« N’ayez pas peur »

Le 22 octobre 1978, Jean-Paul II lança son pontificat par ces mots, que les Ecritures placent dans la bouche de Moïse, d’Isaïe et de Jésus.

Etrange statut que celui de ce sentiment, dont tous (ou peu s’en faut) nous avons eu ou aurons l’expérience. Nous savons bien qu’il est omniprésent, tant d’un point de vue individuel que d’un point de vue collectif : angoisse existentielle, peur de l’avenir, peur des autres, peur du changement, peur du gendarme, peur de manquer, terreurs nocturnes, peur de mourir, foules en panique, peur de la guerre, de la famine, de l’épidémie, etc. La liste est interminable. Nous savons aussi que la peur est l’un des aiguillons de nos comportements ; même si nous avons tendance à nous cacher cette réalité à nous-mêmes. Nous savons enfin que la peur est l’instrument majeur du contrôle social, c’est-à-dire, pour parler crûment, des dynamiques de domination. Depuis toujours, les tribus et les empires y ont eu recours pour tenir en main les collectivités. Il est difficile de dire si c’était un emploi instinctif de la part de ceux qui l’exerçaient ; nous sommes au moins sûrs que depuis la Terreur, il est devenu conscient. Bien qu’universellement réprouvé et à l’opposée de l’adresse de Jean-Paul II, cet emploi a  reçu une légitimation morale de la part d’Hans Jonas ; en effet, dans son ouvrage publié en 1990, « Le Principe responsabilité » (1), celui-ci prône ce qu’il appelle « l’heuristique de la peur » : celle-ci serait le seul moyen d’induire chez l’être humain un comportement responsable, notamment à l’égard de l’environnement.

Et pourtant, malgré cette omniprésence, il semble que le sujet de la peur soit refoulé ; non seulement dans l’analyse psychologique, mais jusque dans la réflexion anthropologique (2). Quel texte notable invoquer ?  Montaigne s’y essaie dans un petit chapitre, sans rien proposer de bien net.

L’œuvre de René Girard n’échappe pas à ce phénomène de refoulement. A priori, sa vision ne confère à la peur ni rôle ni statut. A ce stade, le girardien du rang est troublé ; comment se fait-il qu’une anthropologie qui se veut complète passe sous silence un sentiment aussi répandu et agissant que la peur ? Certes, nous avons les développements sur le désir métaphysique (3), qui s’apparente tout à fait avec l’angoisse existentielle ; mais il faut bien reconnaître que dans l’économie générale de la théorie mimétique, la peur n’occupa pas de place explicite.

Du moins apparemment.

Car, à y songer plus avant, la peur est constamment sous-jacente à tous les concepts girardiens. Nous venons de mentionner le désir métaphysique. Mais la peur de se trouver exclu de la communauté pousse à se conformer à ses prescrits : c’est le mimétisme. Pourquoi une communauté focalise-t-elle sa violence sur un bouc émissaire ? La peur jouerait-elle un rôle dans cette focalisation ? Averroès a postulé l’existence de ce lien : « L’ignorance mène à la peur, la peur à la haine et la haine à la violence ». Le respect qui entoure le sacré ne contient-il pas une part de peur ?

Dans les rivalités mimétiques, la peur ne joue-t-elle pas un rôle ? Si nous souhaitons neutraliser notre rival, ne serait-ce pas pour nous libérer d’une peur qu’il nous inspirerait ? La violence fait peur. Est-ce le motif qui nous pousse à rallier un parti lorsque, avec son potentiel de violence, la crise surgit ?

D’autre part, la peur possède des similitudes troublantes avec le mimétisme tel que l’entend la théorie girardienne. Comme lui, elle est contagieuse, elle se propage. Comme lui, elle passe par des médiateurs ; nous savons combien certaines personnes sont capables de transmettre leurs angoisses. Comme le mimétisme, la peur peut conduire à des antagonismes. Comme lui, elle peut balayer notre rationalité et nous faire adopter des idées ou commettre des actes à nous-mêmes néfastes. Comme le mimétisme, la peur est ambivalente : elle nous prévient opportunément du danger, alors qu’elle peut aussi nous conduire aux pires lâchetés.

Dans ce blogue, nous avons maintes fois évoqué le triangle de Karpman (4). Nous l’avons interprété comme trois stratégies de domination : stratégie du bourreau, stratégie du sauveur et stratégie victimaire ; et nous le voyons comme un sous-ensemble de la théorie mimétique. Or, la peur est l’ingrédient central employé par deux de ces stratégies. La stratégie du bourreau consiste à prendre l’ascendant sur l’autre en lui faisant peur, en le menaçant avant d’en arriver éventuellement à une persécution à proprement parler. La stratégie du sauveur consiste à prendre l’ascendant sur autrui en le « libérant » de la peur que lui inspire tel phénomène ou telle personne ; plus exactement en prétendant l’en libérer.

Il semble donc que cette notion de peur affleure constamment dans la théorie mimétique, sans toutefois que celle-ci ne lui ait (encore) assigné nettement son rôle. Je ne doute pas que la théorie mimétique ne soit capable de rendre compte de la peur, qui m’apparaît toujours comme un quasi impensé de l’anthropologie.

Si la théorie mimétique permettait de mieux cerner la question, nous aurions bien sûr la satisfaction intellectuelle de sa plus grande complétude. Mais nous en tirerions aussi bénéfice pour la vie quotidienne, par exemple pour évaluer la légitimité de la propension des gouvernements à employer la peur comme outil de gestion social, et pas seulement les gouvernements  despotiques : menaces de guerre, peur des pandémies, peur du déclassement économique, etc.

Ainsi pourrions-nous respectueusement suggérer aux plus hautes instances de la recherche girardienne de proposer et soutenir des travaux autour de cette question de la peur et de sa place dans la théorie mimétique.

*****

(1) Le clavier me brûle les doigts d’avoir à taper ce titre. La grammaire allemande pratique la juxtaposition de noms, pas la grammaire française. C’est donc un usage illégitime qui a imposé « Le Principe responsabilité » au lieu de « Le Principe de responsabilité », comme si la suppression de la préposition donnait une force supplémentaire au concept.

(2) Le livre d’Hans Jonas n’est pas une étude sur la peur, mais sur les bénéfices, supposés par l’auteur, de son emploi dans la gestion des communautés humaines.

(3) Dans « Mensonge romantique et vérité romanesque ».

(4) Voyez Jean-Marc Bourdin : https://emissaire.blog/2018/01/08/le-triangle-dramatique-victime-persecuteur-et-sauveur/, la série des « Trois masques du persécuteur » ou encore « Satan, Jésus et le basket-ball » : https://emissaire.blog/2024/03/05/satan-jesus-et-le-basket-ball/

7 réflexions sur « « N’ayez pas peur » »

  1. Ton excellente suggestion me donne envie de pousser le bouchon plus loin en confrontant la TM à toutes les émotions primaires classiques :  joie, tristesse, dégoût, peur, colère et surprise

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  2. la réduction du mimétisme au désir a été peut être intéressante d’un point de vue heuristique et paradigmatique, mais elle est extrêmement restrictive, la mimesis est une puissance interdividuelle (pros heauta pros alla), une dunamis au sens grec dont le désir n’est qu’une des représentations. Phobos en est une autre, comme Metis, Aidos, Kleos, Kudos, Agon, Hubris, Kairos, Charis, Eris et bien d’autres. Tous donnent une certaine lecture de la mimesis. Réduire tout ça au désir, que se soit Eros Himeros Orexis Ephitumia, est illusoire. Et brouille la compréhension.

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    1. Il me semble que personne, en tous cas pas René Girard, ne réduit le mimétisme au désir, comme si l’animal humain ne pouvait imiter que des appropriations ou des désirs d’appropriation ! Cher anonyme, vous enfoncez des portes ouvertes. Si Girard s’est intéressé spécialement au désir mimétique, c’est parce que ce n’était pas une évidence, le « mensonge romantique » a plus d’adeptes que la « vérité romanesque », non ? ; et s’il s’est intéressé spécialement aux conséquences de ce désir : rivalité, violence, crises etc., c’est parce qu’il a construit une anthropologie de la violence et de la religion. On ne peut pas être partout à la fois, et il me semble vain de reprocher à la théorie mimétique de ne s’intéresser qu’aux ratés de la relation au prétexte qu’il peut exister des relations réussies. Ou de ne s’intéresser qu’à l’imitation des désirs au prétexte qu’on peut imiter plein d’autres choses, dont la peur, en effet.

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      1. Christine rappelle à juste titre que Girard a construit une anthropologie de la violence et de la religion. Et cette anthropologie, parce qu’elle est fondée sur la violence, l’est également sur la peur, puisque la peur est indissociable de la violence. C’est en effet la violence qui provoque la peur, et la peur qui provoque la fuite, ou la réaction violente. La peur est donc contenue d’emblée dans la théorie. Elle est particulièrement présente chez un auteur proche de Girard : elle est le sujet principal, quasiment obsessionnel dans la pensée de Dupuy, en ce sens qu’elle organise l’ensemble, et particulièrement dans son analyse de la dissuasion nucléaire : cet « équilibre de la terreur », mais aussi dans l’analyse du prophétisme, qui consiste à annoncer la catastrophe.
        Quant au fameux « n’ayez pas peur » de Karol Wojtyła, il me semble qu’il se réfère à la situation politique traversée : n’ayez pas peur de l’URSS, et pas extension : de Satan, car ils ont perdu la partie depuis la Révélation. Mais il fait référence aussi à la fameuse « crainte de Dieu », qui dans une perspective catholique se confond avec le Jugement dernier (à ne pas confondre avec l’Apocalypse). On lira avec profit l’excellent livre de Giovanni Careri sur la fresque de la chapelle sixtine et le double autoportrait de Michel-Ange en peau pendante et en Joseph, parmi les juifs « charnels ». Fresque particulièrement d’actualité puisqu’elle domine l’élection d’un nouveau pape. (La torpeur des Ancêtres. Juifs et chrétiens dans la chapelle Sixtine, éd.EHESS)

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  3. Merci Jean-Louis de soulever cet important sujet. Voici un passage de mon dernier livre où il est brièvement évoqué:

    « Girard accorde une grande importance à la crainte de la violence, mais il ne dit presque rien de la peur etde ses avatars (anxiété, angoisse, stress) en tant que composantes intimes de la violence. Il semble supposer que le sentiment normalement associé à la violence est la haine, mais la haine est souvent suscitée ou exacerbée par la peur. Et, davantage encore que la haine, la peur est un phénomène intensément mimétique, comme on levoit dans les phénomènes de foule. »

    Je suis tout à fait d’accord avec toi, et avec le commentaire de Jean-Marc, cela fait partie des émotions et « affects » mimétiques qui méritent d’être thématisés en tant que tels dans le cadre de la Théorie mimétique (voir à ce sujet les ouvrages de Nidesh Lawtoo).

    Cela dit, je m’inscris en faux contre une vision unilatéralement négative de la peur. C’est d’abord un mécanisme adaptatif essentiel et, dans bien des situations, Force est de reconnaître que c’est souvent la peur (y compris la « peur du gendarme » qui nous pousse à agir rationnellement. Et, malheureusement, ce sera le cas pour le changement climatique. Nous pouvons tous citer des exemples vécus (je pense à mon père qui s’est arrêté de fumer du jour au lendemain à son premier infarctus et qui a vécu ensuite plus de 20 ans sans toucher une cigarette).

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  4. Le billet de Jean-Louis propose de « faire des travaux » pour donner à la peur sa place dans la théorie mimétique. Cela fait réfléchir ! Autant il me semble qu’en ce qui concerne le désir, dans les années 60, il y avait du travail à faire (pour lui donner sa vraie place entre la théorie des besoins marxiste et la théorie de l’inconscient freudien par exemple), autant j’hésite devant la nécessité de donner à la peur sa place dans la théorie mimétique, la place qui lui reviendrait de droit dans une économie de la violence : une place centrale en politique, à n’en pas douter, puisque sans la peur, il n’y a pas de domination (de relation maître-esclave) ; mais en anthropologie, c’est la guerre de tous contre tous, la violence réciproque, (la guerre civile, en fait) qui de tous les dangers qui nous menacent est celui qui fait le plus peur. Sauf que Girard n’est pas Hobbes. Il ne croit pas que « la peur de la mort violente » soit cette passion qui assure le salut d’une communauté en crise. Il ne croit pas à un « contrat social », comme l’on sait mais à l’intervention à la fois nécessaire et hasardeuse du mécanisme victimaire. Il me semble que la peur ne joue pas de rôle positif ou productif dans la théorie mimétique, rôle qu’elle joue assurément dans les théories du contrat social.

    A part ça, il me semble que la réflexion de Jean-Louis ne réduit pas la peur à cette passion coupable qui ferait les « lâches » par contraste avec les courageux. D’abord, la lâcheté n’est pas la conséquence de la peur, il faudrait même dire que si un homme ne connaissait pas la peur (chose impossible sauf inconscience), il ne pourrait se révéler courageux. Ensuite, en matière d’adaptation, la peur est certainement bonne conseillère, même si la peur de la mort comme le dit en passant ce billet, nous rend libre : on a toujours le choix entre une conduite d’adaptation biologique et une conduite de désadaptation qui peut être imbécile mais aussi, dans certains cas, héroïque.

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  5. « L’heuristique de la peur » serait, selon Hans Jonas, le seul moyen d’induire chez l’être humain un comportement responsable vis-à-vis des générations futures. L’impératif est le suivant : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre. »

    La démarche est louable. Elle rappelle la règle d’or : « Traite les autres comme tu voudrais être traité » ou, plus négativement : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Il semble bien que Jonas soit parti de cette version négative puisqu’il fonde la prise de conscience sur la peur. Ce serait la peur qui nous rendrait vertueux. Je vois là un relent de principe sacrificiel, tout à fait classique.

    Depuis toujours, les humains n’obéissent que sous l’effet de la peur. Les pouvoirs, même les moins tyranniques, utilisent ce sentiment pour être craints ou respectés. Nous ne sortons donc jamais du mécanisme victimaire tel que René Girard l’a révélé, ou mieux, tel que Jésus l’a dénoncé. Ainsi avait-il retourné la règle d’or pour en faire un commandement positif : « Tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous-mêmes, faites-le pour eux » (Matthieu 7, 12 et Luc 6, 31). Ce n’est plus la peur qui doit nous « guider », mais l’amour du prochain, le désir de bien faire.

    Le « principe responsabilité » de Jonas est trop étroit. Et puis, pourquoi s’en tenir aux « générations futures » ? Pourquoi reporter à demain les bénéfices des bienfaits que nous accomplissons ? C’est notre prochain, ici et maintenant, devant nous, que nous devons aimer. Si nous ne faisons pas cela, alors, nous « commettons un péché » et notre conscience vient nous tourmenter. C’est bien le reproche principal fait au christianisme, il nous pousse à la culpabilisation : « mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa ». Ce reproche est devenu un tabou aujourd’hui : surtout ne pas culpabiliser !

    On peut se demander, avec quelque effroi, où ce « principe d’irresponsabilité » nous mène. Les rapports entre les humains se dégradent, la planète se dégrade… Combien de temps encore allons-nous nous comporter comme des irresponsables ? Quelle peur va nous réveiller ? Hélas, nous voyons bien que les peurs s’accumulent (que nous appelons angoisse, anxiété, inquiétude, alarme, dépression), mais rien ne change. Le « catastrophisme éclairé » n’atteint pas nos consciences. Typiquement, la peur est mauvaise conseillère. Et si nous essayions l’amour ?

    Joël HILLION

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