
L’économiste Daniel Cohen s’est éteint le dimanche 20 juillet dernier à l’âge de 70 ans. Unanimement respecté, il avait en particulier dépassé la vision traditionnelle de l’agent économique comme acteur rationnel et s’intéressait à l’anthropologie. Il ne pouvait manquer d’y rencontrer la pensée de René Girard. En témoigne son ouvrage paru en 2015, Le Monde est clos et le désir infini (Albin Michel, 224 pages). En voici une recension, signée Céline Gendry-Morawski et publiée en août 2016.
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Daniel Cohen fait écho, ou plutôt désavoue, le livre d’Alexandre Koyré, « Du monde clos à l’univers infini« , en nous offrant une « traversée des illusions économiques ».
En effet, une fois n’est pas coutume, Daniel Cohen nous démontre combien, en s’appuyant sur le principe du désir mimétique de René Girard, le désir humain est sans limite, alors que le monde, lui, n’est pas extensible. « Une fois que les besoins primordiaux sont satisfaits, et parfois même avant, l’homme désire intensément, mais il ne sait pas quoi. Car c’est l’être qu’il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu’un d’autre lui paraît pourvu… » explique René Girard. Ainsi, le désir est (presque) assouvi, et d’autant plus perpétué, par la croissance qui opère telle une religion : elle aide l’humanité à oublier ses vicissitudes.
Portée en promesse de bonheur, la croissance était déjà célébrée en tant que « valeur morale, autonomie et liberté », puis la révolution industrielle transforme alors « cet idéal en promesse de progrès matériel ». Pourquoi ne pas changer les règles du jeu? Cohen cite Georges Bataille pour y répondre : « Nous avons aussi tendance à prendre pour intangibles les règles que nous avons nous-même créées, et préférons aller au bout des sociétés qui les ont constituées plutôt que de les changer ».
L’auteur nous offre une vision historique de l’humanité, son évolution, ses révolutions également, très complète, afin que l’évidence s’impose à nous : la croissance est un concept récent résultant de deux révolutions successives, la révolution agricole puis la révolution scientifique. Mais comme évoqué dans mon article sur l’ouvrage « Trois leçons sur la société post-industrielle » du même auteur, la croissance économique n’est plus, et ce depuis maintenant trente ans.
A travers cette narration, on découvre notamment que la naissance du capitalisme financier occidentale s’explique par le fait que les états, successivement en guerre, se couvrent de dettes. La transformation économique résulte aussi de l’apparition de la peste noire au 14ème siècle, qui, décimant les populations, engendre une hausse des salaires. « La crise donne aux paysans la possibilité d’échapper à leur condition servile, en allant louer leurs services au plus offrant ». Hélas, les coûts salariaux élevés incitent à la mécanisation du travail, comme moyen d’alléger les charges.
La disparition de la croissance s’explique par deux phénomènes : la problématique de la productivité au travail et la limite de ne comptabiliser que les valeurs d’usage, et non les enjeux immatériels. Le système fordien voit l’avènement du travail à la chaîne, dont Adam Smith avait dit : « La dextérité du travailleur à sa tâche est acquise aux dépens de ses vertus intellectuelles, morales et maritales ». Cette perte de croissance creuse les inégalités, en offrant la part du lion à quelques privilégiés, ce que l’auteur appelle l’effet Pavarotti : « Pourquoi acheter un autre album que celui du meilleur artiste ? » En effet, dans le capitalisme post-industriel, « les modes de rémunération tendent à tout donner au meilleur, et rien au second ». De quoi provoquer la nostalgie d’une société industrielle pourtant décriée. Daniel Cohen appréhende ensuite la société contemporaine dans son innovation technologique, qui évolue davantage en tant que société de biens immatériels que dans la pure sphère commerciale, a contrario des précédentes révolutions.
Ainsi, alors que les pays riches subissent de front un ralentissement de leur croissance et une augmentation des inégalités, les autres pays expérimentent une croissance jamais connue auparavant et une diminution des inégalité à l’échelle mondiale. « Les pays riches se débattent dans la « stagnation séculaire » mais, pendant ce temps, les pays émergents connaissent une croissance époustouflante ». L’auteur souligne combien ce réajustement mondial est incompatible avec nos problématiques environnementales.
Et de rappeler, toujours dans la lignée de René Girard, que cette croissance mondiale ne suffira pas aux pays en voie de développement, qui, naturellement, en voudront toujours plus. En effet, les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky démontrent que « les décisions humaines se faisaient toujours relativement à un point de référence, lequel évolue sous l’influence du milieu où l’ont vit. On n’est pas riche ou pauvre dans l’absolu, mais par rapport à une attente ». Et Daniel Cohen d’ajouter une formule célèbre de James Duesenberry « Keep up with the Jones » (« faire comme les Jones »), afin d’illustrer le besoin irrémédiable de tout un chacun de se comparer à ses voisins, ou pour être plus clair, de se situer relativement dans la société qui nous entoure.
Daniel Cohen cite enfin Tim Jackson, auteur de Prospérité sans croissance : « Pour être franc, il n’existe à ce jour aucun scénario de croissance permanente des revenus qui soit crédible, socialement juste et écologiquement soutenable dans un monde peuplé de neuf milliards d’habitants ».