Le consensus

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Cette semaine, le consensus. Voilà un mot que nous aimons : savoir, sans être d’accord, s’accorder et avancer ensemble. Je vous cite cette belle phrase de Lacordaire, reprise par Jean Guitton lors de son accueil à l’Académie française, dont vous êtes membre : « Je ne cherche pas à convaincre d’erreurs mon adversaire, mais à m’unir à lui dans une vérité plus haute ». J’aime beaucoup cette belle phrase. C’est l’apothéose du consensus, mais redescendons sur terre : le consensus est souvent le fruit de calculs, d’intérêts croisés, d’obligations. En politique, le consensus a du bon, mais il peut déboucher sur l’inaction, le ni-ni ou le plus petit dénominateur commun, ce qui n’est pas le mieux. Il y a le consensus mou, qui illustre ces situations où l’apaisement passe avant l’objectif même ou l’intérêt commun. On en a parlé lors des grandes réunions sur l’environnement ou lors des élections régionales, dans certaines circonstances. C’est aussi le cas pour les guerres justes que mènent les démocraties depuis quelques décennies. Alors, Michel, sommes-nous d’accord ?

Parfaitement d’accord. Il n’y a rien de plus démocratique et républicain que le consensus : la décision prise en commun, à la majorité des voix, après débat. Pas à l’unanimité, car elle est facteur de blocage. Mais le consensus, on peut en faire l’éloge en effet, puisqu’il fonde notre démocratie et notre liberté. Point final. Mais deuxièmement, je m’en méfie aussi pour une raison très simple : il n’y a rien de pire que l’entraînement de la foule ou de la communauté vers des idées ou des conduites communes. Le lynchage que décrit René Girard en est le meilleur exemple, et l’exemple le plus dangereux, ou le plus tragique, puisqu’il y a mort d’homme. Mais il y a aussi des choses plus légères, comme quelque chose d’aussi risible que de suivre aveuglément la mode, qu’elle soit vestimentaire ou cosmétique. C’est risible mais c’est aussi dangereux, dès le moment où la mode est idéologique. Ma jeunesse a trop vu de défilés enthousiastes, plein de consensus en effet, devant Hitler, Staline ou Mao, pour que je ne m’en méfie pas, plus ou moins. Par conséquent, c’est une bonne chose et une très mauvaise chose, un peu comme la langue d’Esope est la meilleure et le pire des choses. La langue d’Esope du collectif, tout simplement. A ce propos, je vais vous raconter une histoire, une très vieille histoire, une histoire qui date du début de la civilisation grecque : on raconte qu’un mort devait, lorsqu’il entrait aux Enfers, traverser un fleuve. Ce fleuve s’appelait le Léthé ; en grec, cela veut dire l’« oubli ». Cela signifiait que, quand vous traversiez ce fleuve et que vous étiez sur l’autre rive, vous étiez oublié. Et l’inverse du léthê, l’« oubli », était, en grec, aléthéia, la « vérité ». On raconte aussi que certains privilégiés, quand ils arrivaient sur l’autre rive, étaient rappelés sur la première rive du fait de leur gloire, de leurs exploits. Mais il fallait que sur la première rive, il y ait des poètes qui chantent leurs exploits, comme Homère raconte l’exploit d’Achille. Aléthéia signifiait donc la gloire. Nous y sommes. Aléthéia désignait celui qui est connu, celui qui réalise le consensus dans une collectivité. Et donc la vérité était synonyme de la gloire, la vérité était synonyme du consensus. On disait que la vérité avait à voir avec le nombre de gens qu’elle persuadait. Tout le monde lisait Homère et tout le monde était admiratif devant Achille. Et donc la vérité, c’était le consensus. A ce moment-là, les philosophes grecs sont arrivés, et pour eux, la vérité, ce n’était pas cela. C’était la démonstration, c’était l’expérience des choses qu’on peut voir ou démontrer, et, par conséquent, ils ont lutté toute leur vie pour imposer une nouvelle idée de la vérité, contre le consensus. Une phrase de Claudel, formidable, dit : « La vérité n’a rien à voir avec le nombre de gens qu’elle persuade ».

Bien sûr. On peut être seul et avoir raison alors que la foule a tort.

… contre tous.

Hélas !

Ah oui ! Mais aujourd’hui, où en sommes-nous ? C’est intéressant. Regardez par exemple la pratique des sondages. Les sondages vont-ils dire la vérité ? Par exemple, 60% des gens sont pour ceci, et 40% des gens, pour cela. De quoi parlent ces sondages ? Ils parlent de consensus ou, avec 60%, de majorité. Ce dont j’ai fait l’éloge pour la démocratie. Mais attendez, qu’est-ce que cette majorité ? Une majorité d’opinions, ce n’est pas la vérité. Par conséquent, aujourd’hui, entre la gloire, la gloire répandue par nous, par les médias, par les journalistes, par la télévision…, la gloire comme dans la vieille définition de la vérité, avec les Enfers – vous vous rappelez -, aussi bien qu’avec le sondage d’opinion, on est très près de la plus vieille idée du monde, selon laquelle la vérité a justement à voir avec le consensus. Ce n’est évidemment pas vrai. La plupart des inventeurs se sont même opposés au collectif de leurs collègues, même le collectif des savants… J’ai connu des inventeurs, les inventeurs de l’ADN, entourés de gens qui ne croyaient pas du tout à ces grosses molécules. Vous voyez la difficulté sur le consensus lorsqu’il s’agit d’inventions, d’innovation. Et cela ne concerne pas seulement les sciences, il y a un vieux texte, attribué à l’abbé Pierre, qui dit : « Je continuerai à croire, même si tout le monde perd espoir ; je continuerai à aimer, même si les autres distillent la haine ; je continuerai à construire, même si les autres détruisent ; je continuerai à parler de paix, même au milieu d’une guerre ». Par conséquent, le consensus, je le répète, est à la fois une bonne chose pour la gouvernance, pour la démocratie, la liberté, mais c’est aussi la pire des choses pour l’invention et l’innovation. C’est vraiment la langue d’Esope au niveau du collectif.

Merci Michel Serres.

Auteur : blogemissaire

Le Blog émissaire est le blog de l'Association Recherches Mimétiques www.rene-girard.fr

6 réflexions sur « Le consensus »

  1. C’est amusant et intéressant cette transposition à l’écrit d’un dialogue parlé : on voit que la parole et l’écrit ne sont pas du même ordre, surtout quand il s’agit de Michel Serres, écrivain très méticuleux. Là, on pourrait dire qu’il simplifie. Le « consensus » ce mot latin passé dans le langage courant, a surtout un emploi en politique : quelle que soit une assemblée et le but qu’elle poursuit, il convient que tous ses membres puissent s’entendre, aux deux sens du mot, afin de décider et d’agir comme un seul homme. Evidemment, si le consensus est obtenu en additionnant des volontés particulières ou s’il est obtenu par la soumission de celles-ci à la volonté générale (une « vérité plus haute »), il n’aura ni la même qualité ni la même durée. Il me semble que dans le cas d’un lynchage, le consensus, c’est-à-dire la foule, serait le produit instantané du mimétisme, chaque désir contaminant et exacerbant les autres. Un consensus sans délibération pour l’obtenir, est-il encore un consensus ?

    Ma deuxième remarque concerne l’opposition entre science et politique. Il est bien normal que chaque citoyen ait des intérêts particuliers et les opinions qui vont avec. Il est vertueux de savoir renoncer à ses intérêts et parti-pris personnels pour accueillir la « vérité plus haute » de l’intérêt collectif. Mais le vrai véritable n’est pas de l’ordre de l’opinion et encore moins de l’intérêt, collectif ou privé. Je me demande donc si l’emploi du mot « consensus » à propos d’une vérité démontrable et méthodiquement prouvable, est pertinent. L’idée de « consentir » à une vérité astronomique comme la forme de la terre ne peut concerner que les « platistes », qui n’y consentent pas. Le consensus, veux-je dire, n’est pas nécessaire aux progrès de la science, alors que sans consensus, même mou, il n’y a pas de « vie politique » : la vérité absolue est inatteignable mais reste désirable ; en ce qui concerne le pouvoir politique, c’est juste le contraire.

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  2. Cette histoire de consensus m’a rappelé un film qui, curieusement, n’est pas cité dans « l’émissaire fait son cinéma » (je viens de découvrir la liste grâce au moteur de recherche sur la droite) : « Douze hommes en colère » de Sidney Lumet avec Henry Fonda, sorti en 1957. J’ai vu ce film plusieurs fois et je le mets maintenant dans la ‘short list’ de mes films cultes. Pour le synopsis détaillé, cf. l’article de Wikipedia qui est très bien fait. Ce petit commentaire juste pour inciter les girardiens à voir et/ou revoir ce chef-d’œuvre.

    @ Mme Orsini : le consensus n’est pas nécessaire aux progrès de la science. Certes, mais jusqu’à ce qu’il se forme, par la force de l’évidence, il n’y a pas de progrès établi, progrès qui va rendre possibles d’autres progrès qui ne feront pas nécessairement immédiatement consensus.

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    1. Tout à fait d’accord avec vous, je crois savoir que les scientifiques, c’est une communauté.

      Le patron du blogue étant d’accord avec votre suggestion, pourquoi vous n’ajoutez pas ce chef d’œuvre à notre petite liste ? Faut juste écrire 5 lignes de présentation. Eventuellement signaler son intérêt « girardien ».

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  3. Oui, c’est une communauté par cooptation au sein de laquelle l’information circule au moyen de la revue par les pairs (peer review), système qui est sans doute le moins mauvais, même si, comme toute activité humaine, il comporte des biais (liens et conflits d’intérêt en particulier)…

    A propos du film, je vais voir si je peux me faire critique de cinéma girardien (grande première) !

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  4. La droite est anti-gauche, la gauche anti-droite, et les nababs de l’info-divertissement encaissent les sous au nom du petit Jésus, toute définition du consensus étant utilisée aux fins idolâtres qui ne peuvent fonctionner qu’en en dissimulant le processus.

    Nous sommes donc confronté au mouvement totalitaire le plus puissant qui, selon René Girard, réassume et radicalise le souci de la victime pour le paganiser quand et depuis Proust, il n’y a plus que l’opprobre qui crée le crime, que le mal imite le bien pour le terrasser et fait de toute loi morale un pur instrument de répression et de persécution.
    Temps ou le pouvoir réel est à la patience et à l’amour, quand la liberté offerte permet aussi le retour en esclavage par crainte de son vertige, et que les grands artistes alors nous accompagnent sur ce chemin d’émancipation où se croisent Ratzinger comme Baudelaire, et nous permettent d’éviter d’avoir à nous cacher dans les ténèbres consensuelles du lynchage.

    Avant que le Collège de France ne devienne une machine à répliquer, un peu d’intelligence sied :

    https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/cours/le-continent-sans-qualites-des-marque-pages-dans-le-livre-de-europe/la-grande-ecole-du-monde-europe-comme-cadre-apprentissage

    Il serait temps, si nous voulons survivre, d’être enfin libéré des contraintes religieuses qui entraînent Mélenchon chez les mollahs iraniens comme Le Pen chez Netanyahou, d’enfin accéder à cette définition de Peter Sloterdijk de l’Européen comme apostat décontracté enfin incroyant en la violence, enfin à l’écoute du texte chrétien qui en a démonté le rituel mensonger, enfin capable d’accéder au désapprentissage de la subordination pour construire sa liberté, de définir l’Europe en termes spinozistes, principal gain de l’Europe des lumières :

    « L’Europe véritable se trouve partout où les passions créatrices ont ravi son rang au ressentiment. »

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