Le langage parabolique des Evangiles

par Hervé van Baren

Je viens de publier sur YouTube une vidéo dédiée au chapitre 16 de l’Evangile selon St Luc :

Il y a quelques années, j’avais déjà abordé ce chapitre dans un article :

Dans la vidéo et dans l’article, j’essaye de montrer comment l’évangéliste utilise avec talent l’art de la parabole pour développer ce qu’il est permis d’appeler une anthropologie de la rétribution. Dans le présent article, je me limiterai à l’analyse du langage parabolique de Luc.

Dans la parabole du gérant habile, qui ouvre le chapitre, il est question d’un gestionnaire qui se fait licencier par son maître. Luc utilise parfois l’omission pour nous confronter à nos réflexes violents. Il ne précise pas la nature de la faute reprochée au gérant, elle est laissée à notre interprétation. Il indique seulement qu’il est question de dilapider les biens de l’homme riche (dans la traduction de la TOB). Cette omission déclenche en nous un biais cognitif (1). Nous entendons que le gérant ne fait pas suffisamment fructifier la fortune de son employeur (ce qui est vrai), et nous en déduisons qu’il ne charge pas assez ses débiteurs de dettes (ce qui s’avère faux). Dans notre esprit, les lois universelles de l’usure s’appliquent nécessairement dès qu’il est question d’échanges. Or c’est de relations que Luc nous parle, et dans ce cas précis, une saine gestion implique des taux d’intérêts négatifs, la remise des dettes, autrement dit le pardon.

Les interprétations, depuis 2000 ans, tombent dans ce piège, qui précipite nécessairement dans le scandale lorsque nous lisons que Dieu (l’homme riche) et Jésus louent l’habileté du gérant. La parabole nous incite donc, pour sortir de ce scandale, à revenir au début et à franchir l’obstacle du biais cognitif pour accéder à cette vérité universelle : les lois de l’amour s’opposent aux lois de la finance.

Au verset 18 («Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet un adultère, et quiconque épouse une femme répudiée par son mari commet un adultère »), Luc utilise un autre procédé : la juxtaposition de deux sentences dont les valeurs morales respectives sont incomparables. La première partie du verset verra l’approbation du grand nombre. La seconde, lorsque nous osons la critiquer, nous apparaît bien injuste. Là, c’est le sacré qui va induire un biais cognitif : à partir du moment où Jésus dit que c’est mal, c’est mal. Le court-circuitage de notre esprit critique conduit à une mise sous tension du texte qui nous incite à lire autrement. La capacité à retourner la parabole est inversement proportionnelle à l’influence du sacré sur notre esprit.

Appliqué au sujet traité dans le verset, on voit que la prépondérance du sacré conduit à une lecture dogmatique et morale arbitraire (la seconde partie du verset est à l’origine de l’interdiction de communier pour les divorcés-remariés). Le retournement parabolique conduit à une révélation, celui de la réduction des femmes à des objets d’échange dans les sociétés patriarcales.

Dans la parabole de Lazare et du riche, la démonstration de l’hégémonie du principe rétributif dans nos esprits est encore plus éclatante. Il suffit de se placer en surplomb de ce principe pour prendre conscience de la similitude des situations sur terre et au ciel. Mais là encore, la tendance systématique des interprétations traditionnelles à adopter le point de vue moral rétributif démontre notre incapacité à réaliser ce changement paradigmatique. Notre esprit cartésien est asservi au principe bien plus puissant, bien qu’invisible, de la rétribution.

Il y a dans cette analyse des astuces paraboliques utilisées par Luc une incontournable question. Pourquoi faire appel à ce qu’il est permis d’appeler un piège parabolique, qui nous enferme dans notre obsession rétributive ? Tout d’abord, il faut constater l’efficacité redoutable du procédé. Une revue des interprétations à ce jour permet de constater que nous tombons systématiquement dans ce piège, que nous adoptons sans broncher la lecture moralisatrice et rétributive, même lorsque celle-ci conduit à des incohérences, à des contresens et au scandale. Voilà déjà une première réponse : ce scandale n’est pas celui d’un piège sournois tendu par l’évangéliste, c’est celui de notre violence, et c’est cela que le procédé parabolique cherche à nous faire voir. Nos réflexes moralisateurs sont toujours rétributifs et constituent le véritable piège, et il est satanique : en croyant faire justice, nous perpétuons le cycle infernal de la violence, et c’est cela l’incohérence profonde.

Une autre approche consiste à réécrire le texte sans faire appel au procédé parabolique. Luc aurait pu nous le dire franchement : nous, les humains, nous sommes pathologiquement rétributifs, et ce qui nous semble supérieur est en réalité le moteur de la violence. Aurions-nous pu entendre cette vérité ? Il est permis d’en douter. Mais plus qu’un remarquable procédé pour nous faire prendre conscience d’un phénomène largement impensé, pour nous élever au-dessus de la méconnaissance, la parabole est une protection contre ses propres effets destructeurs de l’ordre humain. Elle nous propose simultanément deux paradigmes : le sacré et le saint. Selon notre capacité à nous passer du premier sans nous entretuer, nous sommes capables d’accéder au second. La parabole satisfait pleinement la condition imposée par Dieu à ses prophètes : révélez, mais sans révéler. La parabole a donc une fonction intrinsèquement apocalyptique. Le verrou qui nous interdit l’accès à la dimension révélatrice ne peut sauter que lorsque nous avons atteint la maturité suffisante pour nous confronter à notre violence.

Girard, en lisant dans la Bible le témoignage des victimes émissaires, en concluait à juste titre que les Ecritures judéo-chrétiennes subvertissaient profondément la mythologie et ouvraient à une nouvelle ère. Mais en posant que cette révélation prenait son origine dans la Croix, et que depuis lors tout avait été révélé, il affirmait aussi qu’elle était parfaitement accessible depuis 2000 ans. Or deux faits viennent contredire cette affirmation : premièrement, que personne n’ait lu la Bible de cette façon avant lui. Deuxièmement, qu’aucune interprétation n’ait été capable de ne pas tomber dans les pièges paraboliques tendus par les évangélistes.

Je ne cherche pas à minimiser l’effet de la Croix, je suis de ce point de vue parfaitement en phase avec René Girard. Mais il faut se souvenir qu’entre la Croix et nous, il y a les textes, et ces textes, par l’usage presque systématique des procédés paraboliques que j’ai tenté d’exposer dans cet article, ont perpétué la dissimulation prophétique, l’interdit divin de révéler pleinement la réalité de la violence. Que cet interdit ait été levé par la lecture de la Bible à la lumière de la théorie mimétique (qui est la version profane de ce dévoilement de la réalité de notre violence) ne peut avoir qu’une seule explication. Les Ecritures, en se retournant, nous signalent que nous sommes mûrs pour nous passer du sacré sans périr.

(1) « Un biais cognitif est une déviation dans le traitement cognitif d’une information. Le terme biais fait référence à une déviation systématique de la pensée logique et rationnelle par rapport à la réalité. Les biais cognitifs conduisent le sujet à accorder des importances différentes à des faits de même nature et peuvent être repérés lorsque des paradoxes ou des erreurs apparaissent dans un raisonnement ou un jugement. » (Wikipedia)

17 réflexions sur « Le langage parabolique des Evangiles »

  1. J’espère qu’un jour vous reviendrez sur votre tropisme libéral.
    Compréhensible à la limite dans les années 70 … Quoique c’est bien un capitalisme d’état en chemin vers le socialisme qui a sauvé notre humanité des années 30 aux années 80 pour les pays anglo saxons (pas de René Girard sans Roosvelt quoiqu’en ai pu penser celui ci dans les dernières années de sa vie) jusqu’aux années 90 2000 pour les autres états de l’Europe occidentale.

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  2. Je suis un peu gêné de répondre à l’article et à la vidéo remarquable d’Hervé van Baren, car j’ai consacré une étude approfondie à la parabole du « gérant d’iniquité » (traduction Chouraqui), étude basée sur des éléments historiques (ce qui m’est parfois reproché). Néanmoins, je crois que ce point de vue, bien que différent de celui d’Hervé (qui relève de la philosophie morale ou de la théologie), n’est pas opposé, mais complémentaire, et permettra à nos lecteurs d’enrichir leur approche personnelle de cette parabole, qui a joué un rôle essentiel dans ma vie. Elle est, et de loin, la plus mal comprise de toutes.
    Hervé écrit : « Luc utilise parfois l’omission pour nous confronter à nos réflexes violents. Il ne précise pas la nature de la faute reprochée au gérant, elle est laissée à notre interprétation. Il indique seulement qu’il est question de dilapider les biens de l’homme riche. »
    C’est exactement de cela qu’il s’agit : et l’on relèvera au passage que le terme employé (di-lapider) est une stricte inversion spatiale du verbe lapider (centripète et non centrifuge). Cet homme est accusé par l’ensemble unanime des employés, compris, par métaphore, de leur dieu : l’Adon (c’est à dire le propriétaire terrien de la parabole). L’Adon se range du côté de la foule accusatrice sans se donner la peine d’effectuer la moindre enquête. Ce dieu archaïque est celui figurant parfois dans l’Ancien Testament, Shaddaï, qui agrée les sacrifices de présumés innocents à condition que l’ « entreprise » continue à prospérer.
    Mais la parabole nous donne tous les moyens d’effectuer cette enquête, à condition que nous le voulions bien : nous ne sommes pas obligés d’adhérer à l’accusation vague qui est prononcée. Nous savons en effet que dans la Palestine de ce temps, les gérants de domaine agricole ne percevaient pas de salaire, mais se rémunéraient en percevant pour leur compte une commission sur les produits vendus à des clients. C’est la pratique courante de ce « fils de cette ère », comme tant d’autres, mais celui-ci va un peu plus loin : il ne perçoit pas directement sa commission, mais recours au crédit pour différer la transaction. La commission perçue comprend alors, du moins en en principe, l’intérêt de la dette.
    C’est ce que ne supportent pas les pharisiens qui entourent Jésus à ce moment-là, et à qui il lance cette parabole afin de les confondre. Car percevoir un intérêt sur une dette consentie, cela ne se fait pas, pas entre juifs en tout cas ; cela est interdit par ces « purs » qui, contrairement à ce gérant, veillent scrupuleusement à ne pas se salir les mains avec un argent qui leur est donné autrement, par l’intermédiaire de la dîme : de façon tout à fait « légale ». On peut se référer à ce propos à « L’obole de la veuve » (Lc. 21), qui suit la critique envers ceux « qui dévorent le bien des veuves et affectent de faire de longues prières ».
    Précisons que le montant initial de la commission ajoutée à l’intérêt demandé, s’il nous parait énorme (100% pour l’huile…) était tout à fait courant non usuraire, conformément au code d’Hammourabi ; très précis en la matière. Les réactions négatives des pharisiens « qui aiment l’argent » et s’offusquent de voir le gérant donner son salaire – c’est-à-dire la commission et les intérêts qu’il aurait dû percevoir – pour se faire des amis, proviennent de ce qu’ils intègrent l’interdit portant sur le prêt à intérêt au corpus de la loi : or rien n’est spécifié à ce sujet dans le décalogue. Aussi, la conclusion de cet épisode de confrontation entre Jésus et les Pharisiens consiste-elle en un rappel de la loi fondamentale, à laquelle Hérode ne s’est pas soumis puisqu’il a épousé la femme de son frère (avec les conséquences que l’on sait : Jean-Baptiste décapité) : les Pharisiens accusent donc un innocent tout en s’abstenant de critiquer le coupable Hérode.
    Il y a, bien sûr, beaucoup plus à dire sur cette parabole, que les pharisiens modernes s’évertuent à ne pas vouloir comprendre, par exemple en traduisant : « Si donc vous ne vous êtes pas montrés fidèles pour le malhonnête argent, qui vous confiera le vrai bien ? » (EBJ). Il faut bien sur lire : « Aussi, si vous n’êtes pas fidèles avec le Mamôn inique, qui donc vous confiera le vrai ? » (Chouraqui) A l’absurde traduction officielle destinée aux catholiques (EBJ) viennent s’ajouter les titres qui construisent ce « biais cognitif » qu’Hervé mentionne très justement. Y participe évidemment le titre surajouté, qui n’a rien de neutre – « L’intendant infidèle » – puisque la parabole exprime très précisément l’idée inverse : sinon, pourquoi l’Adon de la parabole en vient-il à féliciter ce gérant ?
    Ce qui est tout à fait extraordinaire dans cette parabole – et c’est sans doute ce qui gêne le plus les théologiens – c’est qu’elle nous montre Dieu en train de se tromper : il ne serait donc pas omniscient. L’Adon expulse un juste, qui est désigné coupable par la foule, et c’est le geste de survie et de confiance de celui qui est expulsé qui le « réveille », en quelque sorte, et lui fait changer d’avis. Cette parabole est à rapprocher de la scène, réelle – car ce n’est pas une parabole –, ou une étrangère Syro-Phénicienne demande un geste de Jésus pour sauver sa fille, qui lui répond, en l’insultant : « Il n’est pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiots » (Mt.15, 26 et Mc.7, 27), avant de se raviser devant sa réponse magistrale. Réponse tout aussi magnifique que ce « crédit » – c’est le sens même de la foi ; credo – accordé aux clients du gérant, ces étrangers à l’entreprise, afin qu’ils lui laissent une place « dans les tentes de la pérennité ». On peut lire ici une apologie de la transmission du judaïsme vers le monde païen, étranger au peuple élu, qui est tout à fait conforme à la mission de l’évangéliste.
    Dans toutes les occurrences rencontrées, et c’est particulièrement frappant dans cet exemple, les paraboles nous enseignent comment se produit le mécanisme d’expulsion victimaire, et nous révèlent apostériori l’étendue de notre méconnaissance à ce sujet. Apostériori : car la parabole produit un effet boomerang à l’attention de ceux « qui ont des oreilles pour ne pas entendre ». Dans ce cas précis, la pugnacité de notre résistance à la Révélation est sans commune mesure : tous les ecclésiastiques et théologiens que j’ai pu interroger ont continué à nier l’évidence, et m’ont vertement reproché mon interprétation, sans se donner la peine de me proposer une alternative crédible.

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  3. Voici un article et une vidéo en effet très impressionnants. L’article n’est pas de ceux qui poussent au commentaire mais à la méditation. La démonstration faite ici, que Jésus et ses apôtres s’expriment en paraboles pour révéler une vérité apocalyptique a un aspect implacable : elle est à la fois convaincante sur le plan du raisonnement, même si des fois, il faut relire ou réécouter les textes de Luc et d’Hervé, on a vite fait de rater une marche ; et c’est émouvant sur le plan existentiel, il s’agit d’un cheminement vers la conversion, sans le secours de la grâce, c’est-à-dire une conversion du regard : se rendre compte que le « scandale » de certains textes est le miroir qu’ils nous tendent, nous obligeant à voir l’obstacle (la pierre d’achoppement) en nous-même, ici dans notre demande réflexe de justice rétributive.

    Cependant, sur le plan pratique, ce que je trouve vraiment très fort, et sans doute très girardien aussi, c’est la réponse à la question qui nous taraude : pourquoi ce qui doit être révélé doit-il en même temps être caché ? A quoi riment cet « interdit divin de révéler pleinement la réalité de la violence », l’usage systématique, dans les Evangiles, des « pièges paraboliques » conduisant à toutes les interprétations erronées de la Bible et ce sont forcément les plus répandues ? Tout cela aurait du sens : nous protéger comme on protège les enfants de réalités ou de vérités qu’ils ne sont pas (encore) en mesure de supporter ? Nous serions donc arrivés à l’âge adulte, « assez mûrs pour nous passer du sacré sans périr ». Cette note d’optimisme ou plutôt d’espérance fait beaucoup de bien !

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    1. Merci Christine, pour ce magnifique résumé. Adultes ? Ou peut-être adolescents, impatients de nous libérer de la tutelle parentale, de conquérir notre liberté, quitte à expérimenter maladroitement les différentes options qui nous sont proposées, quitte à prendre quelques douloureuses gamelles. Mais que c’est dur, de faire le deuil du merveilleux de l’enfance !

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  4. Toutes les paraboles bibliques reprennent un même scénario : la foule accuse un innocent, et l’expulse. C’est un scénario on ne peut plus classique pour les lecteurs de Girard… chacun ici devrait en convenir, n’est-ce pas ? Et pourtant, tous les commentaires montrent l’aveuglement volontaire des commentateurs, qui élaborent les interprétations les plus étranges pour justifier la foule accusatrice, et plus particulièrement ici, le point de vue des pharisiens qui entourent Jésus, et à qui cette parabole est initialement adressée. Je suis positivement émerveillé de constater in vivo la pertinence du procédé parabolique, qui à deux millénaires de distance, continue à montrer la puissance du mécanisme victimaire, sa faculté à conforter la cohésion de groupe. Merci à Hervé pour être parvenu à effectuer cette démonstration ô combien girardienne ! Grace à lui et à vous tous, je comprends mieux désormais « la joie parfaite » selon François d’Assise : comprenne qui pourra…

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  5. En effet, la colère meurtrière et en même temps ludique d’une certaine jeunesse, je pense aux événements récents, nous invite expressément à la fois à « faire le deuil du merveilleux de l’enfance » et à donner raison à ce constat proprement insoutenable exprimé par Girard dans « Achever Clausewitz » : « la violence, qui produisait du sacré, ne produit plus rien qu’elle-même » et finit par se prendre elle-même comme fin.
    S’il est douloureux, difficile, de vivre dans un monde « désenchanté », il semble presque impossible de vivre dans un monde désordonné, en crise, où tout est désacralisé, à commencer par l’autorité : on pense à la crise du « degree » selon Shakespeare ou à celle de la démocratie selon Platon. Le chaos comme antichambre de la tyrannie. Une humanité qui serait assez adulte pour se passer du sacré (de la violence économique) sans sombrer dans la violence essentielle, celle qui n’a d’autre fin qu’elle-même, on est bien d’accord, Hervé, c’est bien d’une espérance qu’il s’agit ?

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  6. Merci Monsieur Van Baren pour cette vidéo très bien faite et dans la continuité de celles de votre site.
    La difficulté de votre démonstration réside bien évidemment dans le repérage de ces versets « méta-paraboliques », puisqu’il va varier selon l’esprit ou le coeur de chaque lecteur de la Bible. La conséquence sera une perte d’unité au sein de l’Eglise comme communauté des chrétiens, unité que nous sommes appelés à favoriser (sauf si le verset Jn 17, 21 est lui-même « méta-parabolique » ?). La seule solution, peut-être, sera de s’entendre sur ceux-ci, tout en sachant que cette liste pourra varier dans le temps ….
    Je souhaite soumettre à votre perspicacité « méta-parabolique » le verset Ac 12,23 – sans guère de doute toutefois : « Mais soudain, l’ange du Seigneur le frappa, parce qu’il n’avait pas rendu gloire à Dieu. Rongé par les vers, il expira ».
    Ce verset clôt le sort d’Hérode Agrippa. A la lecture, il saute aux yeux que Luc renouvèle l’histoire d’Ananie et Séphira : Dieu punit de mort ceux qui ne suivent pas ses préceptes. Evidemment, ceci ne correspond pas à la description que fait Jésus de son Père; ce verset n’est pas littéralement acceptable.
    Un petit détour par Isaïe 53 est tout d’abord indispensable. Il faut se rappeler que Luc introduit le récit de la Passion de Jésus en Lui faisant dire (Lc 22,37) : « Il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Ecriture : Il a été compté parmi les coupables » ce qui est une référence à Is 53,12 par lequel Luc nous invite à lire la Passion avec ce texte sous les yeux . Ainsi, par exemple, la compréhension de la présence du verset Lc 23,12 scellant le retour de la bonne entente entre Pilate et Hérode se fait aisément grâce à Is 53,5 : « Le châtiment qui donne la paix était sur lui ». Jésus vient de recevoir sur lui le manteau de couleur éclatante qui le désigne à la foule comme étant le coupable qui va endurer le châtiment. Jésus a, sur Lui, le châtiment. Alors, pour illustrer Isaïe et mettre à jour le mécanisme sacrificiel qu’il dévoile, Luc donne un exemple de paix qui survient grâce au châtiment. Je cite ce verset car R. Girard, à propos de cet épisode de l’Evangile dans Des choses cachées …, ne cite pas ce verset d’Isaïe (sauf erreur de ma part).
    Revenons à Ac 12,23 et relevons qu’une nouvelle fois, Luc illustre un verset d’Isaïe 53, le verset 4 : « Et nous, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu » (je souligne le verbe qui relie les deux versets). On notera son aspect ironique; il est évident, pour son rédacteur Isaïe, que nous nous trompons en pensant que c’était Dieu qui l’avait frappé. Luc s’inclut dans le « nous » : littéralement, c’est Dieu qui a décidé de la mort d’Hérode Agrippa. Ainsi, l’interprétation méta-parabolique d’Ac 12,23 est justifiée par Isaïe 53,4.
    Luc prend le risque d’une mauvaise interprétation de son propre texte, celle, littérale, sans Isaïe. Il espère choquer son lecteur afin qu’il lise et relise ce chapitre 12. Que raconte-t-il ? Il nous raconte deux « passions », celle (avortée) de Pierre et celle d’Hérode Agrippa. A leurs origines, nous retrouvons une crise, celle engendrée par la famine qui sévit « sur toute la terre » (Ac 11, 28). A Jérusalem, Hérode a géré l’émoi causé par cette crise en sacrifiant Jacques (Ac 12,2); si ce sacrifice a plu aux juifs et aux pharisiens, Hérode souhaite recommencer avec Pierre pour les calmer. A Césarée, Hérode est aux prises avec les habitants de Tyr et Sidon : il semblerait qu’il n’ait pas transmis les produits agricoles à cette région comme il doit le faire chaque année. La famine qui sévit l’a peut-être obligé d’en modifier la répartition.
    Dans la première passion, l’ange du Seigneur intervient pour sauver Pierre, dans la seconde, il intervient pour frapper Hérode. Dans la première, Dieu sauve, dans la seconde, dieu tue. Par ce parallélisme, Luc nous invite à choisir entre Dieu absent de toute violence ou un dieu violent.
    Allons plus loin : Luc a repris certains éléments de la Passion-Résurrection de Jésus au sein de nos deux « passions » d’Ac 12 : dans la première , nous avons les femmes Marie et Rhode, premières informées de la libération de Pierre et qui ne sont pas crues par les disciples, les soldats d’Hérode. Ce premier récit se rattache à la Résurrection. Dans la seconde, Hérode est revêtu de ses vêtements royaux (de couleur rouge, éclatante); il est divinisé par la foule comme Jésus l’est par le centurion : « Il était fils de dieu ». Ceci suggère que Luc a utilisé ces deux évènements pour nous présenter la Passion-Résurrection de Jésus en deux volets, et il invite donc son lecteur à la lire « correctement » : la Résurrection a tout à voir avec un Dieu absent de toute violence, la Passion avec un dieu violent. Dieu n’agit pas dans la Passion. Peut-être avait-il été attristé que ses contemporains et coreligionnaires restent dans une lecture sacrificielle de son Evangile ?
    Voilà quelques réflexions dont je n’ai trouvé trace dans les textes et vidéos que vous présentez sur votre site. Peut-être vous seront-elles utiles pour compléter la liste des versets problématiques (?) dans notre Nouveau Testament

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    1. Merci pour ce commentaire. De fait, vous avez mis le doigt sur un passage qui, s’il n’est pas lu comme une parabole, présente une fois de plus un Dieu qu’il vaut mieux avoir de son côté. La lecture parabolique joue certainement sur notre esprit rétributif : Hérode vient de faire exécuter Jacques et condamner Pierre à mort, la punition divine est donc bien méritée. Il faut bien entendu aller chercher au-delà de ces réflexes partisans.
      Votre analyse est riche et vous avez repéré les allusions à d’autres textes bibliques, toujours éclairantes. Il y a encore beaucoup de choses qui me dérangent dans le texte : l’évasion surnaturelle de Pierre, cet ordre surprenant de Pierre: « allez l’annoncer à Jacques et aux frères » (Jacques est mort et Pierre doit le savoir)… Le texte donne une impression d’ensemble d’incohérence. Du mystérieux litige avec Tyr et Sidon on passe sans transition à l’adoration du peuple, puis à la non moins mystérieuse mort d’Hérode. Je vais sérieusement m’attaquer à ce passage ! Merci.

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    2. Je suis impressionné par la réponse de LM Freret. Le rapprochement entre Luc et Isaïe est évident, tout à fait éclairant. Il ouvre des perspectives passionnantes, et quelques questions aussi : «…la Résurrection a tout à voir avec un Dieu absent de toute violence, la Passion avec un dieu violent. Dieu n’agit pas dans la Passion. » Mais il agit évidemment pour qu’ait lieu la Résurrection, ou autrement dit ; il se manifeste là, éclairant d’un coup ce qui était annoncé dans les écritures, par les prophètes, et notamment Isaïe.
      Mais ne peut-on prendre le risque d’avancer que, si Dieu reste passif devant la violence de la Passion, celle-ci fasse néanmoins partie de son « plan » (ce « piège de Satan ») ou plus précisément, d’une nécessité eschatologique dûment annoncée et acceptée ? Certaines formes de passivité valent acceptation du déroulement des faits, et constituent même une forme de provocation. La passivité divine devient alors équivalente à une volonté. Lc 22,42 : « que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse ». Nous nous trouvons ici au cœur même du renversement interprétatif qui conduisit Girard à abandonner sa première « lecture non sacrificielle du texte évangélique » (dccdfm), et à approcher le cœur de la foi chrétienne dans sa dimension la plus paradoxale et la moins évidente : car si Jésus est fils de Dieu, sa volonté se différencie ici de la volonté de Dieu le père, qui s’impose, ne serait-ce qu’à travers son « abandon » (Mt 27,46).
      En décrivant la mort d’Hérode de la sorte, Luc se révèle un maître de la parabole, comme vous nous le suggérez fort justement, bien qu’il ne s’agisse pas d’une parabole au sens strict. Car une parabole se présente comme une fiction qui a valeur de métaphore ; ici, l’évènement réel est relaté avec son interprétation métaphorique. Oui, ce rapprochement parabolique entre la Passion et la « passion » d’Hérode, avec Isaïe comme révélateur, est à marquer d’une pierre blanche, comme un apport précieux à la pensée de René Girard.
      Il est également important de rappeler qu’Hérode le Grand, à l’initiative de la reconstruction du temple, affichait déjà sa prétention messianique en frappant l’étoile de David sur les pièces de monnaie à son effigie, et que son fils Hérode Antipas reprend ce titre à son compte. La comparaison entre les deux « passions » correspond à cette situation de concurrence pour le titre messianique. Elle oppose les partisans de la reconstruction du temple (entreprise sacrificielle) et les disciples de Jésus, qui avait annoncé la destruction imminente du grandiose projet hérodien. C’est également Hérode qui se cache derrière « le chiffre de la bête » (666), dans l’Apocalypse de Jean. Il est un adversaire redoutable, y compris dans cette dimension mimétique que Luc prend en compte en opposant les deux « passions ».
      Mais encore, en adoptant cette fois-ci une lecture agnostique ou athée, ce rapprochement et cette opposition entre les deux « passions » pourraient appuyer une théorie politique sur les conséquences de nos actes. En comparant l’opposition au pouvoir établi et l’exercice violent du pouvoir, Luc nous dit comment ces positions opposées et réactives, l’une contre l’autre, conduisent à la mort. Le corps d’Hérode est pourri de l’intérieur, « rongé de vers » – il est littéralement « un pourri » –, il s’oppose au corps de Jésus, incorruptible et victorieux. Le rapprochement avec les mythes de fondation se justifie ainsi pour ces lecteurs, et on peut même leur donner raison jusqu’à un certain point, si l’on considère que Luc et les disciples sont en train de poser les fondations historiques du christianisme.
      Mais les limites de cette vision mythologique, soutenant la fondation de l’Eglise, s’imposent d’elles-mêmes avec les limites propres à la morale : si toute la Bible se résumait pour nous à une succession de mythes en faveur des victimes, ou encore à une « méta-parabole », nous serions passés à côté du principal, c’est-à-dire de la réalité. Car bien que contenant des paraboles, et donc des fictions, la Bible n’est justement pas une œuvre de fiction. Une lecture moralisatrice, mythologique ou méta-parabolique suffit pourtant à la grande majorité des lecteurs.
      Merci à Hervé van Baren et à LM Freret de nous avoir entraîné vers ces hauteurs, là où demeure le mystère (mustêrion) de l’Incarnation, que toutes nos interprétations ne sauraient épuiser.

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      1. Merci pour votre commentaire, on est toujours heureux d’être compris ; j’avoue également avoir pensé que cette lecture des Actes aurait peut-être pu être évoquée dans le débat R. Girard/ R.P. Schwager. Je ne les ai pas récemment relu mais, effectivement, le fond de leur différent initial est tout dans l’épisode de Gethsémani : « Que Ta Volonté soit faite et non la mienne » prie Jésus à son Père.

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    3. LM Freret, j’ai eu cette intuition en relisant le texte de Actes 12, la suite en découle. Je vous la soumets.
      La mort d’Hérode est par trop mythologique pour ne pas cacher un massacre en bonne et due forme. L’intuition : le texte nous parle d’un régicide. Dans ce cas, il y a un gros problème avec les versets 21 et 22, qui voient Hérode quasi divinisé par la foule. Et partant avec le verset 20, qui décrit, comme vous l’avez dit, une situation de crise.
      Je pense que nous avons dans ce passage une ruse parabolique courante dans l’AT : la narration n’est pas chronologique. Les versets 20 à 23 décrivent les conséquences pour Hérode de l’épisode de la persécution des chrétiens (v. 1 à 19). Il faut lire les deux histoires en parallèle et non à la suite l’une de l’autre.
      La situation de départ est celle d’une crise de gouvernance. Hérode doit faire face au mécontentement de ses sujets. Mais à se stade, tout se règle encore par la politique, la négociation, le compromis (v. 20).
      Hérode cherche à résoudre la crise par le sacrifice de Jacques ; il y réussit. « …quand il eut constaté la satisfaction des Juifs… », v. 3., qui résonne avec l’adoration de son peuple : « le peuple l’acclamait : « C’est la voix d’un dieu et non d’un homme ! » », v. 22.
      Il ressent le besoin de doubler la mise. Il fait arrêter Pierre, mais celui-ci s’échappe. Je pense que l’histoire de l’évasion de Pierre veut surtout nous montrer qu’il n’y a pas unanimité sacrificielle : « la prière ardente de l’Église montait sans relâche vers Dieu à son intention. », v. 5., et Hérode est obligé de relâcher Pierre, ou de le faire évader en secret, et il tente de faire porter la faute par les gardes.
      Lorsqu’on joue avec les forces sacrificielles (tous les politiciens le font, encore aujourd’hui), on n’a pas droit à l’erreur ! Hérode paye l’échec du sacrifice de Pierre de sa propre vie. Il n’a pas tué Pierre, autrement dit il n’a pas « rendu à Dieu la gloire », v. 23. Hérode est le roi, victime sacrificielle de substitution, prédésignée. Il est massacré par la foule de ses sujets.
      Le passage semble avoir une certaine crédibilité historique. Wikipédia m’apprend (sur Agrippa) :
      « il s’aliène néanmoins une partie de ses sujets grecs et syriens tandis que ses ambitions régionales lui valent l’opposition du légat impérial de la province romaine de Syrie, Marsus. Il meurt subitement — peut-être empoisonné — en 44. ».
      Encore merci de m’avoir désigné ce texte fascinant. Quant aux différentes interprétations, à vous de choisir !

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      1. L’évasion de Pierre ressemble à s’y méprendre à celle de Jean de la Croix, magnifiquement relatée dans son poème : La nuit obscure. Ceci pour apporter de l’eau à votre moulin…
        Je ne crois pas qu’Hérode ait pu faire relâcher Pierre, mais qu’effectivement, comme tu l’écris, il n’y avait pas unanimité, et que parmi les gardiens, certains aimaient Pierre et détestaient Hérode Antipas… Quand à transposer le système archaïque (roi ; victime de substitution) sur la mort d’Hérode, cela me parait un peu trop simple et improbable, à une époque où l’unanimité ne parvient plus à se former (quoi qu’en pense René Girard). Je crois plutôt à l’hypothèse de l’empoisonnement par un plus puissant que lui… de l’espèce poutinienne, en vogue actuellement. Ce qui n’empêche nullement qu’il ait été détesté de presque tous.
        Ces textes entremêlent évènements historiques et interprétations métaphoriques. Ils revêtent alors une dimension mystique – comme chez Jean de la Croix – qui domine les intentions de leurs auteurs : ils partent du réel, du vécu, pour nous annoncer quelque chose de plus important à leurs yeux, qui intéressera les générations à venir parce que cette annonce est une « heureuse annonce ». Ce qui en fait toute la richesse et rend nos tentatives d’interprétations rationnelles ou historicistes non seulement impossibles, mais vaines. Il faut se laisser entrainer, saisir par surprise… Il n’y a pas de méthode de lecture.

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  7. Je ne sais si mon commentaire sera publié, j’ai quelque souci avec la « confirmation d’abonnement »
    Votre intuition sur la mort d’Agrippa me surprend : certes, Luc fait une construction de cet évènement car les causes de cette mort ne sont pas historiquement établies (voir Flavius Josèphe sur cet épisode – Antiquités Judaïques Livre XIX 343-350 – les deux textes Luc et FJ sont les seules sources historiographiques relatives à cet évènement et elles sont relativement convergentes). Les deux auteurs sous-entendent qu’Agrippa est victime d’un empoisonnement, même si Luc est plus précis. Si Blastos, le chambellan du roi, est nommé par Luc, c’est qu’il y est pour quelque chose : en effet, de par sa fonction, il a accès aux repas et boissons du roi, ce qui le place en situation idéale pour l’empoisonner. Pour tous les deux, Agrippa est divinisé par la foule présente, éblouie par ses vêtements éclatants. Chez Luc uniquement, la foule présente est composée « des habitants de Tyr et Sidon (et donc Agrippa n’est pas massacré par la foule de ses sujets, comme vous le supposez) qui sont d’accord » – v. 20 -, ce qui est signe d’unanimité de la dite foule et à laquelle s’est joint le fameux Blastos; le texte ne nous dit pas qu’elle est la teneur de cet accord. Ils sont venus pour faire la paix – ce qui résonne avec Isaïe 53,5 et Béelzéboul qui veut chasser Béelzéboul – car ils sont en litige avec Agrippa à propos de leur approvisionnement : en cette période de famine, des tensions sur les denrées existent forcément et Agrippa veut garder le produit de ses terres (pour les habitants de Jérusalem, peut-être) v. 20 : il refuse de leur livrer la part annuelle qui devait leur être due selon d’anciens accords. Ce refus, je le déduis de l’emploi du verbe « haranguer » v. 21 qui est repris par toutes les traductions que j’ai consultées; Agrippa veut donc convaincre l’assemblée présente (les habitants de Tyr et Sidon) de la pertinence de sa décision, ce qui suppose un minimum de différents entre l’orateur et ceux qui l’écoutent.
    Ces éléments collectés, je pense que Luc a monté (ou repris ou adapté depuis une source X, commune partiellement à celle de Flavius Josèphe) le scénario suivant : les habitants de Tyr et Sidon, reçus par Agrippa, veulent que ce dernier les satisfassent. En cas de refus, ils se sont mis d’accord pour supprimer le roi et ont trouvé l’exécuteur idéal en la personne du chambellan. Voilà les termes de leur accord. Agrippa leur signifiant une fin de non-recevoir lors de son discours, Blastos lui fait alors boire une coupe empoisonnée (peut-être avait-il à sa disposition une coupe saine si Agrippa cédait), un orateur a toujours soif en fin de discours. La foule présente était au courant de ce plan (« ils étaient d’accord entre eux ») et donc savait qu’il allait mourir. Elle proclame Agrippa divin et il meurt. Que tout cela soit historiquement exact ou pas, a peu d’importance : il s’agit de trouver ce que Luc veut nous dire. Pour moi, il est clair que Luc construit son récit pour qu’il ressemble, structurellement, à la Passion de Jésus (sans la Résurrection) : une foule unanime , en situation de crise, fait lyncher un roi (que nous savons être un bouc-émissaire depuis J. Frazer et la royauté fictive et réelle du Christ est bien présente dans les textes de la Passion : les soldats romains intronisent parodiquement un « roi des Juifs »; puis, Pilate demande à Jésus : « Es-tu le roi des Juifs ? » – « ma Royauté n’est pas de monde » lui a-t-Il répondu ) en le divinisant , « Celui-là était le fils de dieu » proclame le centurion au pied de la croix. A Césarée, la paix est rétablie car l’un des acteurs du conflit initial meurt. Ce schéma se retrouve bien dans les deux « passions ».
    Votre remarque sur la consigne de Pierre aux disciples présents dans la maison de Maire, mère de Jean, est un point de convergence supplémentaire, que je n’avais pas cité précédemment, entre le récit de la Résurrection de Jésus par Matthieu et la passion avortée (que je nommerais plutôt la « petite résurrection ») de Pierre : « Alors Jésus leur dit : « Soyez sans crainte, allez annoncer à mes frères … » Mt 28, 10 et « Il leur dit alors : « Annoncez-le à Jacques et aux frères. » Ac 12, 17 – c’est Pierre qui parle et qui emploie la même phrase que Jésus. Pierre ajoute « Jacques » dans sa phrase : il est celui que la Tradition a appelé Jacques le Juste et qui aura un grand rôle dans la communauté hiérosolymitaine. Il n’est pas Jacques le Mineur (toujours d’après la Tradition qui reconnait au moins quatre Jacques différents au sein de la première communauté chrétienne de Jérusalem), frère de Jean et fils de Zébédée, et qui vient de se faire tuer par Agrippa. Il n’y a pas d’incohérence chez Luc entre les Jacques. Pierre a ajouté Jacques car, dans le texte de Luc, Pierre va désormais se cacher pour des raisons de sécurité évidentes et il transmet ainsi la charge de la communauté de Jérusalem à Jacques le Juste, qui sera l’auteur présumé de l’Epître de Jacques.
    Voir que Luc a construit l’histoire de l’évasion de Pierre comme celle de la Résurrection chez Matthieu me parait évident. Pourquoi Matthieu et pas sa propre version ? Je ne sais pas, sauf, peut-être, en raison des soldats qui ne sont cités que chez Matthieu. Ces derniers m’ont fait penser au sort des Saints Innocents qui ne sont cités que par Matthieu et victimes de substitution eux aussi. Le sacrifice des seize soldats a permis à Agrippa de partir à Césarée en laissant la communauté juive de Jérusalem en paix. Je suis surpris que vous pensiez qu’il faille une unanimité d’une foule qui aille jusqu’à la petite communauté des boucs émissaires pour que le mécanisme sacrificiel se déroule correctement; si cette petite communauté se tient à distance pour ne pas être contaminée, comme les femmes lors de la crucifixion de Jésus (avec Jean chez cet évangéliste), ou reste enfermée pour prier, l’unanimité des lyncheurs suffit.
    Votre hypothèse d’une lecture de ce chapitre 12 en mettant en parallèle ces deux « passions » est intéressante mais le but qu’aurait Luc serait, si je vous ai bien saisi, de nous informer que si celui qui utilise le mécanisme sacrificiel ne respecte pas les règles relatives à ce dernier, il risque d’en payer le prix fort en devenant la victime initialement prévue. Cela est exact mais alors Luc nous ferait retomber dans le monde sacrificiel !

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  8. Mr Van Baren,
    Votre intuition sur la mort d’Agrippa me surprend : certes, Luc fait une construction de cet évènement car les causes de cette mort ne sont pas historiquement établies (voir Flavius Josèphe sur cet épisode – Antiquités Judaïques Livre XIX 343-350 – les deux textes Luc et FJ sont les seules sources historiographiques relatives à cet évènement et elles sont relativement convergentes). Les deux auteurs sous-entendent qu’Agrippa est victime d’un empoisonnement, même si Luc est plus précis. Si Blastos, le chambellan du roi, est nommé par Luc, c’est qu’il y est pour quelque chose : en effet, de par sa fonction, il a accès aux repas et boissons du roi, ce qui le place en situation idéale pour l’empoisonner. Pour tous les deux, Agrippa est divinisé par la foule présente, éblouie par ses vêtements éclatants. Chez Luc uniquement, la foule présente est composée « des habitants de Tyr et Sidon (et donc Agrippa n’est pas massacré par la foule de ses sujets, comme vous le supposez) qui sont d’accord » – v. 20 -, ce qui est signe d’unanimité de la dite foule et à laquelle s’est joint le fameux Blastos; le texte ne nous dit pas qu’elle est la teneur de cet accord. Ils sont venus pour faire la paix – ce qui résonne avec Isaïe 53,5 et Béelzéboul qui veut chasser Béelzéboul – car ils sont en litige avec Agrippa à propos de leur approvisionnement : en cette période de famine, des tensions sur les denrées existent forcément et Agrippa veut garder le produit de ses terres (pour les habitants de Jérusalem, peut-être) v. 20 : il refuse de leur livrer la part annuelle qui devait leur être due selon d’anciens accords. Ce refus, je le déduis de l’emploi du verbe « haranguer » v. 21 qui est repris par toutes les traductions que j’ai consultées; Agrippa veut donc convaincre l’assemblée présente (les habitants de Tyr et Sidon) de la pertinence de sa décision, ce qui suppose un minimum de différents entre l’orateur et ceux qui l’écoutent.
    Ces éléments collectés, je pense que Luc a monté (ou repris ou adapté depuis une source X, commune partiellement à celle de Flavius Josèphe) le scénario suivant : les habitants de Tyr et Sidon, reçus par Agrippa, veulent que ce dernier les satisfassent. En cas de refus, ils se sont mis d’accord pour supprimer le roi et ont trouvé l’exécuteur idéal en la personne du chambellan. Voilà les termes de leur accord. Agrippa leur signifiant une fin de non-recevoir lors de son discours, Blastos lui fait alors boire une coupe empoisonnée (peut-être avait-il à sa disposition une coupe saine si Agrippa cédait), un orateur a toujours soif en fin de discours. La foule présente était au courant de ce plan (« ils étaient d’accord entre eux ») et donc savait qu’il allait mourir. Elle proclame Agrippa divin et il meurt. Que tout cela soit historiquement exact ou pas, a peu d’importance : il s’agit de trouver ce que Luc veut nous dire. Pour moi, il est clair que Luc construit son récit pour qu’il ressemble, structurellement, à la Passion de Jésus (sans la Résurrection) : une foule unanime , en situation de crise, fait lyncher un roi (que nous savons être un bouc-émissaire depuis J. Frazer et la royauté fictive et réelle du Christ est bien présente dans les textes de la Passion : les soldats romains intronisent parodiquement un « roi des Juifs »; puis, Pilate demande à Jésus : « Es-tu le roi des Juifs ? » – « ma Royauté n’est pas de monde » lui a-t-Il répondu ) en le divinisant , « Celui-là était le fils de dieu » proclame le centurion au pied de la croix. A Césarée, la paix est rétablie car l’un des acteurs du conflit initial meurt. Ce schéma se retrouve bien dans les deux « passions ».
    Votre remarque sur la consigne de Pierre aux disciples présents dans la maison de Maire, mère de Jean, est un point de convergence supplémentaire, que je n’avais pas cité précédemment, entre le récit de la Résurrection de Jésus par Matthieu et la passion avortée (que je nommerais plutôt la « petite résurrection ») de Pierre : « Alors Jésus leur dit : « Soyez sans crainte, allez annoncer à mes frères … » Mt 28, 10 et « Il leur dit alors : « Annoncez-le à Jacques et aux frères. » Ac 12, 17 – c’est Pierre qui parle et qui emploie la même phrase que Jésus. Pierre ajoute « Jacques » dans sa phrase : il est celui que la Tradition a appelé Jacques le Juste et qui aura un grand rôle dans la communauté hiérosolymitaine. Il n’est pas Jacques le Mineur (toujours d’après la Tradition qui reconnait au moins quatre Jacques différents au sein de la première communauté chrétienne de Jérusalem), frère de Jean et fils de Zébédée, et qui vient de se faire tuer par Agrippa. Il n’y a pas d’incohérence chez Luc entre les Jacques. Pierre a ajouté Jacques car, dans le texte de Luc, Pierre va désormais se cacher pour des raisons de sécurité évidentes et il transmet ainsi la charge de la communauté de Jérusalem à Jacques le Juste, qui sera l’auteur présumé de l’Epître de Jacques.
    Voir que Luc a construit l’histoire de l’évasion de Pierre comme celle de la Résurrection chez Matthieu me parait évident. Pourquoi Matthieu et pas sa propre version ? Je ne sais pas, sauf, peut-être, en raison des soldats qui ne sont cités que chez Matthieu. Ces derniers m’ont fait penser au sort des Saints Innocents qui ne sont cités que par Matthieu et victimes de substitution eux aussi. Le sacrifice des seize soldats a permis à Agrippa de partir à Césarée en laissant la communauté juive de Jérusalem en paix. Je suis surpris que vous pensiez qu’il faille une unanimité d’une foule qui aille jusqu’à la petite communauté des boucs émissaires pour que le mécanisme sacrificiel se déroule correctement; si cette petite communauté se tient à distance pour ne pas être contaminée, comme les femmes lors de la crucifixion de Jésus (avec Jean chez cet évangéliste), ou reste enfermée pour prier, l’unanimité des lyncheurs suffit.
    Votre hypothèse d’une lecture de ce chapitre 12 en mettant en parallèle ces deux « passions » est intéressante mais le but qu’aurait Luc serait, si je vous ai bien saisi, de nous informer que si celui qui utilise le mécanisme sacrificiel ne respecte pas les règles relatives à ce dernier, il risque d’en payer le prix fort en devenant la victime initialement prévue. Cela est exact mais alors Luc nous ferait retomber dans le monde sacrificiel !

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    1. Mon interprétation ne cherchait pas à s’opposer à la vôtre. Encore une fois, je la trouve puissante et cohérente. Permettez-moi, plutôt que de vous opposer des contre-arguments, de préciser ce que je cherche dans les textes, à savoir une révélation anthropologique. Celle-ci a, de mon expérience, presque toujours quelque chose à voir avec la violence. Que nous apprend le texte de Luc sur notre violence ? Mon intuition qu’il y est question d’un régicide donne déjà une piste. Girard nous éclaire grandement sur la situation toujours ambiguë du roi, image en quelque sorte de l’ordre sacrificiel de son royaume. Lorsque cet ordre vacille, le trône vacille aussi et l’espérance de vie du monarque se réduit à peau de chagrin. Que le régicide prenne la forme d’un empoisonnement plutôt que d’un lynchage spontané, je pense que c’est fort probable, étant donné la description qu’en fait Luc et des sources historiques. Mais le fait est que le roi meurt après un épisode sacrificiel raté, et en pleine crise de gouvernance. Cela me fait penser à la glorification (déification serait plus juste) du roi dans les psaumes 45 et 110.
      2Que le SEIGNEUR étende de Sion
      la puissance de ton sceptre !
      Domine au milieu de tes ennemis !
      3Ton peuple est volontaire
      le jour où paraît ta force.
      Avec une sainte splendeur,
      du lieu où naît l’aurore
      te vient une rosée de jouvence. (Ps 110, 2-3)
      « Ton peuple est volontaire le jour où paraît ta force ». Et le jour où elle ne paraît plus ? Peut-être la réponse se trouve-t-elle au verset 5.
      Quelques arguments tout de même : vous dites qu’une minorité silencieuse n’est pas à même de briser l’unanimité sacrificielle, mais le texte nous dit :
      « la prière ardente de l’Église montait sans relâche vers Dieu à son intention. » (TOB). Ardente, Église, sans relâche : les mots choisis ne semblent pas décrire le murmure inaudible d’une petite communauté apeurée.
      D’autre part, pouvez-vous préciser pourquoi cette lecture nous ferait retomber dans le monde sacrificiel ? Toutes mes interprétations se ramènent à une révélation de notre violence sacrificielle. C’est par cette révélation que la Bible nous met en mesure de choisir, ce qu’interdit la méconnaissance antérieure à celle-ci. C’est le cas aussi, dans le paradigme girardien, de la croix et de la résurrection, ce qui rejoint votre hypothèse d’une résonance entre ces événements et ceux décrits dans Actes 12.
      Les deux psaumes que je cite et Actes 12 mettent à nu les rouages des « puissances et des principautés », ce qui enlève de facto toute illusion sur leur valeur réelle. C’est notre idolâtrie qui y est exposée.

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