L’autodérision

Dans sa monumentale et tant attendue biographie de René Girard parue aux éditions Grasset le 13 septembre 2023, Benoît Chantre nous révèle, entre autres inédits, un important essai non publié intitulé La naïveté du Rire auquel il consacre d’importants développements. Il a été écrit au moment clé de la maturation de la pensée de René Girard, dans les années 1953-1955[1]. Benoît Chantre nous dit que cette étude “peut être lue à la fois comme une rupture avec l’esprit de sérieux et comme le pressentiment de la nécessité d’une conversion plus profonde”. Il la situe au moment où René Girard quitte la philosophie française et commence à construire un “cogito romanesque”. Il nous dit que “l’ironiste travaille […] à restaurer les relations gâtées par le mépris qui est la loi du monde, loi centrifuge où chacun veut se séparer, se distinguer des autres.”

Cette lecture fait pour moi écho à un événement de l’actualité récente. Le 8 septembre 2023, la coupe du monde de rugby se déroulant en France a donné lieu à une cérémonie d’ouverture, rituel obligé pour tous les grands événements sportifs, qui a divisé les spectateurs. Si elle se pliait à certains des incontournables du genre, décors grandioses, couleurs vives, mouvements d’ensemble, elle semblait renoncer à la prétention grandiloquente pour lui préférer la parodie franchouillarde. Il s’agissait de renvoyer au monde une carte postale qu’aurait pu sélectionner un touriste étranger en visite à Paris dans les années 1950. Pensons par exemple aux images des films d’Hollywood comme Un Américain à Paris ou Charade. Jean Dujardin y joue un boulanger qui distribue des pains de forme ovale plutôt que des pains/coups comme il était d’usage de le faire sur les terrains de rugby avant que les arbitres ne maîtrisent mieux ces faits de jeu, du moins au haut niveau. Les clins d’œil à la réputation de la France étaient légion, passant de la mode à la gastronomie sans oublier le bal musette.

Parmi les scènes les plus malaisantes (ainsi qu’il est de bon ton de qualifier désormais ce qui provoque le malaise), une sorte de Chantecler, homme travesti en coq, emblème traditionnel de l’équipe de France, venait caqueter en battant des ailes : à l’évidence il incarnait l’arrogance que le monde prête à la France souvent prompte à donner des leçons au monde, un coq qui chante les pieds dans le fumier selon l’image d’Épinal bien connue. Soit encore un orgueil qui ne tient aucun compte de sa condition d’animal de basse-cour contraint de patauger dans la fiente et chantant néanmoins de bon matin pour réveiller le voisinage de trop bonne heure. 

Nombreuses ont été les réactions hostiles à cette image jugée rétrograde et caricaturale d’une France “éternelle”. Or une caricature aussi clairement assumée par Jean Dujardin, un acteur de comédie qui commença sa carrière dans un groupe parodique s’intitulant Les Nous C nous, reçut un Oscar pour son interprétation de The Artist, un film qui se voulait une douce parodie du passage du cinéma muet au parlant et s’illustra dans les désopilants OSS 117, également de Michel Hazanavicius, où un James Bond français de la IVe République est tourné en dérision, ne peut signifier par une telle dramaturgie ni une adhésion ni, au demeurant, une détestation. Il s’agit de se moquer un peu des cérémonies d’ouverture et des clichés associés à la France par les étrangers mais aussi et surtout beaucoup de nous-mêmes.

Audacieuse dans ce contexte de grand rituel païen à l’audience planétaire, cette attitude a un nom : l’autodérision. Elle s’oppose à la vanité qui nous pousse à nous montrer meilleurs que nous sommes et à tenter de le faire croire aux autres dans l’espoir de nous rendre désirables. Loin de la coquetterie et de la fatuité, nous nous rapprochons avec l’autodérision d’une forme d’humilité. L’autodérision est d’ailleurs souvent associée à l’humour britannique. Que des Français en fassent preuve en l’occasion me semble être également un hommage rendu aux créateurs de ce jeu désormais joué sur tous les continents, mais avec une fréquence particulière dans des pays anglophones. 

Il y a plusieurs années, j’avais été sollicité pour participer à un ouvrage collectif intitulé The Palgrave Handbook of Mimetic Theory and Religion (2017, Palgrave Macmillan) dirigé par James Alison et Wolfgang Palaver, avec comme sujet imposé l’autocritique dans la théorie mimétique. A force de recherches, j’avais fini par trouver dans l’œuvre de René Girard que l’autocritique y était évoquée ça et là comme un passage obligé vers la conversion romanesque, le plus bel exemple, celui qui était développé le plus longuement étant donné par le personnage de Leontes dans le Conte d’hiver de Shakespeare (in Shakespeare. Les feux de l’envie, 1990, Grasset). Le grand romancier est toujours celui qui sait rire de lui-même en donnant à rire des travers des autres et plus largement se reconnaître comme soumis aux mécanismes du désir mimétique, l’exemple le plus évident étant donné par le snobisme auquel Marcel Proust n’échappe pas davantage que ses personnages dans La Recherche.

Pour moi, l’autodérision est une forme d’autocritique à connotation humoristique, parfois ironique, qui nous permet de dire aux autres que nous ne nous croyons pas supérieurs à eux ni différents d’eux, chacun devant composer avec ses propres travers. Difficile d’imaginer Bouvard et Pécuchet se livrant à l’autodérision. L’humour permet de prendre une distance nécessaire avec soi-même pour être en mesure de se remettre en question.

Les promoteurs de la cérémonie d’ouverture ont ainsi évité l’arrogance et l’orgueil, au fond quelque chose de très proche de l’état d’esprit rugby, sport terriblement collectif du fait du nombre des joueurs composant une équipe (15 et même 23 avec les remplaçants appelés à entrer en cours de partie) et de la variété des situations de jeu où personne ne peut s’imaginer gagner un match à lui seul. Comment l’emporter seul dans une mêlée, un maul, une touche, etc. ?

Contrairement aux origines universitaires de ce sport anglais, le rugby français a longtemps été majoritairement cantonné à la vie de villages du Sud-Ouest, avant que le professionnalisme et la concentration urbaine ne réservent le haut niveau à des métropoles. Mais ses racines y plongent encore : nos joueurs internationaux sont encore fréquemment issus de petites villes et villages ruraux. La Tour Eiffel semblait faire de la cérémonie un spectacle parisien, cliché difficilement évitable pour incarner la France, mais c’est bien la vie de village qu’un boulanger itinérant souriant qui pédalait sur un triporteur symbolisait.

Alors oui, pour moi l’autodérision est une condition nécessaire à la conversion du regard que nous portons sur nous-mêmes et sur nos rapports avec les autres. A défaut de nous reconnaître pécheurs, commençons par nous reconnaître joyeusement risibles !

Dans sa biographie, Benoît Chantre indique que pour René Girard, “analogue au rire de l’enfant, l’ironiste se rit de l’objet risible comme du rieur : il ne sépare pas, pour l’exclure, l’un ou l’autre pôle de la relation risible, le sujet du fou rire qui finirait par devenir ridicule ou l’objet ridicule qui finirait par devenir moqueur ou par se retirer du jeu.” Lors de cette cérémonie, ce rite contemporain, le dindon de la farce était donc le coq gaulois. Hélas, pour certains, il fut sujet de consternation alors qu’il invitait à un bon rire naïf unifiant les rieurs et les risibles, les Français se moquant en l’occurrence de ce dont les étrangers se moquent habituellement en voyant ce gallinacée brodé sur le maillot des joueurs des équipes de France.


[1] Il publiera des éléments repris de cette réflexion précoce dans un article de 1978 que nous connaissons sous le titre Un équilibre périlleux dans sa traduction française parue dans La voix méconnue du réel, Paris : Grasset, 2002.

13 réflexions sur « L’autodérision »

  1. Oh oui, c’est un billet qui fait du bien : il nous récompense de la peine que nous nous donnons, trop souvent en vain, pour résister à la malveillance que non seulement nos travers mais aussi, bien sûr, la jalousie, inspirent à nos détracteurs, le plus souvent anglophones. On n’a plus trop d’arguments frappants depuis la « dernière guerre », qu’on n’a pas « gagnée » tout seuls, comme chacun sait. Qu’on n’a pas gagnée tout court, en fait.

    René Girard a conquis ses premiers galons de professeur d’université en Amérique en se livrant à un travail de recherche sur  » L’opinion américaine sur la France (1940-1943) » Il a mené après Marc Bloch son enquête sur « l’étrange défaite »; il a aussi voulu éclaircir sa situation malaisée de « vaincu reconnaissant », nous dit Benoît Chantre. Mais surtout, il a eu l’intuition géniale (paradoxale) que « la France est le miroir de l’Amérique », que « les maladies chroniques de ces deux démocraties sont les mêmes des deux côtés de l’Atlantique. »

    L’auto-dérision a le mérite d’offrir aux rieurs et aux moqueurs un miroir dans lequel ils voient moins l’objet de leurs sarcasmes que la caricature qu’ils ont l’habitude d’en faire : leur jugement leur est donné à voir dans ce qu’il a d’outrancier et ainsi, le moqueur est moqué, le rieur ridiculisé. On pourrait alors voir l’autodérision comme une espèce de vengeance, plutôt que comme un acte d’humilité. Mais non, Jean-Marc a raison : ce que cette ruse du miroir signifie, chez Girard, c’est une reconnaissance de fraternité. Ce que voient en nous les « autres », nous sommes capables non seulement de le voir mais d’en rire. « L’ironiste se rit de l’objet risible comme du rieur » : le rire cesse d’exclure, il réunit.

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  2. Désolé Jean-Marc, mais votre billet que je lis et relis, est décidément trop subtil pour moi. Le rire est-il jamais étranger à la moquerie ? Pas dans la cérémonie d’ouverture de la CM de rugby en tout cas (j’avais commencé à regarder, puis j’ai attendu le match, j’avais de la peine pour Dujardin qui est un acteur que j’apprécie). J’ai tjrs considéré (et vécu) le rire comme l’une des étapes essentielles de l’exclusion. Son aboutissement, dans sa forme la plus légère. Un moment qui précède le meurtre réel dans les rituels victimaires les plus achevés. Les soldats romains se moquent de Jésus avant de le crucifier.
    Ainsi, l’autodérision peut-elle être sincère ? Oui, sans doute. Elle devient alors une forme d’auto-exclusion qu’on pourrait voir comme une figure du masochisme, forme très pure du désir mimétique comme nous l’explique Girard dans Des choses cachées (p. 350).

    PS Je ne suis pas sûr que Bergson aurait approuvé mon commentaire. Les philosophes du blog me le diront, j’espère.

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      1. Merci de votre commentaire. Mettez bcp d’autocritique, ajoutez un zeste d’humour, votre autodérision est prête ! Plus sérieusement, mon passé de chercheur dans le biomédical m’a appris que la position critique, éventuellement appliquée à ses propres conclusions, est un pré-requis absolu à tout exercice honnête et surtout efficace de cette activité.

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  3. Je complète le commentaire précédent en rappelant simplement l’expression familière, populaire, « mettre les rieurs de son côté », qui exprime bien qu’il vaut mieux être du côté des moqueurs-harceleurs que de celui du (ou des) moqué(s). Mais j’ai l’impression d’enfiler des perles, si j’ose dire, tellement tout cela me paraît évident…

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    1. Cher Claude,

      L’autodérision consiste justement à se mettre du côté des rieurs à propos de soi-même. C’est à ce renversement que René Girard nous invite. On retrouve dans l’alternative se moquer des autres ou de soi un écho à la distinction entre sacrifice d’autrui et sacrifice de soi. Il y a des comiques qui font métier de se moquer d’eux-mêmes (c’était le cas d’Eric Massot mimant l’emblématique coq gaulois). Mais ce peut être plus couramment une personne maladroite ou étourdie qui racontera en riant sa mésaventure à ses amis et connaissances sans cacher sa responsabilité et sans accuser le sort ou quelque autre. Elle mettra les rieurs de son côté en se reconnaissant risible et non en harcelant ou persécutant quiconque.

      A propos de mon billet, il faut y distinguer deux volets qui s’enchâssent si je puis dire :
      * Mon appréciation sur la cérémonie d’ouverture sachant que chacun a eu la sienne (premier degré/ « France rance », « France éternelle » ou plus axiologiquement neutre spectacle ringard ; second degré/pantomime du coq gaulois ; et même troisième degré/moquerie « inclusive » sur les clichés à propos de la France, clichés partagés par les Français qui en font leur fierté et les étrangers mais aussi le rugby avec l’évocation du fair play dont les amateurs savent qu’il n’est guère de mise dans une compétition sportive et les cérémonies d’ouverture prétentieuses façon village Potemkine, ce qui est mon interprétation.
      * Les citations de René Girard où l’on voit que la capacité à s’inclure dans le risible a précédé son intuition de la conversion romanesque. Proust articule les deux en se montrant autant victime du snobisme, parfaitement risible, que ses autres personnages. C’est là que se trouve la subtilité et non dans ma glose. Mon but était d’inviter à relire l’article « Un équilibre périlleux » dans « La voix méconnue du réel » et à lire la passionnante biographie de Benoît Chantre où l’on voit comment s’est conçue une théorie géniale sur fond d’alliances et de luttes tant académiques qu’éditoriales mais aussi dans un contexte familial lui aussi déterminant.

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  4. A Monsieur Julien, qui sollicite aimablement (par exemple) mon concours, je répondrai que sa position sur le rire me semble pencher, au contraire, du côté de Bergson, une philosophie du rire « objectiviste » puisqu’elle se focalise sur l’objet risible (le mécanique plaqué sur le vivant). Le rire, reconnaît Bergson est « spécifiquement attentatoire à la vie sociale ». Et Benoît Chantre, commentant le texte inédit de Girard constate : « Cette tentative d’expulser notre « moi social » dans la figure d’un être moins adapté que nous le sommes, n’est autre que l’expulsion d’un bouc émissaire ». Ceci va tout à fait dans le sens de votre commentaire.

    Par contre, la thèse girardienne, pour faire triompher la parole de vie sur celle du monde (toujours méprisante, puisqu’elle consiste à mépriser autrui et à être méprisé par lui) s’appuie non sur la philosophie mais sur la grande littérature pour redonner au rire sa « naïveté »: c’est le passage, fondamental chez Girard, nous dit Benoît Chantre, de l’ironie à l’humour.

    En ce qui concerne ce passage, c’est quasiment une conversion, je crois que la réponse que vous a faite Jean-Marc Bourdin vous livre l’essentiel, faisant entrer l’auto-dérision non dans la catégorie du masochisme mais bien dans celle de l’humour, un rire de soi ni objectif ni subjectif mais intersubjectif, c’est-à-dire fraternel.

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    1. Merci de votre éclairage philosophique sur mon petit commentaire. Je repensais à la proximité entre l’autodérision et l’humilité (beau sujet pour le bac, non ?). L’inclination naturelle de mon caractère n’est pas du tout l’humilité, mais, comme je l’ai indiqué à fxnic dans ma réponse à son commentaire, la recherche scientifique expérimentale impose absolument l’humilité. Cela dit, on n’a pas besoin d’en appeler aux rieurs quand un résultat nouveau vient contredire ses propres conclusions, il suffit de s’incliner et de reconnaître le progrès de la connaissance dans le sujet concerné (et de repartir à l’assaut de la prochaine vérité provisoire, avec ambition et sans humilité !). Dans les SHS, mon impression est que c’est généralement plus compliqué…

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  5. Expulsion, persécution, fraternité, divertissement, contagion, instrument de rivalité, etc., le rire peut être présent dans chacun de ces rapports humains. Il est une manifestation physiologique de sentiments multiples et complexes. Il est pour moi émouvant que René Girard, grand rieur d’après ses proches (Jean-Michel Oughourlian évoque souvent l’atmosphère joyeuse qui a entouré la confection de Des choses cachées…) ait en quelque sorte amorcé son cheminement intellectuel par ce comportement qui, s’il est un des propres de l’homme, n’en est pas moins considéré comme de faible intérêt (la tragédie est jugée plus noble que la comédie, les larmes sont plus dignes que les éclats de rire, etc.). Où l’on retrouve l’humilité ?

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    1. Cher Jean-Marc, merci de m’avoir invité à relire le chapitre « Un équilibre périlleux. Essai d’interprétation du comique » dans « La voix méconnue du réel ». J’avais notamment complètement oublié le développement génial sur le chatouillement !

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