Maus expulsé

par Hervé van Baren

Une école du Tennessee vient de décider la mise à l’index (1) de la bande dessinée mondialement connue et reconnue, Maus, d’Art Spiegelman, au prétexte que l’œuvre contient du vocabulaire grossier (huit gros mots) et une image de femme dénudée.

Maus raconte la Shoah par la voix d’un père, survivant des camps de concentration, qui accepte de témoigner sur l’insistance de son fils. Le génie de l’œuvre tient en partie à la brutalité à la fois du témoignage du père, du dessin (les Juifs sont représentés en souris et les Nazis en chats, avec un graphisme minimaliste en noir et blanc) et des portraits sans concession des protagonistes (le père est un tyran domestique raciste). Avec ce langage brut et en mêlant le quotidien new-yorkais du narrateur au récit de son père, Spiegelman réussit à parler de l’indicible en évitant tout manichéisme et tout pathos. Maus est unanimement considéré comme un des témoignages les plus puissants sur la Shoah et comme un chef-d’œuvre intemporel.

Les responsables ayant décidé cette censure n’ont-ils pas la moindre notion du ridicule ? Lorsque l’un d’entre eux argue que le livre « montre des gens pendus, d’autres en train de tuer des enfants », est-il conscient de l’ineptie de son propos ?

On peut raisonnablement penser que l’incident n’a rien d’un acte stupide et isolé. Bannir Maus, c’est participer de manière particulièrement hypocrite au révisionnisme, tentation toujours présente dans les mouvances d’extrême-droite, et le révisionnisme, avant d’être un acte politique, est un acte existentiel, une tentative d’échapper à la vision du mal exposé. Mais la mise à l’index de Maus est évidemment aussi un acte politique conscient et assumé qui participe au rétablissement d’une société puritaine. Cette provocation n’est envisageable, aux Etats-Unis, que dans un bastion conservateur. C’est le cas : le McMinn County où se trouve l’école a voté à 80% pour Donald Trump aux dernières élections.

Partons de ce mot : puritanisme. Nous parlons ici de son sens contemporain plus que du courant religieux et historique. Un puritain croit en la possibilité de préserver ou de rétablir la pureté de la communauté par l’expulsion du mal. Les comportements des membres de la communauté se doivent d’être en tout point parfaits. Tout débordement sexuel est sévèrement condamné, la vie est régie par des codes moraux rigides. Toute transgression est punie par l’expulsion du contrevenant.

Historiquement, le puritanisme est associé au phénomène de chasse aux sorcières, l’exemple le plus représentatif étant l’épisode des sorcières de Salem, qui a coûté la vie à une vingtaine d’innocent(e)s. Nous y voilà. Le puritanisme est facile à relier à la théorie mimétique. La pureté interne ne peut se maintenir que par le recours systématique au mécanisme sacrificiel. Ce mal que la communauté expulse, un autre, un autre groupe doit nécessairement le porter.

La tentation puritaine, aux Etats-Unis et ailleurs, est une réaction panique à un monde qui refuse de plus en plus la violence et l’hypocrisie des systèmes sacrificiels traditionnels. Encore une fois, c’est la peur de la perte de pouvoir de la loi et des traditions, et du chaos qui en résulte, qui motive les crispations identitaires et le retour à un ordre moral rigide. Ce mécanisme réactionnaire, qui n’a rien de nouveau, semble pourtant frappé de folie, comme en témoigne le choix pour chef de file du mouvement d’un homme dont les mœurs sont pour le moins éloignés de l’idéal puritain.

Le problème posé par Maus, pour les néo-puritains, n’est évidemment pas le langage grossier ou les images choquantes, habituelles excuses d’un mouvement dont l’hypocrisie constitue un ingrédient indispensable. Le problème posé par Maus, c’est la redoutable efficacité de l’œuvre à exposer le mal, en évitant tous les pièges du manichéisme et du camouflage mythologique de la violence. Maus est une œuvre qui vous prend à la gorge, qui enlève toute illusion qui pourrait nous rester quant à la réalité du mal et de son règne sur le monde. Maus est l’équivalent artistique de la révélation de la banalité du mal par Hannah Arendt, elle aussi inspirée par la vue des horreurs nazies. C’est pourquoi Maus est insupportable à quiconque refuse de se confronter à ces images et à ces mots qui, phénomène inédit dans l’histoire, prennent le risque insensé de montrer ce qu’il faut cacher. Maus est une œuvre apocalyptique et la révélation de notre violence est, décidément, de toutes les révélations, celle que nous semblons le moins capables de supporter.

(1) Voir l’article du Monde : https://www.lemonde.fr/culture/article/2022/01/27/maus-la-bd-culte-sur-l-holocauste-bannie-d-une-ecole-du-tennessee-pour-une-dizaine-de-gros-mots-et-des-images-de-nu_6111282_3246.html

6 réflexions sur « Maus expulsé »

  1. En même temps, je reste mal à l’aise devant ces façons de représenter la shoah comme une représentation du mal en soi, un mal qui existerait sans cause. Et c’est comme ça que c’est enseigné dans les collèges en France, du moins à mon époque. On en ressort mal-à-l’aise, mais nullement instruit.

    Pourtant il serait relativement facile de relier cela aux expulsions à répétition qu’ont subi les minorités, et de là redescendre aux mécanismes de violence au sein de chacun de nous.

    C’est là, je pense, que la pensée de René Girard permettrait réellement d’éclairer les consciences à partir de la tragédie de la shoah et par là d’éviter qu’une horreur du même type apparaisse dans le futur.

    Aimé par 1 personne

    1. Maus est un témoignage. Je ne suis pas sûr que ce soit le rôle d’un témoignage d' »expliquer » le mal. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas, en aval, une explication.
      Un témoignage a un objectif clair : briser le mur du silence, critiquer le langage mythologique, exposer les faits. C’est un préalable à toute réflexion sur la violence qui puisse s’affranchir du mécanisme sacrificiel.

      Aimé par 3 personnes

  2. « La révélation de notre violence est, de toutes les révélations, celle que nous semblons le moins capables de supporter. » Ce constat fait réfléchir. C’est une affirmation qui a un aspect paradoxal : la violence, sous presque toutes ses formes, car il en est certainement d’invisibles, est étalée devant nos yeux, exhibée par des reportages, magnifiée souvent par des films « à grand spectacle », dénoncée par des œuvres d’art, analysée dans des essais politiques, philosophiques ou encore scientifiques. La violence est d’une brûlante actualité ces jours-ci avec l’incroyable invasion d’un pays par un autre, dont la force armée est très supérieure et dont les motifs se résument à l’appétit d’ogre de son dirigeant.
    C’est pourquoi il me semble que la réflexion que conduit ici Hervé van Baren en sollicitant la nôtre, ne porte pas tant sur la violence ou tel de ses aspects que sur la « révélation ». La violence serait un spectacle permanent qui nous donne toutes sortes d’émotions sans qu’elle nous soit jamais « révélée ». Autrement dit, nous supportons la violence, nous la supportons non seulement dans le sens que nous la subissons mais dans le sens que nous en sommes les « supporters », pour parler le franglais des stades. Par contre, et c’est le sens de la réflexion d’Hervé sur ce fait divers, nous ne supportons pas que la vérité de la violence nous soit révélée. Montrée, condamnée, justifiée, magnifiée mais surtout pas révélée.
    En quoi consiste une « révélation » et pourquoi la révélation de la violence serait-elle « insupportable » ?
    Je pose cette question parce qu’il me semble qu’elle est au cœur de la pensée et de l’œuvre de René Girard et donc les lecteurs de Girard pensent avoir des éléments de réponse. Mais il me semble qu’ils ont surtout la question en charge. Qu’à part eux, personne ne songe à poser la question de la violence, soit de sa propre violence en terme de « révélation ». N’est-ce pas pour cette raison que le sentiment d’impuissance face à LA violence domine tous les autres, même parmi ses thuriféraires ?

    Aimé par 1 personne

    1. Vous avez raison, Orsinich, de souligner le paradoxe d’une violence qui serait invisible alors qu’elle sature nos cultures, nos médias. Et vous montrez aussi que ce paradoxe conduit à un autre : notre sentiment profond d’impuissance, qui se traduit par une étonnante capitulation de pratiquement toutes les pensées, idéologies, croyances devant ce phénomène pourtant objectivement central. Pour s’en convaincre il suffit d’imaginer un monde sans violence et de le comparer au nôtre.
      Girard est un des rares penseurs à avoir placé la violence au centre de sa recherche. C’est ce qui fait que son œuvre se situe déjà dans le domaine de la révélation dont nous parlons. En particulier, il dévoile un des mécanismes anthropologiques du phénomène, qui explique sa nocivité et son apparente invincibilité : l’expulsion. Nous sommes toujours très enthousiastes à dénoncer la violence des autres ; la nôtre, jamais. C’est d’ailleurs la tâche dévolue au sacré, au mythe : déformer le réel pour pouvoir nier sa propre violence et en accuser l’autre. On en a une illustration tragique avec la « propagande » russe ces jours-ci.

      J’aime

    2. Madame Orsini,
      Vous avez complètement raison. Certes, René Girard a offert à ses lecteurs les outils intellectuels pour comprendre et expliquer comment la « révélation » leur est parvenue dans sa vérité nue. Sommes-nous meilleurs, moins violents dans nos vies quotidiennes, dans nos positions idéologiques et partisanes, que nos congénères ignorants ? Je n’en suis pas sûr. Personnellement, j’expulse ma propre violence en regardant celle des autres lorsqu’elle est imaginaire (le cinéma) ou mise en scène (le sport). Je pense rarement à RG lorsque je regarde un championnat de boxe ou (ce que je m’apprête à faire) un match de rugby !
      Même après avoir lu « achever Clausewitz », je ne comprends pas comment il se fait que l’humanité ne se soit pas encore autodétruite. Cela dit, cela reste une hypothèse plausible.
      A mon avis, la « révélation » s’est accomplie lorsque tout ce qui tentait de la dissimuler (les églises chrétiennes) s’est effondré. J’en appelle à Kierkegaard dans un de ses derniers écrits (L’Instant, 1855) :
      « Jamais, pas plus aujourd’hui qu’en l’an 30, la révélation chrétienne ne peut plaire à l’homme : le christianisme a toujours été pour lui au fond de son cœur un ennemi mortel. Aussi l’histoire témoigne-t-elle que de génération en génération existe une classe sociale hautement respectée (les prêtres) dont le métier consiste à faire du christianisme exactement le contraire de ce qu’il est. »
      Et pourtant, le ver était dans le fruit et les églises chrétiennes ont fait voyager au fil des siècles, comme en contrebande, la révélation christique qui s’est achevée (au moins en Occident) après l’invention de LA bombe à mon avis, donc après un bon millier d’années de déconstruction, comme on dit maintenant.

      Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire