La leçon inaugurale de Wajdi Mouawad au Collège de France prononcée le 6 février 2025, visible sur YouTube,
intitulée L’ombre en soi qui écrit, doit nous interpeller.
Le dramaturge libano-canadien, mondialement reconnu, dresse une espèce de bilan du monde, bilan brillant et terrifiant à la fois. Sa « thèse » revient, dans ses grandes lignes, à faire le constat que les Occidentaux ont perdu le goût de la tragédie, ils ne la comprennent plus, et cela est devenu criant depuis la deuxième moitié du vingtième siècle. Wajdi Mouawad n’est pas le premier à s’en apercevoir. René Girard nous a suffisamment éclairés sur ce phénomène irréversible.
La Shoah, de ce point de vue, est révélatrice, comme un point de bascule. Theodor W. Adorno avait admis qu’après la Shoah, comme tragédie suprême et négation de la civilisation elle-même, l’écriture devenait impossible. « Il ne peut y avoir de poésie après Auschwitz ».
Pourtant, les massacres n’ont pas disparu : les Khmers rouges, le Rwanda, aujourd’hui Gaza et l’Ukraine. Comme si nous ne pouvions plus sortir de notre sidération (le mot est devenu « viral »).
Les conséquences de cette catastrophe sont multiples et même, elles se renouvellent sans arrêt. Pour Mouawad, la plus grave est celle du repli des Occidentaux sur eux-mêmes, l’hypertrophie de leur moi-je, l’individualisme souverain, la fermeture au monde et aux autres, avec comme en apothéose, la récente déflagration égoïste des libertariens : plus de censure, je suis libre, je n’ai de compte à rendre à personne. Cet aveuglement volontaire est comme un réflexe contre l’état du monde que nous avons nous-mêmes produit et qui nous fait peur : pollution, injustice, famines, guerres, etc. Enfermés dans notre bulle, nous ne voulons plus rien savoir. L’éducation a-t-elle encore un sens ?
« L’époque moderne a commencé par une soudaine, une inexplicable éclipse de la transcendance », déclarait Hannah Arendt, dans La crise de la culture. La « crise de l’Occident » ‒ et avec lui, du reste du monde, progressivement ‒ ressemble à une inexplicable désaffection des humains devant leurs responsabilités. Cette seconde éclipse n’est pas rassurante.
Dans son tableau désespéré de l’espèce humaine, Mouawad en vient à se demander si le sacrifice, qu’il appelle « le sang », n’est pas l’ultime recours à notre effondrement collectif, comme la précipitation de Gribouille vers les abris. D’où, à ses yeux, une nécessaire réhabilitation de la tragédie, et pour donner consistance à sa « thèse », il termine sa lecture publique en se barbouillant la figure de son propre sang, manifestant par là comme le sursaut du poète face à la barbarie.
Hélas, sa « sortie de crise » est à peu près équivalente à la non sortie de crise des Occidentaux réfugiés dans leur égoïsme. Son « acte sanglant » est une exaltation de son moi spectaculaire, alors qu’il le définit comme absolument « intime », presque hermétique. Cette « ombre en soi qui écrit »ressemble tristement à un aveuglement.
Son aveuglement, Wajdi Mouawad en est conscient, est comparable à un trou noir astronomique dans lequel la lumière est piégée. Pour nous, ce trou noir nous rappelle ce que René Girard a nommé la méconnaissance. Comment gère-t-on sa méconnaissance ? Comment vit-on quand la violence a été révélée pour ce qu’elle est : un sacrifice inutile. Comment sort-on de l’abri de Gribouille ?
Y a-t-il une possibilité d’issue tragique à notre tragédie universelle ? La tragédie peut-elle encore avoir un sens ? Jean Giraudoux, dans sa tragédie Électre, conclut :
LA FEMME NARSÈS
Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?
ÉLECTRE
Demande au mendiant. Il le sait.
LE MENDIANT
Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore.
Sommes-nous seulement capables de faire se lever le moindre soleil ?
Sérieusement. Quel était le sens de cette étrange rencontre avec Zelensky dans le Bureau ovale ? Est-ce ainsi que se déroulent les rencontres diplomatiques ? Reprocher au méchant petit garçon de ne pas être assez reconnaissant. De n’avoir pas encore dit merci ! Mais de quoi parlons-nous ? d’affaires d’État ? L’enjeu n’est-il pas, pour les États-Unis, un accord commercial d’une valeur de plusieurs milliards de dollars ? Pour l’Ukraine, d’une aide militaire indispensable et de garanties de sécurité face à un adversaire puissant et acharné ? Non ! Parlons politesse. « Vous manquez vraiment de reconnaissance. Après tout ce que nous avons fait pour vous – d’ailleurs ce n’était pas très bien car ce fut fait par le précédent qui n’a jamais rien compris à rien – mais quand même toute l’aide que nous vous avons donnée, avez-vous dit « merci » ne serait-ce qu’une fois !!? »
Quel était le but de cette humiliation publique ? Pourquoi faire venir Zelensky à la Maison blanche ? Pour signer un accord ? Mais de cet accord Trump n’a nullement besoin. Poutine lui a publiquement promis l’accès aux métaux rares qu’il convoite et une grande partie de ceux-ci sont dans les territoires occupés par la Russie. Alors à quoi rime toute cette mise en scène ? Pourquoi faire avaler aux Ukrainiens un accord dicté sous contrainte et sans justification ? Et cela, après qu’ils l’aient rejeté sous sa forme originelle, pour tenter de le négocier à nouveau. Était-ce pour voir jusqu’où ils étaient prêts à s’abaisser pour recevoir une aide indispensable? Apparemment ils n’étaient pas prêts à s’abaisser suffisamment. « Comment osez-vous venir ici pour discuter publiquement de nos politiques ! » lui a jeté brulement Vance. De quoi s’agissait-il exactement, quel crime lui reprochait-on ? Zelensky voulait parler des garanties de sécurité avant de signer l’accord, alors que la position américaine était : « Signe, on discutera ensuite ».
Pourquoi cette réunion était-elle publique? Il y avait là quelques politiciens choisis et surtout les médias qui rediffusaient la scène. Zelensky était invité à reconnaître publiquement son incapacité à survivre sans le soutien des États-Unis. Il fallait qu’il s’humilie en abandonnant toutes garanties de sécurité, qu’il accepte de faire une confiance aveugle à celui qui ne serait son protecteur qu’à ce prix. Ce qu’il a refusé de faire. Quel était le but de l’humiliation publique de Zelensky qui s’ensuivit ? L’humilier publiquement rien d’autre. C’était déjà le sens du traité qu’on lui imposait, dont le seul but était qu’il s’humilie publiquement, qu’il reconnaisse la grandeur et surtout son entière dépendance envers Trump qui allait l’aider (ou pas) par pure générosité. C’est-à-dire comme un maître tout-puissant.
Pourquoi ? Tout simplement parce que Zelensky est un héros mondial. Un phare. Un exemple de courage et de rectitude morale qu’admirent tous les hommes et les femmes politiques d’Europe, d’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande ou du Royaume-Uni. C’est-à-dire de tous les pays qui comptent pour Trump et que pour cette raison même, il déteste. Il fallait détruire l’image grandiose de ce petit morveux. Car qui est Trump ? Le président des États-Unis? Un vulgaire homme d’affaires, sans classe et sans culture, dont se moquent tous les politiciens des démocraties occidentales. Ils rient de lui dans son dos. Il ne peut pas discuter d’égal à égal avec eux, car il n’est rien. C’est pourquoi il les a humiliés, de même que l’Ukraine, une première fois, en disant qu’ils n’avaient rien à faire à la table de discussion avec la Russie.
Il fallait maintenant que le médiocre acteur comique qu’ils célèbrent comme un héros reconnaisse qu’il n’est rien ni personne, et qu’il ne peut survivre sans Trump. Et comme il a refusé de le faire, refusé de signer les yeux fermés, alors qu’on le lui avait bien dit, on lui a montré qu’il n’était rien. On a fait voir au monde entier qu’il n’est pas le représentant d’une nation, mais un petit garçon ingrat et mal élevé, dont le pays est déjà en partie occupé par la Russie. Un moins que rien qui n’a réussi à s’accrocher à ce qui reste de son pays que parce que ce vieux fou de Joe l’a bêtement aidé. Et Trump de se féliciter à la fin de la rencontre : « Cela va faire de l’excellente télévision ! »
Trump est le plus parfait héros mimétique. Il ne vit que dans les yeux des autres. Il n’existe que par l’image de lui qu’ils réfléchissent. Bouc émissaire de tous les maux de la planète sur qui nous sommes trop heureux de rejeter la responsabilité de tous nos échecs. C’est avec un savoir-faire sans faille que Trump dès le début s’est offert comme la cible de nos ressentiments. Depuis la crise climatique, en passant par l’inégalité économique croissante, jusqu’aux conflits d’Ukraine et de Gaza, dans tous les cas il s’est placé là où convergent tous les regards. Il s’est donné à la fois comme la solution universelle et le méchant par excellence. Exécré par les uns, divinisé par les autres, Trump, source de tous les biens et de tous les maux, cumule les deux vertus opposées de la victime émissaire.
Il suffirait que nous regardions ailleurs pour qu’il disparaisse comme une baudruche qui se dégonfle, mais cela supposerait que nous soyons prêts à voir le monde tel qu’il est, ou à dire la vérité, ce que nul ne veut vraiment faire. Pour l’instant, il est encore trop utile. La haine qu’il accumule sur lui est par trop libératrice. Son projet grotesque et monstrueux pour Gaza a d’un coup presque fait disparaître du discours public la guerre elle-même, son origine et son développement. Et tous ceux qui hésitaient à critiquer Israël alors qu’ils désapprouvaient la destruction systématique de Gaza ont trouvé enfin un libre objet d’opprobre. Et maintenant, quoi qu’il arrive en Ukraine, ce sera la faute de Trump.
Il nous permet de penser soit qu’un monde sans lui sera à peu près en ordre, soit qu’il le deviendra bientôt par lui. Ce réconfort est tel que ni les uns ni les autres ne changeront d’avis. Celui qui se donne ainsi comme un modèle au centre de l’attention de tous n’est pas lui-même sans médiateur. Son médiateur interne fut Obama, puis ce fut surtout, et c’est toujours jusqu’à un certain point, Joe Biden. L’homme qui a gagné les élections contre lui. Disparu, rejeté par son parti qui en fait le bouc émissaire de son échec, restent les accomplissements de Biden qu’il convient d’effacer. Ce que de nombreux décrets se sont immédiatement chargé de faire. En politique étrangère aussi, il fallait plus que rompre, il faudra proprement faire disparaître tout ce qu’il a fait.
Pendant toute la durée de la guerre, Biden a fourni à Israël une aide militaire sans précédent et s’est par là rendu complice de la destruction systématique de Gaza. Comment peut-on effacer cet effacement, anéantir cet anéantissement? En construisant là où l’autre a détruit et en transformant la guerre qu’il a soutenue en une magnifique occasion de faire des affaires. Pour l’Ukraine, la situation, nous l’avons vu, est plus compliquée, d’autant plus qu’elle concerne au premier chef le médiateur externe de Trump : Poutine.
Trump n’est ni l’agent, ni l’allié de Poutine : le président russe est son modèle, son médiateur. Trump désire ce que ce modèle désire. Être l’homme fort de son pays, celui que tous écoutent et à qui tous obéissent. Le mépris de Poutine pour le droit et l’ordre international n’est pas, selon Trump, un signe de faiblesse, mais un admirable témoignage de sa force. En envahissant l’Ukraine Poutine a simplement privilégié les intérêts de son pays. Russia first ! Il n’y a là rien à critiquer, c’est comme cela qu’il faut faire et c’est très exactement le programme de Trump. America first ! Quand le maître et le disciple entreront-ils en conflit? Il faut encore qu’ils se rapprochent un peu. Poutine reste transcendant. Plus brutal et audacieux. Il demeure un modèle et n’est pas encore tout à fait un rival.
Ce billet pour rappeler l’actualité de l’Association Recherches Mimétiques.
Est désormais en ligne la conférence donnée par Jean Nayrolles le 24 février dernier, » De Charlot à Chaplin ; sur les traces d’une conversion cinématographique »
De conversion, et de conversion dans une acception giaradienne, il sera à nouveau question dans la prochaine conférence Zoom organisée par l’Association Recherches Mimétiques le 4 avril prochain à 19 heures.
Elle sera donnée par Maxime Morin, doctorant à l’Université de Lille et auteur de l’ouvrage « Georges Bernanos et la révolution des consciences » (février 2025, 128 pages, aux éditions Le Passager clandestin).
En voici la présentation.
« La tradition critique s’accorde à dire de l’œuvre de Georges Bernanos (1888-1948) qu’elle peut être divisée en deux parties. On considère le tout début de la rédaction du Journal d’un curé de campagne, à la Noël 1934, comme l’événement inaugural de cette division – division qui sépare certes l’œuvre elle-même, mais qui sépare aussi – et surtout – la propre subjectivité de son auteur. Aussi faut-il bien appeler révélation, ou peut-être et plus radicalement encore conversion, l’événement de cette division interne.
À la lumière de l’œuvre de René Girard, et plus particulièrement de son essai sur Dostoïevski, nous proposons de relire la bipartition de l’œuvre et de la subjectivité bernanosiennes à nouveaux frais. Pour ce faire, nous formulerons l’hypothèse que Georges Bernanos est un auteur converti, à condition que l’on s’attèle à élucider le concept de conversion en son entente girardienne. »
Pour un chroniqueur régulier de l’Émissaire, la récupération de la pensée de René Girard par la nouvelle droite américaine pose question, pour dire le moins. J.D. Vance, le vice-président, déclare que sa conversion au catholicisme en 2019 doit tout à sa découverte de l’œuvre de Girard1. On s’interroge sur le sens que M. Vance donne à une « conversion au catholicisme », et plus particulièrement à la dimension anti-sacrificielle de cette religion mise en exergue par René Girard, lorsqu’on constate le recours systématique de l’administration Trump à l’accusation d’innocents, les migrants illégaux qui sont qualifiés de criminels, les ukrainiens accusés d’être responsables de la guerre d’agression qu’ils subissent depuis trois ans et plus, jusqu’aux européens accusés par M. Vance de brader leurs valeurs démocratiques. Plus que des provocations gratuites, on reconnaît aisément l’inversion sacrificielle entre le bourreau et sa victime. Le régime Trump II est une grossière tentative de rétablir les antiques mensonges mythologiques.
Dans cet article, je vais tenter de montrer que cette démarche s’intègre dans un combat existentiel qui pourrait bien être au cœur de l’idéologie MAGA.
Partons de la principale contradiction interne du trumpisme : la cohabitation improbable entre l’anarchie la plus radicale, la destruction de l’État, la liberté d’expression érigée en valeur suprême, et le retour à un ordre moral rigide (dont Vance est sans doute un des plus farouches partisans). On admettra qu’il y a là une contradiction majeure.
L’ordre moral est vu comme une solution à la crise morale dont sont accusés les progressistes : éclatement de la famille et de ses valeurs, recours abusif à l’avortement, combats LGBTQ+, victimisation à outrance, hégémonie du politiquement correct…
L’autoritarisme est vu comme la solution à la paralysie de l’État, dont est accusée la démocratie : budget hors de contrôle, réactions frileuses aux crises extérieures vues comme des aveux de faiblesse, culture du compromis qui interdit toute politique volontariste.
Revenons à notre sujet : la récupération de la pensée de Girard au prétexte que celle-ci a su mettre au jour le rôle fondamental du mécanisme victimaire dans la genèse et la sauvegarde des sociétés. Le problème, c’est que Vance ne retient de cette pensée que le risque d’embrasement généralisé consécutif à l’affaiblissement des mécanismes régulateurs de la violence, et il a fait de Girard l’inspirateur d’un traditionalisme moderne qui est en réalité le sien : pour éviter le chaos et la destruction, il faut à tout prix rétablir des structures solides, fût-ce au prix de l’humanisme et de la démocratie. La fin justifie les moyens, et la fin est, dans ce cas, purement négative : il s’agit d’éviter le chaos et la destruction. L’enjeu est existentiel2.
Girard n’a jamais préconisé un repli sur les positions stables du passé ; il montre au contraire l’inanité de telles réactions. A partir du moment où le mécanisme sacrificiel est exposé, il perd toute efficacité, ce qui fait de l’apocalypse girardienne un phénomène irréversible. Les tentatives modernes de rétablir un ordre sacrificiel sont vouées à une surenchère sanglante, comme le montrent les génocides du XXe siècle.
Pourtant, le diagnostic du trumpisme est globalement correct. L’Amérique de Biden et consorts est décadente, prisonnière d’une dynamique d’effondrement.
Dans le domaine économique d’abord : l’incapacité à juguler le déficit du budget promet à relativement court terme un défaut de paiement, la disparition du dollar comme monnaie de référence, et autres conséquences en cascade. Bref, la disparition de la grande puissance USA. Le libre-échange considéré comme un principe sacré s’est retourné contre son principal promoteur et a conduit à la désindustrialisation du pays au profit de la Chine et des pays émergents (Mexique), une des causes de cette faillite annoncée de l’État américain. En ce sens, la politique de Trump II est parfaitement cohérente et pourrait même être qualifiée de vertueuse. Une majorité des décrets présidentiels pris dans l’urgence des premiers jours de son mandat vont dans le sens très pragmatique d’un équilibrage des comptes : taxes à l’importation qui doivent conduire à la réindustrialisation du pays et au rééquilibrage de la balance commerciale, réduction drastique des dépenses de l’État au risque du chaos administratif, pressions sur les alliés pour qu’ils paient leur part dans les initiatives communes (Otan, soutien à l’Ukraine, aide au développement…).
Quant à la méthode, cette rhétorique de diabolisation, ce langage outrancier, ouvertement sacrificiel, elle s’explique par la nécessité d’appuyer une telle politique sur le plébiscite d’une large base populaire. Trump et son équipe ont bien compris le parti qu’ils pouvaient tirer de la compréhension et de l’utilisation de la rivalité mimétique et du mécanisme victimaire, particulièrement en temps de crise.
Dans le domaine identitaire ensuite. Le progressisme, dont on regroupe les plus farouches partisans sous le terme de woke, a conduit au délitement des structures sociales traditionnelles : la famille, les communautés religieuses (un des piliers sociétaux aux USA), la patrie. Là encore, une valeur première de l’Amérique, la liberté, s’est retournée contre elle en se transformant en relativisme moral, en individualisme forcené qui interdit de facto la constitution de communautés soudées.
Un troisième marqueur culturel vient compléter le sombre tableau : le culte de l’argent, qui n’a fait que se renforcer, conduit à terme à une société dans laquelle les relations humaines sont tarifées, une société cynique et indifférente à l’autre, toujours plus ou moins vu comme un agent de l’enrichissement personnel3.
Le cocktail est explosif et l’effondrement de tout le système n’est plus de l’ordre de l’hypothèse. Le mouvement MAGA peut être vu comme un sursaut existentiel face à cette crise.
Constatons le dilemme de l’Amérique, qui sera très bientôt le nôtre, parce que la crise qui menace l’Europe n’est, particularités culturelles mises à part, pas si différente. Nous avons le choix entre la peste et choléra. La peste, c’est le retour d’une extrême-droite décomplexée dont l’idéologie présente trop de similitudes avec le fascisme pour notre tranquillité d’esprit. Cette dérive autoritariste est justifiée par le choléra : l’État progressiste est devenu impuissant à cause de son tropisme vertueux. Toute action, tout changement doit être soigneusement pesé pour être sûr de ne léser personne, de ne pas créer de nouvelles victimes sacrificielles. C’est le retour de bâton de la révélation de la violence des institutions humaines : la paralysie, la faiblesse, l’impuissance4. C’est ce phénomène, associé à la culture de l’initiative privée, qui explique la détestation de la démocratie moderne par la nouvelle droite américaine.
A tous points de vue, la démocratie et le progrès sont préférables à une résurgence du fascisme ou de ses avatars ; il suffit d’ouvrir un livre sur l’histoire du XXe siècle pour s’en convaincre. Malheureusement, le progressisme est en échec, c’est cela la crise existentielle que nous traversons. Avant de se réfugier dans une politique réactionnaire, il convient de s’interroger sur les raisons profondes de cet échec, ce que ne font ni les progressistes ni leurs adversaires. C’est à ce stade de l’analyse qu’il faut convoquer René Girard et l’anthropologie. Girard montre que l’effondrement simultané du rêve progressiste et des structures sociales ne peut être abordé par des analyses locales ou contemporaines ; il faut étendre le champ d’étude aussi bien géographiquement que dans le temps. Le sacrifice est en train de disparaître, et ce mécanisme régulateur définit toutes les institutions de l’histoire. Le phénomène s’apparente à un saut anthropologique majeur, voire inédit5. Girard place l’enjeu à un niveau autrement élevé que les considérations économicopolitiques ou sociopolitiques qui précèdent.
La crise que nous vivons est de nature apocalyptique, ce qui a trois significations :
1) Elle découle de la démythification du monde, la révélation des invisibles mécanismes de contrôle de la violence par le sacrifice.
2) Il en résulte la destruction des institutions, dont l’efficacité et le caractère rassembleur dépendent de la méconnaissance de ces mécanismes.
3) Le niveau de bouleversement, qui touche à notre être tant individuel que collectif, dépasse notre capacité à contrôler le phénomène ; nous ne pouvons que le subir.
La dimension apocalyptique de la crise seule peut résoudre le paradoxe du trumpisme que nous exposions au début de l’article, cette improbable rencontre entre l’anarchie la plus radicale et un ordre autoritariste et rigide. L’anarchie résulte directement du constat de l’échec de toutes les institutions ; elles deviennent haïssables dès que leur dimension sacrificielle est exposée. Cette haine est particulièrement sensible chez des personnalités comme Vance et Musk. Sans que la contradiction leur soit apparente, les mêmes reconnaissent la nécessité vitale de rétablir un ordre autoritaire, en particulier moral, pour éviter le chaos absolu.
Tout cela peut se résumer en un concept simple : une réaction panique à la fin d’un monde.
La reconnaissance de la nature apocalyptique de la crise condamne à l’avance toutes nos tentatives de l’éviter. Une réflexion vraiment chrétienne doit nous conduire à un tout autre positionnement. La crise aura lieu, le monde tel que nous le connaissons sera détruit, et ce n’est la faute de personne : c’était écrit depuis le début. Les vraies valeurs des trois religions monothéistes nous invitent plutôt à survivre à la période de chaos qui en résultera6, et pour cela il n’y a qu’une voie, comme le dit très clairement Girard : la conversion, le renoncement aux passions mimétiques. La douceur, l’humilité, la compassion, l’amour de l’autre. L’ordre moral prôné par Vance n’est qu’un indigeste et dangereux succédané à cette conversion des cœurs. Vance veut nous imposer la soumission à un ordre archaïque. L’Evangile nous invite à l’acte libre par excellence.
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1 Voir l’article de J.D. Vance How I Joined the Resistance, The Lamp, 2020 (en anglais).« Girard’s […] theory of mimetic rivalry […]spoke directly to some of the pressures I experienced at Yale. But it was his related theory of the scapegoat—and what it revealed about Christianity—that made me reconsider my faith.” https://thelampmagazine.com/blog/how-i-joined-the-resistance
2 C’était aussi le cas du nazisme dans sa rhétorique : Lebensraum, purification de la race, nouvel ordre moral basé sur la force, tout cela dérivait de la perception d’un danger existentiel qui aurait menacé la survie de l’Allemagne.
3 Par exemple, la résolution des conflits relationnels dans les tribunaux qui s’apparente souvent à de l’extorsion de fonds.
Article de Fernando Iturralde, professeur de métaphysique à l’Universidad Mayor de San Andrés de La Paz – Bolivie
C’est dans la troisième partie d’Achever Clausewitz que René Girard et Benoît Chantre discutent la question du « Duel et (de la) réciprocité ». Petite surprise immédiate, cette section se trouve dans le premier sous-titre : « L’étonnante trinité » ; le stratège prussien nous fait passer à un trio qui pourrait contredire d’emblée le titre du chapitre. On comprend les complications qu’il y a toujours à définir un nombre ontologico-métaphysique pour la pensée de Girard. La question d’une épistémologie comme d’une ontologie girardiennes a été soulevé dans ce blogue et la discussion pourrait continuer ici, mais nous voulons rester sur deux des questions qui font le fondement de ce site : la politique et l’actualité. La discussion politique autour des acteurs sociaux reste aujourd’hui cruciale dans les possibles applications de la théorie mimétique à la réalité des événements actuels.
Alors, quelques questions peuvent se poser à propos de ce dualisme des acteurs sociaux et sur la réalité de la violence : est-ce possible seulement de nous défaire de cette configuration duale aussitôt nous approchons de la crise finale ? Pourrait-on penser en un système de doubles qui ferait une sorte d’équilibre capable de dissuader de la violence jusqu’au point de la rendre un pur effet et produit du hasard et non pas des capacités techniques humaines ? Par la suite, nous voudrions réhabiliter quelque peu la vision d’une dualité fondatrice en politique, surtout en temps démocratique, dualité de laquelle il semble vraiment difficile de sortir sans casser quelques œufs.
Nous commencerons par un auteur bolivien auquel nous avons déjà fait allusion dans un billet précédent : le sociologue d’Oruro, René Zavaleta Mercado (1938-1984). Au cours des années 70, pendant un séjour à l’université d’Oxford au Royaume Uni, cet écrivain bolivien se mit à travailler sur le problème de la théorie marxiste du pouvoir duel ou double pouvoir (surtout à partir des discussions sur la Révolution Russe entre Trotski et Lénine), tout en s’intéressant à Maritain (Zavaleta fait référence au philosophe catholique français dans au moins deux textes). Dans cette perspective, il se penche sur le moment qui vient juste après la Révolution Nationale de 1952 en Bolivie. Le gouvernement révolutionnaire du MNR (Mouvement Nationaliste Révolutionnaire) prit plusieurs mesures orientées vers les classes laborieuses : droit de vote universel, réforme agraire, nationalisation des mines, en essayant de garantir leur dû à ses alliés durant les journées de combat et comme part du programme du co-gouvernement (entre le parti petit-bourgeois MNR et la tout récemment créée COB, Centrale Ouvrière Bolivienne).
C’est à cause de cette situation et de la radicalisation des secteurs ouvriers, qu’une discussion s’instaura parmi la gauche bolivienne de l’époque pour savoir si la situation qui divisait l’État était comparable à la situation russe de 1917. Même si la réflexion ne conduit pas son auteur à autre chose qu’à percevoir les faiblesses du mouvement ouvrier, la question de la dualité des pouvoirs semble être encore importante pour penser la faiblesse de l’État en Bolivie, surtout en ce qui concerne sa capacité à contrôler tout le territoire et les groupes qui préservent leur autonomie vis-à-vis du pouvoir centrale.
Cette discussion autour du duel et des doubles ramène à des travaux autour du marxisme dans une perspective mimétique. En ce sens, nous voulons rendre un très humble hommage à Cesáreo Bandera, en invitant à la relecture de l’analyse qu’il fait de Marx dans son dernier chapitre de A sacred game. The role of the sacred in the genesis of modern literary fiction (1994). La comparaison de la description que fait Marx des substitutions et transformations capitalistes avec les passages sur la double substitution dans La Violence et le sacré, et chez Girard en général, est superbe et mémorable. Les intuitions de Bandera ne sont pas du tout incompatibles avec le point que montre Jean Nayrolles, au moment de l’analyse du Manifeste du Parti Communiste dans son livre Le Sacrifice imaginaire (2020) : « Mais cela ne peut se faire sans créer son adversaire. La parenté entre le ‘progressisme’ politique ainsi constitué et l’idéologie des avant-gardes artistiques depuis sa plus ancienne configuration à l’époque romantique, parenté qui affleure constamment dans l’histoire sans être jamais tout à fait explicitée, trouve ici son explication : l’un comme l’autre ont créé leur adversaire » (p. 131).
Les antagonismes de classes sont toujours aux fondements des phénomènes sociaux pour le marxisme, le double monstrueux qu’est toute bourgeoisie pour les classes laborieuses empêche de croire à une cohabitation pacifique des êtres humains, non sans casser les mêmes œufs que ceux du paragraphe ci-dessus. Cette situation d’antagonismes congénitaux n’est pas sans rappeler l’alternative terrible que présenta Jean-Pierre Dupuy dans une de ses dernières conférences : avoir à choisir entre la paix et la justice.
Pour finir, si la dualité dialectique des antagonismes sociaux et symboliques est à l’ordre du jour dans les analyses marxistes, il faut bien se tourner vers le présent pour voir combien les questions de classe et les questions idéologiques pèsent dans le factionnalisme binaire qui affecte le MAS, parti au gouvernement depuis 2021, avec cette fois-ci Luis Arce Catacora et non plus Evo Morales comme chef de l’exécutif. Le sang versé des innocents qui étaient en faveur de Morales en 2019, a produit une allégeance qui renforce celle qui existait auparavant et qui a donné à l’ex-président ses victoires électorales (2006, 2009 et 2014). Nous proposons une vision dans laquelle Arce est devenu chaque fois un double plus monstrueux pour Morales et les sentiments semblent être réciproques. La question que nous voulons poser ici en référence à tout ce que nous venons de dire – et aussi en relation avec un très beau texte du philosophe américain aussi décédé en 2024, Fredric Jameson, à propos du pouvoir duel : Dual Power : American utopia and the universalarmy (édité par Slavoj Žižek, 2016) – est celle des raisons pour lesquelles le gouvernement de Luis Arce a permis un blocage pendant 24 jours (l’année dernière, en octobre et novembre) des mouvements sociaux qui soutiennent Morales. Est-ce qu’il s’agit d’une peur de la capacité de double pouvoir qu’a Morales dans son petit-État du Chapare ? Ou peut-être s’agit-il d’une préfiguration des mesures que le gouvernement Arce veut prendre face au pouvoir des trafiquants de drogue (toujours associés à Morales, mais aucune preuve) ? Peut-être ni l’armée ni la police boliviennes ne sont-elles vraiment capables de faire face au pouvoir qu’a Morales chez ses défendeurs, toujours prêts à sacrifier leurs vies pour lui ?
Pour conclure, compte tenu des influences de la théorie marxiste à un niveau global et de sa puissance explicative, non sans compatibilité avec la théorie mimétique, et en regardant l’apparente situation de double pouvoir dans la Bolivie d’aujourd’hui, il reste à nous demander si le monisme trinitaire d’un Girard théologien ne devrait pas faire toujours attention aux doubles sataniques que représentent tous ses rivaux au niveau même de la théorie ?
Localisation des blocages, image du journal Los Tiempos.
NB : la situation que nous décrivons dans la dernière partie de ce billet est en train de se dérouler maintenant et pourrait bien changer d’un jour à l’autre (Morales est sous un ordre d’arrestation depuis décembre). Nous espérons la compréhension des lecteurs au cas où il y aurait des changements entre le temps de rédaction du billet et le temps de sa publication.
Christine Orsini posait une excellente question, suite à un article précédent paru sur ce blogue (Extension du terrorisme) : « Quelle réponse pourrait-on apporter à un anti-islamiste qui emprunte aux islamistes leur méthode de tuerie aveugle à seule fin de protester contre la terreur islamiste ? »
Il est évident que le terroriste dont il s’agissait (le saoudien Taleb Jawad al-Abdulmohsen), n’entendra pas nos arguments. Mais on peut déjà répondre à sa place que son geste n’était pas seulement « anti-islamiste », mais simplement athée : ce qui est rigoureusement interdit au sein de l’Islam politique régnant dans son pays d’origine. À l’heure où le libertarisme s’oppose au libéralisme, on n’en est plus à un paradoxe près. Pour une raison que nous ignorons, mais qui a certainement à voir avec le principe satanique, il aspirait à la mort : celle des autres et la sienne. Le terroriste tue et se tue, indifféremment . Cet acte apparemment insensé recouvre néanmoins une forme de logique qu’il s’agit ici de dégager en nous aidant de la théorie mimétique, car nous savons bien, après Girard, que l’indifférenciation a du sens, et où elle mène ceux qui sont emportés dans ses tourbillons.
Pourquoi avoir choisi ce mode d’action particulier : écraser des passants sur un marché de Noël, une « méthode » effectivement empruntée à ses ennemis principaux supposés ? Nous pouvons risquer une première hypothèse en citant le premier chapitre du traité de Clausewitz décrivant trois actions réciproques : « Chacun des adversaires fait la loi de l’autre, d’où résulte une action réciproque qui, en tant que concept, doit aller aux extrêmes (…) Je ne suis pas mon propre maître, car il me dicte sa loi comme je lui dicte la mienne (…) Mais l’adversaire fait la même chose… ». Lorsque la violence est en jeu, Satan se confond avec la réciprocité mimétique elle-même. Mais cela ne constitue pas une explication suffisante, pour la simple raison que Noël n’est pas une fête musulmane.
Apparaît alors une deuxième raison, beaucoup plus simple : lorsqu’on veut perpétuer un crime de masse, quelle qu’en soit la motivation, on choisit les outils disponibles pour le réaliser et un lieu public où la foule se rassemble. Aux USA, les armes de guerre sont en libre accès ; ce sont elles qui sont choisies en priorité puisqu’elles sont faites pour ça. En Europe, le moyen le plus efficace auquel tout le monde peut avoir accès, ce sont les moyens de transport mécanisés. On assiste d’ailleurs de plus en plus à une combinaison des deux modes opératoires. Le dernier – ou l’avant-dernier attentat au moment où j’écris – a été perpétué à la Nouvelle Orléans, dans une rue très fréquentée, comparable sur ce point au marché de Noël, avec un pick-up et une arme de guerre.
Aux deux tentatives d’explication précédentes, on peut ajouter une troisième, qui ressort du projet revendicatif lui-même, commun à tous les actes terroristes : le crime doit être spectaculaire afin de rassembler le plus grand nombre de spectateurs. Pour ce faire, il y a mieux encore que les voitures et les camions, et quoi de plus spectaculaire que deux avions de ligne explosant au cœur des deux plus hautes tours du monde ? Et Karlheinz Stockhausen déclara, le 16 Septembre 2001, que ce qui venait de se produire cinq jours plus tôt à New-York était : « La plus grande œuvre d’art qui ait jamais été donnée. (…) En comparaison, nous, en tant que compositeurs, ne sommes absolument rien [1]. »
André Breton s’exprimait déjà en ce sens : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule ». Et Marcel Duchamp à la suite : « On tue son voisin, il faut bien tuer son voisin pour survivre », sous-entendu : pour survivre en tant qu’artiste, c’est-à-dire pour devenir célèbre. Et d’une certaine façon, c’est aussi ce que le fondateur de l’art conceptuel a commis, en s’appropriant ce ready-made, considéré par les historiens comme fondateur de l’art contemporain : l’urinoir inversé nommé « fountain » et signé R. Mutt. Duchamp occulte non seulement un cri de révolte vraisemblablement lancé par Elsa von Freytag-Loringhoven, qui aurait exposé cet objet par pure provocation, mais ce faisant, il contribue aussi à détruire celle qui fut l’une de ses amantes. Son aveu explicite est exposé dans son œuvre ultime et posthume : Étant donnés : 1° La chute d’eau 2° Le gaz d’éclairage [2].
À partir de cette faute commise et avouée – et donc pardonnée dans un certain sens – on constate une nette progression dans l’horreur, puisqu’elle aboutirait aux massacres perpétrés par des terroristes. Progression inversement proportionnelle au profit financier obtenu : cette dernière observation est accessoire, mais on peut néanmoins prolonger l’analyse du phénomène terrorisme en s’appuyant sur l’art contemporain, à condition de reconnaitre que le profit recherché est d’un ordre différent, mais que la recherche de la célébrité est commune. Le musée Guggenheim de New-York diffusa en boucle, dans une de ses salles, les vidéos montrant l’effondrement des tours et la panique de la population. Panique : effet produit par l’apparition du dieu Pan. Cet enfant monstrueux, sacrifié par les siens pour qu’il rejoigne l’Olympe, mais qui n’en finira plus de revenir parmi les hommes pour semer la discorde, mettant les armées les plus puissantes en déroute. Pan : le dieu des terroristes, est plus actuel que jamais.
Les terroristes sont des performers et comme le déclarait Stockhausen : ils figurent parmi les « meilleurs » du genre. Selon le célèbre compositeur, à la suite de l’acte terroriste « cinq mille personnes sont projetées vers la résurrection. En un instant [3]. » L’acte atteindrait une dimension transcendantale. S’en prendre au World Wide Center, cela se comprend aisément : le succès est garanti, le spectacle grandiose. Mais pourquoi foncer dans un marché de Noël de province en écrasant des enfants ? À coup sûr, le film de cet évènement ne passera pas en boucle dans un musée d’art contemporain, car les victimes seraient vues de trop près. On aime le spectacle, mais on préfère ignorer le réel lorsqu’il troque le « transcendantal », le « sublime » contre le crime sordide. On peut alors formuler une troisième hypothèse : c’est Noël et sa représentation à travers la crèche, c’est l’enfant innocent qui symbolise la faiblesse de tout nouveau-né, qui est visé [4] :
« Cette association de la puissance et de l’impuissance, de la divinité et de l’enfance, est devenue pour toujours une sorte d’épigramme que des millions de répétitions n’arriveront pas à rendre fastidieuse. Il n’est pas déraisonnable de la dire unique en son genre. Bethléem est l’endroit par excellence où les extrêmes se touchent [5]. »
La faiblesse, cette dépendance du nouveau-né à sa mère, cette scène profondément humaine et universelle et ce paradoxe inouï de l’alliance de la divinité et de la faiblesse, c’est tout cela qui est écrasé. On peut évoquer le nihilisme du criminel, mais là encore, on ne sait pas très bien de quoi on parle. Alors, au risque d’aller trop loin et de ne plus être compris, je vais tenter une explication plus personnelle.
Récemment, en ce dimanche de l’Épiphanie, le prêtre de ma paroisse qui est aussi l’exorciste du diocèse, m’a encore une fois heureusement surpris par la profondeur de son homélie, que je vais tenter de résumer sans la trahir. Associant les rois mages à des hommes en recherche partis demander à Hérode, aux grands prêtres et aux scribes qui l’entourent et le conseillent, où devait se trouver le lieu de naissance du Messie, il fit remarquer que cette assemblée, c’est l’Église, son magistère et son autorité doctrinale. Et c’est cette Église qui a su guider avec pertinence ces hommes, partis de si loin à la recherche de Dieu incarné ; c’est cette assemblée de criminels et de théologiens qui leur permettront de l’atteindre, de se trouver réunis avec les humbles bergers en Sa présence. Nous connaissons la suite : avertis en songe, ils ne retournèrent pas chez Hérode et sa cour de théologiens pour leur annoncer ce qu’ils avaient vu. Ce qui n’empêchera pas Hérode de perpétuer le massacre des innocents. Mais Joseph, averti à son tour par un songe, écoutant son intuition et exerçant à son tour sa liberté d’agir, a fui entre temps avec sa famille en Égypte : « La violence et la vérité de peuvent rien l’une sur l’autre. » (Pascal)
Les terroristes, Hérode : ces criminels nous interrogent à travers leurs actes monstrueux. Je ne les connais pas et suis incapable de savoir ce qu’ils ont réellement dans la tête, mais en écoutant ce prêtre qui, par sa pratique de l’exorcisme, a acquis une rare connaissance de Satan, y compris de son action au sein de l’Église, il me semble que les terroristes ont dû faire partie de ces hommes partis à la recherche du vrai Dieu. Comme les rois mages, ils sont allés demander aux plus hautes autorités de l’Église où le trouver, mais à la différence de ces voyageurs et de Joseph, ces malheureux n’ont pas su écouter leurs songes, ni suivre leur intuition (ou le Saint-Esprit) qui les aurait guidés vers la liberté et vers la vie. Ils ont préféré faire confiance à Hérode, à ses prêtres et ses docteurs de la loi : à ceux qui savent, à ceux qui commandent. Ils leur ont obéi au point de pactiser avec eux ; à moins que prenant conscience de la nature satanique de leurs intentions, cela les ait rendus fous au point de vouloir les détruire ? Ce qui équivaut, de leur point de vue, à détruire l’Église en ses fondements.
Bien sûr, il est toujours possible de prendre ses distances en évoquant le contexte historique des écritures : cette corruption généralisée ; cette « prostitution », selon l’expression biblique. Remarquons alors comment, dans l’Apocalypse, le chiffre de la bête, 666, reprend précisément le nom d’Hérode (ou Horodos, le chiffre 6 était associé à la lettre hébraïque o, ou wauw), mais aussi la façon dont il est dit que Satan, enchaîné par l’effet de la Révélation, sera délivré dans « mille années », pour un temps limité. On se demandera alors s’il n’y a pas correspondance des temps entre le massacre des innocents par Hérode et le nombre effarant de viols et de meurtres d’enfants couverts depuis des décennies par l’institution catholique, les politiques, les fidèles et les militants qui les soutiennent : toute cette chaîne d’obéissance à une hiérarchie instituée. Derrière Hérode, on perçoit assez clairement la présence de Baal et de ces enfants rituellement jetés dans la fournaise.
J’ai vu Satan agir pour la première fois dans l’enceinte d’une école catholique, sous les traits d’une « bonne sœur » qui fut notre institutrice, et j’ai vu la façon dont l’institution ecclésiale associée au pouvoir politique – en l’occurrence : un maire et sénateur socialiste – se protégeaient, s’associaient pour faire taire les « saintes familles » qui avaient osé élever la voix, y compris en faisant ouvrir leur courrier par les employés de la poste. Si elles n’ont pas fui le danger en prenant exemple sur la Sainte Famille, c’est parce qu’elles croyaient encore que l’institution ecclésiale aimait la justice. Pour avoir si longtemps détesté ces institutions et tout ce qu’elles représentent (école, partis et chapelles), je peux comprendre que ceux qui n’ont pas eu la chance, qui a été la mienne, de rencontrer les bonnes personnes au bon moment, aient pu devenir des terroristes. Dire cela ne revient pas à excuser leurs actes monstrueux ! Cela consiste seulement à reconnaître qu’il en faut très peu pour détourner un enfant de la vérité du christianisme, a fortiori lorsque ce sont ceux qui prétendent le représenter qui le trahissent. On n’érigera pas pour autant ces enfants perdus en autant de victimes : ce serait un peu trop simple. Ce qui est important de reconnaître ici, c’est que ce « peu » est susceptible de les transformer en terroristes. Jésus pardonnait volontiers les fautes commises, mais il fut d’une intransigeante sévérité à l’encontre des prêtres et des professeurs de son temps : les scribes et les docteurs de la loi :
« Il est impossible que les scandales n’arrivent pas, mais malheur à celui par qui ils arrivent ! Mieux vaudrait pour lui de se voir passer autour du cou une pierre à moudre et être jeté à la mer que de scandaliser un seul de ces petits. Prenez garde à vous ! » (Lc.17, 1)
Ce sont les Sadducéens et les Pharisiens qui se voient placés ici au premier plan de sa ligne de mire. Bien que Jésus fasse partie de ce peuple, de ses rites et de son histoire, il pleure devant Jérusalem, qu’il sait condamnée, il prêche aussi dans la cour du Temple, lors de chacun des grands pèlerinages trisannuels où il se rendait à Jérusalem, comme tout bon pratiquant. Ivan Illich, ce prêtre qui choisira finalement sa liberté de pensée et d’action dira : « L’Église est une putain mais c’est ma mère ». Il poursuit : « Acceptons l’ambiguïté d’être des fils d’une mère indigne, mais pas de nous.[6]» Le chanteur catholique Paul Van Haver (Stromae) a compris, me semble-il, la pensée d’Ivan Illich : il suffit de remplacer « mère » par « Église » dans le texte de Fils de joie pour s’en assurer. Le clip de la chanson, qui représente l’enterrement grandiose d’une putain et d’une mère, accompagné du discours officiel de son fils, évoque irrésistiblement les « funérailles » de l’Église catholique elle-même : forcément grandioses [7].
Cette distance prise à l’égard d’une mère indigne est nécessaire, elle est la conséquence d’une prise de liberté jointe à la pleine acceptation d’une proximité charnelle évidente, et de la reconnaissance de nos propres fautes. Cette distance nous permet de respecter « notre mère l’Église », malgré cette hiérarchie pesante et ses compromissions, malgré les crimes couverts par l’esprit de corps. Le respect évite de se voir entraîné malgré soi dans ces fameuses « actions réciproques » qui caractérisent la guerre. Car l’acte terroriste n’est pas « la négation de l’acte guerrier » mais son prolongement historique, surtout depuis que des hommes qui se moquent de la loi ont pris le pouvoir, en Russie, aux USA, en Israël, en Chine…
Il me semble que René Girard avait parfaitement saisi le phénomène en cours. Ces « funérailles » catastrophiques de l’Église, il les associait pour sa part à l’Apocalypse. À la suite de l’événement initial – ce tremblement de terre de haute magnitude – nous vivons sans doute une réplique du massacre des innocents, mais aussi de la destruction du Temple. Espérons qu’elle sera suivie de la résurrection des saints innocents et de la restauration du Temple détruit sous la forme inédite du triomphe de l’Agneau, corps du Christ. « De temple, je n’en vis point en elle [la cité céleste] ; c’est que le Seigneur, le Dieu Maître-de-tout, est son temple, ainsi que l’Agneau » (Ap.22, 21). C’est peut-être en ce sens que Stockhausen, compositeur épris de mysticisme, osait parler de « résurrection » des victimes du 11 septembre 2001 ? Sa scandaleuse déclaration aura au moins su mettre le doigt sur un point sensible : là où terrorisme, mysticisme, spectacle, folie et transcendance se touchent pour former un complexe paradoxal et douloureux, masqué par le brouillard de guerre.
[1] Une longue réflexion sur cette déclaration, au regard de la vie et de l’œuvre de Stockhausen, a été poursuivie par Lambert Dousson, « … la plus grande œuvre d’art pour le cosmos tout entier » Stockhausen et le 11 septembre, essai sur la musique et la violence, Paris, éd. MF, 2020, p.16
[2] J’ai développé les tenants et les aboutissements de cette « affaire » passionnante dans un article, non publié : Le testament de Marcel Duchamp.
« La décision et le sacrifice sont liés en toute chose [1]. »
Il faut prendre au sérieux cette déclaration de René Girard. Je suis arrivé à la même conclusion en travaillant sur les origines sacrificielles de la monnaie (en attente de publication), aussi, un bref détour par cette recherche s’avère nécessaire.
La valeur peut être attachée aux choses matérielles ou immatérielles, mais la paix retrouvée est la valeur absolue, obtenue à l’origine par la mort d’un seul, suite à une crise mimétique ; un état d’indifférenciation particulièrement éprouvant. Ce précieux cadavre apporte la vie à l’ensemble de la communauté, qui tente alors de le conserver d’une façon ou d’une autre, y compris en le dévorant, c’est-à-dire en assimilant sa valeur dans le but de prolonger son effet bénéfique dans les corps vivants qui en sont les bénéficiaires. La valeur provient de ce paradoxe et de cette première appréhension de la transcendance, appréhendée comme une relation de réciprocité entre le domaine des morts et celui des vivants.
Première incarnation d’un dieu, et de la notion nouvelle de valeur qui lui est attachée ; la monnaie, symbole par excellence, est le substitut ultime d’une victime humaine. La monnaie est cette trace ultime, ce reste extrêmement dégradé – on rejoint ici la notion d’entropie – d’une décision première – de decidere : trancher le cou de la victime sacrificielle. Cette première décision fondamentale, naissance hypothétique du premier dieu, engendre la possibilité de décider à nouveau, autant de fois que nécessaire. Par conséquent, l’usage de la monnaie, ce reste tangible d’un corps sacrifié, cette incarnation de la valeur, ne peut pas être neutre. Cet objet est inconnu de toutes les espèces vivantes en dehors de la nôtre, si bien que l’exception humaine et l’unité de notre espèce se confirment à la faveur de ce constat : il n’existe aucune société humaine dépourvue de monnaie ; il n’en existe aucune qui puisse se passer de sacrifices. Encore faut-il définir ce que l’on entend par là.
Au regard de l’évolution générale des espèces, on constate chez l’homme une évolution à ce point rapide que le lien entre monnaie et sacrifice s’effiloche au point de se faire oublier. Cet état de méconnaissance m’avait conduit, dans un premier temps, à penser que l’institution de la monnaie remplace peu à peu l’institution du sacrifice. Cette évolution plurimillénaire est marquée notamment par l’apport du judéo-christianisme, qui désacralise la monnaie. On devine l’influence de la pensée libérale derrière une telle conception, c’est-à-dire une forme d’optimisme, un dernier reste de positivisme. Je considère maintenant que cette évolution, certes incontestable, consiste plus précisément en un transfert de décisions opérée dans un premier temps dans l’orbe du sacré et passant progressivement dans le domaine profane du commerce. Les décisions opérées à travers le rite par les prêtres et les rois, depuis le sommet de la pyramide sociale– et concrètement, depuis le sommet des pyramides aztèques – se transforment en une multiplicité de décisions individuelles, effectuées depuis la base par ces « petits porteurs » que sont les consommateurs et les actionnaires que nous sommes tous. Car le simple fait de posséder un compte en banque revient à confier l’usage de notre argent à une, ou plusieurs entreprises que nous ne connaissons pas, et qui prennent les décisions à notre place.
Cependant, bien que tout désir et toute décision prise se trouvent sous influence – car nous sommes plongés dans un « bain mimétique » –nous prenons directement et fréquemment des décisions lorsque nous achetons ou vendons le moindre objet, le moindre service. Le passage à la caisse s’accompagne d’une impression fugace, presque imperceptible, un pincement au cœur, une jouissance qui a rapport au sacrifice. L’institution sacrificielle, dont le premier ressort est mimétique, n’a pas complètement disparu ; elle s’est multipliée au contraire, mais en adoptant une forme de plus en plus anodine. Ce phénomène anthropologique peut être mis en rapport avec le phénomène physique de l’entropie. La puissance coalescente d’un premier sacrifice fondateur, tel que relaté dans le mythe, se dégrade irrémédiablement à travers sa répétition rituelle.
Pour Claude Lefort, en démocratie, « le citoyen se voyant extrait de toutes les déterminations concrètes pour être converti en unité de compte : le nombre se substitue à la substance [2]. » Égalisés, indifférenciés par l’addition des suffrages, chacun est néanmoins appelé à décider qui aura le privilège de le représenter pour prendre les décisions importantes, qui engagent le collectif. Et si ce privilège peut sembler minuscule, compte tenu du nombre des votants, il reste néanmoins gratifiant, honorifique et coalescent dans un sens positif : il permet d’obtenir une unité politique effective et nécessaire. Or la présence de ces corps intermédiaires que l’on nomme « partis » nuit au bon déroulement de l’opération pour différentes raisons, telles que développées par Simone Weil, qui proposait de supprimer les partis politiques :
« Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective.
Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres.
La première fin, et, en dernière analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite.
Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en aspiration. S’il ne l’est pas en fait, c’est seulement parce que ceux qui l’entourent ne le sont pas moins que lui [3]. »
On remarquera que sans en changer un seul mot, ces sentences peuvent aussi bien s’appliquer aux entreprises, et en particulier aux entreprises technologiques multinationales. Or ce qui se produit actuellement, notamment aux Etats-Unis, est l’alliance entre un conglomérat d’entreprises et un parti. Il en est de même en Russie, en Chine. La situation en France est différente dans la mesure où les européens ont renoncé à la puissance et aux empires du passé. Nous assistons actuellement à une forme d’accord entre tous les partis, quels qu’ils soient, pour empêcher la formation d’un gouvernement, c’est-à-dire pour empêcher la fonction politique, la prise de décision. Ces partis en sont même venus à menacer d’exclusion leurs membres qui auraient la velléité de participer à un gouvernement.
Simone Weil, puis Charles de Gaulle proposèrent de supprimer, ou de limiter le pouvoir des partis (en changeant la constitution), Emmanuel Macron réussit à supplanter les deux partis principaux en état de déliquescence, qui s’étaient jusque-là partagé le pouvoir, en créant un mouvement autour d’un projet concret et cohérent qui a emporté l’adhésion d’une majorité. Bien sûr, un candidat ne parvient pas au pouvoir sans moyens financiers et sans une organisation efficace : cet aspect, entièrement négligé par Simone Weil, permit aux gens sérieux de considérer son idéalisme avec condescendance. Pourtant, il devient plus que jamais nécessaire de lire ses écrits politiques, car personne ne semble être allé aussi loin dans cette tentative réputée impossible, qui consiste à unir le politique et l’amour de la vérité [4], qui est le tout du christianisme :
« Il est impossible d’examiner les problèmes effroyablement complexes de la vie publique en étant attentif à la fois, d’une part à discerner la vérité, la justice, le bien public, d’autre part à conserver l’attitude qui convient à un membre de tel groupement. La faculté humaine d’attention n’est pas capable simultanément des deux soucis. En fait quiconque s’attache à l’un abandonne l’autre [5]. »
L’actualité montre que les partis ont trouvé le moyen de se venger de leurs adversaires éternels. Ils ont bien compris que leur existence même était en jeu : elle leur importe plus que le bien commun. On n’oubliera pas pour autant le rôle néfaste joué par des entreprises conquérantes, et cette tentation autoritaire qui se manifeste notamment chez Elon Musk sous le couvert de « libertarisme ». Mais ce qui me semble important pour notre propos, c’est de constater que les partis et les entreprises technologiques dominantes ont désormais réussi à établir un barrage, ou un brouillard épais entre les citoyens et les choix politiques effectués en leur nom. Dès lors, les décisions prises ne peuvent plus être qualifiées de démocratiques, et l’amour inconditionnel de la vérité, cher à Simone Weil et à tous ceux qui ont été saisis par la grâce, ne guide plus les grandes orientations politiques. Le règne de la « post-vérité » et de la force s’installe désormais avec le plus grand cynisme.
Malgré ce brouillard, à rapprocher du fameux « brouillard de guerre » – une notion introduite par Clausewitz – nous ne sommes pas devenus aveugles, et chacun peut constater la catastrophe en train d’advenir, et les partis et les entreprises sont certainement dirigées par des personnes très intelligentes, elles-mêmes conscientes de l’imminence de la catastrophe. Ont-elles fait le choix de s’enrichir pour pouvoir se payer un billet pour la planète Mars, ou pour se faire cryogéniser en attendant des jours meilleurs ? Cette course à l’abîme est soutenue par des rêves de plus en plus fous.
Mais nous savons bien que la folie est une spécificité humaine, qu’elle n’est pas incompatible avec une grande intelligence. Et nous savons aussi qu’une psychose collective, c’est-à-dire une folie contagieuse, précède tout sacrifice.
[1] René Girard, Au cœur de l’homme et des sociétés : la violence, Actes de la 77è session des semaines sociales de France. La violence, comment vivre ensemble ? Bayard, 2003 p.107
[2] Claude Lefort, Démocratie et avènement d’un « lieu vide », Le temps présent. Ecrits 1945-2005. Belin, 2007, p.466
[3] Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, Écrits de Londres et dernières lettres, Gallimard, 1957, p.132
[4] On se réfère notamment à L’enracinement, mais toute son œuvre témoigne d’une pensée politique cohérente.
Le 12 octobre dernier s’est tenue à Toulouse une journée d’étude sur le thème de l’Eucharistie et de la vision qu’en ont développée René Girard et Pierre Gardeil. Elle a rassemblé plus d’une centaine de participants. Cette journée était organisée par l’Association Recherches Mimétiques, les amis de Pierre Gardeil et l’association Passeurs d’espérance. Elle a été couverte par Radio Présence Toulouse, qui diffuse depuis le mois dernier les conférences qui ont marquées cette journée.
Voici la conférence donnée dans ce cadre par Jean Nayrolles, professeur d’histoire de l’art à l’université de Toulouse et auteur d’une lecture de l’histoire de l’art adossée à la vision girardienne (« Du sacrificiel dans l’art », Kimé, 2019 et « Le Sacrifice imaginaire », Kimé, 2020) :
A la suite de la prochaine Assemblée Générale de l’association Recherches Mimétiques le 14 février, Jean Nayrolles présentera son nouvel ouvrage, publié en 2024, « Charlie Chaplin: généalogie du cinéma » aux éditions Manucius.
Deux événements, à New-York et à Magdebourg, les 4 et 20 décembre derniers, mettent en lumière une évolution surprenante des actes terroristes et des réactions provoquées, qui sont indissociables : en effet, le but poursuivi, c’est précisément de provoquer des réactions. Or ces actes sont assez particuliers quant à leurs intentions, et ont donné lieu à des réactions contrastées et surprenantes [1] ; ils nous invitent à y réfléchir.
Constatons avant tout les différences, abyssales : l’américain Luigi Mangione est érigé en héros par des assurés sociaux qui se disent lésés par leur compagnie d’assurance, dont le PDG, Brian Thompson, a été assassiné par balle en pleine rue. Le saoudien Taleb Jawad al-Abdulmohsen suscite une réprobation générale pour avoir foncé au volant d’une voiture en plein cœur d’un marché de Noël, tuant au hasard cinq personnes et en en blessant plus de deux cents autres. À en croire les réactions publiques, nous aurions d’un côté un « héros justicier », de l’autre un « monstre psychopathe ». Quant aux ressemblances, elles peuvent être décelées à condition de les regarder dans un miroir, c’est-à-dire de façon inversée : les réactions publiques se polarisent d’un côté contre la victime (Brian Thompson), de l’autre contre le bourreau (Taleb A.)
Pour Luigi M., il s’agissait de dénoncer la politique d’une organisation jugée menaçante et injuste : la société United Helthcare, principal assureur de santé aux Etats-Unis. On peut déjà avancer que derrière la privatisation de l’assurance santé aux Etats-Unis et ses pratiques critiquables, c’est une certaine logique capitaliste ou libertarienne qui est mise en question. Pour Taleb A., en massacrant des innocents qui n’y peuvent rien, c’est l’Arabie Saoudite qui est indirectement visée, et derrière cet État théocratique, c’est l’Islamisme, pour lequel l’apostasie est un délit passible de la peine de mort.
Bien entendu, l’objet de ce billet ne cherche en aucun cas à justifier des actes criminels. Cela ne doit pas nous empêcher de prendre en compte les revendications de ceux qui les ont commis. Si la méthode employée n’est pas acceptable, force est de constater que les motivations sont considérables, et le diagnostic de « folie », notamment avancé à l’encontre de Jawad A., est une façon trop commode de détourner le regard. Car il est vrai que les théocraties islamiques, et notamment l’Arabie Saoudite, pratiquent des assassinats ciblés à l’encontre des apostats bénéficiant à l’étranger du statut de réfugié politique : on se rappellera l’affaire Jamal Khashoggi, les menaces à l’encontre de Ayaan Hirsi Ali, etc. Que le psychiatre en activité Jawad A., connu pour son aide aux demandeurs d’asile, ait pu développer une forme de paranoïa, c’est plus que probable, mais cette dérive repose sur des faits établis. Il en viendra à publier sur X, quelques mois avant de passer à l’acte : « Existe-t-il une voie vers la justice en Allemagne sans faire exploser une ambassade allemande ou égorger au hasard des citoyens allemands ? Je cherche cette voie pacifique depuis janvier 2019 et je ne l’ai pas trouvée.[2] »
C’est bien ce qui devrait poser question : pourquoi ne l’a-t-il pas trouvée ? Et pourquoi Luigi M. ne l’a-t-il pas trouvée non plus ? Il me semble que ces deux événements dérivent d’une dégradation des rapports entre les pouvoirs et les administrés et d’une confusion généralisée, touchant aussi bien les démocraties libérales et les théocraties. Par réaction, un nombre croissant de personnes ne se sentent plus traitées équitablement et veulent se faire entendre. Nous avons quitté la vision kitsch et optimiste d’un avenir où chacun aurait droit à son quart d’heure de célébrité (Warhol) pour assister, dans le présent, à une succession de quarts d’heures de cauchemars. Pour parvenir à la célébrité recherchée, c’est-à-dire au « buzz » mesuré en nombre de visions éphémères dans le flux des actualités, les victimes doivent être aussi nombreuses et indifférenciées que possible (à Magdebourg), ou bien c’est la victime choisie par le bourreau qui doit être d’importance (à New-York). Mais chaque tuerie est oubliée lorsque survient la suivante, malgré l’affirmation d’un « devoir de mémoire » qui peine à s’imposer.
Mais derrière ces actes spectaculaires, les revendications ont-elles été prises en compte ? Lors des procès d’assise, la tendance actuelle est d’écouter les victimes et leurs collatéraux quand les procès concernent les acteurs des crimes perpétués. Si les victimes doivent être écoutées, entendues, soutenues, réconfortées, ce n’est pas le lieu adéquat. Dans le cas des attentats terroristes, les accusés ont particulièrement « mérité » leur quart d’heure de célébrité sur la scène judiciaire : il est chèrement payé, et ce quart d’heure n’est pas un cadeau ! De plus, parmi la multiplicité et la variété des crimes commis, les actes terroristes justifient d’être particulièrement pris en compte, car ils interviennent toujours au terme d’une surdité volontaire, ou d’une forme d’immobilité justifiée d’une façon ou d’une autre par des décideurs politiques souvent éloignés des réalités, qu’ils soient intéressés avant tout par leurs plans de carrière ou aveuglés par une idéologie. Mais si les terroristes s’inscrivent toujours dans un cadre politique, leur procès n’est pas politique, dans le sens où ce sont les actes qui sont jugés, et non les idées. Il ne s’agit donc pas de « procès politiques ». Il faut alors distinguer le message exprimé par les terroristes et les actes commis : la fonction du procès est de rappeler la loi et de l’appliquer, et non d’écouter des revendications politiques. Ce débat doit donc avoir lieu, lui-aussi, sur une autre scène.
Ces deux affaires récentes ont ceci de particulier que les idées qui les ont motivées sont partagées par une grande partie de la population. Alors pourquoi recourir à une violence spectaculaire a-t-il été jugé nécessaire par les terroristes ? Cette violence peut être rapprochée d’un sacrifice, mais dans un cadre traditionnel, le sacrifice est une institution fondatrice du droit. D’une certaine façon, on peut considérer que le processus démocratique, consistant à élire des représentants politiques, relève également du rituel et du sacrifice, mais ici, il semble avoir été perpétué à l’envers : de la part d’un individu, contre le collectif. Le terrorisme consiste à réaliser des sacrifices « sauvages », non encadrés par la loi et le rite. Ce retournement est-il le signe de l’échec du processus démocratique ? Il est en effet symptomatique que nos dirigeants parviennent de plus en plus difficilement à décider (de decidere : trancher le cou de l’animal sacrificiel), et il est vraisemblable que les succès électoraux des mouvements d’extrême-droite, observables dans tous les pays concernés, résultent de l’attente de leaders capables de décider, de « trancher dans le vif ».
Un article récent de Jean-Marc Bourdin : « Hélas, la fin du droit, une prophétie qui s’avère… », (https://emissaire.blog/2024/12/10/helas-la-fin-du-droit-une-prophetie-qui-savere/) met en avant le constat d’une dégradation plus radicale encore. Constat dont les prémices ont été décrites par Carl Schmitt, entre Terre et mer, 1942, et Théorie du partisan, 1963. Mais en 1933, ce professeur prônait un État fort, justifiait une souveraineté surplombante, et même un dictateur créant le droit à travers ses prises de décision ! Ce qui est incompréhensible de la part d’un juriste de cette envergure, qui déclarait qu’un parti ne respectant pas la constitution, comme le parti nazi, devrait être interdit, et ce juste avant de s’y encarter. Les derniers moments de la république de Weimar, le spectacle d’un parlement incapable de former un gouvernement, c’est-à-dire de prendre des décisions nécessaires, ressemble à bien des égards à une situation que nous traversons aussi, et certaines aspirations actuelles émergentes au sein des sociétés démocratiques sont elles-mêmes difficiles à comprendre en dehors de ce constat : le besoin de décider. Le retour des dictateurs, ou de politiques se déclarant « illibéraux » s’explique par ce biais, mais aussi, et c’est un paradoxe, la fréquence des actes terroristes au sein des démocraties : ils constituent eux aussi une forme d’appel vers un état fort, capable de couper court aux discussions littéralement parlementaires, de celles qui s’estiment bien-pensantes et qui s’abstiennent de trancher, de peur de faire des victimes.
Lorsque les institutions ne sont plus aptes à opérer des sacrifices, ce pour quoi elles ont été fondées, certains individus s’en chargent à leur place, ce qui est aussi une façon de les rappeler à leurs obligations. Rappelons que le sacrifice, lorsqu’il est pratiqué de façon institutionnelle, n’est pas appréhendé comme un acte de violence, mais comme le moyen de protéger les membres d’une communauté contre le mal, qui se confond avec la violence :
Le détournement de procès publics vers l’écoute des victimes, s’il relève de bonnes intentions manifestes, s’inscrit aussi dans le constat d’un affaiblissement général du droit. Il est l’expression d’une stratégie d’évitement de la décision, de la coupure, du sacrifice : « Mais les vertus, elles aussi, brisent leurs chaînes, et le vagabondage des vertus n’est pas moins forcené et les ruines qu’elles causent sont plus terribles. Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles. Elles sont devenues folles, parce qu’isolées l’une de l’autre et parce qu’elles vagabondent toutes seules. » (G. K. Chesterton, Orthodoxie, 1908). Ainsi, l’attention pour les victimes est certes vertueuse, mais en s’appliquant lors des procès, elle en vient à disloquer une institution indispensable à la cohésion sociale. Le corps social se disloque, ses membres « vagabondent », les vertus et les vices se confondent.
Dans son article, Jean-Marc Bourdin fait surtout référence à René Girard et Benoît Chantre (Achever Clausewitz, 2006), qui ne parviennent certes pas aux extrémités schmittiennes ; mais s’ils s’appliquent à s’en démarquer, c’est sans doute en raison d’une certaine proximité. Le présent article participe de l’appréhension commune d’une tendance inquiétante, qui ne peut s’inverser qu’au prix d’une plus grande lucidité avant tout. Pour les chrétiens, elle doit mener à une conversion, et non au retour vers des formes antérieures de prise de décision, mais on n’échappera pas au sacrifice pour autant. La citation du Deutéronome justifiant la lapidation peut alors s’entendre différemment : « Tu feras disparaître le mal au milieu de toi » ne s’adresse plus au corps social, mais à chacun d’entre-nous. Tel est, me semble-il, le sens de la scène extraordinaire et brillamment commentée par Girard de « la femme adultère » (Jean 8). Il s’agit, là encore, de la stricte inversion du sacrifice, et il est assez frappant que les mêmes termes puissent être employés à la fois pour justifier la lapidation et pour l’empêcher.
[1] Les erreurs d’interprétations les plus grossières proviennent des milieux d’extrême droite : l’AfD et le RN ont immédiatement assimilé Taleb A. à un terroriste islamiste, alors qu’il est proche de l’AfD et d’Elon Musk, et ouvertement hostile à l’Islam. Quant à Luigi M., la confusion atteint un niveau tel, et la polarisation politique au sein de la société américaine à la suite, que les partis ont préférés jouer profil bas alors que le tueur semble avoir rassemblé la majorité de la population derrière lui, comme le souligne un rapport publié par le Network Contagion Research Institute (Le Monde du 21 déc.2024 : Luigi Mangione, accusé de meurtre et héroïsé sur Internet : autopsie d’un phénomène viral.)
[2] Le Monde du 21 déc.2024 : Ce que l’on sait du suspect de l’attaque sur le marché de Noël de Magdebourg.
Le 12 octobre dernier s’est tenue à Toulouse une journée d’étude sur le thème de l’Eucharistie et de la vision qu’en ont développée René Girard et Pierre Gardeil. Elle a rassemblé plus d’une centaine de participants. Cette journée était organisée par l’Association Recherches Mimétiques, les amis de Pierre Gardeil et l’association Passeurs d’espérance. Elle a été couverte par Radio Présence Toulouse, qui diffuse depuis le mois dernier les conférences qui ont marquées cette journée.
Voici maintenant la conférence prononcée par Claire Bressolette, docteur ès lettres et spécialiste de Jacques Maritain, dont la vision de l’eucharistie fait contrepoint avec celle de Pierre Gardeil :