Notre manque d’être métaphysique peut-il être comblé ?

Lors du dernier colloque COV&R, qui s’est déroulé à Rome début juin 2025 et qui portait sur le thème “Spirituality, Religion,and the Sacred” (Spiritualité, religion et sacré), Jean-Marc Bourdin a présenté (en anglais) une intervention dont nous proposons ci-après une traduction française.

A titre préliminaire, je précise que je me méfie des termes d’esprit, d’âme ou encore d’inconscient freudien parce que je ne sais pas s’ils existent autrement que dans un registre métaphysique. Même si elles sont loin d’être négligeables, leurs manifestations dépendent exclusivement des croyances en leur supposée force agissante. Je parlerai donc ici plus volontiers de conscience et d’inconscience. C’est-à-dire une connaissance immédiate de sa propre activité psychique ou à l’inverse une ignorance de ladite activité : je sais à peu près ou bien je ne sais pas du tout ce qui se passe entre mon cerveau et ce que mes cinq sens lui transmettent. J’en ai conscience ou je ne suis pas conscient des mécanismes que les neurologues commencent à observer de plus en plus finement. Ainsi ai-je conscience grâce à René Girard de mes désirs mimétiques mais pas de l’activation de mes neurones miroirs quand ils me mettent en mouvement. Si donc la spiritualité se fonde sur la croyance en l’existence d’un esprit capable de s’élever au-dessus de notre condition d’être vivant et la religion sur celle d’une âme le plus souvent dotée d’une capacité à l’immortalité, mon propos se limitera à les regarder du point de vue de notre plus ou moins grande conscience des mécanismes qui agissent en nous et entre nous.

De ce point de vue, René Girard peut nous aider à élucider la question de la compétition actuelle entre spiritualité et religion pour la satisfaction de nos désirs les plus élevés, en raison de son insistance sur notre insuffisance d’être ontologique. Dans son sillage, nous pourrions dire de manière quelque peu paradoxale qu’être, c’est manquer d’être ! Il y voit l’origine de tous nos désirs, désirs qui sont probablement un des signes distinctifs les plus tangibles de notre humanité parmi l’ensemble des êtres vivants. Et il insiste dès 1961 dans Mensonge romantique et vérité romanesque sur la dimension métaphysique du désir. Le terme de “métaphysique” y apparaît plus de deux cent fois pour qualifier le désir, directement ou indirectement.

J’identifierai les mécanismes en jeu dans toute quête spirituelle avant de réfléchir à ses bienfaits et ses limites, voire ses impasses.

1 – Les mécanismes en jeu dans la quête spirituelle

Toute quête spirituelle conduit et se mène au-delà du physique, du matériel, du connaissable par nos sens. Ce désir peut alors être dit métaphysique en tant qu’il est désir d’être un Autre (avec un grand A), d’être autre ou encore d’atteindre son soi authentique, supposé différent de son soi actuel. Ce désir est aussi une espérance. Girard précise ainsi le rapport entre désirs particuliers et désir métaphysique : “Le désir selon l’Autre est toujours désir d’être un Autre. Il n’y a qu’un seul désir métaphysique mais les désirs particuliers varient à l’infini. […] A mesure que le rôle du métaphysique grandit dans le désir, le rôle du physique diminue.” [1] Que l’Autre à imiter soit désormais devenu son soi authentique à trouver est au demeurant un des marqueurs de l’individualisme moderne, une revendication d’autonomie sans précédent. Individualisme moderne qui est certainement un environnement propice à la prolifération de la spiritualité.

Toute démarche spirituelle, qu’elle soit menée dans un cadre religieux ou en référence à une spiritualité, se présente donc à mon avis comme une application des mécanismes du désir mimétique

a) La recherche d’un supplément d’être

 Qu’est-ce que la quête spirituelle si ce n’est la recherche d’un supplément d’être qui se cacherait en nous et pourrait y être trouvé par une pratique systématique d’exercices comme la méditation, l’introspection, le yoga, la prière, la transe ou l’extase activés par certains rituels, etc. ? Cette quête est ainsi une manifestation  par excellence du désir métaphysique, un désir qui, contrairement à ce que Girard désigne comme des “désirs particuliers”, assume le caractère métaphysique de son objet.

Pour reprendre les termes de Girard, c’est un désir où le rôle du métaphysique a tellement grandi qu’il ne laisse plus le moindre rôle au physique. Il dévoile ainsi en quelque sorte la signification métaphysique qui se cache derrière tous nos désirs particuliers, y compris les plus matériels d’entre eux.

Mais il s’agit aussi d’un désir dont Girard nous dit qu’il est le plus souvent dévié, distordu. Il s’en méfie et mobilise certains romanciers et dramaturges pour nous aider à redresser notre désir métaphysique en suivant le modèle que les œuvres de leur maturité nous offrent.

b) L’admiration d’un modèle

Conformément à la théorie mimétique également, les promoteurs d’une quête spirituelle invitent leurs adeptes à suivre un maître de sagesse ou se prétendant tel, qu’il soit dénommé gourou, lama, cheikh, directeur de conscience, chamane, mentor, voire aujourd’hui de manière significativement explicite, influenceur. L’aspiration spirituelle confirme la nature mimétique de tous les désirs.

Toutefois pour Girard, tout maître de sagesse qui n’a pas lui-même pris Jésus-Christ pour modèle dévie ou distord le désir en l’éloignant de sa vérité. Redresser son désir métaphysique consisterait donc à l’orienter vers Jésus ou vers ses sectateurs les plus rigoureux. Notons au passage que le psychiatre Jean-Michel Oughourlian se montre plus ouvert lorsqu’il suggère d’autres maîtres possibles, comme le théosophe indien Jidhu Krishnamurti. Sans exclure par principe le divin judéo-chrétien, les spiritualités suggèrent que le désir à l’origine de notre quête de sagesse peut emprunter d’autres chemins pour parvenir à ramener celui qui a suivi l’un de ces chemins vers soi-même, mais un soi-même transformé en profondeur, pour ainsi dire ré-engendré par son parcours.

Nous reconnaissons donc le tracé d’un triangle mimétique formé d’un sujet à la recherche d’un objet, à savoir la sagesse, qui prend pour modèle un maître qui semble déborder de cette sagesse tant convoitée. Il est même possible de parler ici d’un cas typique de médiation externe : en effet la supériorité postulée du modèle est telle que son disciple ne s’imagine pas apte à rivaliser. Contrairement au désir ordinaire qui passe par un objet le plus souvent matériel et est suggéré par un modèle supposé le posséder, le désir “spirituel” vise directement un objet métaphysique, à savoir sa propre élévation.

Le chemin vers la transformation et l’élévation personnelle proposé par les spiritualités s’apparente au demeurant à une conversion, souvent appelée “éveil spirituel”. Une fois encore, nous sommes proches des réflexions initiales de Girard. Pour autant, cette volonté d’être autre rapproche-t-elle de la vérité ou renforce-t-elle le mensonge ? Le caractère principalement autocentré de la spiritualité, y compris lorsque l’éveil est présenté comme la condition préalable à l’amélioration de sa relation aux autres et au monde, tranche avec les prescriptions immédiatement relationnelles de l’enseignement évangélique : miséricorde, amour, humilité, etc.

c) Le risque de déception

Comme tout désir, et tout désir métaphysique particulièrement, le désir d’élévation spirituelle est rarement satisfait ou, s’il est satisfait sur le moment, sa satisfaction paraît plus ou moins rapidement illusoire. Comme dans Le Rouge et le noir de Stendhal, la désillusion arrive très vite. Il est en effet dans la nature du désir métaphysique de ne pouvoir être satisfait complètement et durablement. Girard nous le dit avec une très belle métaphore : “Le héros va traverser l’existence de désir en désir comme on traverse un ruisseau en sautant sur des pierres glissantes.” Et il ajoute : “Deux possibilités se présentent. Le héros déçu peut se faire désigner un nouvel objet par son ancien médiateur ; il peut changer de médiateur. La décision […] dépend, comme tant d’autres aspects du désir métaphysique, de la distance qui sépare le héros du médiateur.”

Comme nous venons de le voir, le désir métaphysique est en quelque sorte le désir ultime, celui vers lequel tendent tous les autres. Quand le désir prend la forme d’une recherche spirituelle, il se débarrasse de tout objet matériel à convoiter et va droit au but pour ainsi dire. Est-ce pour autant un gage de succès dans l’entreprise ?

2 – Bienfaits, limites et impasses de la quête spirituelle

Derrière l’intitulé du colloque, -spiritualité, religion et sacré-, nous pouvons facilement trouver trois entités : esprit, âme et (moindre) violence. Ces trois mots ou locutions désignent trois manques d’être. L’esprit désigne ce qui nous différencierait de l’animal que nous sommes par ailleurs, ce supplément d’être qui fait des humains l’exception du règne animal. Il est entre autres le support de croyances selon lesquelles l’esprit des morts peut interagir avec les vivants : ce qu’on appelle le spiritisme au dix-neuvième siècle. Quant à l’âme, elle serait ce qui survit au corps et qui peut, suivant les croyances, gagner son salut, être damnée ou encore se réincarner. Enfin, le sacré serait, selon Girard, la première des institutions de la moindre violence qui permet à l’espèce humaine de persévérer dans son être, d’éviter que son être disparaisse dans la lutte de tous contre tous.

Je souhaite aborder les trois questions suivantes : Est-il raisonnable d’espérer combler son manque d’être par l’appropriation ? La spiritualité est-elle un vecteur de moindre violence à l’instar du sacré ? Et si l’âme et, a fortiori sa survie, n’existaient qu’en imagination ?

a) Est-il raisonnable d’espérer combler son manque d’être par l’appropriation ?

Nous avons vu dans la première partie que le manque d’être métaphysique est probablement un des marqueurs les plus sûrs de la spécificité humaine au sein du règne animal.

Dès lors, son comblement pratique peut emprunter différents chemins. L’appropriation matérielle et la puissance d’être qu’elle semble engendrer sont devenues les signes les plus fréquents d’une approche de la plénitude dans notre civilisation contemporaine. Mais une observation simple permet de constater que cette supériorité est bornée dans le temps par notre condition de mortel et dans l’espace par la rivalité que d’autres plus riches ou plus puissants semblent provoquer en permanence.

D’où l’orientation de la démarche vers le spirituel et le religieux pour passer des manifestations physiques ou manifestations métaphysiques de la plénitude.

b) La spiritualité est-elle un vecteur de moindre violence à l’instar du sacré ?

Comme toute croyance, qu’elle se considère ou non comme religieuse, la spiritualité entretient un rapport ambigu avec la violence. Elle peut permettre et légitimer un rapport de domination qui soumet, voire détruit les disciples placés sous l’emprise de leur maître en spiritualité. Pour être honnête, les différentes religions, y compris les différents avatars du christianisme, ont de tout temps fourni un support à des abus de pouvoir d’une extrême gravité. Le souci actuel des victimes, tout comme les lectures contemporaines de l’Histoire, le mettent si clairement et douloureusement en évidence qu’il n’est pas utile d’en énumérer ici les multiples manifestations.

De ce point de vue, une approche quantitative plaide en faveur de la spiritualité. Jamais la spiritualité n’a disposé de la puissance politique des religions et, par voie de capacité, n’a eu les moyens d’exercer des violences massives. Les sectes apocalyptiques, elles-mêmes empreintes de sacré, ont tué beaucoup moins que les grandes religions.

A certains égards, les spiritualités contemporaines qui fleurissent et prospèrent, comme le New Age ou la méditation de pleine conscience, apparaissent comme de doux et innocents divertissements. Ils offrent à leurs adeptes une impression de plénitude, au moins temporairement. Ils peuvent laisser croire, car il s’agit toujours ici de croyance, à la satisfaction du désir métaphysique d’être autre tout en restant soi-même.

Une approche qualitative amène à nuancer l’appréciation par les quantités. La quête spirituelle vise à conférer une supériorité aux initiés là où l’orthopraxie religieuse suggère en général une intégration plus ou moins égalitaire de l’ensemble des croyants adhérant à une même foi. Il est de ce point de vue notable que la spiritualité bouddhiste, qui inspire en grande partie les spiritualités occidentales contemporaines, est née dans une société organisée en castes et dominée par celle des brahmanes, c’est-à-dire la classe sacerdotale.

Par ailleurs, cette recherche de dépassement peut aboutir à un sentiment de supériorité qui s’affranchirait de l’humilité qu’induit toute croyance religieuse en un divin qui transcende l’humain.      

Il est ainsi possible de mettre en doute la fausse promesse d’une plénitude autocentrée et de s’inquiéter de la toxicité possible de l’admiration sans limite suggérée par le gourou ou son avatar occidental.

c) Et si l’âme postulée par le sacré ou l’esprit et, a fortiori sa survie, n’existaient qu’en imagination ?

Pour terminer, j’aborderai la question que tout sceptique radical est en droit de se poser. Et si l’âme postulée par le sacré ou l’esprit et, a fortiori leur survie au-delà de la mort des corps, n’existaient qu’en imagination ? Eh bien, il me semblerait regrettable que cette éventuelle confirmation d’un matérialisme absolu empêche la quête spirituelle, qu’elle soit d’inspiration religieuse ou séculière, distraction en définitive plus bénéfique que nuisible et traduction d’une ambition qui est aussi un des marqueurs de l’humanité au sein du règne animal.

En définitive, je considère que la quête spirituelle séculière contemporaine présente en règle générale un rapport bénéfices/risques suffisant, comme disent les médecins, pour n’être disqualifiée ni par les adeptes de croyances religieuses qui s’estiment de plus grande valeur, ni par les rationalistes les plus matérialistes. 

Conclusion

Notre manque d’être métaphysique, qu’il soit parfois conscient ou inconscient le plus souvent, oriente à l’évidence notre existence dans notre prétention à être ce que nous ne sommes pas complètement, y compris lorsque la vanité nous fait croire le contraire.

Si l’on excepte l’illusion de la satisfaction apportée par l’appropriation et l’accumulation de biens matériels, ce manque d’être est plus ou moins comblé par l’extérieur (la croyance religieuse et l’orthopraxie des fidèles) ou par soi-même (la pratique d’exercices spirituels), le cas échéant sous la direction d’un maître de sagesse ou supposé tel.

Au terme de la réflexion qui précède, je ne suis pas sûr qu’il faille disqualifier la quête spirituelle et privilégier par principe une croyance religieuse. Qu’elles se combinent ou se distinguent, elles risquent d’échouer à fournir une authentique plénitude mais aussi de faire, à des degrés divers, de multiples victimes. Peut-être parce que leur dimension métaphysique les condamne au sacré et les détourne de la sainteté. 


[1] Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961.

11 réflexions sur « Notre manque d’être métaphysique peut-il être comblé ? »

  1. Quelle soupe !
    Probablement « notre insuffisance d’être ontologique » nous laisse-t-elle démunis face à la tentation du pléonasme comme de la liberté de divaguer que procure l’absence de définition des concepts évoqués.

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  2. Deux remarques : la première, c’est que Girard lui-même ne définit pas préalablement les objets dont il va s’occuper ; ainsi, le désir surgit d’une citation de Cervantes, la violence apparaît avec le sacrifice, à la fois meurtrière et sacrée. Pour rester sur le sujet du désir métaphysique, il ne s’agit plus du « désir triangulaire » de Don Quichotte, copié sur un modèle inégalable ; il s’agit d’un stade du désir produit par le rapprochement du sujet et du médiateur. Voici la citation complète : « A mesure que le métaphysique grandit dans le désir, le rôle du physique diminue. Plus le médiateur se rapproche, plus la passion se fait intense et plus l’objet se vide de valeur concrète. » Ma seconde remarque, en effet, c’est qu’en vertu de sa prise de distance à l’égard de la philosophie, Girard prend le terme « métaphysique » en mauvaise part. Le métaphysique apparaît quand le seuil de l’irréel est franchi, quand l’objet s’est vidé de toute valeur concrète ou même a disparu. C’est ce qui arrive à deux sujets quand à la médiation externe qui crée entre le sujet et son médiateur une relation stable d’admiration, succède la médiation interne, puis la médiation double qui rapprochent le sujet et son modèle jusqu’à les rendre interchangeables, envieux et rivaux comme des frères ennemis, chacun désirant s’approprier l’être de l’autre. Il me semble donc que le désir métaphysique, chez Girard, désigne une pathologie du désir, aux antipodes de ce que Simone Weil désignerait comme un besoin de l’âme.

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  3. Votre conférence, M. Bourdin, m’a intéressé, et  le matérialiste que je suis – pour qui la question « Et si l’âme postulée par le sacré ou l’esprit et, a fortiori leur survie au-delà de la mort des corps, n’existaient qu’en imagination ? » n’est pas une question –  y a trouvé matière à réflexion. Mais je dois avouer que parfois votre propos m’est resté quelque peu nébuleux, peut-être aussi parce qu’il est difficile de distinguer entre spiritualité et spiritualités, religion et religions, pratiques intérieures et appareils religieux.

    Le manque d’être n’est bien sûr pas chose nouvelle et Dany-Robert Dufour en a retracé le grand récit qui court tout du long de la civilisation occidentale (On achève bien les hommes – 2005) ; le vingtième siècle en a recensé à sa manière les effets sur nos structures psychiques et sociales ; Freud en a fait un des axes de ses analyses sous le nom, en français, de détresse originaire. Les travaux de Stephen Jay Gould ont placé notre statut néoténique, autrement dit notre inachèvement biologique,  au centre de nombreuses conceptions anthropologiques. Lacan a repris cette hypothèse en la poussant  jusqu’à ses limites avec le grand Autre et la perte de l’objet petit a, autre manière, un peu moins simple peut-être, de dire l’insuffisance d’abord physique puis anthropologique et métaphysique qui  serait à la racine de notre être au monde.

    Ce grand Autre, avec ses multiples visages et incarnations ancrés depuis les origines dans les figures sacrées du religieux ou du politico-religieux, dont la spiritualité et les spiritualités ne constituent qu’un des aspects, a toujours constitué simultanément et la réponse à l’angoisse humaine et le garant de la stabilité des sociétés.

    A mon avis la question demeure aujourd’hui  de savoir si les diverses et habituelles  figures historiques du grand Autre se sont déplacées, induisant chez les individus de nouvelles recherches et de nouvelles pratiques.

    Il semblerait que oui, puisque ce qui autrefois ne faisait pas question fait question aujourd’hui, et amène de plus en plus de personnes vers des pratiques parées du nom fourre-tout de spiritualités, dans lesquelles on met tout, et probablement son contraire.

    Vous posez aussi, dans votre réflexion, une autre question subsidiaire : l’appropriation, qui est devenue aujourd’hui centrale dans nos sociétés d’abondance, peut-elle combler le manque d’être ? Et vous y répondez bien évidemment par la négative, bon sang, nous ne nous réduisons quand même pas à d’égoïstes jouisseurs ! Votre réponse morale vaut, me semble-t-il, ce que valent les réponses morales : un rideau de fumée derrière lequel nous pouvons tranquillement continuer à cuire notre tambouille jouissante. Parce que, tout de même, c’est bien ce que nous sommes, ou sommes devenus. D’ailleurs cela me fait penser que c’est bientôt Noël… Et je pense que, de ce point de vue, on peut ajouter à notre frénésie consommatrice tout le marché des dites spiritualités, réduites la plupart du temps, comme vous le remarquez parfaitement, au rôle autocentré de renforcement de notre moi et des jouissances que l’on est en droit d’en attendre.

    Autrement dit, c’est la transformation, au cours du vingtième siècle, du capitalisme industriel en capitalisme financier puis en capitalisme pulsionnel, c’est-à-dire fondé sur l’exploitation rationnelle et marchande de nos désirs, au premier rang desquels bien évidemment le désir mimétique, qui nous a profondément transformés, induisant de nouvelles structures psychiques repérées dans leurs cabinets par les psychiatres. Comme par exemple la contamination de notre bonne vieille névrose d’antan par des comportements pervers, ce que les professionnels appellent perversion ordinaire pour la différencier des grands pervers. Je trouve pour ma part très intéressantes ces nouvelles structures en ce qu’elles recoupent les risques que vous évoquez.

    Mais votre dernier paragraphe m’apparaît, pardonnez-moi, quelque peu contradictoire, puisque vous ne voulez  disqualifier ni la spiritualité ni la croyance religieuse mais vous ajoutez aussitôt après qu’elles risquent d’échouer et de faire de multiples victimes ; ce qui suffirait à les disqualifier, non ? Et je doute que l’appel à la sainteté soit socialement une réponse à la hauteur des bouleversements que nous vivons.

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    1. Merci Alain de votre commentaire. Il me semble très clairvoyant. Je vais vous narrer la genèse de ce texte qui, à défaut de dissiper sa nébulosité, permettra d’expliquer certaines de ses insuffisances… d’être.

      Je me suis fait un devoir de participer aux COV&R qui se tiennent en Europe depuis 2017 (Madrid, Innsbruck, Paris et Rome cette année). Le principe en est que toute participation doit être assortie d’une proposition d’intervention, laquelle est ou non acceptée, notamment au regard de sa compatibilité avec le thème du colloque. Or l’intitulé « Spiritualité, religion et sacré » qui avait été choisi pour 2025 est plutôt éloigné de mes préoccupations ordinaires. Je me suis malgré tout astreint à l’exercice en élève discipliné (quelques jours à Rome sous prétexte d’un colloque, c’était quand même tentant…). J’ai choisi le biais du désir métaphysique pour y entrer, Christine Orsini ayant rappelé à juste titre dans son commentaire l’ambiguïté de son emploi par René Girard, à la fois au-delà de la réalité physique et plutôt péjoratif, désir d’être autre (tout en restant soi-même le cas échéant).

      S’agissant de mon dernier paragraphe, il est effectivement problématique : je m’adressais à un atelier de théologiens girardiens qui développent une distinction entre sacré et sainteté, en particulier à la suite de Wolfgang Palaver. Mais j’y ai trouvé un intérêt en considérant à titre personnel que la sainteté était un rapport avec et pour les autres (un souci des victimes en actes et non seulement en paroles), débarrassé de toute violence et, en particulier, de perversion pour reprendre le terme éclairant que vous employez. En définitive, le terme de sacré (inclus dans le thème du colloque) signifie chez Girard une moindre violence pour contenir une plus grande et plus dangereuse violence. La question posée par la sainteté est bien celle d’un rapport aux autres sans violence et contre aucune victime. D’où mon « palmarès » entre religions incitant à la violence ou la bénissant et spiritualités en pratique moins létales du fait de leur emprise institutionnelle moins massive.

      Pour tout vous dire et comme vous le comprenez, je n’aurais pas « liké » mon texte. Mais s’il peut susciter des réflexions chez les lecteurs du blogue, il aura rempli son office.

      Jean-Marc

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    1. Je voudrais rendre un grand service à tous les malheureux qui ne se demandent même plus si l’âme ou l’esprit n’existent que dans l’imagination. C’est un petit livre, paru en Poche, d’Oliver Sacks (un médecin) qui s’intitule : « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau« . Des fois que vous l’auriez pas déjà lu, et pas compris.

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  4. Cher Jean Marc Bourdin, votre article m’a intéressé tellement que je l’ai republié avec le commentaire suivant et un titre remanié

    https://2avsto.fr/2025/12/12/reflexion-sur-le-concept-central-chez-rene-girard-le-desir-detre/

    Jean-Marc BOURDIN nous présente un article, qu’il a écrit comme une figure imposée, pour employer le langage du patinage artistique. Il s’en est tiré remarquablement, et mérite un 10/10.

    Ce concept est essentiel, non seulement chez René Girard, mais aussi chez Simone Weil.  Cet article est donc l’annonce d’autres à venir.

    Ce sera le programme libre à venir.

    Dans ce cadre, n’hésitez pas à proposer des contributions.

    Ce programme libre devrait s’achever après la journée Simone Weil 2026, organisée par le café/coworking « Le Simone. 

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  5. Pour prolonger le commentaire de Christine ci-dessus, il me semble utile de revenir aux Evangiles. Dans deux épisodes clefs, Jésus « déconstruit » en quelques mots le désir métaphysique (avec au passage les mêmes réserves que Christine sur le qualificatif « métaphysique »). D’une part, dans l’épisode de la tentation au désert, Jésus refuse de s’approprier les pouvoirs de Dieu (« Retire-toi, Satan! Car il est écrit: C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, et à Lui seul tu rendras un culte. » – Mt 4, 10). D’autre part, dans Jn 4, 34, il affirme que le mouvement même de sa vie consiste à accomplir la volonté de Dieu (« Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et de mener son oeuvre à bonne fin. »). Si on rapproche les deux épisodes, on voit que Jésus dessine une nouvelle voie pour combler notre « manque d’être » : s’efforcer d’adopter en toute chose le « point de vue de Dieu » sans prétendre accaparer son être, c’est à dire son pouvoir. On peut exprimer cela dans le langage théologique en disant que nous sommes appelés à imiter la « Kénose » de Dieu en Jésus. Cf. Philippiens 2, 6-8) : « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit [du verbe kénoô (κενόω) : « vider », « se dépouiller de soi-même »] lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix! ». Pour le dire autrement : les disciples de Jésus sont invités à rejoindre la source de leur vie en renonçant à leur prétention à être « quelqu’un ».

    Bernard Perret

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