adultes et surtout girardiens, nous savons que nous sommes mimétiques et donc, nous pouvons choisir d’imiter Jésus-Christ (pour ceux qui aspirent naturellement à la sainteté) ou quelqu’un d’autre à qui il nous semblera préférable de ressembler. Girard dit aussi, dans un entretien, que certains résistent mieux que d’autres au désir mimétique. Je crois que c’est là qu’il se félicite d’être chrétien, et c’est comme l’aveu qu’il a dans sa vie personnelle bénéficié du secours de la grâce, ou quelque chose comme ça.

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    1. Le billet de Jean-Louis Salasc plaira sans doute à Olivier Klein, auteur du billet précédent et aussi diplômé de l’École Nationale Supérieur de la Statistique et de l’Administration Économique !

      Comme la TM a été confortée par les neurosciences (découverte des neurones miroirs), il est rassurant de constater qu’elle peut l’être aussi par la science statistique. Même si cela peut être décourageant. Chacun aura envie d’être compté dans les 10 % mais, si on se réfère au billet en restant dans le registre statistique, la probabilité est faible ! Et c’est bien angoissant !

      Christine Orsini, vous suggérez de choisir l’imitation de Jésus-Christ et vous terminez votre billet en vous référant à René Girard en ces termes : « je crois que c’est là qu’il se félicite d’être chrétien, et c’est comme l’aveu qu’il a dans sa vie personnelle bénéficié du secours de la grâce, ou quelque chose comme ça ». Vous évoquez la conversion de René Girard. Mais voilà, la conversion consiste-elle à imiter Jésus-Christ, ce qui la présenterait comme une mise en pratique heureuse de la théorie mimétique, heureuse en ce qu’elle aurait choisi le bon modèle ? Ou bien la conversion, selon un chemin inverse, serait-elle une réponse à une sollicitation venue de Jésus-Christ lui même selon ce que laisse entendre, par exemple, ce verset tiré du livre de l’Apocalypse de Jean : « Voici, je me tiens à la porte, et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui, et lui avec moi. » ?.

      Serge Lochu

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      1. Je réponds à Serge Lochu : il arrive à René Girard de préciser ce qu’il entend par « conversion » et il ne s’agit pas du tout d’imiter le Christ, au contraire. Par exemple :  » Je dis effectivement que connaître la victime émissaire nécessite une espèce de conversion, parce que c’est se connaître soi comme persécuteur » Et aussi :  » Ce que nous appelons la conversion , c’est faire enfin l’expérience du bouc émissaire comme l’expérience subjective du persécuteur » (extraits de Celui par qui le scandale arrive.) Se convertir, ce serait donc prendre modèle non sur le Christ mais sur les apôtres Pierre et Paul quand ils se rendent compte de ce qu’ils ont fait, quand ils se connaissent persécuteurs, ce qui, en effet, n’arrive pas à tout le monde. Le pourcentage de ceux qui savent ce qu’ils font par rapport à ceux qui ne savent pas ce qu’ils font n’est pas connu, ni sans doute connaissable mais n’est-ce pas encore un petit nombre capable de se détacher de la foule ?

        Or, dans les Evangiles, après la Passion où l’unanimité s’est faite contre Jésus, il y a la Résurrection que les chrétiens considèrent comme une révélation. C’est en tout cas la Résurrection qui donne aux disciples la capacité de se séparer de la foule. C’est sans doute pourquoi Girard dit quelque part que c’est une chance d’être chrétien.

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      2. Merci, Christine Orsini, pour votre réponse et, notamment, pour les extraits de l’œuvre de René Girard qui éclairent ce qu’il entendait par conversion.

        Se convertir serait, selon Girard, se connaître soi comme persécuteur. Cela supposerait donc de se situer, dans un premier temps, du côté des lyncheurs (parmi les 90%?) pour, dans un second temps, comme l’écrit encore Girard, faire enfin l’expérience du bouc émissaire. Avouons que le calcul des probabilités n’est pas d’un grand secours pour comprendre cette démarche singulière.

        Comme vous le dites à propos de la croyance en la résurrection de Jésus, la démarche de conversion suppose à mon sens une révélation. Or, bien que le terme soit sujet à débat si j’en crois les échanges sur ce blog, la révélation vient de Dieu et procède donc du surnaturel ou du Tout Autre pour reprendre, avec Jacques Ellul lorsqu’il parle de Dieu, l’expression de Karl Barth.

        Au final, l’enjeu de la conversion n’est-il pas celui du devenir de notre identité après la mort ? Le symbole de la pierre blanche mentionné dans l’Apocalypse de Jean (Au vainqueur, je donnerai de la manne cachée, je lui donnerai une pierre blanche, et, gravé sur la pierre, un nom nouveau que personne ne connaît sinon celui qui le reçoit) pourrait suggérer que notre devenir après la mort est, face à la Révélation, une affaire personnelle et singulière. En cela, il se pourrait qu’elle ne relève d’aucun mécanisme mimétique, nous affranchissant ainsi de la crainte de ne pas faire partie des 10 %!

        Serge Lochu

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      3. Bonjour,

        votre conversation me ramène à un problème récurrent pour moi, et que je souhaiterais vous partager : quelle est la part de ce qui se joue déjà ici bas ?

        Je m’explique. Lorsque vous parlez de ce qui advient après notre mort, parlez-vous de notre mort physique ou de notre mort spirituelle ? Car enfin la conversion est une mort suivie d’une nouvelle naissance dans l’Esprit (le baptême), qui en un sens nous remet une pierre blanche (l’ardoise de nos péchés).

        Alors de quelle manière envisageriez vous votre propos ?

        Petite précision sur votre objet de discussion principal : est-ce la Révélation qui précède la conversion ? Sans doute mais en un sens c’est aussi par la conversion que la Révélation est perçue en tant que telle. Si nous ne nous convertissons pas nous interprétons la Révélation comme un discours de plus dans la logique de concurrence des discours. Autrement dit, cela ne sert à rien de multiplier les miracles (Jésus s’y refuse), cela ne fera pas plus croire à la Parole car ils pourront toujours être interprétés autrement (comme un acte démoniaque par exemple). Aucune preuve ne peut être suffisante pour croire si notre coeur n’est pas touché.

        Cordialement,

        Julien Lysenko

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  3. Merci pour cet article.

    Ces fameux 10% ne sont-ils pas seulement ceux qui sont déjà insérés dans une imitation si puissante qu’elle ne peut pas aisément être remise en cause par l’arrivée d’un nouveau modèle ?

    Pourrions-nous estimer plus précisément encore que ces 10% sont ceux qui suivent un modèle de médiation externe, et donc un modèle qui n’entre pas en rivalité avec les nouveaux venus ?

    Don Quichotte semble de l’extérieur immunisé à toute forme d’imitation, pourtant il ne l’est pas. En un sens c’est le contraire, il est tellement imitateur qu’il est l’homme d’un seul modèle. Ou comme le dit bien le premier commentaire, le militant nazi indécrotable jusqu’à la fin de sa vie et immunisé aux modes politiques ne semble pas pour autant être un homme échappant à la logique d’imitation.

    Julien Lysenko

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  4. Vous en êtes ?

    Les révolutions n’ont jamais su que remplacer les dix pour cent de dominants, alors que c’est à la domination qu’il s’agit de renoncer

    La pierre rejetée apparait en toute majesté, aussi aiguisée qu’une lame sur laquelle dansent les acrobates de la vérité, pour passer l’abîme où se sont jetés les inquisiteurs des uns ou autres bords, engloutis aux gouffres du même enfer.

    Tout est à nous si nous sommes à Christ, car Christ est à Dieu.

    https://saintebible.com/lsg/1_corinthians/3.htm

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  5. Bonjour, je réponds au message de Julien Lysenko du 7 octobre.

    Merci de votre questionnement à propos de la conversion.

    Vous écrivez : « quelle est la part de ce qui se joue déjà ici bas ? » Puis, à propos de la mort, « parlez-vous de notre mort physique ou de notre mort spirituelle ? » Et, enfin, « est-ce la Révélation qui précède la conversion ? »

    Il me semble que, au travers de vos différentes questions, vous abordez la question du salut.

    Le spectre des positions théologiques susceptibles de répondre est large : du salut réservé aux « born again » du courant évangélique au salut universel chez Jacques Ellul, en passant par cette phrase attribuée à saint Jean de la Croix « Au soir de notre vie, nous serons jugés sur l’amour ». Je ne m’aventurerai pas à prendre position même si je suis sensible à la pensée d’Ellul.

    Il me semble important de commencer, sur ce blog, par préciser qui est susceptible de se convertir ? quel moi ? quel sujet ?

    La TM invite en effet à une relativisation de la notion de sujet attachée à l’être humain et pourrait conduire à une forme de dilution de responsabilité. L’identité du sujet se forge, selon Girard, au nœud des multiples interrelations que suscite le désir mimétique.

    Michel Oughourlian a théorisé le volet ontologique de la TM. Dans son livre « Un mime nommé désir », il fonde ce qu’il nomme la « psychologie interdividuelle » sur deux hypothèses :
    – première hypothèse : « c’est le désir qui engendre le moi et qui, par son mouvement, l’amène à l’existence. Le désir est à l’origine du moi. Le moi est donc en fait le moi-du-désir. Le moi, engendré par le désir, ne saurait ainsi revendiquer la propriété de ce désir ».
    – seconde hypothèse : « Le désir est mimétique. Le désir est mimétique puisqu’il est reproduction, duplication d’un autre désir. Le moi ne saurait donc revendiquer la priorité du désir qui le constitue sur le désir de l’autre. ».
    Il conclue : « Ces hypothèses obligent à renoncer à la revendication mythique d’un moi qui serait une structure subsistante d’un sujet monadique ».

    Si le moi est labile, comment lui attacher une responsabilité foncière ? Et, par voie de conséquence, comment envisager un jugement ?

    Je pense (personnellement?!) que le moi du désir n’épuise pas le moi, de la même manière que la raison n’épuise pas le réel. Je ne suis ni théologien ni philosophe mais mon expérience d’être humain éprouvé m’amène à penser que le moi-du-désir se combine avec un moi-de-Dieu. Tout se passe comme si, en application de la proposition selon laquelle l’homme est à l’image de Dieu, serait « déposée » en chaque être humain une « conscience » et que, au sein de cette conscience, réside une « force » (la foi?) qui rend le moi capable de connaître, d’aimer et de « créer par la main, l’esprit et le cœur ». Peut-être est ce qu’on appelle l’âme ? Cette conscience (cette âme) est, je le crois, non-naturelle en ce sens qu’elle ne résulte pas de l’expérience biologique. Je ne saurais dire où elle se loge (dans le tréfonds de la psyché?), pas plus qu’Antonio Damasio, grand théoricien des bases neuronales de la conscience ne saurait affirmer, semble-t-il, qu’elle se réduit à « du cerveau ». (Je prie le lecteur d’excuser mon abus de guillemets mais l’abord du non-naturel -du surnaturel ?-, de l’immatériel, incline à la prudence !)

    Je crois, par conséquent, que la révélation précède la conversion. Tout se passe comme si une étincelle de connaissance se logeait en chaque être humain et que, la conversion consiste à laisser cette étincelle se transformer en feu. Il semble cependant que les êtres humains opposent une forte résistance à laisser cette étincelle s’embraser. Et si le mimétisme du moi-du-désir était cette force contraire qui étouffe le moi-de-Dieu ? Le moi-de-Dieu est murmure et suppose un certain silence pour être entendu ? La conversion procéderait aussi du désir mais celui de s’arracher aux bruits du moi-du-désir pour donner crédit à la parole intérieure du moi-de-Dieu. Ainsi naîtrait un dialogue avec cette parole (le Verbe du prologue de l’Évangile de Jean), le dialogue s’approfondissant jusqu’à la mort physique, pour se poursuivre autrement au-delà.

    Ces considérations nous éloignent sans doute des lois mathématiques, qu’elles soient celle des 20/80 ou celle des 10/90.

    « Tout n’est pas mathématisable » disait Alexandre Grothendieck, reconnu comme un des plus grands mathématiciens du 20ème siècle. Après avoir consacré 20 ans de sa vie à révolutionner les mathématiques, il s’est progressivement retirer du monde au début des années 70, consacrant les 40 dernières années de sa vie à méditer. Des dizaines de milliers de pages qu’il a écrites, ont été extraites un livre, « la Clé des Songes ou Dialogue avec le Bon Dieu », récemment publié. Grothendieck a développé une pratique de méditation basée sur l’exploration de ses rêves, considérant que ce n’est pas lui qui rêve mais Dieu qui lui parle au travers de ses rêves. Dans ce contexte, il nomme Dieu, le Rêveur. Alors qu’il est encore au début de cette exploration, il écrit (page 25) : « Cette connaissance, cette totale confiance en le rêve, n’est pas le fruit de l’expérience. Après coup, elle se trouve confirmée surabondamment par l’expérience, c’est une chose entendue – mais c’est là une chose qui allait de soi. À vrai dire, avant aujourd’hui, je n’ai jamais songé à m’interroger sur la provenance de cette connaissance, de cette confiance totale, de cette foi. Elle est de même nature , il me semble, que la connaissance que j’ai depuis toujours de la « force » en moi – de la capacité de connaître de première main, et de créer sans avoir à imiter quiconque».

    Serge Lochu

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    1. Bonjour et merci d’avoir partagé votre pensée personnelle.

      Tout comme vous je n’oserais pas me prononcer sur le Salut, mais en ce qui concerne votre conclusion à titre personnel je préfère reprendre la position classique (qui était aussi reprise par Girard) : il ne s’agit pas de sortir de toute imitation mais de bien imiter le bon modèle, comme l’indique par exemple Éphésiens 5:1-2 (« Devenez donc les imitateurs de Dieu, comme des enfants bien-aimés; et marchez dans la charité, à l’exemple de Christ »).

      Il s’agirait donc de choisir le bon modèle et ensuite de bien l’imiter. Car en effet, même avec le bon modèle la mauvaise imitation peut être dramatique. Le satanique lui-même n’est qu’une mauvaise imitation du divin, c’est pourquoi on peut dire que Satan est le singe de Dieu, au sens d’imitateur grossier.

      Le péché originel est au fond cette mauvaise imitation qui revient à vouloir prendre la place de Dieu dans le jugement du Bien et du Mal. Dans le péché originel on voit d’ailleurs s’illustrer la mauvaise imitation de Satan dans la forme du serpent. Les paroles positives mais nuancées de Dieu en Genèse 2:16-17 (« Tu pourras manger de tous les arbres du jardin; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance ») sont transformées en une formulation purement négative en Genèse 3:1 (« Dieu a-t-il réellement dit: Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin? »).

      Cordialement,

      Julien Lysenko

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    2. Pour aller plus loin, je n’opposerai donc pas ce que vous nommez le « moi-du-désir » et le « moi-de-dieu ». De mon point de vue il n’y a qu’un seul moi, le désir est ce qui peut nous mener à Dieu. Le désir (même mimétique) est en effet ce qui nous oriente vers l’extérieur de nous même et qui nous pousse même dans une quête de l’infini. Seulement, nous pouvons choisir des modèles et par conséquents des objets de désirs impropres, incapables de satisfaire à notre manque ; c’est dans ce cas que le désir nous éloigne de Dieu.

      Pour reprendre et me réapproprier le sens du célèbre texte de Rousseau dans La Nouvelle Eloïse, nous sommes mal orientés dans la recherche de l’objet de nos désirs car notre imagination embellit à l’excès tout ce qui est loin de nous alors qu’en réalité, « tel est le néant des choses humaines, que hors l’Être existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’existe pas ». (Rousseau en valorise les rêveries alors que j’en valoriserais Dieu).

      Julien Lysenko

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