La dette publique, à qui la faute ?

Ces derniers mois, l’actualité nationale semble essentiellement centrée autour du budget de l’État, c’est-à-dire de l’organisation de ses dépenses et de ses recettes : faut-il diminuer les unes ou augmenter les autres ? Derrière cette question, c’est au fond celle de la dette publique qui se pose. En effet, la volonté d’un budget à l’équilibre entre recettes et dépenses exprime la crainte d’une dette publique estimée déjà trop importante et qu’il ne faut aggraver sous aucun prétexte 1. Cette problématique a toujours été centrale en économie mais elle semble se manifester de manière de plus en plus vive ces derniers temps, depuis que le monde dans sa globalité entre en récession économique. En effet, puisque la taille du gâteau se réduit, il devient nécessaire de réorganiser sa répartition. Problème : personne n’est prêt à accepter une plus petite part que celle à laquelle il s’est habitué. Alors, comme dans toute situation de crise, nous sommes à la recherche de boucs émissaires : de ceux qui seraient responsables de la crise économique et pour lesquels il serait légitime de diminuer leur part du gâteau.

Il est certain que les choix budgétaires de nos dirigeants ont parfois été particulièrement contestables, voire même parfaitement condamnables (avec des cas de conflit d’intérêts), et que ceux-ci jouent un rôle non négligeable dans l’état de notre dette publique. On peut par exemple avoir en tête la privatisation des autoroutes 2, ou plus récemment une « erreur de prévision des recettes » de l’administration de Bruno Le Maire, menant à une « perte brutale de recettes fiscales à hauteur de quarante-deux milliards d’euros » de son propre aveu 3 (résultat entre autres des jolis « cadeaux fiscaux » faits aux plus riches 4). Pour autant la crise budgétaire est bien plus profonde, liée à une récession économique et non pas seulement à une mauvaise gestion. Elle ne se laisse pas expliquer par des décisions locales, sans quoi ce ne serait pas un phénomène mondial.

La récession économique n’est en effet la faute de personne (ou alors de tout le monde). Comme l’explique très minutieusement Jean-Marc Jancovici 5, la production économique est aujourd’hui essentiellement conditionnée par l’utilisation des machines et donc par la disponibilité des énergies fossiles qui les font fonctionner 6. Or, les énergies fossiles ne sont pas des énergies renouvelables, elles sont consommées à un rythme bien plus important qu’elles ne sont produites par la planète et sont donc vouées à s’épuiser au bout d’un moment. Épuisement qui a malheureusement déjà commencé pour le pétrole. Depuis environ 2007, le pic de production mondial de pétrole conventionnel a été atteint, c’est-à-dire qu’il a cessé d’y avoir de plus en plus de barils mis sur le marché d’une année à l’autre. Comme par ailleurs la population mondiale n’a cessé d’augmenter et que les divers pays à travers le monde voient leurs besoins en pétrole s’accroître, nous connaissons depuis quelques années une diminution de l’approvisionnement par personne en Europe et donc une augmentation du prix de l’énergie (avec pour conséquence une inflation généralisée) qui s’accompagne d’une récession économique 7.

Ainsi pour des raisons purement physiques, l’humanité entre en période de récession pour une durée indéterminée, mais, cette réalité n’étant pas agréable, chacun préfère désigner un coupable afin d’avoir bonne conscience dans son refus d’une quelconque restriction matérielle, c’est-à-dire dans son refus de changer de mode de vie. Serait-ce la faute des riches qui ne contribuent pas suffisamment au bien commun alors même qu’ils en ont largement les moyens et que leur enrichissement n’aurait pas été possible sans le cadre offert par la collectivité – bien que leurs investissements dans notre économie semblent déjà vitaux et qu’aucune richesse n’est assez grande pour compenser indéfiniment un épuisement toujours plus important de nos ressources ? Serait-ce la faute des pauvres qui par leur nombre posent problème en ne travaillant pas suffisamment et en abusant de l’aide sociale – bien qu’ils soient ceux qui fournissent le travail sans lequel le capital serait parfaitement infructueux ? Serait-ce la faute des immigrés qui viennent profiter d’une part des nos richesses – bien que notre richesse se construise sur la base des matières premières importées de l’étranger ? Serait-ce la faute des « boomers » qui ont consommé sans réserve l’énergie qui vient à nous manquer, qui ont provoqué l’essentiel du réchauffement climatique et qui, aujourd’hui, soit monopolisent le pouvoir jusqu’à l’extrême fin de leurs jours, soit nous font crouler sous le coût collectif de leur retraite – bien que nous leurs devions qui nous sommes ?

Notre recherche d’un bouc émissaire va même plus loin puisqu’elle ne se limite pas à ce premier niveau du problème. Nous accorder sur le fait que cette récession est notre lot commun ne nous dispensera pas de savoir par où commencer nos efforts, autrement dit juger de (ce) qui est le moins utile à la société et dont nous pouvons nous passer le plus facilement. Faut-il en priorité diminuer le budget de la défense puisque faire la guerre et tuer son frère n’a jamais apporté rien de bon – alors même que la crise économique suscite des velléités croissantes chez les autres puissances ? Faut-il en priorité diminuer le budget de la culture qui semble un luxe comparé aux biens matériels vitaux qui commencent à nous faire défaut – alors même qu’elle permet d’élever son regard pour envisager une sortie de crise ? Faut-il en priorité diminuer le budget de la justice qui impacte essentiellement des personnes coupables de crimes ou de délits – alors même qu’elle doit être irréprochable pour légitimer l’ordre social qui est voué à être de plus en plus remis en cause sous l’effet de la crise ? Faut-il en priorité diminuer le budget de la recherche et des hautes technologies dont le retour sur investissement est très incertain au niveau pratique – alors même que seuls des progrès techniques importants pourraient nous aider à limiter l’impact d’un épuisement des ressources sur notre mode de vie ?

Cette recherche du parfait coupable est en réalité vouée à l’échec depuis la révélation de l’innocence de la victime collective. Nous devons tous accepter notre culpabilité sans quoi nous mettrons inévitablement en place un processus de montée aux extrêmes duquel tout le monde sortira perdant. Mais qui aujourd’hui pourra faire ce premier pas et entraîner à sa suite les autres hommes, sans devenir simplement un nouveau bouc émissaire consentant ?

P.-S. – La liste des potentiels boucs émissaires esquissée dans l’article ne se veut en aucun cas exhaustive. De plus, les lecteurs de mes précédents articles seront peut-être surpris de me voir présenter l’armée ou la technique comme de potentiels boucs émissaires, alors que j’ai déjà eu l’occasion de me montrer particulièrement critique à leur égard. J’ai pourtant toujours insisté sur le fait que pour Jacques Ellul, le problème n’est pas la technique mais bien la sacralisation de la technique et faire de la technique un bouc émissaire perpétuerait cette sacralisation. Nous devons toujours rester dans la complexité afin de pouvoir critiquer une chose sans en faire un bouc émissaire.

1 Notons au passage que l’estimation d’une dette trop importante ou non repose essentiellement sur un mécanisme de confiance des investisseurs pour l’avenir et donc sur un critère bien plus mimétique qu’objectif.

2 https://www.cgt.fr/sites/default/files/2019-06/2019_RIP_ADP_Fiche6_SR.pdf

3 https://lcp.fr/actualites/commission-d-enquete-sur-le-deficit-public-en-sept-jours-avec-la-censure-vous-avez-fait

4 https://france.attac.org/nos-publications/notes-et-rapports/article/rapport-la-dette-de-l-injustice-fiscale

5 https://jancovici.com/transition-energetique/l-energie-et-nous/lenergie-de-quoi-sagit-il-exactement/

6 Environ 85 % de l’énergie primaire que nous consommons au niveau mondial est d’origine fossile (gaz, pétrole, charbon).

7 Il est vrai qu’il existe des progrès dans le développement de l’efficacité énergétique (diminution la consommation d’énergie pour un résultat équivalent) et des nouvelles énergies renouvelables, mais Jancovici montre, preuves à l’appui, que ces progrès ne sont pas à la mesure du problème. Leur rythme de croissance est bien trop lent et bien trop conditionné par l’utilisation des énergies fossiles.

La franchise et le déni

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La franchise

Pour commencer, un court extrait d’un texte de Cornélius Castoriadis. Publiée en 1986, ce texte date en fait de 1974. Il est tiré de la discussion qui fit suite à son intervention dans une conférence intitulée « Développement et rationalité ». Le titre témoigne d’une époque qui n’est pas si éloignée où on se préoccupait encore de choses telles que le développement et la rationalité.

En politique, les « illusions » comptent autant que la réalité, sinon plus – et c’est évident : autrement il n’y aurait eu, par exemple, les deux grandes guerres. Or parler aujourd’hui du soi-disant modèle du soi-disant développement soi-disant socialiste et le dénoncer, ce n’est pas faire œuvre de philosophe, c’est faire œuvre de politique, c’est dénoncer et tenter de dissoudre ces « illusions » tellement importantes dans leur action « réelle » ; et c’est cela précisément que l’on voit lorsqu’on constate que tous ces mots et tous ces termes véhiculent des représentations, motivent des activités, justifient des réalités radicalement contraires à celles que nous avons dans l’esprit ou que nous serions – moi en tout cas – prêt à défendre. Jean-Marie Domenach demandait  : quelles sont les raisons pour lesquelles les pays en voie de développement adoptent le « modèle socialiste » ? Une de ces raisons, et non la moindre, se trouve précisément dans ces « illusions » et leur force. La même chose vaut pour la « nation ». [1]

La caractéristique première de la présente administration Trump, c’est l’abandon, le refus et même la dénonciation de ce que Castoriadis nommait des « illusions ». Le terme « illusions » dans le texte de Castoriadis est entre guillemets pour indiquer que ce n’est pas tout à fait le bon mot car les « illusions » s’apparentent assez à ce qu’il nomme, en d’autres circonstances, l’imaginaire social. C’est-à-dire à tout ce à quoi l’on croit, tout ce qui fait sens et donne à l’action de l’agent une signification qui va au-delà de son avantage immédiat. Ou, si l’on préfère, ce qui fait que le sens de l’action ne se réduit pas à son seul accomplissement. C’est ce qu’on peut nommer des illusions, des croyances, de l’idéologie, du rêve ou de l’imaginaire social, peu importe et peu importe pour le moment si ce sont des « illusions » qu’on approuve ou des « illusions » qu’on veut dénoncer.

Ce dont l’administration Trump non seulement manque, mais qu’elle refuse et rejette, ce sont ces « illusions » et représentations, et toutes les significations qu’on pourrait qualifier de transcendantes : le développement, la rationalité, la science, le droit, la vérité, la nation, l’égalité, la justice. Trump n’est pas un conservateur qui défend des idées de droite contre des valeurs de gauche ; ce qui se produit cette fois est très différent.

Le slogan « Make America Great Again » ne contredit en rien l’affirmation précédente. Il ne renvoie pas à une réalité transcendante, celle de la nation, parce qu’il se résume en un autre slogan qui en dit la vérité « America First ». C’est-à-dire « moi d’abord ». Ce qui est frappant, c’est la franchise avec laquelle l’administration Trump rejette toutes ces idées ou ces valeurs qu’elle qualifie, sans guillemets cette fois, d’illusions ou mieux, comme le dit de façon si élégante Pete Hegseth le secrétaire de la défense « All that shit » [2]. Ce sont les illusions avec lesquelles les démocrates ont trompé les Américain et les Européens exploité les États-Unis. Elles ont transformé l’Amérique en vache à lait du tiers monde et en terre d’accueil des criminels de partout. C’est pourquoi il faut les rejeter, non pas parce qu’elles sont fausses. Ce ne sont pas des idées fausses qu’il faudrait remplacer par des idées vraies. Que ces représentations soient vraies ou qu’elles soient fausses ne change rien à l’affaire. Penser que cela fait quelque différence, c’est justement succomber à une de ces illusions.

L’administration Trump propose une politique qui n’a pas d’autre valeur ou objectif que son propre intérêt. Elle l’affirme et le répète avec franchise, le monde, c’est « chacun pour soi » et c’est ce que nous allons faire. C’est ce que fait Trump en politique extérieure où il négocie des accords un à un avec les différents pays qu’il commence par menacer de droits de douane exorbitants. Partout la règle est la même, « America First », il n’y a pas de différence entre les alliés, les ennemis et les autres, tous sont des partenaires d’affaire potentiels et rien d’autre. Et en affaire, comme l’enseigne son livre, [3] le seul objectif est de s’en tirer mieux que les autres, de faire une bonne affaire.

En ce sens l’administration Trump, malgré les prières publiques et l’importance reconnue à la religion par plusieurs de ses membres, est foncièrement athée. C’est-à-dire qu’elle ne croit en rien d’autre qu’en elle-même. Trump a radicalement désacralisé la politique. Il a déclaré qu’elle ne contenait rien au-delà de l’intérêt personnel, rien d’autre que la recherche de l’avantage propre. Dès le premier jour, il a libéré les manifestants condamnés de l’émeute du 6 janvier et intenté des procès à ceux qui se sont opposés à lui. Vengeance et enrichissement sont les maîtres mots de son deuxième mandat et cela en toute transparence. Il n’y a aucun effort de sa part pour tenter de dissimuler le caractère intéressé, mesquin, cupide et vindicatif de ses comportements. Je le fais, mais je le fais ouvertement, clame-t-il et il ajoute, tandis que les autres, les démocrates, les woke et les Européens le font tout autant, mais ils le cachent. C’est pourquoi Trump peut mentir autant qu’il veut sans perdre la confiance de ses électeurs, parce que mentir ouvertement, ce n’est pas mentir. Les vrais mensonges sont cachés.

On se scandalise de cette façon de faire et on a du mal à la reconnaître pour ce qu’elle est. On y voit de la maladresse : Trump est trop bête, trop soupe au lait pour être capable de cacher son jeu. Ou au contraire, une suprême finesse : ses perpétuels revirements constituent une stratégie qui vise à dérouter l’adversaire, à l’empêcher de prévoir le prochain coup. On cherche à voir dans l’action de Trump autre chose que ce qu’elle est, à savoir, l’affirmation franche et brutale qu’il n’y a rien d’autre que l’intérêt personnel. Que toute la vie politique sinon se réduit, du moins est dominée par cela, et que l’idée selon laquelle la politique contient plus et autre chose que l’intérêt personnel des politiciens n’est qu’un rêve, une illusion trompeuse. Trump utilise les formes du droit pour poursuivre ses adversaires non pas tant afin de justifier son action, mais de telle façon qu’il soit clair que c’est lui qui commande.

Il y a une franchise de Trump. Lui ne raconte pas d’histoire. Il dit les choses telles qu’elles sont et, pourrait-on ajouter, il les fait tels qu’il les dit. Il faut voir dans ce qui précède autre chose que la critique classique de la tyrannie selon laquelle le tyran recherche essentiellement son intérêt personnel. Critique qu’on trouve déjà chez Xénophon, c’est aussi celle que Benjamin Constant adresse à Napoléon et dont de nombreux critiques accusent Staline et c’est elle qui est développée par des auteurs comme Léo Strauss ou Alexandre Kojève. Cependant si les critiques disent que c’est là ce que le tyran fait, que ce sont là ses véritables motivations, Staline ou Napoléon ont déployé des montagnes d’efforts pour convaincre leur sujets que l’enjeu était tout différent, et la fonction du critique est de percer le voile de ces illusions, de les dénoncer comme dit Castoriadis.

Or ici, au contraire, les platitudes sans âme de l’intérêt personnel sont la vérité clairement affichée. Comparé à Hitler, Staline ou Napoléon, Trump ne croit à aucune de ces « illusions », la société sans classe, la supériorité de la race aryenne ou la sanction divine de son droit de régner, et contrairement à Castoriadis, il ne croit même pas à l’action « réelle » de ces « illusions » ou plutôt il croit que leur « action réelle » est désastreuse. C’est ce qui est le plus étonnant. Un état qui abandonne toute prétention à un discours proprement politique, un discours normatif et inévitablement idéaliste. C’est, selon moi, la première caractéristique distinctive de la situation politique américaine.

Le déni de la réalité

La seconde caractéristique distinctive de la politique américaine actuelle est le déni, ou si l’on préfère, l’oubli de la réalité par ses acteurs principaux, et en l’occurrence pas seulement les membres de l’administration Trump, mais tout autant les démocrates. Un exemple frappant de cet oubli de la réalité est la réception de Zelensky qui eut lieu en février dernier dans la salon oval de la Maison blanche. On s’attendait à une rencontre diplomatique classique entre chefs d’état. Rencontre caractérisée par le protocole usuel et où l’on discute d’enjeux géopolitiques fondamentaux et urgents. Nous avons eu affaire à un spectacle, à une dispute de cours d’école dont l’objet était que le président Zelensky ne faisait pas suffisamment preuve d’humilité, n’était pas assez reconnaissant de l’aide reçue des Etats-Unis. Ce n’est pas la guerre, les morts et la destruction qui se sont retrouvés au centre de la discussion. Il n’était pas non plus question de l’agression russe, du danger qu’elle représente pour l’OTAN et l’Europe, ni même des avantages économiques que l’accord que Zelensky venait signer, donnait aux États-Unis. Tout cela avait, sinon disparu, du moins ne comptait plus et était secondaire comparé à ce crime majeur du président ukrainien, qui n’avait pas la bonne attitude, qui était venu rencontrer le président américain vêtu d’un simple chandail et manquait de respect envers ses hôtes, qui agissait comme un petit garçon mal élevé pas même reconnaissant des bienfaits qu’il avait reçus et qui manquait de savoir vivre.

Les enjeux réels fondamentaux avaient eux tout simplement disparus. Perdus de vue, oubliés et remplacés par ce qui semble une peccadille, au pire une maladresse de la part de Zelensky, et surtout par ce qui semble même une affaire montée de toutes pièces. Comme si venu signer un accord fondamental pour la défense de son pays, le président ukrainien avait été attiré par son premier allié dans un guet-apens. Mais dans quel but? Quel était le but de cette humiliation publique de Zelensky ? L’humilier publiquement tout simplement. Mais pourquoi ? Parce que Zelensky est un héros mondial qui fait ombrage au président américain.

Le déni de la réalité qu’illustre cette rencontre diplomatique devenue une dispute de cour d’école est une caractéristique centrale des politiques de la seconde administration Trump. À commencer par DOGE, le programme mené par Elon Musk visant à réduire le nombre des fonctionnaires afin de limiter les dépenses de l’état. Que le renvoi des fonctionnaires fut fait à l’aveugle est illustré, entre autres, par la mise à pied de nombreux employés de l’Administration Nationale de la Sécurité Nucléaire. En particulier, les spécialistes chargés d’assembler les ogives nucléaires, une fonction critique au sein de l’industrie des armes nucléaires et qui demande le plus haut niveau d’autorisation sécuritaire. Ce sont des travailleurs hautement compétents qu’on ne remplace pas du jour au lendemain et à moins d’une transformation radicale de la situation mondiale, il est clair qu’ils sont nécessaires.[4] Et certainement indispensables pour qui veut « Make America Great Again ».

Lorsqu’on a cherché à les réembaucher, cela s’est révélé difficile car DOGE avait dès le moment de leur renvoi effacé toutes leurs données personnelles : adresse, numéros de téléphone et adresse électronique personnelle, etc. et leur compte gouvernemental n’existait plus. On a renvoyé ces gens sans savoir, et sans se préoccuper de savoir, ce qu’ils faisaient, quel rôle ils jouaient dans la machine de l’Etat. Ce n’était manifestement pas nécessaire aux yeux de gens qui étaient persuadés que la plupart des fonctionnaires ne servent à rien ! Les gens de DOGE n’avaient donc aucune idée de ce que font ceux dont ils terminaient le contrat si brutalement, sans préavis. [5] La réalité du travail accompli par ces gens était sans poids ni valeur, inexistante.

L’anecdote est représentative du rapport de l’administration Trump à la réalité. Durant ses neuf premiers mois, elle a aboli plus de 200 programmes fédéraux qui sont essentiellement des programmes de recherche et de collecte d’information sur le climat, l’environnement, la santé, le droit civil, l’immigration, l’éducation ou des programmes de subvention de recherche scientifique. Trump a aussi renvoyé la directrice du Bureau des statistiques du travail, l’accusant de fausser les données, car elle a été nommée par Biden et les derniers chiffres publiés au sujet de l’emploi démentaient les affirmations du président. [6] Au-delà du caractère mesquin et partisan de cette décision, il y a aussi un refus de voir la réalité, car toute information n’est qu’une arme politique sans rapport avec autre chose que la lutte pour le pouvoir.

On pourrait sans peine augmenter les exemples de ce refus de la réalité, car ils sont légion, mais je crois que le cas est déjà clair. Cette administration voit tout sous l’unique jour de ce qui confirme ses politiques ou ce qui nuit (ou aide) ses adversaires. Elle ne s’intéresse en aucune manière à la réalité, à laquelle elle ne croit pas plus qu’aux « illusions ».

La théorie mimétique

Il y a selon Girard deux caractéristiques essentielles de l’évolution des conflits lorsqu’ils sont abandonnés à eux-mêmes. La première caractéristique est que les rivaux, au fur et à mesure qu’augmente l’intensité de leur rivalité, tendent à progressivement perdre de vue l’objet qui, à l’origine, en semblait la cause. Peu à peu, le conflit lui-même prend aux yeux de chacun plus d’importance que la raison, l’objet, qui en fut l’occasion. Car le désir de l’objet est toujours simultanément un rapport à l’autre, que son opposition fait passer au premier plan. Deuxièmement, au rythme où cette disparition de l’objet se produit, le comportement de chacun devient de plus en plus dépendant du comportement de l’autre. Une dépendance qui n’est pas évidente à leurs yeux, car chacun cherche au contraire à se distinguer de l’autre qu’il déteste, cherche à montrer qu’il n’est pas comme lui. S’ensuit une imitation négative où pour chacun ce qui est le plus important, c’est de faire le contraire de ce que fait l’autre.

C’est, je crois, ce à quoi nous assistons dans la destruction systématique des politiques de Biden par l’administration Trump. Le plus important n’est pas le contenu de ces politiques, mais le fait qu’elles aient été mise en place par son rival. Et il y a bien là une perte de vue du réel, car ce qui compte avant tout, ce ne sont pas les conséquences de ces décisions, mais de s’affirmer différent de ce qu’a fait l’autre. À Gaza où il s’agit de reconstruire, alors que Biden a détruit, en Ukraine où il s’agit de parler à Poutine plutôt que de s’opposer à lui comme le faisait Biden.

Selon Girard, la violence, les rivalités se nourrissent d’elles-mêmes. Au-delà d’un certain seuil rapidement atteint, elles n’ont plus besoin de cause extérieure. C’est pourquoi la violence constitue le premier problème auquel doit faire face toute société. Pris en lui-même, ce dernier point n’a rien de nouveau. C’est ce qu’affirmaient déjà les penseurs classiques du contrat social, Hobbes, Locke ou même Rousseau. La société est précédée d’un état de nature qui est un état de guerre générale et elle ne devient possible qu’en mettant fin à cette situation de violence universelle.

Il y a cependant deux différences fondamentales entre leurs positions et celle de Girard. La première est que Hobbes, Locke, Kant  et toute la tradition du contrat social jusqu’à Rawls, pensent que le problème peut être résolu une fois pour toute. Une fois le contrat social passé, il ne se pose plus. La question de la violence disparaît comme problème fondamental. Il ne reste que la violence ponctuelle de la criminalité et la violence extérieure de la guerre. La violence intérieure à la société cesse d’être une question politique pour devenir une affaire de police. D’où la difficulté de la philosophie classique à penser la guerre civile et à concevoir comme violence l’usage légitime de la force par l’Etat.

La seconde est que dans les théories du contrat social, la solution au problème de la violence fondamentale est rationnelle. Elle consiste plus précisément en un renoncement rationnel à la violence. Par un accord réciproque, rationnel parce qu’il reflète leurs intérêts bien compris, les hommes renoncent à la violence de l’état de nature et transfèrent au souverain leur droit à la vengeance, en échange de son engagement à les protéger les uns des autres de même que des ennemis extérieurs.

Selon Girard, il n’y a pas de solution définitive au problème que pose la violence, pas de solution qui mette fin une fois pour toutes au problème de la violence fondamentale. Ce qui implique qu’il n’y a pas de rupture absolue entre l’état de nature et l’état de société. Deuxièmement, toute tentative de renoncer rationnellement à la violence est vouée à l’échec et irréaliste. Les hommes ne renoncent pas à leur violence car cela équivaudrait à renoncer au mimétisme, donc au désir et à l’apprentissage.

Il n’y a que des solutions partielles et imparfaites, solutions qui sont elles-mêmes violentes, avant d’être, parfois, rationnelles. Nous nous protégeons de la violence par des « ruses », des mécanismes plus ou moins violents de gestion de la violence. L’équilibre de la terreur nucléaire sur lequel nous avons vécu depuis près de 75 ans en est un exemple typique, d’autant plus que nous avons tendance à oublier sa présence, même s’il semble sur le point de s’écrouler. Les sociétés sont donc toujours menacées de revenir à la violence essentielle dont elles ont émergé. Il n’y a pas de solution définitive, seulement un travail toujours recommencé.

Puisque la violence se nourrit d’elle-même et qu’il est impossible de renoncer à la violence, la seule chose capable d’expliquer qu’il n’y ait pas que de la violence est un mécanisme auto-régulateur de la violence. Mécanisme qui met provisoirement fin à la violence. L’hypothèse centrale est qu’il doit y avoir une résolution spontanée de la crise de violence qui autrement détruirait la société entière. De cette résolution surgissent par la suite, indirectement pour la plupart d’entre elles, l’ensemble des institutions humaines.

Toutes les institutions humaines proviendraient de là plus ou moins directement, suivant une histoire plus ou moins longue, même celles qui, comme l’état moderne, nous semblent les plus désacralisées, vivent « d’illusions ». Or, selon Girard, seule la révélation chrétienne échapperait à cette origine violente. La mort du Christ sur la croix révélerait l’innocence des victimes, arbitrairement désignées, sur lesquelles la paix est construite et, du même coup, elle ruinerait peu à peu la capacité des institutions humaines à nous protéger de notre violence. Depuis 2 000 ans, elle mine leur efficacité en révélant l’inanité des « illusions », du sacré sur lequel elles reposent. Cette action du Christianisme dans l’histoire est donc à double tranchant puisque d’une part il révèle l’innocence des victimes, s’oppose à toute forme de victimisation et d’autre part, il nous prive simultanément des mécanismes qui depuis toujours nous protègent de notre violence.

Le démantèlement du système judiciaire

Girard, dans La Violence et le sacré, affirme que le système judiciaire est l’institution qui plus que tout autre protège, les sociétés modernes du retour de la violence essentielle car il est avant tout un moyen de résolution des litiges. Les conflits, actuels, potentiels et passés, sont ce dont s’occupe le système judiciaire. Il cherche à les résoudre en minimisant la violence et en s’assurant qu’elle ne lui échappe pas, qu’il n’y a aucune violence « libre », aucune violence qu’il n’autorise pas. Il convient d’employer ici l’expression « le système judiciaire » plutôt que simplement le Droit ou la Justice, car ces termes évoquent premièrement des concepts abstraits, alors que ce dont il est question ici ce sont des juges, des avocats, des cours, des greffiers, des policiers et d’autres officiers de justice en tous genre auxquels les individus font appel ou vers lesquels ils sont dirigés de force, ainsi que des arrêts et décisions de ces personnes et institutions. La différence sacrée qui anime le système judiciaire est que la violence qu’il impose est radicalement différente de celle dont il cherche à nous protéger.

Or nous assistons aujourd’hui aux États-Unis – mais pas seulement là – au démantèlement de ce système. À la perte de cette différence. L’administration Trump poursuit et accélère un processus de délégitimation du système judiciaire qui, selon moi, est en cours depuis déjà longtemps. Deux phénomènes indiquent combien, avant Trump déjà, le processus de transformation et d’affaiblissement du système judiciaire comme moyen de résoudre les conflits était avancé. Le premier est la croissance du nombre de règlements hors cours, en particulier ceux dont les clauses demeurent confidentielles. Ils remplacent une procédure publique, dont le but est la justice rendue par un tiers, par une négociation directe et secrète entre les partis dont le résultat reflète inévitablement le rapport de force entre eux. Plutôt que la justice, il n’y a qu’un accord qu’il est toujours possible de dénoncer.

Le second est les « stand-your-ground laws » adoptées dans certains états américains et que le site Legalclarity décrit ainsi :

« Stand Your Ground laws are self-defense legislation that removes the duty to retreat before using force, including deadly force, in a confrontation. These laws apply as long as an individual is in a place they are lawfully present. » [7]

Ce n’est pas là une définition légale, elle indique cependant deux différences importantes par rapport à la règlementation traditionnelle de l’auto-défense. Ici, l’auto-défense n’est pas un dernier recours. Ces lois autorisent l’usage de force létale même lorsqu’il est possible de fuir sans danger. C’est-à-dire même lorsqu’il est possible de faire autrement que de recourir à la violence. [8] Deuxièmement, elles abandonnent la règle de proportionnalité, selon laquelle une personne ne peut pas utiliser une force létale pour se défendre contre une agression qui ne met pas sa vie en danger.

Ces deux exemples illustrent comment le système judiciaire abandonne son rôle et laisse aux citoyens le soin de régler eux-mêmes leurs conflits par l’usage de la force, force physique ou pouvoir économique. Lorsque Trump a récemment mis un terme à la peine de prison de George Santos – représentant de la chambre des députés condamné à 7 ans de réclusion criminelle pour fraude – il a simplement ajouté à la délégitimation du système, ce que font aussi ses accusations sans fondement ou le renvoi de procureurs qui l’ont poursuivi. Par ces actions, il déclare ce système non pas tant incapable de résoudre les conflits, qu’inutile.

La franchise de Trump montre à quel point l’institution judiciaire, ses normes et son autorité sont affaiblies. Trump peut dire et dit ouvertement : « Je fais ce qui me convient parce que c’est à mon avantage, je le fais cela parce que je suis le plus fort », sans que cela ne choque le moindrement, sauf ceux qui s’opposent à lui. Il n’a pas besoin de prétendre qu’il agit en raison d’une norme quelconque. Nul, ni les démocrates ni les républicains, ne doute que les accusations contre Comey, Letitia James ou Bolton sont premièrement motivée par un désir de vengeance et pour l’essentiel sans fondement légal. Trump ne couche pas sa vengeance sous forme légale afin de la dissimuler mais au contraire pour montrer qu’il est le maître de la loi. Le système judiciaire a alors perdu toute dimension sacrée ou normative et se révèle n’être que l’instrument du plus fort.

Conclusion

Trump n’est pas tant une cause qu’un symptôme, un révélateur de la disparition d’un ensemble « d’illusions » et de l’effondrement des institutions qu’elles soutenaient. La perte de contact avec le réel qui accompagne cet effondrement révèle ce qui est le moteur de cette transformation : le conflit. La lutte entre les démocrates et les républicains bien sûr, mais plus généralement l’ensemble des conflits sociaux caractéristiques de cette société profondément et structurellement divisée par le racisme, la religion, la question de l’avortement, la corruption, l’inégalité y compris face à la loi, l’immigration, la justice, en particulier les politiques d’incarcération et la violence ouverte, celle de la criminalité, celle de la police, les crimes de masse, l’accès aux armes à feu.

L’opposition politique entre les démocrates et les républicains est depuis des années animée, attisée par les frustrations engendrées par ces conflits continus et irrésolus. Si cette opposition a progressivement gagné en virulence sous nos yeux, depuis l’époque du Tea Party jusqu’à aujourd’hui, ce n’est pas parce que les deux partis cherchent à mobiliser ces frustrations à des fins politiques mais parce que leur opposition elle-même est devenu le moyen par lequel s’exprime la violence de toutes ces frustrations. La lutte politique entre les deux seuls partis est devenue le lieu mythique où chacun cherche et croit pouvoir trouver l’apaisement de ses frustrations. Mais en vain, et cela a transformé leur débat politique en un conflit entre ennemis jurés, forcés à leur corps défendant, d’occuper la même Chambre des représentants ou le même Sénat. Le blocage actuel de ces institutions illustre la perte de réalité que ce conflit entraîne, chaque parti étant plus soucieux de faire porter à l’autre l’opprobre de l’arrêt du gouvernement, que des dommages qui découlent de cet arrêt, tant pour les fonctionnaires sans emplois que pour les plus vulnérables privés d’aide sociale.

C’est l’opposition elle-même ici qui sert d’échappatoire, de moyen de détourner la violence du cœur de la communauté et d’empêcher son emballement mimétique. Cependant, plus la lutte croît en intensité et plus il faut que des victimes soient sacrifiées afin de pouvoir continuer à vivre ensemble. Ces victimes, ce sont les immigrants en situation irrégulière, brutalement raflés puis expulsés, expédiés dans des prisons étrangères et tous ceux sur qui retombe la violence arbitraire de cette administration. Pour les uns, ceux qui approuvent et trouvent justifiée cette violence d’état, ces victimes servent d’exutoire à leur propre violence, dont ils se libèrent en s’identifiant aux agents de l’état. Pour les autres, ceux qui s’opposent à cette violence et la rejettent, ces mêmes victimes, réduites au silence par le cri de ralliement « No King », deviennent l’occasion d’énormes manifestations, de défilés rocambolesques où l’on se déguise comme au carnaval, de fêtes joyeuses où se retrouvent tous ceux qui pensent de même. Rassemblements immenses dont l’étonnante non-violence dit uniquement qu’ils ne sont pas comme leurs adversaires. C’est-à-dire une opposition qui, comme ce fut déjà le cas aux dernières élections, semble n’avoir aucun autre projet politique que de s’opposer.

Et Trump, couronné au commande d’un avion de guerre, rassemble sur lui, par un geste dont le symbolisme dans sa vulgarité est d’une clarté évidente (I don’t give a shit and you are shit), la haine des uns et l’admiration amusée des autres. Il cumule dès lors les deux valeurs de la victime émissaire que se partagent entre eux ses ennemis et ses admirateurs : être à la fois ce qui sauve et la source de tous les maux. Ressemblant en cela aux rois des monarchies sacrés, qui sont à la fois premier sacrificateur et potentiellement la plus parfaite victime.


[1] Cornélius Castoriadis, « Développement et rationalité » in Domaines de l’homme, Paris : Seuil (1986) p. 210.

[2]  “Toute cette merde”.

[3] D. Trump & T. Schwartz, The Art of the Deal, New York: Random House, 1987.

[4] Ce en quoi elle rencontra de nombreuses difficultés car les zélés de DODGE avaient déjà effacé les dossiers des intéressés, adresse, téléphone, courrier électronique!

[5] Voir https://www.cbsnews.com/news/doge-firings-us-nuclear-weapons-workers-reversing/

[6] Voir https://www.pbs.org/newshour/politics/trump-seeks-to-fire-bureau-of-labor-statistics-director-after-release-of-weak-jobs-report

[7] https://legalclarity.org/stand-your-ground-law-the-pros-and-cons/ “Les lois ‘stand your ground’ (ne reculez pas) sont une législation de l’auto-défense qui retire l’obligation de reculer ou fuir avant d’utiliser la force, y compris une force létale, au cours d’une confrontation. Ces lois s’appliquent pour tout individu est dans un endroit où il peut légalement être présent.”

[8] Simultanément, elles sont d’une certaine manière plus restrictives car la clause « where they have a legal right to be” signifie qu’un voleur par exemple ne peut faire appel au droit d’auto-défense car il n’est pas dans un endroit où il peut légalement être présent.

Interview de Benoît Chantre en hommage à René Girard

Le 7 novembre dernier, pour marquer les dix ans de la disparition de René Girard, Radio Présence Toulouse diffusait une interview de Benoît Chantre par Eric Duprix. L’auditeur y retrouve, non seulement un rappel de la pensée de René Girard, mais aussi son actualité et les nombreux travaux et recherches qu’elle inspire. Benoît est président de l’association Recherches mimétiques, qui diffuse et poursuit l’œuvre de René Girard. Ami, éditeur et biographe de René Girard, Benoît Chantre publie, en janvier prochain chez Grasset, le « Désir de tyrannie », dans lequel de nombreux extraits de René Girard illustrent son rejet du despotisme.

Voici le lien vers cette émission :https://www.radiopresence.com/emissions/foi/vie-de-l-eglise/vivante-eglise/article/vivante-eglise-119395

Barnabé « fils d’encouragement »

Aux tout débuts du christianisme, Luc écrit que « la multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun ». Il est précisé que ce « commun » concerne les terres et les maisons, vendues afin que le prix de la vente soit distribué « à chacun suivant ses besoins [1] ». Les conséquences d’une telle situation posent question : cette « multitude » de croyants est-elle constituée de locataires et de nomades ? Certaines maisons devaient bien appartenir à des propriétaires chrétiens, où la communauté se réunissait à l’occasion des repas pris en commun. On y partageait le pain et le vin, on y enseignait : « Et chaque jour, au Temple et dans les maisons, ils ne cessaient d’enseigner et d’annoncer la Bonne Nouvelle du Christ Jésus [2] ». D’autre part, nous savons que les chrétiens se préparaient à quitter Jérusalem en raison des persécutions, mais surtout en prévision de la fin des temps, annoncée en particulier à travers l’Apocalypse de Jean. L’aboutissement de l’eschatologie judaïque et la catastrophe de 70 sont étroitement liés, et l’on sait que les chrétiens avaient tous quitté la ville assiégée, puis détruite. Vendre ses biens fonciers relèverait alors du simple bon sens ; le partage et l’entraide participent à ces préparatifs, à la nécessité de résister à l’adversité.

C’est dans ce cadre politique troublé, qu’intervient « Joseph, surnommé par les apôtres Barnabé (ce qui veut dire « fils d’encouragement »), lévite originaire de Chypre [3] ». Ce surnom est d’importance, il incarne ce que la théorie mimétique définit comme un modèle positif, à imiter sans réserve. C’est lui qui introduisit Paul auprès des apôtres, il fut également proche de Marc. Barnabé vendit un champ qu’il possédait, puis « apporta l’argent et le déposa aux pieds des apôtres. » L’introduction de ce disciple important à cet endroit dans le texte, la répétition des gestes (déposer l’argent « aux pieds des disciples ») indiquent que Barnabé encourage implicitement Ananie et son épouse Saphire à vendre à leur tour leur bien, c’est-à-dire à l’imiter. Pierre précise que ce geste n’est en aucune façon obligatoire : « Quand tu avais ton bien, n’étais-tu pas libre de le garder, et quand tu l’as vendu, ne pouvais-tu disposer du prix à ton gré ? » Mais le couple a laissé croire que la totalité du produit de la vente avait été déposé « aux pieds des apôtres », alors qu’ils en avaient conservé une partie pour eux-mêmes. Il est ici important de souligner le caractère non obligatoire de la mise en commun des biens immobiliers, ce qui différencie absolument le christianisme du communisme. On ne rejoindra donc pas une certaine idée paresseuse, si courante à notre époque chez les chrétiens de gauche, qui tend à confondre le christianisme avec un communisme idéal.

Ce qui s’ensuit a choqué plus d’un commentateur, qui accusent le chef de la communauté chrétienne de désigner un bouc-émissaire, voire de verser du côté totalitaire et criminel qui serait propre à un certain catholicisme institutionnel en cours de formation. Pierre décèle en effet le mensonge et déclare à Ananie : « Ce n’est pas à des hommes que tu as menti, mais à Dieu. » Le menteur s’effondre d’un coup en entendant ces paroles. Certains accusent alors Pierre d’avoir commis un meurtre, car la scène se répètera lorsque Saphire entre en scène, ce qui aggraverait sa responsabilité. L’épouse d’Ananie ignore alors ce qui vient de se produire, et Pierre l’interroge ainsi : « Dis-moi, le champ que vous avez vendu, c’était tant ? » Elle confirme le montant de la somme déposée aux pieds des disciples. Il poursuit : « Comment avez-vous pu vous concerter pour mettre l’Esprit du Seigneur à l’épreuve ? Eh bien ! Voici à la porte les pas de ceux qui ont enterré ton mari : ils vont aussi t’emporter [4]. » Précisons que toute la scène se produit en public, si bien qu’elle ressemble étrangement à un procès, ou plus exactement à une ordalie, ce qui est sensiblement différent. Mais faut-il en conclure que le chef de l’église se pose ici en juge de ses administrés, qu’il met en scène son autorité pour impressionner cette femme au point de provoquer un choc émotionnel assez puissant pour la tuer ?

Pierre connaît intimement ce qui a entraîné Ananie et Saphire à mentir, puis à les déstabiliser de façon si radicale. L’apôtre a traversé une situation équivalente dans la cour du Grand prêtre, alors qu’il suivait lui-aussi son modèle – Jésus – et un modèle intermédiaire ou médiateur – Jean [5]. En tant que prêtre judéen, Jean lui permet de pénétrer dans la cour, de s’approcher de Jésus aussi près que possible, avant de le laisser là, au milieu des gardes (on peut supposer qu’il a pu avoir accès à la salle où Jésus est interrogé), et c’est dans cette cour, alors que Pierre se réchauffe en leur compagnie autour d’un brasero qu’il déclare publiquement, à trois reprises, ne pas connaître Jésus. Mais contrairement aux époux foudroyés par leur mensonge, Pierre a survécu parce qu’il a immédiatement reconnu sa faute : « Il pleura amèrement [6] ». Il sera non seulement pardonné, mais cet épisode est mentionné dans tous les évangiles car il a valeur d’exemple. Quel chef d’une entreprise totalitaire pourrait ainsi témoigner de sa faiblesse et de ses mensonges ?

Je montrerai [7]que cette épreuve a été prévue et préparée par Jésus lui-même afin d’enseigner le chef de l’Église : « Schimeôn, Schimeôn, voici que c’est le Satan qui vous a réclamés pour vous secouer comme le blé, mais moi j’ai prié pour toi, afin qu’elle ne vienne pas à manquer la certitude de la vérité qui est la tienne, et toi, lorsque tu seras revenu, fortifie tes frères [8] ». L’enseignement de Jésus passe par la révélation de la puissance du mimétisme humain, et il ne peut être effectif sans qu’on l’ait éprouvé au plus profond de soi, et sans avoir été « secoué comme le blé », c’est-à-dire flagellé par un fléau. Le « reniement de Pierre » aboutit ainsi à la compréhension de la Passion et de la Résurrection du Christ, cette épreuve est en quelque sorte parallèle au drame qui se prépare. On conviendra que ce mystère n’a rien d’évident, qu’il exigerait quelques développements qui ne peuvent être donnés dans le cadre de cet article, mais on peut voir ici ce qui distingue Pierre et le couple menteur : Pierre croit en la résurrection ; il sait que nous sommes pardonnés si nous le demandons et que ce n’est pas l’adhésion ou l’exclusion par rapport à un groupe religieux qui décident de notre foi. C’est aussi le sens de « la joie parfaite » : ce dialogue si radical, si difficile, entre François d’Assise et frère Léon, alors qu’il faisait grand froid sur le chemin parcouru, sans feu de braises pour se réchauffer.

La différence entre le reniement de Pierre et le mensonge d’Ananie et Saphire, c’est que les époux ont prémédité le mensonge et qu’ils ne reconnaissent pas leur faute : c’est qu’ils ne croient pas au pardon de Dieu. Ils croient en quelque sorte que la communauté chrétienne est communiste, c’est-à-dire qu’elle contraint les adeptes à se dépouiller de leur propriété. Leur vision du monde est totalitaire, tout manquement à la règle implique punition, exclusion, mort. Ce n’est donc par Pierre qui les accuse, puisqu’il leur dit au contraire qu’ils sont libres de leurs choix et de leurs actes, mais c’est leur propre conception du religieux et du politique. Ils obéissent en réalité à un dieu violent, et c’est ce dieu-là qui les punit : ce n’est pas le Dieu des chrétiens ; c’est le dieu qui juge et agit dans les ordalies.

J’ai assisté par hasard à une ordalie, en pays Dogon (au village de Banani, au Mali). Un différend entre deux personnes, qui chacune accuse l’autre de mensonge sans que l’on puisse déterminer qui a raison [9], se réglait de la manière suivante : chacun boit du lait contenu dans une même calebasse, ce lait est troublé par le sang d’un poulet qui a été sacrifié à cet effet. Dans la nuit même, le menteur décède, quand celui qui dit la vérité survit. C’est du moins ce qui est affirmé, et ce qui permet d’apaiser les tensions et de régler le différend. J’ai vu cette calebasse entourée de terre, afin de la caler, et cela formait un petit tumulus à même le sol, masquant l’ensemble de l’appareil, car la calebasse contenant le lait était surmontée d’une seconde calebasse retournée, de façon à former une sphère creuse, percée en son sommet pour laisser filer goutte à goutte le sang d’un poulet égorgé, placé en surplomb. Les villageois m’ont donné ces explications alors que je leur demandais la raison de ce curieux dispositif, placé à la vue de tous, en marge d’un marché de village à peu près dénué de tout. Il régnait une sourde excitation, une sorte de joie mauvaise tout à fait palpable et inhabituelle. Par la suite, je n’ai pas eu l’occasion de vérifier le résultat de l’ordalie, c’est-à-dire la mort du menteur, ni bien sûr d’analyser le contenu du liquide (contenait-il un poison ?) Mais il me paraît plausible qu’une personne intimement persuadée de l’efficacité de l’ordalie, c’est-à-dire de l’action effective d’un dieu violent, puisse être entraîné dans la mort par le seul fait de ses croyances et de ses appréhensions. Il est évident que le menteur sera particulièrement terrifié dans un tel contexte.

Ce passage des Actes des Apôtres intéresse la théorie mimétique sous maints aspects. Il nous montre une situation toute paradoxale, où le simple fait d’imiter un modèle positif peut entrainer vers une situation mortifère : c’est une variante du concept girardien de modèle-obstacle. Ce concept s’applique à Simon-Pierre pleurant amèrement en quittant la cour, lui qui avait suivi ses modèles avant de buter sur l’obstacle d’un groupe menaçant. Et de cette épreuve, il retira une lucidité particulière sur ce phénomène. Il s’applique également aux époux Ananie et Saphire, foudroyés par leur propre mensonge, parce qu’ils pensaient que le groupe auquel ils veulent appartenir – indissociable du dieu en lequel ils croyaient – les condamnait et les excluait. 


[1] Ac. 4, 34

[2] Ac. 5, 42

[3] Ac. 4, 36

[4] Ac. 5, 9

[5] Il n’est pas nommé dans le texte, mais il s’agit très vraisemblablement de Jean.

[6] Lc. 22, 62

[7] Dans un livre en préparation : Le monde ancien a disparu, éditions lieu-dit

[8] Lc. 22,31 traduction Claude Tresmontant.

[9] C’est une situation équivalente qui préside au jugement de Salomon, mais la résolution est tout autre : ce qui mériterait un long développement, car la scène est d’une importance fondamentale pour ce qui concerne notre appréhension du sacrifice.

La contagion du rire : quelques notes sur Dostoïevski, avec René Girard

https://www.rene-girard.fr/actualites/la-contagion-du-rire-quelques-notes-sur-dostoievski-avec-rene-girard

Présentation de la conférence

René Girard, dès son tout premier essai inédit de 1955, « Naïveté du rire » (Grasset, 2025), notait que le rire est contagieux. Mais de quelle contagion s’agit-il, et de quel rire ? Les personnages de Dostoïevski sont ici d’un grand secours, parce qu’ils nous incitent à distinguer le rire de la dérision de celui de la gaieté, à mesurer leurs implications respectives dans une société risquant la dissolution. Le rire de dérision induit un surplomb, mais le rieur se voit menacé de l’arrivée d’un autre rieur, qui se moquerait de lui à son tour. Qu’est-ce que le nihilisme sinon l’expérience de ce rire poussé à l’extrême, jusqu’au point où tout devient risible, jusqu’au dernier surplomb où le contrôle que le sujet transcendantal voulait exercer par la pensée sur le monde et sur lui-même se brise, comme autant d’éclats de rire ? La situation du nihiliste est tragique. En effet, la dérision le sépare non seulement d’autrui, mais de lui-même, si bien que son identité se disloque dans le rire. L’autre, qu’il avait expulsé par le rire, lui devient nécessaire pour retrouver un surplomb, de sorte que le nihiliste prêche et appelle de ses vœux une contagion du ricanement, tout en méprisant quiconque ricanerait avec lui. Mais cette contagion ratée ne trahit-elle pas surtout le vœu de briser l’orbe du solipsisme, l’aspiration nostalgique à communier dans le rire de la gaieté ? Ce rire-là seul, expansion du sourire, comme le dit René Girard dans son essai de 1955, rend possible une contagion du rire qui tire la conscience souterraine de sa solitude.

Il sera principalement question des Carnets du sous-sol, de L’Idiot et des Frères Karamazov.

Les IA en entreprise : entre médiateur et bouc émissaire

par Bertrand Jouvenot

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Les IA deviennent des entités sociales en entreprise : médiateurs, boucs émissaires ou confidents, elles transforment nos relations de travail et bousculent les rôles humains traditionnels.

L’irruption des intelligences artificielles sous forme de « chatbots » dans nos environnements de travail a profondément modifié notre rapport à la machine. En dialoguant avec elles comme avec un collègue, nous avons franchi un seuil : celui de l’anthropomorphisation. Ce glissement culturel et cognitif a ouvert la voie à un phénomène inattendu mais irréversible : l’IA est en train de devenir une entité sociale à part entière au sein des organisations. Et, à ce titre, elle commence déjà à occuper des rôles que ni les RH, ni les DSI, ni les sociologues du travail n’avaient anticipés.

L’interaction conversationnelle, ou l’anthropomorphisation programmée

L’introduction massive des IA conversationnelles a légitimé une illusion : celle d’une machine avec laquelle on parle. Cette simple modalité d’échange, si naturelle à l’humain, a suffi pour lui prêter des intentions, une personnalité, voire des sentiments. En UX design, c’est une stratégie bien connue : le « chat » crée une proximité émotionnelle avec la machine. Mais dans le monde du travail, cette familiarité engendre une mutation plus profonde : nous n’utilisons plus l’IA, nous cohabitons avec elle. Et ce changement de posture prépare l’émergence de nouvelles dynamiques sociales.

L’IA comme médiateur neutre

Dans certaines entreprises technophiles, des IA sont déjà utilisées comme médiateurs de conflits internes. L’exemple d’AffectivaBot, un assistant RH déployé dans une grande entreprise américaine de services, est édifiant : en analysant les échanges écrits et oraux entre deux collaborateurs en tension, l’IA identifie les points de crispation, suggère des reformulations, et propose des scénarios de résolution. Sa neutralité apparente la rend paradoxalement plus « crédible » qu’un manager humain. Les collaborateurs déclarent se sentir moins jugés, plus écoutés, mieux compris — même par une machine (1).
Cette fonction de médiateur algorithmique pourrait se généraliser : imagine-t-on demain une IA siégeant en comité d’éthique, arbitrant les priorités entre équipes, ou modérant les tensions dans un groupe projet ? L’analogie avec un traducteur simultané d’émotions et d’intentions n’est pas exagérée. L’IA devient ici un tiers social stabilisateur, capable de fluidifier les échanges là où l’humain échoue souvent à rester impartial.

L’e bouc émissaire algorithmique

À l’inverse, d’autres organisations détournent les IA à des fins moins nobles. Lorsque les décisions deviennent impopulaires (changement de planning, non-promotion, refus de formation…), certains managers invoquent l’algorithme : « Ce n’est pas moi, c’est l’IA de gestion des ressources qui l’a décidé ». Ce phénomène, déjà documenté chez Amazon ou Uber (2), repose sur une stratégie de déresponsabilisation. L’IA est ici utilisée comme un écran ou un fusible : elle encaisse les frustrations à la place de la hiérarchie.
Ce glissement est dangereux. Car il transforme l’IA en objet sacrificiel. Plutôt que d’assumer les tensions inhérentes au management, l’humain délègue les mauvaises nouvelles à la machine. Or, cette pratique affaiblit la confiance des collaborateurs envers les processus décisionnels, tout en brouillant la répartition réelle des responsabilités.

Le confident invisible

Au-delà des usages encadrés par l’entreprise, certains collaborateurs développent spontanément des interactions personnelles avec leur assistant IA. Des études internes chez Microsoft (3) ont montré que des salariés utilisent leur Copilot comme un « journal intime professionnel » : ils y formulent leurs frustrations, leurs doutes, voire leurs projets d’évolution de carrière.
Cette émergence du rôle de confident numérique pourrait paraître anodine, mais elle soulève des questions éthiques majeures : que fait l’IA de ces confidences ? À qui sont-elles accessibles ? Et surtout, qu’est-ce que cela dit de l’appauvrissement relationnel dans l’entreprise, si le seul interlocuteur sûr devient un agent sans conscience ?

Une mutation systémique des rapports humains-machines

Ces rôles — médiateur, bouc émissaire, confident — ne sont que les premiers avatars de ce que deviendront les IA dans les organisations. Ils témoignent tous d’un même phénomène : l’IA n’est plus perçue comme un simple outil, mais comme une présence au travail. Une présence qui façonne les relations, redistribue les pouvoirs, et redéfinit la manière dont nous interagissons — non seulement avec elle, mais aussi entre nous.
Ce glissement appelle à une refonte des cadres de régulation, de formation et d’analyse du travail. Si l’IA devient un acteur social, elle devra aussi être traitée comme tel : avec des droits, des responsabilités, une gouvernance. La question n’est donc plus si cela arrivera, mais comment nous encadrerons ce basculement.

Vers une anthropologie des IA dans l’entreprise ?

Cette transition ouvre un champ de recherche fécond pour les sciences sociales. Il ne s’agit plus seulement d’évaluer l’impact technologique de l’IA, mais de comprendre son intégration symbolique dans les cultures organisationnelles. En devenant des figures sociales — parfois tutélaires, parfois diabolisées — les IA mettent au défi notre conception du collectif, de l’altérité, et de la régulation sociale au travail. Et si l’avenir du management ne se jouait plus seulement entre humains, mais aussi avec des entités non humaines ?

Notes et sources :

(1) Bailenson, Jeremy N. The Infinite Conversation: AI and the New Social Contract at Work. Stanford University Press, 2023.
(2) Rosenblat, Alex, and Luke Stark. “Algorithmic labor and information asymmetries: A case study of Uber’s drivers.” International Journal of Communication, vol. 10, 2016.
(3) Microsoft Research. “The Copilot Diaries: Unexpected Uses of Workplace AI.” Internal white paper, 2024.

Sens et violence du sacrifice chez Adorno et Girard

Victor Frangeul Baron est doctorant en philosophie (Ecole Normale Supérieure de Paris et Goethe-Universität de Francfort). Il a publié en avril 2025 une analyse comparée entre René Girard et Theodor Adorno sur la question du sacrifice.

Voici le lien vers cette étude, sur le site Open Edition :

https://journals.openedition.org/trajectoires/11919

Nous reproduisons ici le résumé, l’introduction et le paragraphe conclusif de cette étude.

*****

« La thématisation du sacrifice, bien qu’importante chez Adorno, y est le plus souvent sous-jacente, développée indirectement et dans l’interprétation de l’Odyssée. Nous cherchons à contribuer à mieux révéler ses modalités, son historicité et ses enjeux en la confrontant avec la théorie mimétique de René Girard, chez qui est décisive la conversion du mécanisme de désignation de la victime en un sacrifice à l’origine de la société. Après avoir présenté la réflexion qui pose le sacrifice comme une violence nécessaire, du fait de son sens social, nous restituons la place du sacrifice chez Girard avant d’esquisser la manière dont cela peut préciser l’historicisation et la recontextualisation sociale qu’Adorno en fait. »

(…)

« À l’exception d’un passage de la Dialectique de la raison1, le sacrifice n’est chez Adorno qu’un thème sous-jacent, ponctuel et indirect. Pourtant, il revient dans son œuvre et se révèle crucial pour formuler le problème du lien entre la violence et la raison. Le concept de sacrifice et l’intérêt pour sa transformation permettent exemplairement de suivre la thèse adornienne suivante : la rationalisation des activités humaines, loin de les émanciper du mythe (défini comme « rituel de la répétition » subie), s’enchevêtre avec l’individuation. Cette intériorisation du sacrifice par la rationalisation est dénoncée en tant que standardisation et mutilation de l’individu. Or, la souffrance psychique déclenchée par ce renoncement pulsionnel aide à rendre compte de l’extériorisation de la conflictualité sociale sous la forme d’une projection paranoïaque contre un bouc émissaire individuel ou collectif.

Cela ne manque pas de rappeler la monographie de Girard (Le Bouc émissaire, 1982). Pourtant, si la littérature secondaire adornienne sur le sacrifice est déjà restreinte, il ne s’y trouve aucun rapprochement avec Girard. S’il n’y a certes pas eu d’influence entre les deux œuvres, elles sont pourtant travaillées par des proximités catégorielles (la notion de mimésis) et référentielles (Nietzsche) importantes, malgré des différences de sensibilité, de méthode et de teneur. En précisant ces contrastes, le caractère explicite et systématique de la conceptualisation girardienne du sacrifice contribue à délinéer celle d’Adorno.

Après une introduction à la notion de sacrifice comme questionnement sur la conjonction du sens et de la violence (1), nous présenterons comme origine de la culture la compréhension girardienne du sacrifice (2) afin d’esquisser en quoi s’en distinguent la conception et l’histoire qu’en donne Adorno (3). »

(…)

« Là où l’axiologie girardienne distingue deux modes historiques du sacrifice, dont le premier, idéologique, justifie la domination en innocentant les coupables, et dont le second serait révélateur et réparateur, l’axiologie adornienne différencie plutôt deux modes psychiques contigus. Alors que la projection perceptive saine projette dans le monde de quoi y agir sans abandonner la réflexion par laquelle elle garde en mémoire la différence entre l’intérêt du sujet de la projection et la réalité de son objet, la projection pathologique qu’est la paranoïa opère un transfert sans réflexivité. En éradiquant la différence entre projection et réalité, la paranoïa exacerbe la logique sacrificielle et revient dialectiquement à l’animisme, que Freud caractérise comme croyance en une surpuissance de la pensée. C’est la réflexion sur les causes sociales de la subjectivité appauvrie et du mimétisme conflictuel qui, désamorçant la pente de la perte de contact avec la réalité et de la projection paranoïaque, serait, selon Adorno, en mesure de fortifier chaque individu contre l’hostilité du monde social et d’épargner ainsi des victimes, à commencer par soi. »

The Plague, film synthèse de Deauville 2025

Parmi les films qui composent la cartographie de Deauville, The Plague tient une place singulière et cruciale parce qu’il incarne, à l’échelle d’un camp de water-polo, la logique même que Deauville a choisi de scruter : celle de la contagion comme métaphore et comme procédure sociale ainsi que la crise des institutions. Ici, Charlie Polinger réduit le champ, resserre la caméra et transforme un bassin, des dortoirs et des douches en miroir. Ce choix formel permet d’expliquer pourquoi The Plague apparaît non seulement comme un bon film de la compétition, mais comme l’un des points d’observation les plus nets.

À première vue, il s’agit d’un récit préadolescent où Ben (Everett Blunck), doit trouver sa place dans un environnement où la hiérarchie des corps, la performance et l’appartenance sociale décident de tout. Dès les premières scènes, The Plague s’érige en fable scolaire (rite d’intégration, brimades, populisme junior) et en allégorie morale, via la « peste » qui n’est pas un pathogène extérieur mais la contagion sociale (peur, suspicion, violence) s’auto-entretenant dans les institutions. Polinger filme la mécanique de la stigmatisation et scrute la complicité passive des témoins. Formellement, il traduit ce basculement psychosocial en motifs aquatiques et corporels. Le projet est clair : montrer comment une institution censée éduquer et protéger devient aussi un laboratoire de stigmatisation où l’apprentissage de la vie en groupe passe par l’humiliation de quelques-uns.

Le camp de water-polo est une arène institutionnelle réduite : dortoirs, bassins, douches, popularité et hiérarchie forment un espace clos où se testent les normes de la masculinité. Rien ne s’y passe qui ne puisse être lu comme un rituel d’intégration ou d’exclusion. La mise en scène accentue cette dimension : les plans d’ensemble aquatiques cadrent les corps comme dans une arène et la répétition des scènes de douche ou du dortoir fait de l’intimité un espace d’exposition permanente. Même la bande sonore épouse la logique des corps sous tension : elle se construit comme une friction. Les bruits inhérents au water-polo et les cris du coach saturent l’espace auditif et imposent une forme de discipline. Quant à la musique, elle surgit par à-coups, souvent électronique et syncopée, comme pour traduire l’effort et la cadence imposée. La rugosité du son diégétique accentue l’impression d’un univers clos où l’oreille, tout comme le regard, est continuellement ramenée à l’effort, à la contrainte, à l’épuisement.

À l’inverse, les apparitions des groupes féminins fonctionnent comme des respirations idéalisées, presque irréelles. La mise en scène les filme baignées d’une lumière plus douce dans des plans qui se distinguent du régime visuel du camp. Ces figures féminines, peu caractérisées individuellement, condensent les fantasmes et projections des adolescents : elles incarnent une promesse de reconnaissance qui serait la résultante de l’arène masculine.

Polinger ne moralise pas et lire The Plague à la lumière de René Girard (anthropologue et philosophe connu pour sa théorie du désir mimétique et du mécanisme du bouc émissaire) est ici pertinent non parce qu’on y trouve un exposé théorique mais parce que le film visualise exactement ce que Girard a nommé : la recherche d’un bouc émissaire comme dispositif de stabilisation des tensions communautaires. Le camp fabrique sa normalité en sélectionnant un corps, en l’exposant, en le marquant ; la caméra, attentive et implacable, rend la banalité des gestes aussi insupportable que révélatrice. Ce qui choque n’est pas l’ampleur d’un acte unique mais la répétition quotidienne qui devient cruauté.

Le film interroge également ce que signifie « devenir un homme/appartenir » dans un milieu qui mesure la valeur sociale à la performance physique, à la résistance, à la conformité. Ben, le héros, est placé face à l’alternative : tourmenter pour appartenir ou refuser en risquant l’exil social. Le réalisateur fait sentir que ce choix est une machine à homologuer. Mais sa passivité a une limite. Incapable de rester indifférent face à l’exclusion, Ben laisse sa compassion l’emporter et choisit d’aider celui que le groupe rejette. Ce geste d’empathie, en rupture avec la logique collective, lui vaudra d’être, sans doute, à son tour mis à l’écart. Conscient des risques, il scrute son propre corps, cherchant les signes de ce qui scellera son sort. Et lorsque les premiers symptômes apparaissent, il devient la cible de l’isolement et de la cruauté, déplaçant le cycle qu’il avait tenté de briser.

Politiquement, le film cristallise la crainte centrale qui parcourt la sélection : l’abdication des adultes et des institutions. Les enseignants, les entraîneurs, les parents sont filmés non comme monstres exceptionnels mais comme sujets défaillants : paresse, lassitude, peur, autant de gestes par lesquels l’institution se délite. C’est ce diagnostic des micro-pratiques d’abandon qui rend The Plague exemplaire : il ne cherche pas à condamner des figures abstraites mais à montrer le point précis où l’institution cesse d’être protectrice et devient vecteur.

Mais ce qui distingue The Plague, c’est son refus de pointer du doigt ou de désigner un coupable unique. Le film ne construit pas ses méchants comme des figures univoques, mais comme les maillons d’une chaîne où chaque acte violent ou de passivité n’est jamais que la répercussion d’un mal antérieur. L’escalade de culpabilité devient le véritable moteur du récit : la cruauté que l’on croit gratuite se révèle nourrie par une blessure, une peur, une humiliation ou une incommunication. Ce choix de mise en scène et d’écriture refuse la simplification morale : il force le spectateur à voir que la brutalité n’est pas une essence mais une conséquence.

Si l’on en revient au festival, il faut souligner la fonction symbolique du film dans l’économie de la programmation. Là où The Astronaut (Jessica Varley) interroge la responsabilité technocratique et Sovereign (Christian Swegal) la manipulabilité du droit, Polinger concentre la question sur un terrain encore plus basique : qui protège nos enfants ? La réponse que le film documente est terrifiante de simplicité : souvent personne. Dans une sélection qui aime l’hybridation des registres, The Plague fait office de « nœud ». Il relie le documentaire de Tabatha (soin, survie), l’allégorie politique de Bugonia (Yorgos Lanthimos) (paranoïa et contagion idéologique) et les récits de désaffiliation institutionnelle (maison saisie, forces de l’ordre disqualifiées). Si nous avons déjà vu que Deauville trace une cartographie des fissures, ce long-métrage en indique le réseau capillaire.

Dire tout cela, ce n’est pas faire l’éloge d’un film qui aurait une réponse à la crise ; c’est reconnaître qu’il en donne la forme la plus claire. Et c’est pourquoi The Plague est une allégorie sur la facilité avec laquelle une communauté fabrique son propre mal, par peur et par désir d’ordre. Charlie Polinger filme la manière dont un espace formateur (le camp, le sport) peut, par des pratiques rituelles et des complicités passives, produire une « épidémie » de haine, de maux et d’exclusion. Le film, par sa forme et sa rigueur sociale, met le spectateur devant une évidence dérangeante : nous participons tous, à notre mesure, à ces contagions morales. C’est en cela que ce film dépasse son cadre adolescent : il parle moins d’un été 2003 que de nos défaillances sociétales, et de la manière dont elles fabriquent leurs exclusions sous couvert de protection.

The Plague, un film de Charlie Polinger, écrit par Charlie Polinger, avec Joel Edgerton, Everett Blunck, Elliott Heffernan (1h35)

Sortie en salles prochainement.

NdE : « the plague » signifie la peste en langue anglaise.

Le wokisme, l’indifférenciation et la logique inversée de la victime expiatoire

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La pensée de René Girard éclaire de façon pénétrante les dérives idéologiques du wokisme, ainsi que les dangers profonds qu’elles induisent. Le wokisme, entendu non comme simple vigilance éthique mais comme système idéologique visant à effacer toutes les différences perçues, peut être lu comme un épisode avancé de la dynamique mimétique. Ce que ce courant prétend combattre – la violence d’exclusion –, il la réactive, en l’inversant. Et ce faisant, il maintient une logique sacrificielle qui a jalonné l’histoire de l’humanité.

La théorie mimétique repose sur une découverte fondamentale : le désir de chaque humain n’est jamais autonome, quitte de tous les autres. Il ne préexiste pas au processus de socialisation de l’individu. Nous ne sommes pas nés en effet dotés de nos désirs, ni munis de nos courbes de préférence, comme le postulent certaines anthropologies individualistes ou écoles économiques. Nous désirons ce que l’autre désire, précisément parce qu’il le désire. Cet autre est envié et imité car l’on pense qu’il est, quant à lui, un être complet, sans manque. Alors que l’on ressent en soi-même un vide. Ce qui nous pousse à désirer ce que désire cet autre. Pour se définir soi-même. Pour être. Pour, en voulant ressembler à cet autre, en mimant ses désirs, tenter de combler son propre sentiment de vide. Ce caractère mimétique structurel du désir engendre des rivalités, puisque l’on désire ce que l’autre désire. Ce qui peut déclencher une violence qui est elle-même contagieuse. Elle peut se déchaîner au sein de l’ensemble du groupe humain et, dans sa phase paroxystique, provoquer l’auto-destruction de la communauté. 

Cette rivalité d’appropriation est d’autant plus forte lorsque les différences entre les membres du groupe s’estompent, car la logique mimétique s’emballe alors encore plus facilement et plus dangereusement. Chacun développe ainsi une volonté d’appropriation des objets convoités par l’autre ; l’autre, les autres, se comportant de même. Lorsque deux êtres se ressemblent trop, chacun devient en effet pour l’autre un modèle à imiter, un rival, d’autant plus redoutable que l’autre est presque identique. C’est la figure girardienne (et récurrente dans les mythes) du double mimétique, contenant intrinsèquement un fort potentiel de violence. L’indifférenciation accélère le processus mimétique et son issue violente.

Les différences – sexuelles, symboliques, culturelles – ne sont ainsi pas des obstacles à la paix. Elles n’entravent pas la prévention de la violence. Tout au contraire, les différences sont les conditions de cette prévention. C’est précisément là le nœud du paradoxe : l’égalisation forcée des conditions des humains, loin d’abolir les conflits, les attise.

Comment la « crise mimétique » qui se répand entre tous les membres de la communauté peut-elle, le cas échéant, ne pas conduire à l’auto-destruction du groupe ? Ce dénouement catastrophique peut être évité si la crise se résout par la désignation d’une victime expiatoire. Cette dernière, canalise alors la violence de tous contre tous en une violence unifiée de tous contre un. Le bouc émissaire fait l’objet d’un processus, lui-même mimétique, de désignation quasi-aléatoire et résulte d’un consensus soudain quant à sa culpabilité, alors même qu’elle n’a aucun fondement réel. La victime expiatoire emporte avec elle, par son sacrifice, la violence contagieuse qui s’était déchaînée entre tous et qui s’est polarisée sur elle. Dans les sociétés primitives, une fois la communauté ressoudée, la victime est sacralisée en tant que figure qui a permis de sauver le groupe. Le mythe naît de ce processus, dissimulant le mécanisme réel, tout en en permettant la lecture si l’on se donne les moyens de le déchiffrer. 

Le groupe humain, la société, met en place des stratagèmes afin d’éviter autant que possible la répétition de la logique destructrice de la crise mimétique. Dans La Violence et le sacré, Girard montre que les sociétés archaïques ont su contenir cette violence en instituant des différences, des rites, des interdits, qui contraignent le désir mimétique et limitent les possibilités de son développement catastrophique. À l’opposé de l’invention contemporaine du désir « libéré », supposé désaliéner les individus en les autorisant à échapper aux contraintes de la société. À l’opposé de la volonté de déconstruction des interdits. Ce « désir libre », autonome et sans entrave, est une illusion : il nie la structure mimétique de nos désirs. Donc le potentiel destructeur de ces désirs sans contrainte. C’est au contraire la civilisation, par ses médiations, ses règles et ses normes, qui peut entraver cette violence endémique.

Les différences – sexuelles, hiérarchiques, rituelles, symboliques – ne sont donc pas des vestiges archaïques. Elles sont, selon Girard, des instruments culturels de paix. Dans les sociétés modernes, ce rôle est repris par la loi, l’État -qui s’est arrogé le monopole de la violence- et les normes sociales. Les différences demeurent, notamment économiques ou statutaires. Mais, plutôt que causes d’oppression, ces différences, dans le monde contemporain qui est le nôtre, sont heureusement mobiles, évolutives, non figées, et deviennent ainsi moteurs du dynamisme économique, moteurs de croissance. Tout en jouant, dans une logique subtile, leur rôle de rétention de la violence mimétique. En outre, les rites et les interdits moraux dans la société moderne, bien qu’affaiblis, jouent encore un rôle utile et complémentaire dans la rétention de la violence.

C’est ici que se situe, en toute clarté dès lors, le paradoxe du wokisme. En visant l’effacement de toutes les différences quelles qu’elles soient, perçues comme discriminatoires, le wokisme cherche à déconstruire l’ordre existant pour refonder la société sur un égalitarisme absolu. Mais ce constructionnisme, fondé sur la recherche de l’indifférenciation, ne pacifie pas : elle intensifie le mimétisme. Elle attise l’envie, la jalousie et finalement la haine. Et chacun cherche à défendre, voire à incarner, la victime la plus pure et à la sacraliser. C’est la logique contemporaine de la concurrence victimaire, analysée par René Girard dans son livre Je vois Satan tomber comme l’éclair : « La victime est devenue le fondement absolu du jugement moral ». 

Mais si tous sont victimes, dans ce monde de l’indifférenciation artificielle, construite, les barrières qui permettaient d’endiguer la violence sont détruites. Il faut alors trouver des boucs émissaires pour canaliser sur eux la violence ainsi induite. L’oppresseur – figure floue mais nécessaire à la construction désirée – devient alors le nouveau bouc émissaire. L’homme, le blanc, l’Occidental, voire l’ancienne et séculaire victime expiatoire qui devient, par un renversement de l’histoire, une figure de proue de l’oppresseur, sont ainsi montrés du doigt. Le dominant symbolique est désigné à la vindicte. La logique du sacrifice revient ainsi en force, mais inversée. 

Le wokisme, dans cette perspective, devient un compassionnalisme mimétique ignorant de ses propres ressorts. Il désigne en nombre les victimes, les sacralise et les fige dans leur statut en les assignant à résidence. Il construit des hiérarchies inversées où la culpabilité écrase la responsabilité. Où l’identité remplace l’acte. Où le déterminisme absolu refuse la capacité d’évoluer et de changer de statut. Ayant mis à bas les barrières civilisationnelles à la violence mimétique, la nécessité de la victime expiatoire revient donc. Mais on ne sacrifie plus la victime pour sauver la communauté : on veut sacrifier le prétendu dominant, désigné par les nouveaux inquisiteurs, pour racheter une faute collective supposée. Les barrières s’affaissent et la logique sacrificielle perdure. Dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, Girard écrit que « le monde moderne est de plus en plus mimétique ». Le wokisme en est une illustration. Sous couvert d’une posture de pureté morale, il reproduit ce qu’il dénonce : jugement, exclusion, violence, sacrifice. La victime n’est pas abolie, elle est remplacée. Et plus cela se fait au nom du Bien, plus le mécanisme est dangereux. Le Mal – le principe de la victime expiatoire – prend ainsi l’apparence de la vertu.

Faut-il pour autant revenir aux anciennes hiérarchies ? Pas plus que Girard, nous ne le pensons. Nous devons reconnaître la dynamique du désir mimétique, contribuer à désarmer le scandale, à sortir du cycle de la vengeance. Cela exige de réhabiliter les médiations symboliques, les différences structurantes et légitimes, les institutions qui empêchent la généralisation de la rivalité. Sans jamais pour autant légitimer les injustices. C’est ce qui distingue notamment l’égalité des chances de l’égalitarisme. 

Sans différences, il n’y a que des rivaux. Et une société de rivaux, sans médiation et sans barrières culturelles, est une société prête à s’enflammer et à risquer l’explosion [1]. L’égalitarisme intégral, amenant l’indifférenciation généralisée, devient un ferment de défiance, d’envie mimétique décuplée et in fine de violence destructrice.

[1] Notons, toujours dans une lecture girardienne, le combat rivalitaire qui pousse à un impressionnant mimétisme des comportements, aux États Unis, entre les tenants du wokisme et ceux de l’ultra-conservatisme religieux. Les deux se jettent des anathèmes et expliquent qu’ils sont la victime de l’autre camp. La violence mimétique les fait interdire les livres de la partie adverse et définir les programmes d’enseignement en en supprimant ce qui contrarie leur vison du monde, avec une approche a-scientifique. Et les deux camps s’opposent ainsi avec une polarisation mimétique qui refuse tout échange, tout dialogue.

La mort en direct (nouvel épisode)

On pourrait croire que celui qui s’apprête à commettre un délit, voire un crime, cherche d’abord à se cacher. Il doit avant tout ne pas être pris, ne pas être jugé. Le coupable, par définition, ne veut pas être reconnu. Or aujourd’hui, il n’est pas rare de voir des délinquants criminels se filmer ou se faire filmer pour pouvoir retransmettre leurs méfaits sur les réseaux sociaux. La diffusion ─ suprême raffinement ─ peut même se faire en direct. Il n’est pas exclu que ce soit le seul fait d’être vu qui pousse les coupables au crime. Et immanquablement, la vidéo devient « virale ». Le scélérat a donc réussi son coup, il devient célèbre instantanément. Merci les voyeurs complices.

Le cas de Tyler Robinson, le meurtrier de Charlie Kirk aux États-Unis, est caractéristique en ceci que l’individu en question ne présente aucune caractéristique. C’est un citoyen sans histoire, un inconnu dans la masse des inconnus qui pullulent sur les réseaux sociaux. Il a juste voulu passer de l’autre côté du miroir et être vu au lieu de seulement regarder et liker les autres. De suiveur mimétique, il a voulu devenir « modèle ». Son coup d’éclat est de la pure violence, de la violence à l’état pur. Toutes les « motivations » idéologiques, les explications sociologiques, voire religieuses, sont secondaires. Il ne s’agit pas ici de la « banalité du mal » étalée sur la place publique, il s’agit de la « tentation du mal » dont l’individu ne s’est pas « délivré ».

Comment un sentiment de culpabilité peut-il se métamorphoser, s’inverser, en acte d’exhibition de sa faute ? Rappelons-nous les dernières phrases de L’Étranger d’Albert Camus : « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » Bien des lecteurs et critiques sont restés perplexes devant cette phrase énigmatique. Camus en donne pourtant la clé : « pour que je me sente moins seul ». Le roman a plus de 80 ans et il est brûlant d’actualité. Le drame de L’Étranger, c’est la solitude de l’homme moderne, autonome et parfaitement « libre ». Depuis 1942, la « philosophie de l’absurde » nous a complètement envahis. Face à la vacuité de l’être, sans attache, sans repère, l’individu en est réduit à se donner en spectacle, et il espère par-là « être moins seul ». C’est pathétique.

Ce que Camus, homme généreux, n’avait pas prévu, c’est que le délinquant, aujourd’hui, n’est pas accueilli « avec des cris de haine ». Il est applaudi, encensé, liké par des centaines de milliers, des millions de badauds benêts. Meursault avait donc encore une conscience, une forme d’intériorité. Nos décervelés d’aujourd’hui sont vides, stupides, ineptes. Ils n’ont pas d’âme. Ce sont des images sans rien au verso.