« Signes de changement »

À propos de « Signs of Change: The Bible’s Evolution of Divine Nonviolence » (Cascade Books, 2022)Une lecture innovante de la Bible Le dernier livre d’Antony Bartlett lu et commenté par James Alison

Beaucoup de temps et d’énergie sont gaspillés à essayer de prouver que Dieu n’existe pas, comme si cela pouvait réfuter d’une manière ou d’une autre le christianisme. Mais l’inexistence de Dieu, dans n’importe quelle catégorie métaphysique usuelle, est à peu près la base du christianisme. Bien plus difficile à croire que tout ce qui concerne « l’existence » de Dieu est le fait que Dieu aurait voulu communiquer avec un groupe bizarre de simiens surexcités. Sans parler du fait que cette communication nous montrerait quelque chose comme de la tendresse, une tendresse dont nous témoignons si rarement et sélectivement à l’égard des autres en dehors de la sphère familiale.

Le nouveau livre tant attendu de Tony Bartlett est une avancée majeure dans la compréhension de cette irruption presque inimaginable, venue d’ailleurs, que nous appelons de manière trop platement objectivante la « Révélation divine » ; et dans la compréhension de comment cette irruption est retracée dans les livres que nous regroupons avec trop de complaisance sous le label « Écriture Sainte ». Ce livre était attendu, en effet, depuis les aperçus fournis dans sa contribution « The Suffering Servant » sur les textes d’Isaïe dans The Jesus Driven Life de Michael Hardin et, plus récemment, dans un long chapitre sur l’Évangile de Jean dans son Theology beyond Metaphysics.

Je vais prendre du recul par rapport à ce que fait Tony dans ce livre pour mieux cerner pourquoi et comment c’est extraordinaire. L’Église primitive s’était rendu compte que le témoignage apostolique de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus, mis par écrit dans ce que nous appelons le Nouveau Testament, n’est compréhensible qu’en connexion avec les Écritures juives, connues en grande majorité dans leur version grecque et non dans leur version hébraïque. Et que Jésus est en quelque sorte la clé d’interprétation de ces Écritures, sans qu’il soit du tout évident de savoir comment faire fonctionner cette clé. Cette perplexité n’a fait que croître à mesure que la familiarité avec les langues originales du temps du Christ, l’araméen, le grec et l’hébreu, se faisait rare. Dès l’origine et jusqu’à nos jours, deux tentations majeures se sont manifestées pour donner trop facilement du sens aux textes.

La première est le « fondamentalisme » et la seconde le « marcionisme ». La première, qui est aujourd’hui typiquement une tentation protestante, invente une lecture littérale de l’Écriture qui donne toujours le même sens au mot « Dieu », quel que soit le Testament où il se trouve, de sorte que le Second Testament n’abroge guère le Premier. Le Dieu même, qui a frappé les Ammonites et d’autres peuples, est bel et bien vivant dans les évangiles, les épîtres et surtout le livre de l’Apocalypse. La deuxième tentation (du nom de Marcion, un chrétien du IIe siècle) est aujourd’hui typiquement une tentation catholique. Elle consiste à minimiser le Premier Testament comme trop souvent violent pour être pris au sérieux. Et à considérer que, de toute façon, la prédication d’amour et de miséricorde de Jésus l’abroge plus ou moins complètement, d’où il résulte que nous n’avons pas besoin de nous prendre la tête à le lire.

Comme Henri de Lubac et Raymund Schwager l’ont noté à la fin des années 1970, la découverte par René Girard de la signification culturelle de ce qu’on a appelé plus tard le mécanisme du bouc émissaire a ouvert l’une des nouvelles approches les plus passionnantes de l’herméneutique scripturaire depuis le Moyen Âge – avec son « sens de l’Écriture », et la tradition de la « Lectio Divina » qui permettait de rendre vivant ce sens. En un mot, la lecture de Girard montre comment le mécanisme du bouc émissaire, omniprésent chez « les nations », a commencé à être détecté et critiqué par les prophètes et scribes hébreux, de sorte que la voix inaudible de la victime de la violence commence à se faire entendre. Et avec elle, la violence elle-même apparaît de plus en plus dans sa vérité nue, comme un problème de « nous » plutôt que comme une force qui réside dans les dieux ou dans les choses. Ce dévoilement culmine dans les récits de la Passion où tout le mécanisme, dont l’efficacité dépend du fait que les gens ne savent pas vraiment ce qu’ils font, est révélé et ainsi rendu inopérant – il est désormais impossible d’y prendre part en toute bonne conscience.

La lecture chrétienne moderne du Nouveau Testament a été poussée par une honte justifiée face à l’Holocauste, à redécouvrir l’immense vivier sémitique de références et d’allusions qui sous-tendent les textes, nous obligeant à recouvrer la connaissance des Écritures hébraïques. Mais ce que nous n’avions pas eu jusqu’à présent, c’est une lecture dynamique des Écritures hébraïques elles-mêmes, fondée sur l’hypothèse d’un processus d’apprentissage détectable, à la lumière duquel il devient possible d’imaginer Jésus comme accomplissant un processus déjà engagé. Qu’il était bel et bien l’aboutissement d’un acte de communication millénaire dont les textes des deux Testaments portent témoignage.

C’est l’exploit de Tony Bartlett dans ce livre. Il est allé plus loin que Girard en exposant non seulement le mécanisme à l’œuvre, mais aussi la dynamique de changement de sens (tout à fait compatible avec ce mécanisme) que l’on peut déceler dans les pages de l’Écriture. Il a apporté à cette tâche la compréhension des signes, ou sémiotique, telle qu’enseignée notamment par le grand philosophe américain Charles Sanders Peirce. Cet outil théorique lui permet de montrer comment les événements et les textes produisent ensemble des changements de relations entre les personnes. Ceux-ci produisent à leur tour de nouveaux signes parmi nous, créant à la fois des changements dans l’interprétation des textes et des textes entièrement nouveaux, de sorte qu’il y a une transmission continue de nouvelles significations.

En faisant travailler ensemble Girard et Peirce et en explorant comment Dieu nous a communiqué sa divinité comme entièrement sans violence, le travail de Tony débouche sur des lectures tout simplement stupéfiantes des Écritures. Il commence par le livre de l’Exode, et son enthousiasme face à ce qu’il découvre vaut plus que le prix d’entrée :

 » Le vrai miracle de la Révélation est la connexion avec un Dieu-en-relation qui a entrepris un parcours de changement humain en commençant par les dépossédés. Seuls ceux qui sont dépossédés du système de sens assuré de ce monde peuvent s’embarquer dans ce voyage. « 

Je voudrais souligner ici que, tout au long de son travail, Tony ne rejette pas, mais utilise largement, les meilleures et les mieux considérées parmi les sources d’érudition classiques et modernes dans le domaine. Il n’est pas radicalement innovant dans ses opinions sur le moment où les différents livres de la Bible ont été écrits, par qui et dans quelles circonstances. Il suit au contraire un consensus bien établi parmi les spécialistes des Écritures (même s’il est, hélas, bien caché des fidèles). Cela ne fait qu’ajouter à la crédibilité de la dynamique radicale de changement de sens qu’il découvre dans les textes.

Sa lecture de la Genèse, venant après l’Exode et intégrant des transformations de code au fur et à mesure que des histoires plus anciennes sont modifiées, avec des glissements de sens à travers des mots apparemment inchangés, est remarquable. Sa lecture du livre de Job comme « une violation systématique et révélatrice du code » se réfère à la tentative des Deutéronomistes de clore sur lui-même le sens qui a dominé notre vision de l’ensemble du processus scripturaire. Mais c’est une annulation beaucoup plus subtile de ce code que celle à laquelle la plupart d’entre nous sommes habitués. Bartlett corrige également, de manière tout à fait plausible, la compréhension qu’avait Girard de la relation entre les dialogues centraux de Job et l’introduction et la conclusion du livre.

La relation entre Jérémie, Deutéronome, l’Exil et le retour de Babylone, et Isaïe est discutée dans un chapitre sur Le Serviteur, et encore une fois, la relation entre événement, texte, relationnalité, apprentissage et nouvelle signification est démontrée de manière très convaincante. Le chapitre sur le livre de Ruth est extrêmement instructif sur le monde d’Esdras et de Néhémie, qu’il met en question. Tout à fait nouveau pour moi est le chapitre sur Daniel et le monde contemporain des Macchabées, au milieu duquel un événement produisit un signe qui approfondit la signifiance de la non-violence de Dieu.

La lecture par Bartlett du livre de Jonas comme une blague juive superlative (mes mots, pas les siens) est absolument convaincante. Il met le doigt sur l’ironie comme quelque chose d’essentiel à tout le projet de communication divine de la non-violence au sein de l’humanité violente.

Comme nous l’avons vu à maintes reprises, l’Exil est l’événement sémiotique central de la Bible, à partir duquel tout devient ironique pour le peuple juif.

Qui plus est, sa lecture de Jonas donne beaucoup plus de sens à la phrase où Jésus fait référence à Jonas comme le seul signe qu’il donnerait à ses interlocuteurs. Ce qui nous amène au chapitre le plus long du livre, celui sur Jésus. Le Jésus scripturaire devient beaucoup plus multidimensionnel à mesure que les contextes dans lesquels il a vécu, prêché et subverti le sens reçu sont ramenés à la vie, en s’appuyant une fois de plus sur les érudits classiques du Nouveau Testament E.P. Sanders et N.T. Wright, entre autres.

La relation entre Jésus et Jean-Baptiste est subtilement reconfigurée, tout comme le rôle du Temple dans ce que Jésus lui-même savait et pensait faire en allant vers lui, et vers sa mort. Tout cela ressort d’une vision chrétienne tout à fait orthodoxe de Jésus réalisant la plénitude de l’acte de communication divine. Comme le dit Bartlett à propos de son livre :

 » L’argument ici est toujours que le glissement sémiotique effectué par toute la Bible est trop radical pour être produit par des intelligences humaines immergées dans une culture violente. Il doit être modelé par quelque chose qui l’excède. »

Et il démontre très bien sa thèse selon laquelle :

 » Jésus était un auteur intelligent de son propre destin, y compris de sa mort, pour laquelle il avait une bonne raison et a donné un bon compte rendu. « 

Dans un dernier chapitre sur Paul, Tony interprète, très succinctement, un superbe démantèlement de la lecture à double face de l’apôtre avec lequel la plupart d’entre nous ont grandi. En utilisant le travail révolutionnaire de Douglas Campbell, entre autres, nous avons droit à un Paul plein d’esprit, ironique et non schizophrène, qui savait aussi ce qu’il faisait et défaisait dans tout ce qu’il disait, d’une manière qui a explosé à travers possibilités de sens disponibles à l’époque, et qui nous interpelle encore aujourd’hui. Une brève annexe sur l’Agneau, suggérant que l’auteur pourrait en dire plus sur l’Apocalypse de Jean, complète le livre.

J’ai quelques critiques. La première est le rejet trop rapide par Tony du travail de mon amie Margaret Barker. Son travail sur la théologie du Temple est une preuve formidable de la manière dont une institution particulière, liée au sacrifice, dans ses différentes répliques et rêves de refondation au fil du temps, a produit toutes sortes de changement de sens, introduisant de l’ironie et de nouvelles possibilités de sens relationnel. Le signe contesté qu’était le Temple a longtemps préexisté à la version qu’a délibérément resignifiée Jésus. Je soupçonne que le récit de Barker est mieux compatible avec celui de Tony que son intertextualité deutéronomiste ne permet de l’imaginer. La seconde critique n’en est guère une : plutôt une demande. Dans le chapitre sur Jésus, les paraboles sont négligées. Pourtant, s’il est un exemple de processus délibérément éducatif de changement de sens ironique laissant intacts des textes apparemment inaltérables, c’est bien celui-là. Un livre de Bartlett sur les paraboles serait un trésor que l’on espère fortement.

Pour conclure, nous avons ici une très riche élucidation de l’acte de communication de valeurs autres que les nôtres, tout à fait inattendu et difficile à saisir, qui a soufflé à travers notre monde, laissant les pages de l’Écriture brûlées comme par la queue d’une comète. Nous devenons, Dieu merci, de moins en moins vagues et de plus en plus capables de discernement dans notre aptitude à nous laisser atteindre par la plénitude de cet acte de communication. Bartlett montre l’herméneutique scripturaire dans les écritures elles-mêmes, d’où l’audace de son titre « L’évolution de la Bible de … » – pas l’évolution dans la bible, mais quelque chose poussé par le mouvement des écritures elles-mêmes. Comme souvent, Girard a pointé et rendu habitable un lieu de discussion qu’il atteignait à peine lui-même. Comme je le dis souvent à ceux qui trouvent Girard « too much » : « Ne vous souciez pas trop des détails. Si le christianisme est vrai, quelque chose comme ça doit être vrai ». Je dirais donc à propos du livre de Tony Bartlett : « Lisez-le, testez-le, courez avec et voyez où il vous mène ».

James Alison


[1]    Antony Bartlett, Theology beyond Metaphysics, p. 143. Pour un développement plus fourni sur les théologies de Antony Bartlett et James Alison, voir le chapitre 4 du livre de Bernard Perret Violence des dieux, violence de l’homme (Seuil, 2023)

12 réflexions sur « « Signes de changement » »

  1. Merci, Bernard, de nous donner à lire ces textes qui nous donnent envie d’en lire un autre, celui de Bartlett dont il faudra sans doute attendre la traduction française ?
    Je suis une fois de plus frappée par la vitalité et la clarté de la façon d’écrire de James Alison. Il est lumineux et « entraînant », ce style, il nous donne très envie de nous embarquer dans le voyage biblique vers « the Divine Nonviolence » de son ami Tony.
    Je retiens aussi l’idée que l’anthropologie mimétique et la lecture girardienne de la Bible sont une source d’inspiration dont René Girard lui-même n’a fait que soupçonner la profondeur. Mais n’est-ce pas le sort de toutes les « grandes découvertes » non pas d’échapper à leur géniteur mais de permettre au contraire à leurs héritiers, ici, les théologiens girardiens, de puiser leur inspiration à une source de vérité ? Mais avec les instruments de pensée de leur époque, et cela leur permet, comme le dit James Alison, d’aller « plus loin ». J’ai une grande hâte de lire Antony Bartlett, Tony pour les intimes.

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  2. Merci Bernard. C’était nécessaire de faire découvrir la pensée « disruptive » et « irruptive » d’Anthony Bartlett de ce côté-ci de l’Atlantique. Merci aussi de nous le faire découvrir par le commentaire lumineux de James Alison.
    Bartlett dévoile quelque chose d’essentiel et il nous faut en tenir compte dans nos propres réflexions. Mais nous devons, je pense, être encore plus radical. Bartlett écrit :
    « Par définition, une telle transcendance ne peut être enseignée à l’intérieur d’une idolâtrie conceptuelle. Cela ne peut venir, d’une manière ou d’une autre, que malgré les concepts. Par la déconstruction, la communauté, les chants, le don des langues, l’art, le cinéma, le silence, la prière qui recentre, la contemplation, la conversation, le conte, les signes, les sacrements, l’écriture, la découverte personnelle. Le travail du penseur et du théologien est d’utiliser le langage de la tradition conceptuelle pour s’en affranchir, et d’orienter le croyant, le quasi croyant et le non-croyant dans le sens de la relation irruptive qui caractérise le vrai Dieu [1]. »
    Magnifique. Pourtant, il manque quelque chose. On ne peut pas tirer du bon vin d’une outre qui n’en contient pas, ou dans laquelle le nectar est mélangé à de la piquette. La transcendance de cette Parole venue d’ailleurs doit être contenue dans les textes, dans tous les textes. Bartlett le dit d’ailleurs :
    « L’argument ici est toujours que le glissement sémiotique effectué par toute la Bible est trop radical pour être produit par des intelligences humaines immergées dans une culture violente. Il doit être modelé par quelque chose qui l’excède. »
    Malgré ce rappel, Bartlett reste ancré dans une hiérarchisation des textes :
    « La Bible a beaucoup d’histoires, mais en réalité il n’y en a que deux. Il y a l’histoire d’une humanité violente et l’histoire d’un dieu non violent qui se donne. La question a toujours été de savoir comment distinguer les deux sans créer un dualisme toxique. »
    Pour Bartlett comme pour presque tous les exégètes bibliques contemporains, cette dualité se traduit par la présence de différents courants. Il parle, par exemple, de « la tentative des Deutéronomistes de clore sur lui-même le sens qui a dominé notre vision de l’ensemble du processus scripturaire. » Il comprend le caractère dynamique de cette transformation de sens, mais il le voit encore trop de manière diachronique: les « vieux » textes sont subvertis par les « nouveaux ».
    Or cette transformation a lieu dans tous les textes, y compris les plus attachés en apparence à l’ordre du monde (notamment Deutéronome et Lévitique, qu’il ne commente pas si mes souvenirs sont bons). La transformation de sens est à chercher bien plus dans une lecture synchronique que dans une évolution temporelle, historique. Le « signe » doit non seulement s’affranchir de la tradition, des dogmes, mais aussi du temps. La dynamique de transformation est universelle et intemporelle.
    C’est mon unique réserve. « …la lente séparation de la révélation non violente du cadre de sens violent » a lieu au cœur de chacun des passages de la Bible, y compris et peut-être surtout dans les textes qui nous semblent les plus ancrés dans la violence humaine.

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    1. Cher Hervé, je ne vois pas comment éviter ce que tu appelles une hiérarchisation des textes, que j’appellerais plutôt une dynamique intertextuelle. Plusieurs textes importants du Nouveau Testament (les tentations au désert, la parabole du fils prodigue…, et bien d’autres) s’interprètent comme des « accomplissements » de textes de la Bible hébraïque. Par ailleurs, je ne vois pas comment « sauver » un corpus qui comprend, par exemple, les textes clairement génocidaires du livre de Josué, sans interpréter ledit corpus en repérant le mouvement spirituel qui le traverse.

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      1. Merci Bernard de poser le problème point par point.
        Point 1 : la hiérarchisation des textes. Nous avons bien évolué à ce sujet, depuis la tentation marcioniste jusqu’à la séparation des textes selon qu’ils nous parlent du Dieu rétributif ou du Dieu miséricordieux (ce n’est pas le seul critère, évidemment). Mais la Bible nous met souvent en garde contre cette solution facile. Dans les Évangiles, elle est condamnée par la réponse de Jésus aux disciples, qui cherchent à avoir la meilleure place, ou par des propos tels que « les premiers seront les derniers ». Une parole est révélée ou elle ne l’est pas, et la Bible est Parole révélée ou elle n’est pas. De plus, cette hiérarchisation n’est jamais objective, mais toujours conditionnée par notre appartenance à telle ou telle religion, à tel ou tel courant.

        Point 2 : L’accomplissement des écritures. C’est évidemment lié à l’intertextualité. Il est flagrant que Jésus ne condamne jamais les textes « violents » de l’AT, qu’il n’opère jamais le tri que nous opérons. Accomplir ne veut pas dire abolir, mais donner son plein sens.

        Point 3 : la violence de certains textes. Les textes les plus violents de l’AT accomplissent eux aussi ce que Girard a annoncé. Ils utilisent le langage sacré pour mieux le subvertir. Je prends comme exemple Josué 7, puisque tu cites ce livre. Gil Baillie l’a remarquablement exposé dans « La violence dévoilée ». La bataille perdue doit trouver une explication « rationnelle », et Josué n’hésite pas à tirer au sort la victime émissaire qui portera la responsabilité de l’échec (Akan). Tout le mécanisme de résolution sacrificielle de la crise est exposé comme il ne l’est jamais dans les mythes. C’est une révélation des mécanismes de violence, en aucun cas une tentative de faire passer cette violence pour sainte. Avec cet exemple, on voit comment la dynamique de transformation de notre compréhension des faits se déroule au sein des textes, et non entre textes plus ou moins avancés. Il nous faut faire un chemin de vérité, de démythification, pour accéder à cette interprétation ; elle est une mesure de notre attachement au sacré, de notre capacité à nous confronter à cette violence. Ce ne sont pas les textes qui évoluent en fonction de la tradition qui en est à l’origine ; c’est nous qui évoluons dans notre lecture.

        L’intertextualité est en effet fondamentale, mais elle est synchronique et non diachronique. St Paul, par exemple, lorsqu’il se réfère à un passage de l’AT, utilise les signes présents dans ce passage pour éclairer son propos, nous permettre la transformation de sens dans son texte, qui à son tour déclenche celle de l’AT. Les deux textes (parfois 3, 4…) fonctionnent en parfaite communion. Il n’y a là aucune hiérarchie. L’intertextualité est fondamentale et elle est en effet dynamique. Mais elle fonctionne toujours dans les deux sens et, encore une fois, la dynamique est la nôtre, pas celle des textes. La révélation nous fait basculer dans une compréhension des textes détachée de tout contexte historique, culturel, dogmatique ou théologique. Le monde passera, pas cette Parole.

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      2. L’histoire d’Akan est intéressante pour illustrer notre désaccord. Je me range ici à l’avis de James Alison (12 leçons sur le christianisme, chapitre 3) : si nous sommes capables de voir dans ce récit une histoire de victime émissaire innocente sacrifiée pour rétablir la cohésion d’une communauté, c’est parce que « Nous avons appris à associer le mot « Seigneur » à la figure du sacrifié. » Chrétiens ou non, nous sommes marqués par la révélation évangélique. Le texte en lui-même contient sans doute des éléments qui facilitent sa démystification, mais il n’en demeure pas moins qu’il a été écrit et lu pendant des siècles du point de vue de Josué.

        Par ailleurs, je ne suis pas d’accord avec la phrase « Une parole est révélée ou elle ne l’est pas, et la Bible est Parole révélée ou elle n’est pas. » Je dirais plutôt, comme Nikolaus Wandinger : « La Bible contient une révélation divine directe révélant des mécanismes mimétiques et de bouc émissaire et aussi des projections humaines comme élément indirect de révélation qui, d’une part, ternissent sa clarté en ramenant des éléments mythiques et, d’autre part, révèlent beaucoup plus clairement ce dont les humains sont réellement appelés à sortir. » (, Palgrave handbook on mimetic theory and religion, p. 217.)

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  3. Peut-être sommes nous un peu trop obnubilés par cette idée contestable de « religion du Livre ». Notre lecture de textes mythiques ou historique parvient à déceler le mécanisme satanique (de « bouc-émissaire ») dans tous les textes et témoignages disponibles, c’est l’effet de la révélation. Mais pourquoi prétendre qu’elle serait « contenue » dans la Bible, comme si un objet quelconque était susceptible de contenir ce qui, si l’on en croit la théorie mimétique, doit forcément advenir : la Révélation, le Royaume, ou encore ; ce qui est, ce qui constitue la vérité de notre condition. Forcément advenir, parce que « le royaume de Satan est divisé contre lui-même » : il finit par s’autodétruire : tel est son principe (j’avais proposé un article sur Dali, non retenu, ou son explication de son tableau L’Enigme d’Hitler, qui lui vaudra son exclusion du cercle surréaliste, rejoint cette appréhension « suicidaire » de Satan)
    Ce qui est de Dieu échappe au temps et à l’espace, et la volonté de le contenir dans un objet s’apparente à de l’idolâtrie, engendre toutes les guerres de religion que nous subissons (notamment en sacralisant non seulement un livre, mais aussi des lieux saints, l’affirmation d’une antériorité de propriétaire : avec le conflit israélo-arabe, nous sommes en plein là-dedans). Pour aborder cette question plus concrètement : quelle est la différence entre notre lecture de Josué ou du Deutéronome et celle de tel récit grec ou précolombien ? Nous y voyons toujours le même phénomène, la même réalité. Le fait que ce récit soit intégré dans la Bible est secondaire, en dehors du fait que les rédacteurs, et surtout les réécritures successives adoptent peu à peu une distance critique par rapport aux évènements rapportés : cela doit aussi être pris en compte. Il y a donc bien un « travail » de la révélation qui, par le simple fait que nous sommes mortels, s’inscrit, en ce qui nous concerne seulement, dans le temps et l’espace. Nous ne sommes pas des anges.

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  4. Benoît et Bernard, ce que vous dites tombe sous le sens à un détail près : la Bible annonce cette lecture « retournée » des textes. Les auteurs de la Bible anticipent ce travail de révélation à l’œuvre dans le temps et l’espace, et le texte est en attente du moment où nous devenons capables de le démythifier. Ce qui implique nécessairement qu’ils ont écrit en connaissance de cause, et donne raison à Girard : l’exception biblique distingue celle-ci des autres textes mythologiques, dont les auteurs ne savent pas.

    18En ce jour-là, les sourds entendront la lecture du livre
    et, sortant de l’obscurité et des ténèbres,
    les yeux des aveugles verront.
    19De plus en plus, les humbles se réjouiront dans le SEIGNEUR,
    et les pauvres gens exulteront à cause du Saint d’Israël,
    20car ce sera la fin des tyrans,
    les railleurs seront anéantis,
    et tous ceux qui sont à l’affût du mal
    seront exterminés :
    21ainsi, ceux qui font condamner quelqu’un par leurs paroles,
    ceux qui tendent des pièges au cours des débats du tribunal
    et attirent l’innocent dans l’Abîme.

    Isaïe 29

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  5. Le vieillard n’a pas grandi, rejoint la foule manipulée des inconsciences choisies en toute intelligence d’un modèle éconduit pour justifier la rage et le refus, renoncement au repos pour mieux se penser juge et s’octroyer, erreur sans fin reproduite, vengeance et rétribution de toutes les inquisitions totalitaires.
    Le doux regard, pourtant, est là qui voit et indique la voie du père à la mère, fille de son fils devenue pour tous ceux qui retournent à la maison de la raison où nous attend le veau gras, la joie et la rétribution, l’amour enfin, pleine et entière définition de l’humain, conscient alors qu’il est un autre modèle qu’arachnide pour ceux qui auront entendu le doux chant du hautbois, qu’à ce miroir radieux l’enfant aussi a le choix de ne plus suivre l’aïeul jusqu’au bois de la croix qui n’est plus nécessaire, mais celui qui y est cloué pour nous indiquer que désormais aucune autre royauté n’est indispensable en cet accomplissement, vieillards comme progéniture reconnus en silence paisible par celui dont ils sont les enfants.

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  6. Il y a bien une exception biblique, et il me semble aussi qu’elle est particulièrement évidente à la lumière de la théorie mimétique. Mais il me semble aussi que la théorie mimétique peut être abordée depuis deux points de vue, ou deux entrées différentes.
    Pour les premiers commentateurs de « la violence et le sacré », Girard posait la seule théorie du religieux existante qui ne soit pas religieuse, ce qui en constitue l’originalité, ou en d’autres termes, les textes, qu’ils soient mythologiques ou bibliques, étaient abordés indifféremment sans que la question de la foi se pose, ou autrement dit encore : son hypothèse n’est pas théologique. C’est ce point de vue que j’ai adopté dans mon commentaire précédent. On est donc tout à fait en droit de comparer des textes bibliques ou extérieurs à ce milieu culturel en dégageant des constantes, et nous pouvons dégager certaines vérités anthropologiques en lisant les Védas, par exemple, comme Girard le fait à partir des éléments retenus par Sylvain Lévi (Le sacrifice). Cette approche anthropologique consiste à montrer pourquoi le système sacrificiel est voué à l’échec, pourquoi il ne peut perdurer, car il repose sur le mensonge.
    La seconde entrée consiste à aborder les textes à partir de la foi. Cela consiste, après avoir montré comment le sacrifice nécessite l’unanimité des participants pour fonctionner (et donc, leur aveuglement), d’en déduire que seule la victime possède les moyens de dire la vérité du processus : le mensonge sur lequel il repose. Et comme cette victime est tuée, la vérité ne peut pas émerger. La boîte noire du mustêrion reste close. Si la vérité transparait malgré tout, c’est donc qu’elle provient « du dehors », c’est-à-dire, en langage imagé, du « ciel ». En pratique, certains « accidents de parcours », comme le fait que Joseph survive à ses frères, puis les retrouve ensuite pour leur pardonner, creusent une brèche dans l’édifice, qui va en s’élargissant, et la Bible traite principalement de ces « brèches », aussi petites soient-elles. L’incarnation de Dieu dans la personne humaine de Jésus, sa mort et sa résurrection, constitue l’éclatement définitif du cercle fermé, l’unanimité antérieure ne pourra plus se reconstituer.
    « Il y a un cercle bien sûr, et, pour nous faire comprendre qu’il existe et qu’il est fermé, ce cercle doit s’ouvrir quand même un peu pour nous. Comprenne qui pourra… » (entretien avec Michel Treguer, p.146)
    Comprenne qui pourra… en effet ! La théorie girardienne expose ce paradoxe de long en large. Ce n’est pas un effet de style, pas un effet « de structure » ni une « dialectique », car ce paradoxe est non seulement bien réel, mais il caractérise l’humanité depuis les origines : il constitue un fait, il est incarné par la victime sacrée, haïe, puis adorée, ou adorée, puis haïe.
    Pour ma part, je ne privilégie aucune de ces deux entrées possibles dans l’œuvre de Girard. Je crois qu’il est bon de les pratiquer ensemble. Tel était au fond l’objet de mon commentaire, qui était, je le reconnais, un peu « brut de décoffrage ».
    Continuons un peu : ce qui réunit ces deux entrées, c’est l’aspect morphogénétique de son hypothèse, qui me semble fondamental : il le conduit alors à proposer une suite « apocalyptique » à la révélation chrétienne, sur le modèle de l’eschatologie judaïque. Ce qui ajoute un paradoxe au paradoxe initial, car révélation et apocalypse sont synonymes, et si Jésus « révèle des choses cachées depuis la fin du monde », il réalise, au présent, l’apocalypse annoncée. C’est sur cette question, la plus difficile je pense, que je m’oppose parfois à une vision qui me parait dogmatique ; pour l’éclairer, il me semble alors pertinent de revenir à ces deux entrées initiales.

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