« Pour un nouveau procès de l’Etranger »

En Girardie, l’étrangeté d’un étranger est inquiétante, menaçante, c’est un signe victimaire. Même sans connaître la théorie mimétique, les personnes interrogées au sujet du personnage de Meursault, l’Etranger d’Albert Camus, actuellement au cinéma, conviennent que s’il est finalement condamné à mort, c’est à cause de son étrangeté. C’est en effet la thèse du livre (1942) et aussi celle des deux adaptations filmées du roman, celle de Visconti (1967) et celle de François Ozon (2025). J’ai vu le film d’Ozon, c’est du bel ouvrage, le noir et blanc, la lumière, le casting, le scénario et les dialogues, tout semble attester de sa fidélité au best-seller mondial de Camus. Hélas, soi-disant pour adapter le récit de Camus à la sensibilité du public d’aujourd’hui, le réalisateur a fait des ajouts au roman ; il a voulu souligner par des paroles et des détails visuels l’emprise du colonialisme sur les esprits et, après Kamel Daoud (2), donner une famille, une tombe et un nom à l’Arabe que Meursault tue « par hasard ». Cela n’alourdit pas seulement le film (quand la perfection formelle du roman tient à sa brièveté), cela brouille son message : la lecture post-coloniale du roman est une trahison ; Camus n’a pas voulu faire commettre à son personnage un acte de « petit blanc » ayant une signification sociologique ou politique mais seulement, si je puis dire, une espèce d’acte gratuit, surréaliste (3).

Meursault serait donc, comme Œdipe, un « meurtrier involontaire« , sauf que ce n’est pas son père qu’il a tué (même si dans le roman, se trouve cette envolée du procureur selon laquelle un homme qui ne montre aucun sentiment filial pourrait par son exemple encourager le parricide et de ce fait « être plus coupable que le parricide lui-même » !) ; quant à l’avocat de la défense, commis d’office, les mots que lui fait prononcer le cinéaste pour encourager (en vain) son client à se faire bien voir du tribunal, sont une véritable trahison d’Albert Camus, l’auteur et l’homme : « ce n’est pas votre acte, dit l’avocat, vous n’êtes ni le premier ni le dernier à tuer un Arabe, c’est vous qu’on va juger« . Camus n’aurait jamais écrit cela ! (4) Cependant, le but avoué du livre, et aussi du film, est de faire ressentir le procès de l’Etranger comme une parodie de justice. Pourquoi les juges regardent-ils Meursault comme un monstre ? Pourquoi le condamnent-ils à mort ? Parce qu’il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Telle est la conclusion, paradoxale et provocante, de la préface de Camus à l’édition américaine de son roman : « Dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort ».

Cette sentence a inspiré à René Girard un texte tout à fait génial : « Pour un nouveau procès de l’Etranger » (1) que je voudrais signaler à l’attention des lecteurs de Camus (ça fait beaucoup de monde), particulièrement ceux que la thèse paradoxale de son chef d’œuvre a laissés perplexes. On ne condamne plus à mort, mais même du temps où la sentence de mort était recevable par un public civilisé, on n’aurait pas condamné à mort un homme au motif « quil ne pleure pas à l’enterrement de sa mère ».

Bien sûr, Albert Camus savait cela. C’est pourquoi son personnage, après la première partie du roman, dans laquelle son monologue intérieur nous permet, sinon de le connaître, du moins de nous familiariser avec son étrangeté, est amené, à la fin de cette première partie, par hasard en effet mais aussi par une espèce d’obscure fatalité, à commettre un meurtre. Dans son essai, Girard souligne le « défaut de structure de L’Etranger » : au lieu d’être un jugement a posteriori (obtenu d’après des faits et des témoignages), le jugement qui condamne Meursault relèverait d’un principe a priori (indépendant de l’expérience). Aucun juge, dit Girard, aussi féroce soit-il, ne peut condamner un homme inoffensif, un petit fonctionnaire sans qualités et sans responsabilités, dont la vie est réglée comme une horloge « parce qu’il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère« . Il faut un crime. Mais comment un homme pourrait-il commettre un meurtre et ne pas en être responsable ?

La seule raison d’accepter « le message ahurissant du roman« , écrit Girard, est de supposer chez l’auteur une intention, celle de soulever l’indignation du lecteur non envers l’assassin mais envers ses juges. « Il faut que Meursault soit innocent pour que les juges soient coupables« .  Camus avait besoin d’un « meurtrier innocent pour faire le procès des juges« . Et donc, le meurtre de l’Arabe est le fait du hasard, c’est « à cause du soleil » : un éclat de lumière aveuglant renvoyé par le couteau de l’Arabe déclenche l’acte meurtrier. Le président du tribunal va poser la question : « alors, pourquoi avoir ensuite tiré trois autres coups sur un cadavre ? » Meursault répond comme souvent « je ne sais pas ». A la barre des témoins, Marie, son amante, affirme qu’il ne sait dire que la vérité ; dans la partie « heureuse » du roman, quand elle lui demande, après l’amour, s’il l’aime, il répond « je ne sais pas ». Et quand elle lui dit son désir de mariage, il répond : « je ne sais pas » puis, si elle insiste, « pourquoi pas ? » Ainsi, Meursault ne mentirait jamais, ne jouerait pas un personnage. « Il ne faut pas jouer » dit-il. Voilà un homme qui n’exprime aucun désir, aucune ambition, aucun sentiment, qui ne croit qu’à ses sensations ; Camus l’aura voulu sensuel, aimant le soleil, la mer, les paysages, le corps souple de Marie sous ses robes à fleurs. De son anti-héros, qui n’est pas « une épave » ni un être à la dérive, l’auteur dit sobrement : « c’est un homme pauvre et nu, amoureux du soleil« .

Girard cite un critique, Albert Maquet, qui entre tout à fait dans les vues de Camus : « Le meurtre de l’Arabe n’est qu’un prétexte. Au-delà de la personne de l’accusé, les juges veulent détruire la vérité qu’il incarne. » Quelle est donc cette vérité ? Elle est formulée dans le film, quand on assiste à la colère finale de Meursault, ce moment de violence physique et verbale qui clôture l’entretien que le prêtre essaie d’avoir avec lui et qui correspond au passage du roman où le condamné à mort proclame qu’il a raison, qu’il a toujours eu raison, que « rien n’a d’importance ». Girard écrit : « Meursault est possédé par l’absurde comme certains, dans un tout autre contexte spirituel, sont possédés par la grâce. » La vérité que Meursault incarne, qu’on désigne par le mot d’Absurde, remet en cause les institutions et les valeurs sociales : au fond, les juges le condamnent à mort par un réflexe de défense mais la vérité tout au long du roman et dans le film, est du côté de l’accusé et de l’Absurde, le mensonge du côté des juges.

Girard applique à l’œuvre de Camus la méthode de lecture qui lui a permis de saisir la vérité ou si l’on préfère le savoir anthropologique qui se fait jour par exemple chez Dostoïevski et Proust. Très critique au sujet de la souveraineté esthétique d’une œuvre qui la rendrait intouchable, Girard refuse aussi qu’une discipline extra-littéraire (la psychanalyse par exemple), prétende nous expliquer une œuvre d’art. Dans Mensonge romantique… il montre que le grand romancier se charge lui-même de la tâche critique qui va permettre à son lecteur de progresser dans la connaissance de l’œuvre et surtout dans la connaissance de soi par l’œuvre, en partageant les vérités qu’elle révèle. Ainsi, les œuvres de jeunesse de Dostoïevski et de Proust seront critiquées et surmontées par les œuvres de la maturité. La vérité romanesque va ainsi triompher du mensonge romantique. Il a fallu, montre Girard, une rupture de l’auteur avec ses premières œuvres, fruit d’une conversion romanesque, pour qu’au lieu de simplement les refléter, les œuvres de la maturité révèlent les rapports de désir véritables qui structurent la vie sociale comme la vie intime.

Voici la thèse girardienne : « La Chute correspond, dans l’œuvre de Camus, à une rupture analogue à celle de Dostoïevski». Plus précisément, Clamence, l’avocat des causes perdues, le personnage central du roman, va remettre en question toutes les convictions de l’auteur de l’Etranger. Clamence est un avocat généreux, qui a toujours pris le parti des opprimés contre l’iniquité des juges. Jusqu’au jour où, par une introspection qui produit en lui une conversion, il découvre qu’être vertueux peut être un mensonge, que sa pitié pour les criminels était en réalité une arme secrète pour assurer sa supériorité sur tout le monde et surtout sur les juges, que l’avocat généreux n’est qu’une sorte de juge déguisé, puisqu’il se fait juge des juges. « Quand on se sert de l’anti-pharisaïsme comme d’une arme pour écraser les pharisiens, cela peut devenir une forme plus pernicieuse encore de pharisaïsme. » Ce qui frappe Girard est le fait que La Chute tourne en dérision la conviction bien ancrée chez Camus qu’une vie morale authentique repose sur une hostilité générale à l’égard de tous les juges. Le dernier roman publié de son vivant serait comme une autocritique ou un moment de rupture avec les œuvres antérieures. Et voici la lecture girardienne : « Il faut lire La Chute dans la bonne perspective, c’est-à-dire dans une perspective humoristique. L’auteur, las de la popularité dont il jouissait auprès des bien-pensants de l’élite intellectuelle, trouva une façon subtile de tourner en dérision son rôle de prophète sans scandaliser les purs parmi ses fidèles… La confession de Clamence, c’est celle, au sens large de confession spirituelle et littéraire, de Camus. »(5)

Girard, dans son essai, souligne comme d’habitude qu’il n’a rien inventé et que la vérité qui se cache derrière l’Etranger (on parle ici du roman) aurait été découverte bien avant la confession de La Chute si l’on avait soumis le drame de Meursault à une véritable analyse critique. On ne l’a pas fait et c’est encore Clamence-Camus qui explique pourquoi. Il avoue avoir choisi ses clients « à la seule condition qu’ils fussent de bons meurtriers, comme d’autres sont de bons sauvages. » Meursault, explique Girard, joue dans la littérature de son époque le rôle tenu par le « bon sauvage » dans la littérature du XVIIIème siècle. Sa seule présence suffit à révéler l’arbitraire des valeurs d’une communauté, mais lui, par essence, quoi qu’il fasse, il est innocent. Cela devait suffire pour qu’on accepte le postulat de départ : les juges sont coupables de condamner à mort un meurtrier innocent. Mais quelle vérité se cache derrière l’Etranger ?

Il faut l’affirmer en conclusion de ce billet, la « vérité » qui se cache derrière le roman a échappé à son auteur ; elle a échappé aussi à ses lecteurs et aux cinéastes de talent qui l’ont traduit en images. Elle n’est révélée que dans La Chute, dont Sartre a écrit que c’était de ses romans « le plus beau peut-être et le moins compris ». En un certain sens, L’Etranger et les romans qui suivirent ont été mieux que compris, au point de valoir le prix Nobel de littérature à leur jeune auteur. En un certain sens, L’Etranger semble contredire la théorie mimétique, théorie selon laquelle, au-delà de la sphère des besoins, le désir humain est toujours imité, emprunté à un « modèle » qui peut devenir un obstacle et un rival. Meursault est sans désir, sans modèle, sans rival, il n’a que des besoins et des sensations. Il surclasse « les autres » par sa lucidité et, au cinéma, par sa beauté. Il fréquente un malfrat (c’est la seule solution pour qu’il soit, un jour, par hasard, en possession d’un révolver) mais presque malgré lui, c’est un voisin de palier ; on sent de toutes façons que les autres, quels qu’ils soient, n’ont pour lui aucune importance. On semble très loin de l’homme du souterrain de Dostoïevski, dont le comportement erratique vient de son désir passionné d’être « intégré », remarqué, fêté, envié par ces « Autres » que par ailleurs il méprise. Et pourtant, serions-nous surpris que Meursault, dans sa prison ou lors de l’enterrement de sa mère, prononce ces mots : « Moi, je suis seul, eux ils sont tous » ?

Pour son créateur, Meursault n’est pas seulement un être de fiction, il est un héros métaphysique auquel le lecteur a eu plaisir à s’identifier. Voici un héros qui ne dépend de rien ni de personne, dont l’autonomie fascine. En réalité, selon Girard, Meursault se trouve à un stade plus avancé du désir métaphysique que le personnage de Dostoïevski ; ce désir le possède si complètement qu’il lui échappe, comme lui a échappé son acte criminel. Le jeune Camus, le Camus d’avant la Chute et le discours de Suède, croit à la Différence et à l’indifférence de son personnage, alors que Dostoïevski, quand il écrit le Souterrain, n’y croit plus et révèle le mensonge romantique de son anti-héros. Le génie de Girard est d’avoir vu que, dissimulée derrière le masque, étrange, de sa radicale et fascinante solitude, la vérité de L’Etranger est en réalité la même que celle de l’homme du Souterrain, c’est le ressentiment.

« On nous présente Meursault comme un solitaire totalement indifférent à la société, tandis que la société, elle, est censée s’occuper de près de son existence quotidienne. Ce tableau est manifestement faux : nous savons tous que l’indifférence est du côté de la société et que les préoccupations angoissées sont le lot du malheureux héros solitaire. » Pourquoi ce mensonge ? Girard a montré qu’à un stade avancé d’un désir mimétique qui ne cesse d’apprendre sur lui-même, sa lucidité porte le désir vers une ascèse : ce n’est pas en désirant plus intensément que les autres que l’individualiste moderne échappera à la malédiction d’être « comme tout le monde » ; au contraire, il se distinguera en désirant le moins possible, en ne demandant rien à personne ; ce qui revient à dire que le refus de communiquer est en réalité une tentative de communication.

Girard en apporte pour preuve l’exemple de l’enfant boudeur.  Voici un enfant empêché de satisfaire son désir : il va bouder, se retirer à l’écart pour échapper à ses parents. Mais si d’aventure, on l’oublie, il ne supporte ni la solitude ni de revenir quêter leur l’affection ; alors, comme Meursault s’empare d’une arme sans penser à rien, l’enfant s’empare d’une boîte d’allumettes comme ça, par hasard, et met distraitement le feu aux rideaux. Meursault, comme l’enfant, se sera persuadé que son seul désir était qu’on le laissât tranquille. Et pourtant, la dernière phrase du roman exprime son désir des autres, son besoin d’attirer toute leur attention : « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » Dans cette dernière phrase, écrit Girard, « Meursault admet pratiquement que la seule exécution dont il soit vraiment menacé, c’est l’indifférence des autres. » (6)

Notes :

1) Le titre de cet article « Pour un nouveau procès de l’Etranger » est le titre d’un essai écrit en anglais et paru aux USA en 1964 sous le titre « Camu’s Stranger Retried » ; cet essai a été primé aux USA puis traduit en français et édité (L’Age d’Homme, 1976), avec d’autres essais importants, dans un recueil intitulé « Critique dans un souterrain ». Existe en Poche, collection Biblio essais.

2) Kamel Daoud : Meursault, contre-enquête (prix Goncourt du premier roman en 2015).

3) On se souvient de cette phrase de Breton dans le Manifeste du surréalisme (1924), selon laquelle l’acte surréaliste le plus simple consiste à s’armer d’un révolver et à tirer au hasard dans la foule.

4) Le film a été tourné au Maroc, à Tanger. En cette période de tension entre la France et l’Algérie, un tel ajout au texte est politiquement irresponsable.

5) « Albert Camus est mort au moment où une carrière neuve s’ouvrait sans doute devant lui », écrit Girard dans Mensonge romantique…, p.326

6) Toutes les citations qui ne viennent pas du roman, sont tirées de « Pour un nouveau procès de l’Etranger ». J’ai trouvé aussi des informations dans la Biographie de Benoît Chantre, pp. 406 et suivantes ; pp.976 et 977. Ainsi, René Girard cite, comme exemple de l’influence exercée par l’Etranger, le film de Jean-Luc Godard, A bout de souffle (1960). Ces deux œuvres magnifient le « bon criminel », celui que Girard nomme avec justesse et ironie le « délinquant juvénile » ; c’est un hommage rendu à l’irresponsabilité surréaliste.

7 réflexions sur « « Pour un nouveau procès de l’Etranger » »

  1. Un mensonge littéraire qui voudrait nous vendre l’indifférence suprême alors qu’il parle du désir métaphysique à son paroxysme… Camus aurait-il construit un mythe ? Ce n’est pas moi qui vais dénigrer la thèse. Merci Christine pour cette très brillante analyse.

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  2. Chers amis laudateurs, c’est à René Girard, bien sûr, que doivent aller vos suffrages. J’ai surfé sur un essai dont je dis (et vous approuvez) qu’il est génial. Hervé, je crois que si L’Etranger de Camus (du très jeune Camus) est devenu mythique (vous saviez qu’il se vend presqu’autant d’exemplaires dans le monde de ce roman que de l’inépuisable Petit Prince de Saint-Exupéry, qui vient après la Bible dans la liste des best-sellers ?) , c’est bien parce que c’est un mythe, dans son écriture et surtout dans son « défaut de structure ».

    Dans le lexique girardien, un mythe, cela signifie un « document qui fait conclure à la persécution. » Nul doute que le roman de Camus , par le choix d’une victime choisie non en raison du crime qu’on lui attribue mais de ses « signes victimaires » s’oriente vers ce schéma universel de la victime émissaire. Un mythe, aussi, est un récit mensonger et dans le roman, c’est accentué dans le film, ce mensonge est romantique absolument.

    J’ai été amusée de découvrir en notes dans la Biographie de Benoît Chantre ou plutôt de Girard, bref, que la présidente américaine du concours remporté par l’essai critique de Girard, une dame qui défendait la mémoire de Camus, avait dû lui remettre le prix à contrecœur. Elle avait raison, cette dame, le roman est indestructible, allergique à toute « déconstruction ». Et cependant, on sait à lire Girard, que les qualités esthétiques de l’œuvre ne suffisaient pas, n’auraient pas suffi ; pour un succès mondial et pérenne , il fallait la puissance du mythe.

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  3. Merci Christine de ce billet que tu as hissé à la hauteur du magistral essai de René Girard.

    Et donc merci à François Ozon de t’avoir fourni l’actualité propice à son écriture…

    JMB

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  4. Je me souviens, jeune encore, avoir lu L’Etranger avec la fascination que tout le monde a éprouvée face à ce personnage « extra-terrestre ». Et je me souviens encore mieux de mon obscure déception en lisant la dernière phrase du roman : finalement Meursault n’était pas l’extraterrestre que je croyais, il était comme nous.

    Je comprends enfin aujourd’hui, grâce à votre billet mené comme une enquête serrée et haletante, girardienne certes, pourquoi j’avais été déçu : ce personnage romantique n’avait rien de romantique. C’était un lâche.

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    1. Réponse à Monsieur l’Anonyme : En tant que girardienne, en effet, (je ne fais que lire l’essai de 1976), ma réflexion sur l’Etranger m’amène à conclure à l’inverse de vous, que le premier Camus est « romantique » ou en tous cas que son personnage l’est absolument. Mais « romantique » au sens girardien , ce n’est pas être « seul au monde » parce qu’on est différent des autres, unique, exceptionnel, voué à rester incompris de ses congénères, c’est croire qu’on est seul au monde, se croire l’exception etc. Ainsi l’écrivain qui s’adresse à ses lecteurs pour leur dire qu’ils ne le comprendront jamais révèle la contradiction engendrée par ce « mensonge à soi-même » : pour être génial, il faut être hors-normes et donc incompris, mais pour être un écrivain génial, il faut écrire, avoir des lecteurs et donc dépendre des autres ! Ecrire pour dire qu’on n’a rien à dire, c’est « romantique ».

      Donc, si la fin du roman, où Meursault fait l’aveu involontaire qu’il a besoin des autres, comme tout le monde, vous semble une trahison, un « lâche » renoncement à son orgueilleuse solitude, c’est que vous êtes manifestement, en langage girardien, encore plus romantique que lui. Vous appelez « lâcheté » ce qui pourrait apparaître, au lecteur lambda, comme un aveu sincère de solitude et au lecteur girardien, comme la révélation de son « mensonge romantique ».

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  5. Permettez-moi d’ajouter à la brillante analyse de Christine Orsini une analyse plus « littéraire ». Comment Albert Camus nous happe-t-il du début à la fin du roman et dans toutes les langues, puisque le roman est mondialement connu ?

       Entre L’Étranger d’Albert Camus et celui de François Ozon, il y a plus d’une nuance de différences. Les deux Meursault se ressemblent beaucoup, mais à bien des égards, ils sont « étrangers » l’un à l’autre. Pour s’en rendre compte, il faut relire le livre. C’est ce que j’ai fait.

       Premier paradoxe qui apparaît à la lecture : le roman est un long monologue, or le cinéaste a évité (à deux exceptions près) les citations, en voix off. Ce parti pris d’objectivité présente des qualités ─ esthétiques, en particulier ─, mais il fausse bien des perspectives. Le long soliloque de Meursault, comme un aparté, le fait que le personnage de Camus ne parle qu’à lui-même, manifestent sa profonde solitude parmi les humains. Il ne s’attache pas, même pas à sa mère. Hélas, dans le film, on le voit constamment entouré de gens, et tous ses personnages secondaires finissent par avoir plus d’importance, à nos yeux, que le héros solitaire. François Ozon ne peut rompre avec cette aporie. Le film manque d’un point de vue : celui de Meursault justement, l’homme qui refuse de donner son point de vue !

       Meursault est un personnage qui ne veut pas être jugé, il évite constamment le jugement, ou il s’en dégage dès qu’il se croit jugé. Or le roman est écrit à la première personne, comme s’il s’agissait d’un testament, d’une justification. À qui Meursault parle-t-il ? Quel jugement attend-il de sa confession ? Un jugement qu’il dénie (presque jusqu’au bout) à ses lecteurs. Il ne s’agit d’ailleurs pas vraiment d’une confession, le roman étant écrit comme un journal intime : « Aujourd’hui j’ai beaucoup travaillé au bureau. » Cet évitement du jugement n’est pas un détachement serein. Le personnage est inquiet. Dès la première page, il se défend : « Ce n’est pas de ma faute ». Pendant la veillée devant le cercueil de sa mère, il regimbe : « J’ai eu un moment l’impression ridicule qu’ils étaient là pour me juger. »

       Quand, dès le début du roman, Meursault soupire : « De toute façon, on est toujours un peu fautif », ce n’est pas par sentiment de culpabilité, mais parce qu’il sait qu’on ne peut pas éviter le regard (ridicule) des autres. En réalité, Meursault est un personnage qui n’a jamais honte.

       François Ozon, à deux exceptions près, comme je l’ai dit – au moment du meurtre de l’Arabe et avant l’exécution capitale – reste dans l’objectif, dans le neutre, à distance. L’ambiguïté fondamentale du roman, ce qui fascine justement le lecteur, c’est que ce personnage fuyant est toujours présent. En somme, il refuse le jugement, mais il le sollicite par notre lecture, et nous ne faisons que le juger du début à la fin ! C’est ce qui met le lecteur mal à l’aise, tandis que le spectateur, au cinéma, reste bien calé dans son fauteuil en attendant les événements. D’autant plus que ce personnage d’indifférent n’attire pas la sympathie ni l’identification.

       Ce choix, par Camus, de la rédaction à la première personne revient à dire : prouvez-moi que j’ai raison de ne pas tenir compte de votre jugement. Camus reprend le paradoxe de l’amour-propre cher à Jean-Jacques Rousseau, et il en fait un manifeste de l’autonome détaché de tout, « l’individu moderne » par excellence. Pas étonnant que ce livre soit devenu emblématique de l’homme du XXe siècle (et au-delà). Mais Camus lui-même approuve-t-il son héros ou le dénonce-t-il ? Il ne s’engage pas. Probablement parce qu’il ne le sait pas lui-même. Vingt ans plus tard, quand il écrit La Chute, il est passé du côté de la dénonciation.

       Cette omniprésence de la première personne, pour un personnage qui refuse d’avoir de la présence, est gênante et fascinante. Son indifférence exaspère. Nous avons là un personnage sans empathie qui sollicite notre empathie. Ce double jeu (ou double nœud) de Camus est proprement génial. Il nous happe non pas par son style, somme toute assez banal, volontairement plat, mais par l’implication qu’il attend du lecteur. Ce Meursault qui a peu d’existence, c’est nous qui devons lui en donner. Il n’y a pas de cannibalisme littéraire plus fascinant.

       La caractéristique essentielle de Meursault, qui apparaît très bien à l’écran, c’est son insensibilité. « Ça m’est égal », « ça n’a pas d’importance », « je ne sais pas », répète-t-il constamment. Il incarne alors « l’homme sans désir », l’image inversée de l’homme selon Spinoza, ou tel que les romantiques l’ont érigé en modèle. Mais Meursault est un romantique à sa manière, il souffre du « mal du siècle », un mal qu’il ne parvient pas à nommer.

       Et puis il y a la fameuse scène de meurtre de l’Arabe. Chez Ozon, elle est brève et factuelle. Chez Camus, elle est longue (plus de trois pages), et complètement « récitée » par le héros. Il ne cherche pas à se justifier : ce serait contraire à sa « nature ». Mais il transforme le meurtre en un sacrifice à cause du soleil éblouissant, de la mer obsédante, du ciel écrasant. Comme s’il était le jouet des éléments. Il soupirera, à la fin du récit : « un seul destin devait m’élire moi-même ». Et de fait, il ne résiste pas, il se laisse mener par le rituel atavique et antique, comme par réflexe, et l’homme libre qu’il était s’abandonne à la mécanique sacrificielle. Cela rend la scène digne d’une tragédie antique. À l’époque moderne, c’est un contresens. Camus l’a voulu ainsi, avec son quasi-cérémonial et sa page d’écriture très travaillée, alors que le reste du roman est pauvre en style, et dépouillé. Fatalement, au cinéma, cela devient un fait divers.

       L’autre tour de force du romancier, c’est la mise en jugement de « l’homme qui ne veut pas être jugé ». Deuxième partie : le tribunal. Pour Meursault, « tout cela m’a paru un jeu ». Est-il de cet avis jusqu’au bout ? Camus essaie de nous persuader que oui. La difficulté majeure de l’écrivain, lors de la narration du procès, est d’éviter de nous mettre dans la position de l’Accusateur, position que nous prenons spontanément dans ces affaires, mais L’Étranger n’est pas un polar. De fait, le lecteur se retrouve en « juré ». « Je ne peux pas dire ce qui les distinguait les uns des autres », confie Meursault. Nous sommes, nous lecteurs, comme « floutés », noyés dans l’indifférenciation, et l’impression est un peu désagréable. Il faut dire que notre présence, comme lecteurs, avec notre conscience, serait gênante pour Meursault d’abord, pour Camus aussi : nous ne devons pas perturber la mécanique implacable du roman. Cela fait partie de la tension qui règne, à la lecture du livre, comme au prétoire.

       Comment Meursault fuit-il la situation ? « [Le juge] m’a regardé et s’est redressé assez brusquement pour me dire très vite ; ‘‘Ce qui m’intéresse, c’est vous.’’ Je n’ai pas bien compris ce qu’il entendait par là et je n’ai rien répondu. » Cet effacement du prévenu n’est plausible que parce que la confidence est faite, encore une fois, à la première personne. Au cinéma, Benjamin Voisin (très bon acteur) fait ce qu’il peut pour « ne pas être là », mais nous le voyons ; il aurait presque fallu tourner les interrogatoires sans le voir, lui l’accusé, en fixant les caméras sur les seuls hommes de justice. Comment cette audace aurait-elle été interprétée ?

       Les scènes du procès font découvrir un autre Meursault. Premier constat : il est seul, dans son box, face à une foule compacte et indifférenciée. « Je me suis expliqué […] la bizarre impression que j’avais d’être de trop, un peu comme un intrus. » Meursault prend conscience de son statut d’exclu, un statut qu’il a lui-même choisi. Il est proche de comprendre qu’il est une victime, alors qu’il est un assassin ─ retournement classique de la méconnaissance (ou inversion de la culpabilité). La machine judiciaire se met en marche, la mécanique victimaire avec elle. L’immense mérite de Meursault, s’il en a un, c’est de ne pas entrer dans le jeu. Sous cet angle-là, il ressemble indubitablement au Christ. Une image que Camus va reprendre et distordre un peu plus loin dans le récit ─ Ozon est allé un peu loin encore dans cette « distorsion ».

       Il y a quand même une certaine hypocrisie chez « l’accusé ». Lui qui ne tient personne en réelle estime, s’aperçoit qu’il est oublié pendant la réquisition. La position d’exclu qu’il a assumée depuis le début de la narration finit par le mettre mal à l’aise. « Je n’avais pas le droit de me montrer affectueux, d’avoir de la bonne volonté », se plaint-il. Comme si c’étaient les autres qui l’empêchaient de se montrer humain. Il est bien temps, en plein procès, de commencer à se soucier des autres ! On distingue encore ici une des caractéristiques de « l’homme moderne », autonome et détaché de tous. Il prétend encore avoir des droits… Mais qui pourrait les lui accorder ? Je pense que Camus n’est pas dupe de cette contradiction, et il pousse son personnage à sa limite.

       Le comble du détachement, de la perte d’empathie, est atteint quand Meursault est surpris d’entendre son avocat dire « je » chaque fois qu’il parle de « lui ». « J’ai pensé que c’était m’écarter encore de l’affaire, me réduire à zéro. » C’est au moment même où quelqu’un parle vraiment en son nom que Meursault se sent rejeté comme jamais, lui qui justement n’a jamais su se mettre à la place de quelqu’un d’autre. Le reproche qu’on lui fait de manquer d’humanité est justifié : il n’a jamais partagé son humanité avec personne. Pas même avec sa mère, pourrait-on dire.

       Le procureur, comme l’avocat, évoque son « âme ». Mais ils n’y peuvent déceler qu’« une eau incolore où je trouvais le vertige ». Ce n’est pas tant que Meursault n’a pas d’âme, c’est qu’il n’est pas incarné. Il est à remarquer qu’il n’y a pas de scène de sexe dans le roman écrit. François Ozon a ajouté quelques moments érotiques, mais ont-ils bien leur place ? Meursault désire-t-il jamais Marie ? Rien n’est moins sûr.

       À l’énoncé du verdict, Meursault reste presque impassible. Il dit « reconnaître le sentiment […] sur tous les visages. Je crois bien que c’était de la considération. » Il tient enfin son statut de victime. Avant le meurtre, il n’était rien, après le meurtre, il existe dans le regard des autres. Telle est la perversité du système victimaire, que Meursault (ni Camus apparemment) ne remet en cause.

       La conversation avec le prêtre est embarrassante. Essentiellement parce que le représentant de l’Église ne dit que des banalités. C’est cela qui met Meursault en colère. Mais comme tout ce qu’il fait, cette colère est vaine. « J’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. » C’est un grand moment d’orgueil, comme un retournement complet du personnage qui jusque-là disait plutôt « Je ne sais pas… » Ce retournement n’est pas une conversion, une prise de conscience absolue, comme René Girard la décrit dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Le modèle en est la fin de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir. Mais Meursault est l’anti-Sorel. Il n’est pas interdit de penser que Camus s’est souvenu de cette conclusion et qu’il a voulu l’inverser. Pour être bien sûr qu’il n’y a pas d’échappatoire. Le monde est absurde, une fois pour toutes.

       Par le biais de la visite de l’aumônier, Camus aborde le lourd « dossier » de la croyance, c’est-à-dire de la religion, qu’il confond avec la morale. Meursault ne se prend pas plus pour un « criminel » qu’il ne se prend pour un « pécheur ». Il se prétend (Camus le prétend) détaché de sa culture judéo-chrétienne. En fait, il nie toute faute. En niant la faute, il montre qu’il est athée. En niant sa responsabilité, il renonce à une grande partie de son humanité ─ humanité qu’il refuse de partager avec ses pairs. Camus prend le risque de pousser la logique de l’absurde jusque-là, tandis que le juge d’instruction traite Meursault d’« Antéchrist ».

       Dans sa transcription si fidèle, François Ozon invente pourtant une scène qui n’est pas dans le roman, sauf sous une forme très allusive. « La montée à l’échafaud, l’ascension en plein ciel, l’imagination pouvait s’y accrocher. » Il s’agit d’un fantasme de Meursault qui se transforme en une espèce de rêve cinématographique. Pour incongrue que soit cette scène, elle est révélatrice du fond religieux qui sous-tend l’ensemble du propos ─ fond religieux vite inversé en son contraire : un athéisme revendiqué. La guillotine en haut d’une petite colline est comme une réplique du Golgotha. Près du lieu du supplice, se tient sa mère.  Le cinéaste a poussé l’audace jusqu’à donner à son héros, dans sa prison, le visage de Christ avec sa barbe et ses cheveux défaits.  C’est évidemment une imposture : un Christ qui vient dire « Haïssez-moi ». Cela renvoie assurément aux dernières phrases du livre. « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » La révélation est brutale. Tout à coup, le solitaire revendique d’être « moins seul », et l’indifférent souhaite être détesté. Cette inversion quasi biblique est volontaire de la part de Camus. Il ne s’agit pourtant pas de sa position définitive en manière de croyance.

       Par ce roman initial, Camus amorce sa réflexion sur l’absurde. Il ira loin dans cette recherche. Mais comme L’Étranger n’est pas un livre de philosophie, la démonstration du romancier passe « par l’absurde ».  Meursault est l’inconnu dans l’équation, et il faut la résoudre sans lui. Le procédé est proprement génial. Est-il complètement convaincant ? Pas au point que Meursault puisse se convaincre lui-même. Tel est sans doute le sens de son « ultime aveu » à la fin du roman.

       La « conversion romanesque » que Meursault n’opère pas à la fin du roman (publié en 1942), Camus va la réaliser pour lui-même au fil des ans, et même assez rapidement. L’autonomie acharnée de son héros, Camus va la remettre en cause, et il découvrira finalement que, nous sommes nos liens. Ainsi écrit-il dans ses Carnets, en 1953 : « … Naître enfin comme un homme, […] accomplir une deuxième naissance, la plus dure, celle qui consiste à naître aux autres. » Ce Camus humaniste, « presque » chrétien, a de quoi surprendre. Quel écrivain serait-il devenu s’il n’était pas mort prématurément à 46 ans ? On peut en avoir une idée à travers son œuvre posthume, Le Premier homme. Il y reprend cette notion de « naître aux autres » : « …il lui avait fallu apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité, à naître enfin comme homme pour ensuite naître encore d’une naissance plus dure, celle qui consiste à naître aux autres. » J’adore ce Camus-là.

       Le film de François Ozon est d’une incroyable fidélité, jusque dans la façon dont les personnages secondaires sont habillés, ce qu’ils mangent. Mais la fidélité n’est pas tout. Elle peut même alourdir le propos. Ainsi le film dure-t-il 122 minutes, pour un roman d’à peine 150 pages, avec de grandes marges. Pour être plus « vrai », le film n’aurait pas dû dépasser 80 minutes.

    Joël Hillion

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